Huitième leçon :

CHARLES VIII — LOUIS XII — FRANÇOIS Ier

L'hôtel particulier de la comtesse Scatolovitch, croyez-moi, ça n'est pas de l'H.L.M. En parvenant devant la façade, flanqué de mes deux compagnons, je suis pris d'une courte appréhension, car le faste de la demeure m'intimide. C'est pourquoi mon index réticent hésite à chatouiller le bouton de la sonnette. L'arrivée des bourgeois de Calais met fin à mes affres. Voilà des gars qui ont l'esprit d'économie. On ne peut pas dire que leur travesti les ait ruinés. Après la tenue d'Eve et le costume de Tarzan, je ne vois pas d'accoutrement plus modeste : une simple limace et une corde, ça ne déséquilibre pas un budget.

Apercevant la Joconde à moustache et le Connétable dans son armure de carton argenté, ils se mettent à pousser des clameurs, les bourgeois. Il y en a même un qui en perd ses clés sur le perron.

Mis en confiance par leur hilarité, je me décide à actionner la sonnette (en marbre rose avec bouton de platine taillé dans la masse).

Un larbin vient ouvrir dans un habit à la française. Il a une bouille impavide, avec la mâchoire comme celle d'un poisson chat sans moustaches, la raie au mitan, le regard couleur de stalactites (ou mites à la rigeur) et des étagères à mégots tellement décollées que sa tronche a l'air de vouloir s'envoler.

— Il est déguisé en corsaire, ou quoi, le loufiat ? me chuchote le Gros.

— C'est la tenue d'apparat, expliqué-je.

— Comme pour les motards les jours de surboum à l'Elysée ?

Le valet nous introduit dans un vestibule de marbre, à peine plus grand que le hall de la gare de Lyon et que décore la statue équestre, grandeur nature, d'Alexandre le Grand (la comtesse, je vais l'apprendre dans un instant, est russe). Des portes de bronze avec incrustations de marbre sont ouvertes à deux battants sur le grand salon. Quand je vous aurai dit qu'un seul battant suffirait à laisser passer la caravane du cirque Barnum (la voiture de la girafe y compris), vous aurez une idée approximative des dimensions de la crèche !

A l'entrée du salon, se tient une toute petite vieille un peu malformée de la colonne, avec la tête frisottée comme celle d'une poupée-gros-lot de fête foraine. Elle est habillée en bacchante. Faut oser. Avec des rires frileux, des gloussements dindonnesques et en roulant les « r » à ne plus en pouvoir, elle paluche les arrivants et leur affirme qu'ils sont les bienvenus. C'est bath, le savoir-vivre !

Ma petite amie Anne qui se tenait à l'orée de la pièce se précipite pour faire les présentations.

— Grand-maman, qu'elle bonnit à la vioque, voici le commissaire San-Antonio dont je t'ai tant parlé !

J'en suis comme un pot de vaseline sur la table de nuit d'un homo. Elle m'avait caché ça, la friponne ! Je lui demande les raisons de sa discrétion.

— J'ai craint que vous ne redoutiez de vous ennuyer à une réception familiale et que vous ne décliniez l'invitation, m'explique-t-elle. Grand-mère est très jeune de caractère et, vous le voyez, l'ambiance est fumante !

Ça m'en a tout l'air.

Je plonge pour le baisemain grand siècle. La mémé Scatolovitch se met à me virguler une tirade russo-française à propos du plaisir qu'elle a à nous accueillir, moi et mes copains. Quand elle parle, on a l'impression d'écouter la retransmission d'une course de chars romains sur du gravier. Béru, qui ne veut pas être en reste de bonnes manières, se fend itou d'un mimi phalangesque. Seulement comme il veut parler en même temps, son baisemain tourne au désastre et son râtelier soudain désarrimé choit sur le tapis de Moyen-Orient. Les assistants croient à un gag et l'applaudissent. Berthe l'enguirlande, ce qui corse encore la scène.

— Ce sont de véritables clowns que vous nous avez amenés, me remercie Anne.

