Cinquième leçon :

PHILIPPE LE BEL — LA TOUR DE NESLE LA GUERRE DE CENT ANS

A la douzième rasade de calva, Bérurier commence à flotter dans une tendre somnolence. Je me dis qu'il est temps d'arrêter là mon cours d'Histoire. Mais Béru, c'est bébé qu'on endort : sitôt qu'on cesse d'agiter le berceau, le voilà qui se remet à brailler.

— T'arrête pas ! bougonne-t-il. Je veux connaître la suite !

— Mais tu roupilles, hé, grosse larve !

— Absolument pas ! Je me relaxe : nuance ! Après la famille Saint Louis, qu'est-ce tu annonces ?

— Si, si, poursuivez ! supplie B.B. qui subit un autre charme (en l'occurrence les attouchements persévérants et téméraires du sonotonisé).

Le sourdingue croit que la supplique s'adresse à lui et sa paluche se fait de plus en plus fourrageuse. Y a vraiment des salaces qui n'ont pas froid aux phalanges !

— Après Saint Louis, oublions son fils Philippe III et passons à Philippe IV, dit le Bel !

— Pourquoi le Bel ? argumente Béru d'un ton comateux.

— Parce qu'il était beau !

— Alors pourquoi qu'on disait pas le Beau ? Le Bel ! Je te demande un peu, il était de la pédale ?

— C'est du vieux français !

— Ah bon !

Cette fois il s'endort pour de bon. Je ne sais pas si ma situation vous paraît enviable, mes amis, mais à moi elle me donne le masque ! Discourir sur l'Histoire of France devant trois personnes, dont l'une est sourde, la seconde endormie et la troisième complètement pâmée, c'est une performance qui vous fait regretter de ne pas avoir embrassé la carrière d'homme oiseau !

Le sommeil du Gros a l'air de tenir bon. La Gravosse, perdant toute dignité, subit un baiser miauleur de son voisin qui risque de devenir pour de bon son voisin de dessus ! J'ai bonne mine, moi, avec ce pauvre Philippe le Bel ! Mon Histoire, je vais donc la prendre sous le brandillon et me l'emmener balader, car si les choses continuent d'évoluer, elle va bientôt prendre son panard, la Berthe aux grandes lattes ! Pas fiérote, la dame ! Devant son Julot endormi, ça doit être riche comme sensation. La notion de danger accentue la volupté, c'est connu. Vous avez des gentlemen qui sont incapables de prendre leur fade ailleurs que dans le grand hall du Printemps ou la salle principale de la galerie Charpentier un jour de vernissage.

Je m'apprête à les mettre, jugeant ma présence superflue, lorsqu'il se produit un incident technique de la plus haute gravité.

Le coude du dormeur glisse de la table où il prenait appui. Ça réveille la Big Tronche qui ouvre ses yeux de myosotis à la-sauce-marchand-de-vin. Et que découvre-t-il. sur les rives hideuses de la réalité, le Gravos ?

Sa femme, oui, sa propre épouse, recevant de ses trente-deux dents (d'origine ou d'occasion) la muqueuse du père Durandal. Ce cauchemar finit de réveiller Béru. Il s'arrache à son fauteuil et bondit sur le couple en émettant sur la longueur d'ondes de 120 kilocycles un cri qui ferait tourner une mayonnaise normalement constituée. Mais le sourd qui est débranché ne perçoit pas la clameur de détresse. Alors Béru l'empoigne par le fil du sonotone et le soulève. Durandal qui est en plein cirage essaie de sourire aimablement par autodéfense. Une formidable mornifle éteint ce sourire. Une seconde beigne lui fait éternuer son râtelier et une troisième le démunit de son appareil acoustique.

