LIV

Bois de la Veuve, août 1306, ce même jour

Ils abandonnèrent leurs chevaux à dix toises de l’entrée des grottes afin que le bruit des sabots ne signale pas leur approche. Sur un geste de Léon, Béatrice d’Antigny s’agenouilla près d’une petite mare de bourbe et se macula le visage, les cheveux, les mains et le torse de boue. Ainsi, les chiens percevraient moins vite leur odeur humaine.

Murmurant, elle ordonna :

— Je m’occupe de lui. Toi des bêtes. Égorge-les. Dès qu’ils aboient parce qu’ils nous ont repérés, nous fonçons.

Il hocha la tête.

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Ils avancèrent sans un bruit, prenant garde où ils posaient les pieds. Les fourmillements bien connus prirent d’assaut les mains du géant et son souffle se fit plus puissant, plus rapide. La férocité dévala dans ses veines mais, aujourd’hui, il ne la combattrait pas, bien au contraire. Il se demanda ce que ressentait Béatrice. La même chose que lui, à l’évidence. Il tira sa dague.

Après d’interminables minutes de progression silencieuse, ils parvinrent à leur but. Ils se plaquèrent des deux côtés de la fente qui menait dans les entrailles de pierre. Brusquement, les hurlements des chiens explosèrent et ils se précipitèrent dans la grotte, éclairée de flambeaux. Une puanteur les saisit à la gorge, mélange d’excréments, d’urine et de charogne.

Une sorte de petite salle, formation naturelle, se poursuivait par un boyau qui descendait en pente douce dans les entrailles de la terre. Les aboiements provenaient de plus loin. La topographie faisait de l’endroit un véritable coupe-gorge. Une fois engagés l’un derrière l’autre dans le couloir de roche, ils auraient les plus grandes difficultés à reculer précipitamment.

Béatrice chuchota :

— Il serait suicidaire de nous enfoncer tous deux. Je passe la première. D’autant que tu es trop grand et massif pour te pouvoir défendre avec aise dans cet étroit conduit.

Il la retint par le bras, secouant la tête en signe de dénégation.

— Non, il va lâcher les chiens. C’est ce que je ferais. Or, sur votre promesse, ils sont à moi.

Béatrice n’eut aucun doute qu’il s’agissait là d’un piètre prétexte. Il craignait pour sa vie à elle et exposait la sienne en échange. De tout autre, elle en aurait pris grave offense. Cependant, elle avait compris que Léon se rachetait auprès d’elle d’un passé dont elle avait pressenti la noirceur et le désespoir. Après un long regard, elle approuva d’un léger mouvement de tête et ordonna à voix basse :

— Brandis un flambeau devant toi et garde ta gorge. Débrouille-toi pour ménager un passage à l’un des deux. Qu’il fonce vers moi, je l’attends. (Elle n’hésita qu’un instant et concéda :) Léon… J’ai besoin de toi, mon ami. Ne l’oublie pas.

Une ombre liquide passa dans le regard du géant qui préféra ne pas répondre, tant cet aveu le bouleversait. Il décrocha un des flambeaux. Les aboiements avaient tourné à la fureur. Y transparaissait l’envie de carnage.

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Il avança vers le boyau, flambeau tendu devant lui. Béatrice ne vit plus que la masse de son dos. Soudain, il disparut au détour d’un coude. Des hurlements féroces. Les chiens avaient été lâchés. Le combat à outrance commençait. Elle entendit les injures criées par Léon, les aboiements, les grondements. Un gémissement de douleur. Un des chiens sans doute.

Brusquement, une bête énorme, gris foncé, le flanc en sang, les yeux fous, les crocs dénudés, apparut et se précipita vers elle. Celle que Léon venait de blesser et qu’il avait laissée fuir vers la petite salle pour que Béatrice l’achève tandis qu’il se battait contre l’autre. Plus loin, la mêlée qu’elle ne pouvait voir faisait rage. Le chien bondit. Elle fit un écart et se laissa choir sur lui de tout son poids, plaquant sa gueule redoutable d’une main. Sa dague s’enfonça dans le cou puissant, à plusieurs reprises. Le magnifique corps ne bougea plus.

