XLVII

Château de Saint-Ouen-en-Pail,
 août 1306, ce même jour

Sous la garde dissuasive de Grinchu que sa barbe de nuit rendait encore plus sinistre, Sidonie affolée se trouvait déjà dans la grande salle lorsque Léon et Druon y pénétrèrent. Un souillon, sommé de se réveiller et de se hâter, avait lancé un feu dévorant dans l’immense cheminée. Toutes les bougies avaient été rallumées. La jeune fille fixa le mire, demandant d’une voix heurtée :

— Messire… Que se passe-t-il ? Qu’ai-je commis ? J’ai été tirée du lit par ce… (Elle désigna le gens d’armes de la baronne et rectifia :) Par Grinchu qui ne dit mot. Aurais-je mécontenté ma maîtresse ?

— Le mieux, Sidonie, est que nous patientions. Cependant, apaisez-vous… pour ce que j’en sais, il ne s’agit que d’interrogations.

L’attente fut courte. Béatrice d’Antigny pénétra, l’air fermé. Sans doute l’aigle Morgane était-elle demeurée dans ses appartements, et Druon en fut soulagé. La baronne était vêtue d’une housse bleu de mer froide, bordée de vair, passée sur une cotte d’un gris pâle. Le mire se fit la réflexion qu’en dépit de l’urgence du moment elle avait fière allure. Sans un regard pour eux, elle s’installa sur sa forme.

— J’attends ! lâcha-t-elle.

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Léon relata ce qu’il avait appris des maîtres de cuisine, passant sous silence les indélicatesses du saucissier et sans doute des deux autres. L’heure n’était pas aux médiocres rapines, mais au meurtre. Intimant à Sidonie qui voulait protester l’ordre de se taire, Druon résuma d’un :

— Or donc, à moins d’imaginer une conspiration d’enherbeurs, ce qui paraît fort peu probable, le poison a été ajouté après la préparation du breuvage.

— Qu’as-tu à répondre, Sidonie ? exigea la baronne d’un ton qui fit froid dans le dos à Druon.

Paniquée, livide jusqu’aux lèvres, la jeune servante tenta de se justifier, implorant de ses mains jointes.

— Seigneur, je jure sur les Évangiles et sur mon âme que je n’ai jamais commis acte si épouvantable ! Je vous sers avec dévotion, respect, fidélité. Je préférerais mourir plutôt que de vous porter atteinte ou de permettre à quiconque de vous faire du mal.

— À la fin, c’est toi qui me portes ce vin chaud presque chaque soir ! s’emporta Béatrice d’Antigny.

En dépit de la véhémence de son ton, Druon sentit que la baronne espérait être détrompée quant à la culpabilité de cette jeune femme en qui elle avait placé un peu de sa confiance.

— Avec votre approbation, seigneur, j’en reviens à ce que j’ai déclaré à messire Léon, intervint Druon. Tous nous décrivent Sidonie comme leste d’esprit. Pourtant, il aurait fallu qu’elle soit bien obtuse pour se faire remarquer en insistant, voire en querellant, sur le fait qu’elle exigeait être seule à vous porter votre vin. C’était la meilleure façon de se désigner comme assassine.

Sidonie lui jeta un regard éperdu de reconnaissance. La baronne cria :

— Qui, alors ?

Se tournant vers la jeune servante, le mire la pressa sans brutalité :

— Avivez vos souvenirs, Sidonie. Quelqu’un vous propose-t-il son aide pour porter le plateau jusqu’aux appartements de notre seigneur ?

Elle hésita, puis :

— Euh… non.

— Réfléchissez, c’est d’une extrême importance.

— Non pas… Parfois, Clotilde s’est empressée de me remplacer… pour se faire bien voir. Nous nous sommes disputées à ce sujet. Elle n’est pas au service de chambre de notre seigneur. J’en suis chargée ! Elle n’a pas à usurper ma tâche…

— Croisez-vous parfois, quelqu’un ?

— Non… Messire mire, je vous assure que je n’ai rien commis de mauvais…

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Une voix guillerette s’éleva de derrière le dorsal :

— Elle ment !

Une vague parcourut la tapisserie et Igraine parut, son freux perché sur l’épaule.

— Tu nous espionnais, commenta Béatrice.

— Non pas, seigneur. Je n’espionne jamais, je surveille, pour votre protection. (Se tournant vers la jeune Sidonie tremblante, elle plaisanta :) Ah, les filles, les filles ! On ne les refera pas. Heureusement, d’ailleurs : le monde serait moins drôle sans cela.