Il est silencieux dans le courroux, mon Béru. Il est grand dans la rage et beau dans la haine ! Sa bonne femme assiste à la corrida d'un œil résigné. Entre deux « couac », Durandal demande ce dont à propos de quoi il s'agit. Mais le Gros n'est pas explicatif. Il bille. C'est un méthodique du passage à tabac. Un vrai technicien ! L'orfèvre du quai du même nom ! Il fignole ! Il sait faire alterner les manchettes aux directs, les coups de pouce dans les yeux aux coups de genoux dans les bijoux de famille ! En moins de temps qu'il n'en faut à un gardien de la paix pour comprendre une histoire marseillaise, Durandal est en loques, en sang, en mille, en panne ! Laissant derrière soi des bris et des débris de matériel sur le terrain, il se retrouve bientôt sur le paillasson de Bérurier.

Ce dernier revient, altier, congestionné, suffoquant mais vainqueur. Il se masse les francforts d'un geste doux et noble.

Il suçote quelques-unes de ses multiples ecchymoses puis s'approche de Berthe. Vais-je assister à une seconde manche ! Que non point ! Contre toute attente, il caresse tendrement la nuque de sa Baleine et déclare :

— En a-t-elle du succès, cette gourgandine ! Si j'aurais pas été là, ce satyre allait se livrer à des voies de fêtes.

Berthe renchérit. Elle déclare que ce Durandal c'est un moins que rien, un sournois aux intentions louches. On croit avoir un bon voisin, discret et tout bourré de savoir-vivre parce qu'il vous charrie votre panier, et puis c'est un serpent qu'on réchauffe dans son sein. Quand on mate les Dunlopillo grand standing de la Berthe, on se dit qu'il a de quoi se réchauffer, le serpent à Durandal. Elle embrasse son bonhomme parce que c'est un vrai courageux. Pas le genre de mari complaisant qui n'ose pas affronter les incorrects. Non ! Il sait prendre ses responsabilités, Alexandre. C'est Alexandre le Gros. Elle dit avec des trémolos dans la glotte que s'il arrivait quelque chose à l'un des deux, elle se demande ce qu'elle deviendrait ! Sans protecteur, la vie c'est dur à affronter. Faut la force. Elle, elle ne se sent pas capable ! Une femme, c'est une femme, et puis voilà tout. Un roseau dans le vent, quoi ! Il lui faut son tuteur, sinon elle est comme un ruban léger pris dans la tempête de l'existence. Ça le fait chialer comme l'ardoise d'un urinoir, Béru.

Il pleurniche que c'est pourtant vrai. Bref, la concorde la plus douce règne dans le ménage. Berthe ramasse les morceaux de sonotone avec une balayette et la pelle à ordures. Béru décrète qu'il faut arroser son exploit et ouvre une bouteille de vin blanc champagnisé. Il l'a été par un marchand de limonade, champagnisé, son faux champ. Tout ce qu'il produit c'est de la mousse. On dirait qu'on vient de débrancher un extincteur à mousse carbonique. Quand la table a eu son taf, il nous reste tout juste un fond de verre qu'on se partage symboliquement. Maintenant, c'est lui qui la tient par la taille, la grosse Bertha ; deux pigeons s'aimaient d'amour tendre. Comme race de pigeons, les Béru, ce seraient plutôt des colombins !

— Et si après ce petit intermédiaire on poursuivait ? décrète mon hôte. T'en étais à Philippe le Bel...

— On l'appelait le Bel car c'était un magnifique bonhomme blond, avec des traits harmonieux et baraqué comme un athlète !

— Il devait bien porter la couronne, gazouille B.B.

— Comme un pape ! renchérit le Dodu.

— Non, rectifié-je, il la portait comme un roi. Il a agrandi encore la France et affirmé l'autorité royale. Seulement, pour établir son autorité, il lui fallait du pognon, beaucoup de pognon. On assure qu'il a fabriqué de la fausse monnaie !

— Et t'appelles ça un grand roi, San-A, s'exclame mon élève.

— En politique, Béru, les moyens importent peu : seuls les résultats comptent !

— Tout de même... Comment veux-tu avoir de la considération pour un gars qui imprime des faux talbins ?

