XLVIII

Saint-Ouen-en-Pail, août 1306, cette nuit-là

Le sommeil fuyait à nouveau Annette Lemercier. Elle ne parvenait pas à s’ôter le trépas de Séraphine de l’esprit, se morigénant des heures durant. Eh quoi ? Une ongle-bleu prise en pitié était morte. Il ne s’agissait ni d’une parente ni d’une amie, pas même d’une commère de plaisant voisinage. Certes, les circonstances de son décès avaient été sidérantes. Un meurtre déguisé en suicide.

La même question obstinée trotta dans la tête d’Annette : pourquoi avait-on assassiné cette pauvre femme ? Elle ne possédait rien, vivait en tranquillité, ne se mêlant jamais d’affaires qui ne la concernaient pas, et tous éprouvaient pour elle une compassion avivée par les horribles blessures infligées par la créature.

images

Jean grogna dans son sommeil lorsqu’elle se leva avec un luxe de précautions afin de ne le pas éveiller. Le pauvre était si affecté par toutes ses histoires affreuses qu’il avait pris dix ans en quelques semaines et que son beau visage se creusait, au point d’évoquer parfois un masque mortuaire. Elle aurait voulu savoir le mieux réconforter.

D’une certaine façon, elle l’aimait. Toutefois, pas du même amour que celui qu’il éprouvait. Il s’agissait plutôt d’une grande tendresse à laquelle se mêlait une admiration sans borne. Au fond, elle admettait que Jean était devenu son père, son vieux mari et même un peu son fils. Elle avait eu une chance inouïe en le rencontrant et s’était attachée à lui plaire, en dépit de leur grande différence d’âge.

Annette avait toujours eu la tête sur les épaules. Très jeune donzelle, elle dessinait déjà ce que serait son existence future. Qu’avait-elle besoin d’un fol attachement à un époux ? Ne s’agissait-il pas là de la meilleure façon d’être déçue et de souffrir ? Qu’avait-elle besoin de l’un de ces jouvenceaux séducteurs aux belles promesses, dont les flammes passionnées ne duraient qu’un printemps ? Non, pas elle. Son choix se porterait sur un homme bon, plus âgé, au fait de la vie et fort nanti. Après tout, le marché se révélait équitable : ravissante, jeune, elle se montrait vive d’esprit.

Jean correspondait en tout point à ce portrait, et elle n’avait jamais regretté son choix. Toujours raisonnable, elle l’avait judicieusement influencé afin qu’il rédige un testament devant notaire, garantissant très confortablement son futur. Prudente, Annette n’avait qu’une confiance limitée en les deux fils issus du premier lit de son époux. Pis, leurs affabilités et leurs prévenances à son égard ne la rassuraient pas outre mesure. Quant à offrir un nouvel hoir1 à Jean pour récupérer un douaire, c’était exclu et elle y avait veillé. Il existait des plantes efficaces afin de ne pas tomber grosse. Une fois Jean trépassé – le plus tard possible, à Dieu plaise –, elle vivrait paisiblement2, sans plus dépendre de personne ainsi qu’elle en avait toujours rêvé.

Elle chassa cette perspective de son esprit. Malgré le bonheur que lui procurerait cette liberté enfin acquise, le décès de Jean lui causerait un réel chagrin.

images

Annette descendit sans bruit vers la cuisine afin de se préparer une infusion de verveine et de mauve, souveraine pour lutter contre l’insomnie. Le silence nocturne de la vaste demeure l’oppressait. Au demeurant, était-elle due au silence, cette sorte d’appréhension insidieuse qui ne la quittait plus depuis quelques jours, depuis le changement d’attitude de Séraphine ? Pauvre, pauvre femme. Pourquoi fallait-il que le sort s’acharne sur certains êtres qui n’avaient pas plus démérité que d’autres, bien au contraire ? Le sort ?

Les reins appuyés contre le rebord du grand évier de pierre creusée, Annelette dégustait son infusion à petites gorgées. Elle n’avait pas eu le courage d’alimenter le feu couvant de la cheminée et s’était contentée d’une eau tiède. Sans qu’elle comprenne pourquoi, son regard revenait sans cesse vers le couloir. Vers l’autre côté, la pièce servant de bureau à son époux. Soudain, elle se rendit compte que son esprit avait établi des digues, sans qu’elle en soit consciente, interdisant le passage à certaines pensées. Non ! Allons, elle perdait le sens ! Pourquoi repousserait-elle des réflexions ? Pourtant, son intelligence luttait maintenant avec âpreté contre son désir d’aveuglement.