Elle me demande de la faire danser. J'étudie sa requête et je finis par lui accorder avis favorable. Nous voilà donc partis sur la piste cirée pour un slow adhérent plus langoureux qu'une chanson de Tino Rossi enregistrée sur velours côtelé. L'orchestre doit comporter au moins une vingtaine de musicos. En habit s'il vous plaît. La vieille à frisettes fait bien les choses et elle ne peut pas donner un thé dansant sans faire rappliquer dare-dare la Philharmonique de Berlin. Il y a des lampions partout : une féerie. La fête vénitienne, mes frères ! Versailles et ses fastes, à côté, c'est la foire du Trône. Je ne peux pas évaluer le nombre de pékins travestis qui se pressent ici, mais je vous affirme qu'il y avait moins de trèpe au dernier Racing-Reims du parc des Princes.

Pour corser les sensations extatiques, ma cavalière danse comme une déesse. C'est plus une partenaire, c'est une bande Velpeau. Elle se tient si étroitement plaquée contre moi que j'ai l'impression d'êtré né avec elle dans mes bras.

On termine la danse cinq minutes après que la musique se soit arrêtée. Je me dis alors qu'il est temps de surveiller un brin les Bérurier. Mes petits monstres sont lâchés dans l'assistance et c'est le genre de couple qu'on ne doit pas laisser vagabonder dans le grand monde sans muselière. Je m'excuse donc auprès de ma gentille camarade d'abdomen et je pars à la recherche des deux ignobles.

Il y a des zigs qui se demandent comment elles font, les anguilles, pour se rendre chaque année dans la mer des Sargasses afin d'y jouer au sifflet dans le sifflet. Ça les épate que les anguillettes de l'année qui barbotent à Pont-d'Ain ou à Verneuil-sur-Avre trouvent le chemin de la fosse marine.

A ceux-là, moi, je répondrai que je connais encore plus épatable dans le genre : c'est la manière dont mon Béru a le chic pour foncer au garde-manger, partout où il débarque.

Il a un sacré radar, le frangin !

Je le trouve en bonne place au buffet somptueux dressé dans un salon attenant. Avec sa Baleine ils nettoient un plat de toasts au caviar d'Iran. On a fait cercle autour de Monna Lisa et du Connétable Du Guesclin. On les encourage. Faut les voir décrasser, les Béru's ! Un toast ne fait qu'une bouchée. C'est à celui qui finira le plateau le premier ! Un instant B.B. mène la marque. Elle a pris de l'avance, la dévoreuse. Mais l'armure ça la bloque. Béru, au contraire, s'épanouit dans sa robe jocondesque. Petit à petit, je le vois refaire son handicap. Il n'est bientôt plus qu'à cinq toasts de sa bergère, plus qu'à quatre, plus qu'à trois !

Les assistants font Hooo hisse ! pour l'encourager, mais il n'a pas besoin de supporters. Irrésistible qu'il est, le Mammouth ! Sa foulée, c'est un grand moment de l'histoire humaine. Congestionné, d'accord, admettons, mais superbe ! Et la technique : une rareté ! Il cueille le toast à pleine pogne pour bien assurer sa prise. Il ouvre béant sonclapoir. Et d'un geste auguste de semeur il enfourne. Sa botte secrète c'est le gros coup de respiration qu'il prend au même moment. Il connaît sa dose thoracique. D'un seul reniflement, et avec un synchronisme fantastique, il s'assure d'une autonomie respiratoire suffisante pour le becquetage du toast auquel il règle son compte en deux coups de ratiches. Cric, croc ! Et c'est parti. Il a dû être pompe d'effluents dans une vie antérieure, Béru, c'est pas explicable autrement. Son coup de gosier, c'est de l'art élevé au sublime, quelque chose comme la « Nuit Etoilée » de Van Gogh ou la Cinquième de Beethoven. Une autruche ferait une dépression nerveuse en le voyant exercer, mon pote.

Maintenant les deux mafflus sont à égalité. Berthe a un sursaut d'énergie. C'est de la femme vaillante. Une Jeanne d'Arc de la bouffe ! Elle trouve des ressources insoupçonnées pour continuer la lutte. Elle ne veut pas être battue. C'est l'égalité de la femme française qui est en cause, son droit de vote, peut-être ! Elle le sens ! Ça la dope ! Une nation dont la femme se soumet à l'homme c'est une nation décadente. Elle n'a pas le droit de céder. Elle ira jusqu'au bout, sans sels Eno, sans Alka Seltzer et sans la moindre cuillerée de bicarbonate. Le bon combat à la loyale, quoi ! Elle ne veut rien devoir aux dopings. Si elle gagne, ce sera sans artifices et si elle perd, elle pourra garder la tête haute sous le heaume !