— Toujours est-il qu'il a fortifié le pays !

Mais Bérurier reste sceptique.

— D'après ce que je vois, c'est pas d'aujourd'hui que notre monnaie part en brioche !

— Laisse continuer le commissaire ! intime sa gente dame. Qu'est-ce qu'il a fait de rare, votre Philippe-Abel, commissaire ?

— Une foule de choses : par exemple, pour la première fois il a convoqué les états généraux, car il s'est mis en pétard contre le pape à propos d'impôts que le clergé refusait de payer !

— Il a bien fait ! clame le Gros.

— En convoquant les états généraux, le roi tenait à s'assurer l'assentiment de la nation pour entrer en lutte contre le souverain pontife.

— C'était comme qui dirait un référendum, en somme ?

— Oui.

— Et il a eu sa majorité ?

— Dans un fauteuil ! Quand un chef d'Etat pose une question à la nation, Béru, c'est qu'il est certain qu'elle répondra oui, sinon il ne prendrait pas ce risque ! Un référendum, c'est un verre de sirop qu'on fait boire au peuple lorsqu'on a une pilule à lui administrer.

— Vous disiez qu'il avait fait des tas de choses, coupe Berthe, peu sensible à ces considérations politico-philosophiques. Quoi donc encore ?

— Il a détruit l'ordre des Templiers.

— J'ai vu ça à la télé, se souvient cet éléphant de Bérurier. Des moines qui faisaient la foiridon, hein ? Ces messieurs ramassaient du pognon et ils débloquaient avec le crucifix, sans parler des joyeuses partouzettes-maison ! Ils sejouaient entre eux la grande scène des Artilleurs au monastère. Dame ! à force de porter la robe on finit par être enclin, c'est fatal !

— Tout de même, des hommes ne peuvent pas rester chastes toute une vie, plaide B.B. J'espère que l'Eglise va bientôt permettre aux curés de se marier !

— Les curés d'aujourd'hui n'auront pas ce bonheur, affirme sentencieusement le Gros pour qui les conciles n'ont pas de secrets. Mais leurs enfants, je dis pas...

Il revient à Philippe le Bel.

— Je le vois très bien, le roi en question : un grand avec une voix grave. Il les a fait rôtir, les Templiers, hein ?

— Bravo, Béru.

— Et pendant ce barbe-cul, le big boss des Templiers, un vieux barbouzon, a jeté un sort au roi, vrai ou faux ? Même que ça aurait eu des conséquences par la suite !

— C'en a eu beaucoup, mais la principale a été de permettre à M. Maurice Druon d'écrire six forts volumes sur la question !

Je me recueille et je poursuis :

— Mes chers amis, il est impossible de parler du règne de Philippe le Bel sans faire mention de la Tour de Nesle !

— Je connais tout ça, assure l'érudit.

Et il déclame en prenant la voix timbrée à zéro franc vingt-cinq d'un pensionnaire du Français :

— Si tu ne viens pas z'à la Gardère, la Gardère ira-t-à-toi !

— Tu confonds, Gros. C'est pas dans le même film d'Hunebelle ! le stoppé-je. La tour de Nesle se trouvait en face du Louvre, de l'autre côté de la Seine.

— Sur l'emplacement des établissements Poulman ?

— Voilà ! Elle a commencé à abriter des drôles d'orgies, cette masure !

— Pas possible ! s'exclame Berthe qui trouve un regain à mon exposé.

— La femme du king, Jeanne de Navarre, se faisait un peu tartir au Louvre. Son bonhomme s'occupait davantage du royaume que d'elle. On dit qu'elle grimpait certaines nuits à la tour de Nesle pour s'amuser un peu avec des étudiants !

— Elle avait que l'embarras du choix, le Quartier Latin est à deux pas, fait Béru.

Puis il s'échauffe.