— Au fait ! s’impatienta la baronne.

— Eh bien, j’ai surpris Sidonie en conversation… « galante » serait peut-être abusif, disons « plaisante » avec votre bibliothécaire-copiste, le sieur Évrard Joliet. Tous deux gloussaient telles des bécasses se faisant la cour. Le plateau gisait au sol, assez éloigné d’eux. Ils semblaient si absorbés par leurs… babillages, que je ne serais pas étonnée qu’une tierce personne ait alors eu l’opportunité de verser prestement un poison dans le gobelet sans être vue.

— Est-ce vrai, Sidonie ? demanda Druon.

Le joli visage pâle et décomposé se colora d’un léger fard d’émotion et le mire comprit qu’elle avait formé un attachement. Elle demeura silencieuse. Il insista :

— Sidonie, je doute que la baronne vous reproche de trouver son copiste avenant. En revanche, si, disons… des échanges avec le sieur Joliet ont pu engendrer une… inattention de votre part à tous deux, il faut nous le dire. Votre « dévotion » à l’égard de votre seigneur vous le commande.

Le regard baissé, elle finit par avouer :

— Il est vrai que… messire Joliet a eu l’amabilité de me faire comprendre qu’il me trouvait… d’intérêt. J’en ai été très honorée. C’est un érudit et même si je sais lire et un peu écrire… son affabilité envers moi était bien flatteuse. (Soudain inquiète que ses paroles soient mal interprétées, elle précisa à la hâte :) Je vous assure qu’il ne s’est jamais rien passé qui heurte la pudeur ou la morale. J’avais décidé de requérir permission de mon seigneur si… les choses gagnaient en… précision. Messire Joliet me raconte un peu de ses lectures, de petites anecdotes, me rapporte des boutades amusantes… rien d’autre, en vérité.

À la fois soulagée et consternée par ce qu’elle entendait, Béatrice d’Antigny conclut :

— En bref, il s’agit d’une amourette ?

Un murmure à peine audible lui répondit :

— Oh, à peine, seigneur. (Les larmes rattrapèrent Sidonie, et elle balbutia :) Oh… Madame… si nos… bêtises, ma légèreté ont permis à un monstre d’enherber votre vin, je ne me le pardonnerai jamais et vous aurez grand raison de me punir…

Léon poussa un soupir las. Dans la même nuit, il avait coincé un saucissier qui escroquait sa maîtresse d’un peu de lard et de quelques gratons pour mieux marier sa fille, et une jeune fille dont les émois de cœur avaient peut-être facilité la tâche d’un tueur. Belles prises pour un redoutable homme de guerre !

— Avez-vous vu ou aperçu quelqu’un, hormis vous deux ? voulut savoir Druon.

Désespérée, Sidonie hocha la tête en signe de dénégation et gémit :

— Je suis coupable de négligence. J’étais absorbée par ce que me contait messire Joliet… je n’ai pas prêté attention… Aussi, jamais je n’aurais pensé qu’un ignoble scélérat pouvait s’en prendre à notre seigneur qui est juste et bon !

À court de reproches ou d’arguments, tant la candeur de la jeune servante la stupéfiait, Béatrice d’Antigny ordonna sans hargne :

— Remonte dans ta chambre et n’en sors avant mon ordre.

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Lorsqu’elle eut disparu après une révérence, Druon résuma d’un air sombre :

— Fichtre ! Voilà un interrogatoire qui me laisse sur ma faim. Il en ressort qu’au lieu de réduire le nombre de suspects tous les habitants du château le deviennent.

— La croyez-vous coupable ? s’enquit la baronne.

— Non, seigneur madame. Toutefois, à l’instant, je ne jurerais pas non plus du contraire…

Balayant la discussion d’un geste involontaire et peu courtois de la main, Druon en vint à ce qui lui paraissait le plus urgent, puisqu’il était certain que l’enherbeur allait prendre peur et se tenir tranquille, du moins quelque temps.

— D’autres choses d’importance m’encombrent l’esprit, madame, et je vous en voudrais parler en compagnie de messire Léon et de dame Igraine, si vous le souhaitez.

— Il est dit que nous ne prendrons pas de repos cette nuit. Je vous écoute.

Elle ne l’interrompit pas une seule fois pendant qu’il lui relatait l’ensemble de ses déductions, le torse penché vers lui, les mains crispées sur les pommes des accoudoirs de sa forme. Igraine s’était approchée au point de le frôler. Quant à Léon, il ne le quittait pas du regard.