Béru fait signe qu'on lui serve à boire. Des gens dévoués lui versent un verre à eau de vodka. Entre deux toasts il l'engloutit. Berthe, un instant, a cru qu'il calait, que c'était l'abdication chez le Gros, un signe de faiblesse, cette vodka : mais c'est mal connaître la Smirnoff. D'un seul coup voilà notre ami comme qui dirait neuf et disponible. Cette fois il place son démarrage éclair. Maintenant les toasts disparaissent comme si c'étaient des belons. Berthe se laisse dépasser. Elle becte de plus en plus difficilement. Y a quelque chose qui se coince dans sa dragueuse. Les rouagesse bloquent. C'est pas le manque de graisse, oh ! non, de ce côté-là elle est parée. Son drame, c'est le manque d'air. Y a le moral aussi qui est atteint. Quand la foi disparaît, c'est tout un système de vie qui se trouve compromis, mes fils ! Sans elle, plus d'énergie. L'être pantelle et s'affaiblit. C'est hémorragique comme conséquences.

Inversement, le Gros qui voit poindre les rayons dorés de la victoire passe le grand développement et s'envole. Berthe attaque un ultime toast d'un geste sans âme. Ses quenottes carnassières font soudain les timides. La couvée d'esturgeons répandue sur le pain bis paraît la déprimer. Elle grignote un petit bout gros comme une virgule. Mais cette virgule, en réalité, c'est un point final. La voilà qui renonce. Tout le monde frissonne, saisi par la grandeur du moment. Il est des défaites qui ennoblissent, celle de Berthy est de celles-là.

Une larme perle au bord de ses vasistas. Un Henri IV ému la console. Une Charlotte Corday lui verse deux doigts de whisky. Un César Imperator lui exprime l'admiration générale. Une Blanche de Castille lui masse les tempes. Elle est adoptée par l'assistance. Mes Béru remportent un gros succès d'estime. Alexandre-Benoît, héros magnanime de cette lutte ardente et noire (noire puisqu'il s'agissait de caviar) s'évente doucement la perruque. Il retient quelques borborygmes, en libère d'autres plus turbulents, et déclare avec le sourire modeste du vainqueur que tout ça n'est rien et qu'il fera mieux la prochaine fois. Malgré cette affirmation, on le devine un peu saturé. Lorsque l'intérêt dont il est l'objet se désunit, il va s'abattre sur un canapé comme un albatros épuisé s'abat sur un récif.

Je l'y rejoins.

— Qu'en penses-tu ? s'inquiète-t-il.

Je pose ma main sur son épaule.

— Soldat, fais-je, je suis content de vous !

Il a un soupir convulsif, puis son beau visage altier s'épanouit comme un volubilis aux approches de l'aube.

— Tiens, fait le Gravos, pour me permettre de reprendre souffle, tu vas me causer un peu d'Histoire.

Devançant mes protestations, il s'empresse d'ajouter :

— Dis-moi pas que l'endroit est pas choisi ! On se croirait au musée Grévin, ici. Montre-moi un chouïa les costars avec leurs références... On en était à Louis XI, mec. Tu l'aperçois dans les parages, ce citoyen ?

Je me détronche farouchement et je finis par découvrir un individu chafouin dont la tenue et la morphologie évoquent irrésistiblement le gamin de Charles VII.

— Là-bas, dans l'embrasure de la fenêtre, le Béru désigné-je.

— Le tordu qui fait du gringue à cette tarderie ?

— Soi-même ! Admire le bada verdi avec les médailles. La cape de drap gris, les chausses ternes, le cheveu raide...

Bérurier-le-Débonnaire fait la moue.

— Pas reluisant, ton roi de France ! Je veux pas vexer la monarchie, mais il avait la dégaine clodo. Quand il recevait un king étranger et qu'ils allaient ranimer la flamme sous l'Arc de triomphe, y devait faire un peu miteux sur les Champs-Elysées. Surtout qu'en général, les souverains en visite ils se collent leur couronne des dimanches pour venir à Pantruche !