— C'est toujours pareil avec les femmes des gros brasseurs. Pendant qu'ils se décarcassent, ces dames vont se faire pétrir la cellulite par des godelureaux. Ou alors elles partent en croisière sur des yachtes tandis que leur mironton se défonce le bulbe pour leur gagner de quoi claper du caviar et s'acheter des dessous en vison blanc.

Une jalousie rétrospective l'anime, qui s'étend à tous les riches mais infortunés maris du monde.

— J'espère qu'il l'a coincée en flagrant du lit, sa bergère, ton Lebel ?

— Jamais ! Pas folle, la reine ! Une fois qu'elle avait consommé ses jeunots, elle les faisait enfermer dans un sac et jeter à la Seine !

— En v'là une idée, elle croyait que c'était comme les allumettes, que ça ne pouvait servir qu'une fois ?

— La prudence, mon vieux. Elle supprimait un témoin à charge !

— A charge, gouaille l'Enflure, faut voir si ça serait pas plutôt le contraire... Brèfle, le Philippe n'y a vu que du bleu ?

— En tout cas il n'a rien dit. Mais c'était reculer pour mieux sauter ; car vingt ans plus tard, ce sont ses brus qui l'ont utilisée, la fameuse tour. Il avait trois fils et une fille, Philippe. Pour la fille, pas d'histoire : on l'a mariée au roi d'Angleterre. Mais les garçons ont épousé trois cousines : Blanche, Jeanne et Marguerite de Bourgogne.

— Oh ! j'y suis, affirme Bérurier, ravi. Marguerite de Bourgogne, elle s'appelait pas Mary Marquet de son nom de famille ?

— Tu confonds, gars. Mary Marquet a interprété son personnage avant-guerre. Une sacrée pétroleuse, celle-là !

— Mary Marquet ?

— Non, Marguerite de Bourgogne.

— Tes Marguerite historiques, qu'elles soyent de Provence ou bien de Bourgogne, elles aimaient jouer au sifflet-ravageur, on dirait ?

— Ces trois petites dévergondées battaient tous les records. Leur belle-sœur, la reine d'Angleterre, les a mouchardées au roi.

— Qu'est-ce qu'on leur a fait ? se tourmente Berthe qui compatit intensément.

— On les a tondues et enfermées dans des cachots affreux.

— Seulement ! s'exclame Béru, déçu.

— Ah ! tu trouves que ça n'est rien, toi, proteste son tas de saindoux. Tondues, passe encore : ça repousse. Mais les cachots de cette époque, brrr !

— Ça ne valait sûrement pas le Carlton, convient le Gros.

— Ce sont les amants surtout qui l'ont senti passer, poursuis-je.

— Pas possible ! entonnent en chœur les époux.

Ils se regardent, l'un attendant que l'autre prenne l'initiative de la question, mais comme ça tarde, ils lâchent avec le même ensemble :

— Qu'est-ce qu'on leur a fait ?

Je souffle un peu sur leur curiosité pour l'attiser, puis j'explique :

— Pour commencer, on leur a coupé... l'objet du délit et ses accessoires.

— Qu'entendez-vous par là, commissaire ? n'ose comprendre Berthy.

— Ma parole, t'es rudement prude dans ton genre, ma petite Berthe ! s'exclame Béru. Tu te rends compte : ces pauvres gars, comme ils devaient se sentir seuls après le coup de rasoir !

— Et ça n'était qu'un hors-d'œuvre, si j'ose dire, enchaîné-je.

— Drôle de hors-d'œuvre, murmure Béru qui imagine le supplice.

— Après cela, on les a écorchés vifs ! Puis écartelés ! Et enfin on leur a coupé la tête !

— Et tu dis que c'est leur belle-sœur qui avait annoncé la couleur au roi ?

— Oui, par jalousie de femme. Disons pour sa défense qu'elle était mariée à un homosexuel.

— Pourquoi qu'elle serait pas plutôt été aussi à la Tour, au lieu de rapiner ? Surtout qu'avec un mari de la jaquette elle aurait eu droit aux circonstances exténuantes, non ! Un qui devait avoir le cœur en ciment armé, c'est ton Lebel. Faire des atrocités pareilles à des braves types qui n'ont fait que se servir du matériel que le bon Dieu leur a fourni, je proteste. Et les maris, qu'est-ce qu'il en disaient ?