Le sort ? En vérité ? Le sort avait-il été l’unique artisan du malheur de Séraphine ? Aussitôt, une cohorte de « pourquoi » défila dans l’esprit d’Annette. Pourquoi Jean semblait-il rongé à ce point par cette affaire, certes effroyable, mais qui ne les avait pas touchés directement ? Pourquoi n’avait-il pas empêché plus fermement le père Henri de partir à la recherche de la Bête, crucifix brandi ? Pourquoi, lui, le très pieux, avait-il accédé avec tant d’aisance au caprice de son épouse qui voulait garantir un enterrement chrétien à Séraphine ? Séraphine ne s’était confiée qu’à une seule personne après son agression : Jean. Elle avait éludé, biaisé lorsqu’Annette lui avait ensuite rendu visite afin de lui extorquer quelques précisions. Pourquoi, si ce n’était parce qu’elle détenait une affolante révélation à livrer uniquement au chef de village. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Non, qu’allait-elle imaginer ? Était-elle bien folle ? Cela ne se pouvait ! Jean n’avait rien à voir dans tout cela !

images

Le claquement sec du gobelet qu’elle reposa la surprit. Sans même qu’elle s’y décide, elle traversa la vaste cuisine et se dirigea vers l’étude de son mari.

La clarté lunaire inondait la pièce par les fenêtres vitrées, dessinant avec netteté les silhouettes familières des bibliothèques, de la grande table de travail, du fauteuil à dossier sculpté – celui de Jean –, de l’escame recouverte d’une tapisserie champêtre sur laquelle Annette s’installait lorsqu’elle tenait compagnie à son époux. Elle récupéra la clef du tiroir de la table dans sa cachette, au fond d’une corne à encre fendue que son époux avait conservée parce qu’elle avait appartenu à son père.

Elle introduisit la clef dans la petite serrure et hésita. Qu’avait-elle besoin de savoir ? Lui revinrent en mémoire ces contes pour fillettes où la curiosité des femmes était sévèrement punie par un renversement de situation. Une brutale certitude la convainquit : si elle redoutait d’apprendre la vérité, cela signifiait qu’elle avait déjà jugé Jean coupable de quelque chose.

Elle ouvrit alors le tiroir dans lequel il rangeait au soir son livre de comptes, quelques papiers précieux et ses plumes. Sous le gros registre de cuir noir, deux lettres, toutes deux du baron ordinaire Herbert d’Antigny. S’approchant de la fenêtre afin de jouir de la clarté lunaire, elle lut d’abord la plus longue, s’y reprenant à deux fois tant son contenu lui parut ahurissant, atterrant même.

images

« Bien dévoué Jean,

Croyez que je comprends toute l’ampleur de votre conflit de conscience. Il est à votre honneur et j’aurais été déçu, pour ne pas dire inquiet, qu’il en soit différemment. Toutefois, vous venez d’entrer dans le véritable jeu politique. Il ne se peut concevoir sans sacrifices ni décisions qui heurtent la morale commune. L’on doit se rassurer en songeant que l’on œuvre pour le bien du plus grand nombre. Imaginez-vous votre village sous domination angloise, ou autre ? Quel serait alors le sort réservé à votre famille, à toutes celles dont vous avez la charge puisqu’elles ont placé leur confiance en vous ? C’est du reste ce qui m’a encouragé à vous offrir le bailliage de Saint-Ouen-en-Pail et environs, dès que la situation politique se sera éclaircie pour le bénéfice de tous. L’on vous y tient en grande estime, et celle-ci est justifiée.

Vous le savez aussi bien que moi. Ma tante Béatrice ne serait jamais devenue seigneur sans un fâcheux concours de circonstances. Femelle, elle n’en a ni les capacités ni l’expérience requise.

Quant au témoignage de cette ongle-bleu que vous m’avez relaté, vous comprendrez, cher Jean, qu’il ne se peut répandre à aucun prix. Votre offre financière n’ayant pas séduit cette pauvresse obstinée, je ne sais que vous conseiller à son sujet. Il est cependant évident qu’une presque gueuse ne saurait faire échouer un plan que nous avons mis des mois à établir et qui portera bientôt ses fruits.

Croyez, cher Jean, que mes vœux de réussite vous accompagnent. La forme étant impérative afin de nous défendre de toute accusation de complot, il vous faut continuer à œuvrer en délicatesse pour que le conseil de village entier me supplie d’intervenir. Nous renverserons alors Béatrice et il ne sera que de juste et de bon.

 

Votre seigneur reconnaissant et attentif,

Herbert d’Antigny. »

images

La missive glissa des doigts d’Annette. Elle chut sans hâte au sol, formant une tache blanche sur l’ombre des dalles de pierre. Ses jambes se dérobèrent et elle se laissa aller contre le mur de crainte de tomber. Un vide vertigineux avait pris son cerveau d’assaut. Un cauchemar. Il ne s’agissait que d’un cauchemar et elle allait se réveiller dans sa couche contre Jean. Le sifflement inquiétant et péremptoire d’une dame blanche la fit sursauter. Un hululement lui répondit. Les bruits de la nuit. Elle ne dormait pas.