Réprobateur, il branle le chef.

— Et après ce macaque, San-A, qu'est-ce qu'on annonce ?

— Charles VIII !

— Mince, encore un Charlot, c't'une marotte ! Dis-moi tout de suite : il y en a eu combien jusqu'à ce jour ?

— Onze, réponds-je.

Berthy qui a surmonté sa défaillance vient nous rejoindre.

— De quoi vous causez ? s'informe la douce pâquerette.

— Tu le devines pas, non ! objecte son vainqueur.

— De l'Histoire ?

— En personne, assure le Gros. San-A se préparait à dire sur Charles VIII. Vas-y, San-A !

— Il n'avait que treize ans à la mort de papa Louis XI. C'est sa frangine, Anne de Beaujeu, qui a assuré l'intérim. Une fille pleine de jugeote ! Sa grande idée c'était de réunir la Bretagne au royaume.

— Pourquoi ? m'arrête B.B., la Bretagne n'était pas française.

— Non, elle était bretonne.

Bérurier secoue la tête.

— Quand je pense que j'ai aussi du sang breton par un ami de ma mère ! Des étrangers, voilà ce que nous sommes tous, nous autres Français. D'où que tu soyes originaire, t'apprends que jadis c'était pas français. Pour les autres patelins, c'était du kif ?

— C'était du kif, oui, Béru.

— Alors en ce cas pourquoi que les hommes se tirent la bourre pour les frontières, patriotisme et tout le toutim drapeauteux ?

— C'est une question qu'on ne doit pas se poser, Béru, ni surtout poser à ses contemporains si l'on ne veut pas passer pour un gâteux. Ne dis jamais à personne, que la seule vraie patrie de l'homme c'est l'homme, parce qu'alors on te prendrait pour un fou, un illuminé, un communiste, un anarchiste, un décadent, un dévoyé, un refoulé, un apatride, un barbare, un inadapté ou pour un poète, ce qui est pire que tout. Laisse faire les cartographes. Tout le monde croit à leur job bien qu'ils dessinent les frontières en pointillés et qu'ils aient une gomme dans l'autre main, toujours prête à effacer le tracé en cours.

— Alors, cette Anne de Beaujeu, que vous causiez ? s'impatiente la Gravosse.

— Elle arrive, beau connétable. C'était une môme aussi habile que son dabe. Pour annexer la Bretagne, elle a usé d'une astuce très simple, elle a marié son jeune frère à l'héritière du duché breton : Anne.

— Elles s'appelaient toutes les deux pareil ? s'étonne Berthy.

— Yes, Madame.

— Le château des rois de France c'est devenu les deux Anne ! se tord le Mastard.

— Je le replacerai, promets-je (20).

(20) Maladie découverte au xve siècle, consécutive à une répétition de maux.
Donc Charles VIII épouse la petite Bretonne et se met à régner. Ce fut dommage pour la France. Louis XI et sa môme étaient des personnes sages, et qui avaient du chou. Mais le Charles, lui, il était plutôt braque. Au lieu d'administrer le magasin de France gentiment, il est parti en guerre contre les Ritals afin de conquérir le royaume de Naples.

— Quelle idée ! S'il aimait Napoli, il avait qu'à aller y passer ses vacances, comme tout le monde ! réprouve Bérurier, porte-parole de la sagesse ! Et alors, il l'a conquéri ou quoi, ce fameux royaume ?

— Pour commencer, oui. Mais si les guerriers napolitains furent battus, leurs bonnes femmes prirent une éclatante revanche.

— Toutes des Jeanne d'Arc, les Napolitaines ? s'étonne Berthe.

— Non. Elles ont battu l'armée française parce qu'au contraire elle n'étaient pas des saintes. Ces dames dont les charmes ne sont plus à vanter depuis que le Touring-Club existe, ont plongé les soldats français dans des délices mauvaises pour la forme d'un militaire. L'occupation napolitaine ç'a été paradisiaque, mes amis. Du moins pendant quelque temps car nos troufions ont vite contracté une sale maladie.

— La chtouille ? devine Béru.