— Ils la bouclaient, à cause du père.

— Je vois ce travail : des navetons ?

— Après la mort de Philippe le Bel, ils ont régné à tour de rôle, mais très peu de temps...

— Y avait la rubéole au Louvre ?

— Il y avait surtout de l'arsenic. A cette époque, le poison s'administrait aussi facilement que de l'aspirine.

— Bref, valait mieux boire son Evian fruité à même le goulot ?

— Et comment ! Donc ils sont morts jeunes, et sans laisser d'enfants mâles. Or, en ce temps-là, une loi interdisait aux femmes de monter sur le trône.

— J'ai lu un truc à ce sujet, sursaute le Mastard. Ça s'appelait, si mes souvenirs sont exacts, la loi salingue.

— Salique !

— Chicanons pas, boude mon ami.

— Comme les femmes n'avaient pas le droit de régner, c'est le fils d'Isabelle, la belle-sœur délatrice, Edouard III d'Angleterre, qui a fait valoir ses droits à la couronne de France. Après tout, il était le petit-fils de Philippe le Bel, lui aussi, comprenez-vous ? Son dernier descendant mâle !

— Mais tu disais que le bonhomme de cette dame était de la joyeuse pédale londonienne ! s'étonne mon élève qui commence à s'y perdre.

— Faut croire qu'il était à voile et à vapeur, puisqu'il a eu un héritier !

Sa Majesté cligne de l'œil.

— J'ai idée que cette Isabelle devait pas avoir la blancheur Persil, elle non plus.

— Bref, coupé-je. Toujours est-il que son rejeton a décidé d'être roi de France ! Une guerre a donc commencé entre lui et Philippe de Valois, neveu de Philippe le Bel, qu'on avait déjà sacré. Savez-vous combien de temps elle devait durer, cette guerre ?

— Non ! clament les époux.

— Un siècle, lancé-je.

Béru hoche la tête et murmure après un temps de réflexion :

— Comme la guerre de Cent Ans, alors ?

J'en reste baba.

— Mais c'était la guerre de Cent Ans, Gros !

— Tu mendieras tant !

Il pousse du coude son Cétacé.

— Cent piges de riflette, Berthe, tu juges ? Il devait avoir des champignons sous le casque, le fantassin, quand il rentrait dans ses foyers !

Lecture :

LES FAUTES DE GOÛT DU BARBIER BÉRUDAN

Louis X (dit le Hutin) passa sa main maigrichonne sur ses joues rasées de frais tout en examinant sa pauvre figure dans la glace que lui tenait Bérudan, son barbier.

Il songeait, mélancoliquement, qu'il avait plutôt une pauvre gueule pour un roi de France. Etre le fils d'un monarque surnommé le Bel et trimbaler cette physionomie de sacristain, c'était vraiment une ironie du sort.

— Je vous fais les pattes, Sire ? interrogea le gros Bérudan.

Le Hutin hocha la tête. C’était inutile. Lors, Bérudan se mit à lotionner copieusement les joues du roi afin de les débarrasser de toutes traces de savon.

Philippe de Valois, le cousin du Hutin, souleva la portière de la tente.

— Alors, mon cousin, interpella-t-il, on se prépare pour la fête ?

— On se prépare, murmura Louis X.

— Pour un homme qui va se marier incessamment, vous ne paraissez guère enthousiaste, mon cousin ! observa Valois avec un brin d'ironie.

Louis X était un être faible qui éprouvait sans cesse le besoin de se confier, même à ceux qui pouvaient (comme c'était le cas de Philippe) se réjouir de ses malheurs. Il désigna un délicat portrait accroché à un pieu de la tente. Le tableau était magnifique. Il représentait une ravissante fille blonde aux yeux d'azur dont les traits harmonieux émouvaient par leur finesse et leur grâce. Il s'agissait du portrait de Clémence de Hongrie, que le roi allait épouser quelques heures plus tard sans l'avoir encore jamais vue.