Une vague de nausée la suffoqua et elle se rua vers la cuisine pour y dégorger sa tisane. Les sanglots se mêlèrent à ses hoquets, et elle se laissa couler au sol.

Pas Jean, supplia-t-elle. Jean ne pouvait pas… Elle avait mal compris, interprété les lignes telle une imbécile. Mais soudain, l’implacable vérité s’imposa à elle, et la fureur naquit. Contre une promesse de bailliage, un poste très flatteur et surtout très lucratif, son mari se faisait, d’une certaine façon, complice de cette créature qui mettait en pièces des gens, des gens qu’il connaissait depuis des lustres, des gens qui avaient foi en lui. Jean était à l’origine du meurtre de Séraphine, qui avait refusé de taire ce qu’elle savait en échange d’une somme d’argent. Prudent, le baron Herbert n’exigeait rien. Cependant, cette lettre était limpide : Séraphine ne devait pas répandre son témoignage, à aucun prix. Plus que tout le reste, Annette sut qu’elle ne pardonnerait jamais à Jean le pauvre petit cadavre suspendu à une poutre. Jean qu’elle avait admiré au point de finir par l’aimer un peu. Elle se releva, essuya ses joues trempées de larmes et fonça à nouveau vers l’étude pour prendre connaissance de la deuxième lettre.

Elle portait une date antérieure, deux mois plus tôt.

 

« Messire Jean,

Il était important que je vous rencontre afin de prendre la mesure de votre fidélité à mon égard. Croyez que vos premières réticences m’ont rassuré. La stratégie que j’ai en tête depuis longtemps est délicate et ne se fera pas sans dégâts annexes. Il en va ainsi de la politique.

Une fois votre province débarrassée de l’inepte et calamiteuse domination de ma tante Béatrice, j’aurai besoin d’un homme de confiance, bien établi sur place, respecté et écouté, comme bailli. Vous êtes cet homme.

Mon bailli Galfestan – dont je ne sais ce qui l’emporte en lui de la sottise ou de la couardise – et mes gens d’armes ayant échoué à exterminer la créature – nulle surprise – m’est venue l’idée que je vous ai révélée. Vous en savez maintenant davantage que ma chère épouse. C’est vous dire l’ampleur de la confiance que j’ai placée en vous. C’est également insister sur celle que prendrait mon courroux si vous me trahissiez. Votre conseil de village va me devoir supplier afin que j’intervienne personnellement, justifiant que ma tante soit écartée. Jusque-là, qui doit être prévenu le sera.

Croyez bien que je ressens, moi aussi, le poids de mes choix. Je les ai pourtant faits en toute âme et conscience. N’oubliez jamais que nous œuvrons au bien de tous.

 

Votre bienveillant suzerain,

Herbert d’Antigny. »

images

Grâce à Jean, à son active complicité, Herbert d’Antigny cherchait à destituer Béatrice afin de récupérer ses terres. Jusque-là, qui doit être prévenu le sera. La créature ! On ferait savoir à la créature qu’elle ne devait pas se montrer lorsque le risque était grand pour elle. En d’autres termes, l’ignoble bête était un homme. Jean tentait maintenant de faire accroire avec subtilité, après avoir feint d’atermoyer, qu’elle était démoniaque et que seule la belle âme d’Herbert et sa force de mâle pourraient les en défaire. Un homme, peut-être à la solde d’Herbert. Peut-être Jean connaissait-il son identité. Peut-être qu’à chaque odieux carnage commis il savait qui en était l’auteur.

Sans doute y avait-il eu d’autres missives dont il s’était débarrassé par précaution, conservant ces deux-là uniquement parce qu’elles attestaient par écrit qu’il deviendrait bailli, une charge gagnée sur les hurlements, la terreur, la souffrance et le sang d’innocents.

Annette ne sut ce qui l’emportait en elle du dégoût, de la rage ou de la haine. Une autre pensée tempéra la violence de ses émotions. Se venger de l’effroyable déception que venait de lui infliger Jean, venger tous ces pauvres gens, surtout, venger Séraphine. En revanche, tout perdre à cause de la fatuité de son vieux mari qui s’imaginait se pavanant en bailli, être punie pour ses fautes à lui, était exclu.

Réfléchir. Au fond, Jean avait été l’outil choisi pour accéder à la vie qu’elle s’était prévue depuis l’enfance. Quand un outil se révèle défectueux, ne s’en débarrasse-t-on pas ?

Lorsque sa décision fut prise, elle rangea avec soin les deux lettres au fond du tiroir, replaça dessus le registre de comptes, referma et lança la clef dans la corne à encre fendue. Elle remonta doucement s’allonger à côté de Jean, songeant qu’elle allait s’appliquer à effacer de sa mémoire tout souvenir de lui.

1- Héritier.

2- Le veuvage était une situation de liberté pour les femmes aisées, notamment pour celles qui avaient eu des enfants, expliquant qu’elles évitent de se remarier.