— Elle-même, Gros. Et fais confiance, elle était plutôt mauvaise à cette époque. Les fantassins à Charles VIII avaient le bigoudi verseur qui partait en brioche, et leur moral avec lui. Un vrai fléau ! Tout le monde y avait droit : les généraux comme les hommes de troupe !

— Et le roi ? interroge Berthe, retenant son souffle.

— Lui aussi, chère Berthy. Il aimait la bagatelle et il a eu son petit cadeau ! Ces messieurs ont fini par abandonner leurs conquêtes (les conquêtes territoriales et les autres) pour le go home inévitable.

— C'est leurs bourgeoises qui ont dû être contentes, ricane Sa Majesté. Ces dames qui sautent sur leurs glorieux guerriers, histoire de pavoiser et qui constatent que Popaul s'est fait la valise pendant le voyage, c'est décourageant, non ? Ils avaient droit à une pension de grands invalides, au moins, les pauvres biquets ?

— J'en doute, Gros.

— Il y avait pire ! renchérit Berthe dont la rapidité de vue est plus fulgurante que l'éclair. Je parle de ceux qui pouvaient encore faire du service et qui leur ont passé ce vilain mal à leurs dames, vous imaginez un peu !

Au lieu de s'apitoyer, ça le fait glousser, Béru, cette idée.

— Notez que la vérole, quand tout le monde l'a, c'est plus pareil : ça ressemble au service militaire ou aux impôts. Et alors, ton Charles VIII, gars ?

Je lui objecte que ça n'est pas mon Charles VIII et que s'il m'était permis de m'approprier un personnage historique, ça n'est pas celui-là que je choisirais.

— Il a perdu ses conquêtes, dis-je.

— Comme les Gaulois ? se souvient le Gros. Décidément l'Italie, ça nous réussit pas au point de vue guerre. Les mandoliniers, ils n'ont l'air de rien, mais il finissent toujours par se dépatouiller ! Quoi z'encore à signaler à propos de Charles VIII ?

— Un fait extrêmement important pour lui : il est mort !

— De sa super-variole ?

— Non ! il s'est cogné la tronche dans un couloir d'Amboise, paraît-il.

— T'es sûr que c'est pas quelqu'un qui lui a fait déguster une infusion de manche de pioche ?

— Le mystère reste entier. Après lui, c'est son beau-frère Louis d'Orléans qui met la main sur le sceptre. Il devient Louis XII. Que je vous affranchisse à propos de ce beau jeune homme. Louis XI l'avait forcé à épouser Jeanne, l'une de ses filles, une môme qui ressemblait à la fée Carabosse en moins bien. Ce pauvre Loulou en avait sec comme vous devez le penser. Etre obligé de faire un trou dans le matelas pour y loger la bosse de sa dame pendant qu'il lui jouait « Monte-là-dessus », c'est pas marrant pour un prince.

« Donc, à la mort de son beauf, Louis, devenu XII de son nom de famille, a pris le béguin de la jeune veuve et de la Bretagne qu'elle représentait ! »

— Il ne faut pas médire, reproche Berthe. Le deuil, ça leur porte à la peau à certains hommes. Vous en avez qui mettent des draps noirs à leur lit quand ils reçoivent la visite d'une dame !

— Ah ouais ? se rembrunit Béru, et comment que tu sais ça, toi, Bertha ? T'as connu un zig de chez Borniol ?

— On me l'a dit, répond hypocritement la mystérieuse. Mais je vous interrompis, commissaire, poursuivez !

— Bref, Louis XII a demandé le divorce et, l'ayant obtenu il s'est remarié avec la veuve Charles VIII. Si bien que cette duchesse de Bretagne a été deux fois reine de France. Une performance, hein ?

— J'admets, dit le Gros. Seulement il a dû avoir des désillusions, Monseigneur Loulou.

— A cause ?

— Tu m'as dit qu'il avait été poivré à Napoli, le Charles VIII. Donc il avait fait une passe à sa Bretonne, qui l'a faite à Louis XII. Pour le coup il aurait mieux fait de rester avec sa bosco, Louis XII. Sa portée aurait été plus conforme. M'est avis que la famille de France devait un peu boiter des deux flûtes à partir de ce moment-là !