— Je redoute tout de la rencontre qui va se produire, Philippe, avoua le Hutin.

— Pourquoi diable, mon cousin ?

Le Hutin désigna sa triste figure jaunâtre qui se reflétait dans le miroir.

— Elle est si belle et je suis si laid !

Valois partit d'un grand éclat de rire.

— Allons donc, Louis ! Vous n'êtes point si mal que cela ! Et puis vous êtes roi. Quand on est roi, on n'est jamais laid !

Quelque peu réconforté, Louis se leva pour contempler de plus près l'image de sa fiancée. Clémence arrivait de Naples pour le mariage qu'on allait célébrer à Saint-Lyé en Champagne.

Cette nouvelle union effrayait le Hutin, pas seulement pour la raison qu'il venait de donner, mais parce qu'il avait mauvaise conscience. Epoux malheureux de la frivole Marguerite de Bourgogne, il s'était rendu veuf de la débauchée en la faisant proprement étrangler dans son cachot de Château-Gaillard. Les remords ne le taraudaient pas outre mesure : après tout, la gueuse n'avait eu que ce qu'elle méritait. Mais le Hutin redoutait la justice divine et la malédiction du grand maître des Templiers sur son bûcher le harcelait jour et nuit.

Valois, qui l'avait rejoint devant le tableau, eut un hochement de menton admiratif.

— Par Dieu, comme elle est belle ! soupira-t-il avec un peu d'envie.

— Il paraît qu'elle est mieux encore au naturel, renchérit le roi, flatté par la remarque. N'est-ce pas, Bérudan ?

— C'est le soleil fait femme, repartit le barbier.

Valois considéra ce gros bonhomme aux paupières bouffies et à la bouche charnue.

— Tu la connais donc, l'ami ?

— J'ai eu l'honneur d'être dépêché à Naples par Messire le roi avant ses représentants chargés de demander la main de Madame de Hongrie, expliqua le barbier.

Valois regarda son cousin avec étonnement. Expédier son barbier pour une telle mission, c'était bien là une de ces idées saugrenues dont le pauvre Hutin avait le secret.

— Je me fie beaucoup au jugement de Bérudan, expliqua Louis X en rosissant (il avait le teint trop plombé pour pouvoir rougir vraiment).

Et il poursuivit :

— Avant de solliciter la main de Clémence, je tenais à m'assurer qu'elle était agréable d'aspect. Bérudan me l'a certifié. Ce tableau que j'ai reçu par la suite n'a fait que confirmer ses dires.

Dans son for intérieur, Philippe de Valois rendit hommage à la prudence du souverain. Il se dit que si le Hutin montrait autant de jugeote dans la gestion de l'Etat que pour ses propres affaires, il pouvait peut-être assurer un règne potable malgré sa bouille en graine de courge !

— Parle-nous d'elle, Bérudan, ordonna le roi à son barbier et confident.

Bérudan essuyait minutieusement le rasoir en or et nacre dont il usait pour couper les quatre poils qui végétaient sur les joues caves du souverain. Il prit une mine extatique pour déclarer :

— Madame de Hongrie n'est que grâce et jeunesse. Son regard ressemble au ciel d'été, sa peau a la couleur des roses et, si je puis me permettre, Sire, elle doit en avoir le velouté.

La gorge de Philippe de Valois se serrait. Il enviait ce minable cousin qui, avec sa mine chagrine, recevait du Seigneur Dieu ces deux merveilleux présents que sont le trône de France et une ravissante princesse pour y prendre place à ses côtés.

Valois sortit pour regarder l'heure à son cadran-solaire-bracelet.

— Eh bien, mon heureux cousin, déclara-t-il, il est l'heure de nous mettre en selle pour aller au-devant de cette huitième merveille du monde !