Béatrice d’Antigny se releva, les mains couvertes du sang d’un vaillant animal dont le seul tort avait été de tomber entre les mains d’un monstre. La haine brûlante qu’elle éprouvait pour Nicol Paillet crût encore.

Le soudain silence qui provenait de l’autre côté du coude l’angoissa. D’interminables secondes de silence. Enfin, la lourde silhouette apparut. Léon émergea du boyau, tirant derrière lui la dépouille du second chien, égorgé. Du sang coulait à profusion de son bras, gouttant sur le sol de granit.

— Blessé ?

Il sourit :

— Salement mordu. Bah, on en a vu d’autres, n’est-ce pas, seigneur madame ! Notre bon mire va me rafistoler1.

Béatrice essuya sa dague gainée de sang sur son caleçon ajusté et la saisit de sa main gauche. De la droite, elle tira son épée. Puis elle avança vers le couloir naturel et précisa à voix forte, afin que Paillet puisse l’entendre.

— Me suis, Léon. Il est à moi, et je le veux vivant afin que mon bourreau sorte de sa mélancolie. Il lui faut de l’amusement, je ne condamne pas assez. Il ne s’occupe pas et dépérit, ce pauvre homme. Si l’immondice parvenait à m’atteindre, qu’il meure, doucement, de ta main.

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Elle déboucha avec prudence dans une salle assez vaste et remarqua aussitôt la cage ouverte dans laquelle Paillet enfermait les chiens. La puanteur y était presque insoutenable. Nul signe du maître fèvre. Léon demeura à l’entrée du boyau, en surveillance. Béatrice d’Antigny bondit vers le centre de la salle, afin de se garder de tous côtés. Une voix lourde, venimeuse, s’éleva en diagonale d’elle, provenant d’un recoin d’ombre :

— La Putain rouge et son esclave !

La baronne sourit, sincèrement amusée :

— Morbleu, on a fait bien plus savoureuses que cela en matière d’insultes à mon égard ! Alors, la larve, on se bat ou on se cache tel le pleutre découillu que l’on est ? On a besoin de chiens pour se faire accroire courageux et redoutable, n’est-ce pas ? Fais-tu dans tes braies ? Est-ce là l’odeur écœurante qui nous offense les narines ? As-tu besoin d’une nourrice pour te torcher ? Allez, le châtré, tu n’as qu’une faible femelle devant toi. Aurais-tu peur d’une femelle ?

Une silhouette fonça sur Béatrice, un énorme coutelas de chasse brandi. La baronne feinta, se recula d’un bond léger et se fendit, s’agenouillant presque au sol. La lame étincelante fila, se fichant dans le genou de Paillet qui hurla de douleur. En un éclair, Béatrice fut à nouveau en garde, surveillant sa proie. Elle pouffa :

— Oh, que d’histoires pour une petite coupure ! Allons, allons, un peu de nervosité.

— Catin de l’enfer, salope, crève !

— C’est tout ?

Paillet fondit à nouveau sur elle, arme levée. Elle roula au sol, se relevant d’un mouvement de reins derrière lui.

— J’avais pourtant juré ne jamais me battre contre des pucelles ! Quelle pitié ! On s’ennuie, le fèvre, on s’ennuie. Ose quelque chose qui nous amuse un peu.

L’exécration, plus que la peur, faisait trembler Nicol Paillet. Il recula de quelques pas et lança sa lame. Béatrice, n’ayant pas prévu le coup, tenta d’y parer ; trop tard. Le couteau se planta dans son bras droit, lui arrachant un gémissement.

— Alors, la sale pute, on est moins faraude, hein ?

La Baronne rouge inspira longuement, dissipant de sa seule volonté la douleur qui irradiait dans tout son corps. Elle tira la lame de sa chair, grimaçant de douleur, et ordonna à Léon qui avançait, hésitant encore :

— Demeure où tu es ! Nous formerons bonne compagnie pour être « rafistolés » par le mire. Paillet, tu as grand raison : finissons-en, d’autant que tu es maintenant désarmé. Tu n’es pas un digne adversaire et il ne s’agit pas d’un combat à mort. Je ne te rendrai donc pas ton arme.