— Tu oublies la providence, Gros. Louis XII n'a pas eu de garçon. Et dans l'ensemble ça n'a pas dû être un mauvais roi puisque le Petit Larousse l'appelle le Père du Peuple. Il a, lui aussi, fait des guerres d'Italie qu'il a perdues comme son devancier ; c’était une marotte de l'époque, ce besoin d'aller voir Naples avant de mourir ; pourtant il a diminué les impôts et ça, le peuple français ne l'oublie jamais.

Je vais cueillir une coupe au buffet et je la déguste en connaisseur. Du Dom Pérignon, vous pensez, avec un millésime qui ferait chialer d'humiliation un centenaire !

Un sourire danse dans la foule bigarrée, celui d'Anne, ma chère Anne. Je la vois venir, ravissante dans ses haillons.

— Je vous cherchais partout, reproche-t-elle.

Béru qui louche sur le champ'demande à la demoiselle s'il peut écluser une boutanche à lui tout seul, vu que le buffet est abondamment garni.

Un peu estomaquée par les manières de mon camarade, elle fait signe que « yes » puis se met à me présenter à des jouvencelles frôleuses.

On se bouscule dans la volière pour me refiler des œillades assassines et des soupirs capables de regonfler votre roue de secours.

— V'là le Boss qui fait ses épates, lance la voix hargneuse du Révérend Bérurier.

Les Miss Berlingot se retournent.

— Qu'est-ce qu'elle veut, celle-là ! proteste une donzelle dont le corsage doit être plus exploré que la grotte Azur de Capri.

— Celle-là, ma gosse, si sa femme serait pas présente, fait le Mahousse en désignant le connétable du Guesclin, elle pourrait vous faire assister à une drôle de prise d'armes.

Sa voix de mélé-cass est une révélation pour la jeune fille dont la vue est moins au point que le soutien-chose.

— Mais c'est un homme ! s'exclame-t-elle pour la plus grande joie de tous.

— Si vous avez deux minutes et si Berthe le permet, je peux vous prouver que vous méritez dix sur dix pour la réponse, riposte notre Valeureux en buvant une énième coupe.

La mousse du champagne lui picote le nez. Il expulse par de multiples orifices l'excédent de gaz carbonique absorbé et dit en retroussant ses manches pour découvrir ses jambons couverts de poils astrakanesques :

— Mordez la Joconde, mes poules. C'est pas au Louvre que vous trouverez la pareille. Celle-là, quand on l'expédie aux States, y a pas besoin de la fout'dans un emballage climatisé.

Une ovation salue la déclaration. Je leur présente mon illustre collègue ; aussitôt les demoiselles se pâment. A leur âge, on a la pâmoison facile. Un peu de sirop d'Halliday sur trente-trois tours, un doigt (ou deux) de San-Antonio et c'est parti ! Béru, elles ont ligoté ses exploits dans mon œuvre (21) alors vous pensez si elles le connaissent.

(21) Il faut vous dire que je suis particulièrement célèbre et apprécié dans les milieux estudiantins.
On le fête, le cher ange. On le tripote, on tire les poils de ses oreilles, on lui donne des bisous. On lui fait des menous. Des goudous-goudous. Des papouilles. Des grattouilles. Des chatouilles. Notre ami ne se sent plus. Son Connétable renaude ferme. Va y avoir une drôle de battue dans les salons de la comtesse si je ne veille pas au grain.

Les héros, lorsqu'on les a sous la main, on veut s'assurer qu'ils sont bien en chair et en graisse. Comme il s'agit d'un culte, on met le doigt dedans afin d'être bien certain que vos sens ne vous abusent pas, que c'est du réel !

— Faudrait voir à ne pas détériorer mon bonhomme ! mugit brusquement la Vache-qui-rit, à bout de patience.

Les petites guenuches matent le connétable et commencent à se payer son heaume.

Ce que voyant, Berthe du Guesclin annonce qu'elle va gifler.

La menace est redoutable si l'on considère les battoirs de Madame ! Le temps n'est plus loin où l'on va nous flanquer dehors à coups de savates dans la salle des fêtes. Faut assurer les arrières, car un peuple qui ne peut plus s'asseoir est un peuple facile à soumettre. La position assise, c'est la marque la plus fondamentale de l'irrévérence et du self-contrôle. Un peuple debout est prêt à marcher au pas. L'indépendance des hommes, c'est pas dans le tréfonds de leurs âmes qu'elle loge, mais dans leur coccyx.