Il faisait un temps maussade, mais le soleil brillait dans le cœur du roi. Sa conversation avec son cousin avait dissipé ses secrètes angoisses et il chevauchait gaillardement à la tête de son escorte. Sur son passage, les habitants de Saint-Lyé, ravis du spectacle, jetaient des fleurs sous les sabots des chevaux en acclamant le roi.

Après quelques kilomètres d'un galop soutenu, la troupe aperçut au loin la litière de la princesse. Alors, le cœur de l'ex-époux de Marguerite de Bourgogne se mit à cogner plus vite et plus fort. Après un temps d'arrêt, il s'élança en direction du cortège qui venait à lui.

La litière de Clémence stoppa. Le comte de Bouville, qui convoyait la future épousée depuis Naples, en descendit, s'inclina devant son maître et dit avec emphase :

— Sire, voici Madame de Hongrie !

Louis X (dit le Hutin) s'approcha de la portière. Son regard faisandé plongea à l'intérieur du véhicule et il sentit son enthousiasme se racornir comme de la salade par une nuit de gel.

La fille qui se tenait sur la banquette était grande, épaisse, sans grâce. Elle avait de gros yeux proéminents et inexpressifs, bleus certes, mais certaines huîtres aussi le sont !

Elle avait des cheveux filasse et le sourire le plus niais de la terre.

« Impossible ! Je fais un cauchemar », songea le roi.

De son côté, en contemplant ce petit être maladif, au teint jaune et aux yeux fiévreux, Clémence de Hongrie songeait :

— Il n'est pas laubé (14) le roi de France ! S'il me fait des chiares (15).

(14) Expression usitée au xiiie pour parler d'un jeu de dés.

(15) Autre expression de la même époque signifiant « va-t'en ».ordonna Béruyer à son compère en soulevant une portière.

on va au désastre, car ce seront des enfants de Hutin !

— Soyez la bienvenue, Madame, balbutia le roi d'une voix blanche.

Et, se reprenant, il fit les présentations de ses parents et familiers à l'arrivante.

Lorsque Philippe de Valois s'inclina, quand ce fut à son tour d'être présenté à Clémence, il adressa une œillade sardonique au Hutin. Et, un instant plus tard, il lui chuchota à l'oreille :

— A votre place, mon cousin, je changerais de barbier !

Après la cérémonie, le roi se retira en ses appartements pour y subir sa toilette de nuit. Il devait cette fois se préparer à une autre fête dont le déroulement lui paraissait plus hasardeux que la première. Il se sentait glacé de bas en haut, et plus en bas qu'en haut ! Sa figure hermétique, ses lèvres crispées au point qu'elles ressemblaient à une cicatrice mal refermée, n'échappèrent pas à Bérudan, lequel s'activait pour mettre Louis X en condition en l'oignant d'onguents parfumés et en lui brossant les cheveux.

— Sire, balbutia-t-il, vous semblez déçu !

Le Hutin eut un petit rictus mauvais.

— Ah, tu crois ?

— On dirait, j'en demande pardon à Votre Majesté, que vous ne ressentez pas ce profond bonheur qui emplit généralement le cœur d'un nouvel époux.

Du coup, le roi éclata. Montrant le portrait de Clémence d'un index rageur, il tonna :

— Où as-tu pris que la reine est à la semblance de ce portrait ? Il y a entre les deux la différence qui sépare un ange d'une vache ! Et tu m'avais promis qu'elle était encore plus belle que sur la toile !

— Mais elle l'est, Sire, répondit le malheureux Bérudan (que dans l'intimité ses familiers appelaient Béru). Pour ma part, n'en déplaise à Votre Majesté, je la trouve des plus engageantes et des plus appétissantes !

— Que ne puisses-tu prendre ma place ! maugréa Louis X.

Le Hutin venait de comprendre, mais un peu tard, que des goûts et des couleurs il ne faut jurer de rien ! Telle fille qui semble un laideron aux yeux d'un roi peut paraître une déesse à ceux de son barbier.