La suite fut si rapide que Léon, bien que connaissant les éblouissants talents de bretteuse de sa maîtresse, fut incapable de suivre ses mouvements. Il ne distingua qu’une élégante danse, dangereuse. Elle tournoyait autour de l’homme, qui reculait, cherchait d’un regard affolé une issue. Il n’en existait d’autre que celle que Léon protégeait de sa masse et de sa dague.

Elle se fendit, en dépit de la souffrance que lui occasionnaient ses chairs lacérées. Son épée pénétra l’épaule de l’adversaire. Avant que Paillet n’ait eu le temps de hurler à nouveau, la lame trempée de sang lui pulvérisait l’autre épaule. Enfin, visant du mieux qu’elle le pouvait, elle fonça vers lui au point de le toucher, et lui navra le flanc de sa dague en étouffant un gémissement. Le maître fèvre tomba à genoux, implorant merci :

— De grâce, seigneur, de grâce. Je me vide, je vais crever…

— Mais non, mais non, j’ai été fort attentionnée, plaisanta Béatrice.

Redevenant sérieuse, elle ordonna :

— Léon, traîne-le dehors. Entrave-le. Il marchera jusqu’au château, en dépit de son genou brisé. Son calvaire commence. Et n’est pas près de se terminer.

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Béatrice d’Antigny, après avoir bandé son bras du mieux qu’elle put, en profita ensuite pour inspecter la salle. Elle retrouva les fers avec lesquels Paillet avait maltraité les chiens pour les transformer en fauves, ainsi qu’un sifflet pendu à une cordelette. Elle souffla dans le bec sans produire le moindre son2. Ce qui ne la surprit guère : elle avait entendu parler de cet étrange artefact : nul ne pouvait entendre mais les animaux y obéissaient. Paillet devait s’en servir pour rappeler ses bêtes, celles qui lui permettaient de se croire plus fort, plus puissant que tous. Enfin, elle découvrit dans le recoin d’ombre son déguisement de créature. Un assemblage de peaux de loup, d’ours, grossièrement cousues, mal tannées, qui empestait comme tous les diables. De gros yeux la contemplaient. Deux billes de verres peintes de vert, fichées dans une tête qui devait être bourrée d’étoupe. Ainsi s’expliquait la hauteur de la bête, la fausse tête se posant sur celle de Paillet, justifiant qu’elle dodeline, partant de droite et de gauche. Elle souleva le long lacet qui lui permettait de sangler le déguisement sur son ventre. La rage l’envahit alors et elle adressa une acide remontrance à Dieu :

— Comment pouvez-Vous tolérer de tels êtres ? N’avons-nous pas assez des famines, des maladies, de la guerre ? Faut-il que Vous nous éprouviez encore davantage ? Qu’avons-nous fait, à la fin qu’avons-nous fait pour mériter Votre ire ?

Elle lutta de toutes ses forces contre les larmes. Non ! Béatrice d’Antigny ne pleurait pas ! Elle n’avait plus pleuré depuis le jour où on lui avait permis d’embrasser la joue froide de sa nourrice tant aimée, trépassée d’on ne savait trop quoi alors qu’elle n’avait que six ans.

Elle se releva. Emportant dans ses bras l’amas de peaux malodorantes, elle quitta la caverne. Elle ferait combler pour que personne ne pénètre en ce lieu maudit. Le temps finirait par effacer les terribles cicatrices. Elle s’y emploierait, d’abord en ridiculisant Paillet en place publique, puis en l’envoyant de vie à trépas elle-même. Il convient de toujours ridiculiser la peur tant c’est la seule façon de pouvoir vivre en sa compagnie, puis de l’oublier. Jusqu’à la prochaine, celle qui ne manquerait pas de survenir.

Son bras l’élançait. Bah, elle en avait vu d’autres. Elle était seigneur et ça n’était pas le sang qui coulait de sa plaie qui allait l’inquiéter.

1- Le mot est ancien et vient du latin « fistula ».

2- Sifflet à ultrasons.