— Comprenez, seigneur, que je n’évoque là que mes certitudes. La créature est un homme déguisé de peaux de bêtes, accompagné de chiens dressés à attaquer des humains.

Béatrice d’Antigny se redressa, mâchoires crispées de fureur, de haine, et cria :

— Un homme ?

— Oui-da. Rien d’infernal là-dessous. Un monstre, mais un homme.

La fureur se lut également sur le visage du géant qui éructa :

— Il est à mon seigneur ! Elle va le crever ainsi qu’il mérite.

— Qui ? exigea la baronne.

— Je l’ignore encore, mais je vais trouver. Sous peu. De surcroît, vous êtes, seigneur, la cible d’un complot et je gage que la créature et l’enherbement sont liés, d’une façon qui m’échappe encore.

Béatrice d’Antigny se tourna vers la mage et observa, d’un ton redevenu calme :

— Igraine avait donc raison. Vous deviez être mon salut. Ma reconnaissance, mire.

— Elle m’honore et me va droit au cœur, seigneur madame.

Le regard d’un bleu intense le scruta. Elle s’enquit, avec une courtoisie inhabituelle :

— Que retenez-vous, messire ? Je sens des paroles qui refusent de s’échapper.

— Mes incertitudes, madame.

— Allons, au fait ! s’énerva Léon.

— Non.

— Vous moqueriez-vous, messire ? contre-attaqua le géant, peu amène, en avançant de quelques pas menaçants.

Béatrice d’Antigny émit un petit soupir, et, chose exceptionnelle, temporisa :

— Mon bon Léon, apaise-toi. N’avons-nous pas compris que messire Druon avait parfois des susceptibilités de donzelle ? Il n’aime pas être bousculé dans ses raisonnements. On ne trousse pas son esprit comme les jupes d’une fille. Or, de fait, lesdits raisonnements nous sont précieux. Ils vont peut-être me sauver la vie et viennent de nous apprendre la véritable nature du fléau auquel nous sommes confrontés. Messire mire, auriez-vous l’obligeance de nous indiquer vos « incertitudes » ?

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Druon hésita quelques instants puis se décida, non sans réticences :

— Seigneur madame, à une condition, avec tout mon respect et mes plates excuses : que messire Léon ne fonce pas à bride abattue au village pour en découdre, et que chacun ici fasse l’effort de se souvenir qu’il ne s’agit que de supputations. Je ne veux en aucun cas participer à une iniquité.

D’un ton mi-agacé, mi-péremptoire, la baronne Béatrice rétorqua :

— En ce cas, nous nous rejoignons. L’injustice me fait horreur. Ma parole, monsieur et elle sera respectée par tous mes gens.

— Eh bien… je ne comprends pas… Vraiment, je ne comprends pas…

Druon se perdit dans ses pensées pour être vite rappelé à l’ordre par la voix de fillette ironique d’Igraine :

— Nous attendons votre bon plaisir et sommes suspendus à vos lèvres, messire.

— Lorsque messire Léon et moi-même l’avons visité en sa demeure, Jean le Sage, chef du village, nous a relaté la confidence de l’ongle-bleu, confidence qu’elle lui avait réservée. Il nous a affirmé, mot pour mot : « À quelques détails près, sans doute dus à l’affolement, le récit de Séraphine ressemble aux affirmations d’Alphonse. À l’exception de la présence de deux créatures d’épouvante, dans ce dernier cas. » Or la description de la pauvre femme, relayée par Gaston, est radicalement différente et similaire à celle du Simple et de Lucie Fournier. Je suis certain que tous ces témoins sont fiables, bien que l’une ait trépassé.

Un silence se fit, chacun pesant sa déclaration.

— Où voulez-vous nous mener, mire ? exigea la baronne. Insinuez-vous que messire Jean aurait menti ?

— Au risque de vous paraître bien outrecuidant, étant entendu la confiance que vous avez placée en lui : pourquoi pas ? Encore une fois, je n’ai nulle certitude.

— Cela étant, vous semez le doute, monsieur, voire la calomnie, et on a fait pendre des gens pour moins que cela.

— Non, non, chère seigneur, intervint Igraine, amusée. Il sème les germes du raisonnement, et il convient de ne jamais les bouder.

— Bien sûr, tu lui donnes raison ? s’énerva la Baronne rouge.

— Bien sûr ! Puisque je sais qu’il nous conduit vers la vérité, laquelle ne sera pas agréable à contempler.