Dans sa petite âme recroquevillée, Louis X cherchait quelle vengeance il pourrait bien tirer de Bérudan. La mort, c'était banal. La torture, bien mesquin. A l'homme de pensée conviennent des représailles rares.

Soudain, le visage du roi s'éclaira.

— Puisque tu trouves Madame de Hongrie la plus belle d'entre les belles, fit-il d'un ton hutin (par la suite le mot devait perdre son « h » beaucoup trop aspiré pour bénéficier d'un « m » bien davantage en bouche), cite-moi quelle dame de ce château est la plus laide d'entre les laides.

Bérudan partit d'un franc éclat de rire.

— Sans contestation, Sire, c'est bien dame Guillemette, la lingère. Et j'espère que cette fois vous me ferez l'honneur de partager mon avis. Elle a septante ans passés, plus une seule dent, un menton qui rejoint son nez, des yeux chassieux et qui louchent à vous en faire prendre le torticolis. Je ne parle pas, par charité, des verrues à aigrettes qui constellent son visage, non plus que de son déhanchement, de sa boiterie et de la platitude de son corsage...

Le roi riait pour la première fois depuis qu'il avait rencontré Clémence.

— Par les cornes de Satan, pouffait-il, que voilà une description véridique de la personne !

Puis, sonnant ses serviteurs, il leur enjoignit d'aller quérir dame Guillemette, ce qu'ils firent avec étonnement mais célérité.

Un instant plus tard, la lingère était là, en chemise de nuit, toute chaude du lit qu'elle venait de quitter, avec ses cheveux gris en pluie devant son visage de sorcière et ses pieds, semblables à des sarments de vieille vigne, nus dans des chausses trop grandes.

Louis X regarda la vieille avec délectation.

— Mon bon Bérudan, dit-il enfin, un bon barbier doit toujours se mettre autant qu'il le peut à l'unisson de son maître. Tandis que je vais connaître la reine, toi, tu vas besogner à ma santé dame Guillemette que voilà.

Bérudan devint d'un beau vert et, effaré, se mit à balbutier.

— Mais, Sire, comment le pourrais-je !

— Je veux que tu prennes plaisir avec elle, trancha le roi. Mes serviteurs demeureront avec vous et m'en rendront témoignage. Si tu faisais preuve de carence, eh bien, je te ferais à l'aube accrocher au gibet de Montfaucon puisque aussi bien la pendaison rend une virilité posthume à ceux qui l'avaient perdue !

Et, sur un geste péremptoire, il abandonna son malheureux barbier aux mains de la vieille Guillemette qui gloussait d'aise, ravie de cette aubaine nocturne.

Quand les coqs champenois se mirent à chanter pour annoncer le jour nouveau, le roi abandonna sa nouvelle reine après avoir vécu en sa compagnie des instants d'une grande qualité qui le remirent de ses désillusions.

Il se rendit tout droit dans la chambre où Bérudan et Guillemette venaient de passer la nuit.

— Et alors ? lança le Hutin. Quelles nouvelles de cette lune de miel me donnez-vous, ami Bérudan !

Le barbier cligna de l'œil et hocha la tête avec modestie tandis que le plus vieux des serviteurs-témoins annonçait :

— Sire, non seulement votre barbier a pu honorer dame Guillemette, mais de plus il l'a fait par trois fois et c'est sur les supplications de la dame qu'il ne l'honora point une quatrième !

Le Hutin regarda la mine épanouie de Bérudan, puis celle plus que défaite — mais ô combien apaisée — de la vieille, et il partit d'un franc rire.

— Sire, murmura Béru, j'ai une requête à vous présenter.

— Dis toujours, nous aviserons...

— Je voudrais que vous m'accordiez la main de dame Guillemette, car vous avez grandement raison, Sire : je n'ai pas les goûts de tout le monde !

(Ecrit anonyme découvert en Champagne

dans les caves Moët et Chandon)