Château de
Saint-Ouen-en-Pail,
août 1306, ce même
jour
Un coup de poing asséné contre la porte réveilla en sursaut Druon et Huguelin.
Léon pénétra, la mine défaite, sans même songer à verrouiller derrière lui. La tête penchée en raison de sa hauteur, il se justifia à peine :
— Je vous réveille, j’en suis contrit. L’urgence…
— Certes, vous nous réveillez et non, vous n’êtes pas contrit, rectifia Druon en serrant sa couverture autour de lui puisqu’il s’était offert, au coucher, le confort de retirer la bande de lin qui lui comprimait la poitrine. Aussi, inutile de vous attarder à des excuses de forme.
— J’ai interrogé les maîtres de cuisine. Votre hypothèse était exacte. Le poison est ajouté durant le transport du vin chaud jusqu’à la chambre de mon seigneur. J’ai appliqué votre règle. J’ai observé, écouté, j’ai déduit.
— Et ?
— Et il ne me reste que deux suspects, suspectes, dont une sérieuse. Sidonie, et dans une moindre mesure Clotilde.
— C’est pourtant Clotilde qui a prévenu dame Igraine des terribles tentatives d’ensorcellement de Julienne, raisonna Druon.
— Elle pouvait chercher à divertir l’attention d’elle.
— Bien, se réjouit le jeune mire. Mon enseignement de défiance porte donc.
— Cela étant, la culpabilité de Sidonie me semble plus probable. C’est elle qui se charge du vin presque tous les soirs. Il m’a été conté qu’elle l’attendait, parfois jusqu’à point d’heure, justifiant son zèle par la tendresse qu’elle éprouve pour notre seigneur. (Très calme, Léon ajouta dans un sourire carnassier :) S’il s’agit bien d’elle, je la tuerai de mes mains. Avec bonheur. Peu me chaut qu’elle soit femelle.
— Messire Léon, gardez-vous de la hâte et de la colère. Elles sont le plus souvent mauvaises conseillères.
Le géant étouffa un rire et avoua :
— Vous venez de résumer ma vie, messire mire.
Une petite voix s’éleva de l’autre bout de la salle :
— Cela ne se peut ! Sidonie ne saurait être un vil monstre capable d’enherber !
Après un regard entendu pour Léon, Druon expliqua au garçonnet :
— Huguelin, tu vas bientôt commettre toutes les erreurs que les hommes s’acharnent à répéter depuis la nuit des temps. J’entends par là les « hommes » des deux genres. Si les assassins étaient laids et répugnants, leurs œuvres néfastes seraient rendues bien plus difficiles. N’accorde pas ta confiance à la seule vue d’un ravissant minois ou d’une noble composition. L’allure est trompeuse.
— Je sais, mon maître, mais…
— Mais quoi ? Tu as entraperçu Sidonie quelques instants et tu jurerais sur ton âme que la sienne est pure ? Tu prends là de terribles risques, mon garçon. Des risques qui ont conduit certains naïfs au bûcher.
Huguelin se le tint pour dit. Léon reprit :
— Messire mire, je vous ai tiré du sommeil parce que, justement, je ne me faisais que piètre confiance. Ma rage est telle…
— Quant à moi, messire Léon, vous ne m’avez amené aucune preuve, ni dans un sens ni dans l’autre. Sidonie est-elle coupable ? C’est possible, mais rien ne l’atteste encore.
— Que feriez-vous en ma place ?
— Un interrogatoire, ferme et intimidant, en présence de la baronne, donc. Cette jeune Sidonie m’a eu l’air éveillé. Peut-être a-t-elle des choses à nous apprendre ? Qu’elles signent son arrêt de mort ou pas.
— Y assisterez-vous ?
— Volontiers. Les jolis minois me laissent de marbre, contrairement à mon jeune apprenti.
— La science est un beau dressage, commenta Léon sans comprendre.
— À l’évidence.
— Je vous envie, messire mire, quoique votre constitution ne me donne guère matière à jalousie. Je verrais davantage de muscles sur ces bras et ces jambes. Vous êtes un peu maigrelet pour votre hauteur. La chasse et l’exercice vous procureraient grand bénéfice…
Druon sourit et rétorqua d’un ton cordial :
— En ce cas, je n’aurais plus besoin de vous pour ma protection. Je le regretterais. Messire Léon, qu’irais-je galoper après un cerf ou un lièvre quand d’autres peuvent l’abattre pour moi et me l’amener tout rôti sur un tranchoir1 ? D’autant que, pour être franc, le seul exercice qui me sied vraiment est celui de l’esprit. J’avoue ne pas manquer de ce genre… d’acrobaties céans. Tout cela pour un levraut… ajouta-t-il un brin ironique.
— Un levraut qui ne vous appartenait pas ! Cela étant, vous avez raison. Chacun son office !
— Et les vaches seront bien gardées.
— Préparez-vous, messire mire. Je monte informer ma maîtresse, et je ne doute pas qu’elle voudra aussitôt en avoir le cœur net.
— Au plein de la nuit ? s’étonna Druon.
— Eh quoi, la nuit ? Seriez-vous un frêle enfançon qui a besoin de ses heures de sommeil ?
— C’est que les heures sont bien lourdes en ce château.
— Peut-être parce que la situation à laquelle nous sommes confrontés l’est aussi.
— Touché. Je m’apprête.
— Je vous reviens chercher sans tarder.
Léon sortit, Druon repoussa la couverture et se leva. Huguelin résuma son état d’esprit en lâchant :
— N’est-il pas un peu tard pour un interrogatoire qui risque fort de ressembler à un procès ?
— Si fait, et je suis fatigué. Cela étant, si nous voulons que Sidonie soit interrogée avec un peu de sérénité, qu’elle puisse se défendre des soupçons qui pèsent sur elle, mieux vaut que je m’improvise avocat.
— Je suis certain qu’elle n’est pas coupable.
— Je serais moins affirmatif que toi. Toutefois, je ne le crois pas non plus, ou alors c’est qu’elle est bien sotte, et tous la décrivent comme plutôt éveillée. Tourne-toi vers le mur.
Le garçonnet s’exécuta. Tentant de secouer sa fatigue, Druon se vêtit en prenant moins de précaution qu’à l’accoutumée. Il avait besoin de toute sa concentration pour ce qui allait suivre, et les vestiges du sommeil embrumaient encore son esprit.
1- Épaisse tranche de pain rassis qui servait d’assiette. On donnait ensuite le pain trempé des sucs de viande ou de poisson aux pauvres ou aux chiens.