— Allons ! Allons, mesdemoiselles ! sermonné-je, ne bousculez pas la Joconde !

Et, usant de cette emprise que j'ai sur les foules en général et les foules féminines en particulier, je me mets à chambrer les mômes.

— Voyez-vous, mes Miss, dis-je, nous sommes dans une somptueuse demeure pleine de personnages historiques et je vous parie cent kilos d'oignons contre une larme de crocodile que vous ne pouvez pas me donner l'ordre chronologique des souverains français.

Ma petite colle produit son effet. Elles moulent Béru et sa Gravosse pour essayer de relever le défi.

— Mes amis Bérurier et moi-même, continué-je, étions en train de réviser notre Histoire de France. Voulez-vous jouer avec nous ?

— Oui, oui, oui ! font les petites sauteuses.

— Parfait, mes choutes, alors pour commencer il y a une grosse bise à la clé pour celle qui me dira qui a régné après Louis XII.

On se croirait dans une salle de classe tout à coup. Ça s'entre-regarde, ça fronce les sourcils, ça marmotte des trucs, ça fait claquer ses doigts... L'une des gamines se décide et propose Louis XIII (elle n'est pas passée loin). Une troisième dit tout net que c'est Henri Il (faut avoir quelque chose dans le buffet). Pas une ne se sort de cette question. Elles repasseraient leur bac, ce serait scié. Notez bien que ces petites bêcheuses, tout ce qu'elles décrochent comme diplômes, c'est le Chamois de bronze à Courchevel. Ma petite Anne s'efforce de son côté. La première elle annonce qu'elle donne sa langue. Je lui dis « chiche » ce qui me vaut un certain succès d'estime.

— C'est François Ier ! révélé-je d'un ton claironnant.

Berthy Béru bat des mains.

— Oh ! chic ! s'exclame-t-elle. J'ai toujours eu le béguin de lui !

— Tu le connais donc ? s'inquiète son Pachyderme.

— Il jouait dans un film de Fernandel, explique la Baleine.

Mais ça ne rassure pas mon ami pour autant.

— J'aime pas, Berthe, que tu te laisses aller à des émois avec un type de la monarchie. Faut jamais se monter le bourrichon. Dis-toi bien que malgré toute ta séduction, ça ne pourrait jamais coller, toi et un roi !

— Et pourquoi, siouplaît ?

— Tu es bien trop indépendante !

La B.B. qui était encore à 80 degrés depuis l'affaire des jouvencelles se remet à bouillir vite fait. Elle rétorque qu'elle peut s'adapter à toutes les conditions sociales et que si François Ier lui faisait du gringue, elle saurait parfaitement se comporter avec ce monarque dont le collier de barbe la laisse rêveuse. Béru s'emporte à son tour et affirme tout net qu'il ne faudrait pas que ledit François Ier s'avisât de venir jouer les jolis cœurs à la maison, car cela risquerait de faire du vilain. Je les stoppe en leur apprenant que François Ier est mort depuis 1547 et que tout grand roi qu'il ait été, il lui serait impossible de faire la cour à B.B. L'assistance setire-bouchonne. Soulagé, Béru éteint ses angoisses avec une deuxième boutanche de rouille.

— Et alors, François Ier ? demande à brûle-pourpoint Mme Bérurier, née Lacourge.

— C'était à la fois le cousin et le gendre de Louis XII. En effet, il avait épousé sa fille, Claude de France ! Louis XII n'avait pas d'héritier mâle. Il savait donc que la couronne allait revenir au cousin François. Pour renforcer la position de ce dernier et laisser sa descendance dans le coup, il lui a fait épouser sa fillette, âgée de neuf ans !

Ça s'exclame dans l'assemblée ; Berthe surtout tonitrue.

— Lors du mariage, précisé-je, François, qui n'était pas encore Ier n'avait lui-même que quatorze ans ! Il est donc peu probable qu'il eût déjà de la barbe.

— Un peu précoces, les mômes de l'époque, admire le Gros. Moi, évoque-t-il, à quatorze berges j'étais commis-laitier et bien sûr je bricolais un peu la patronne pendant que son vieux fabriquait les yaourts : mais de là à pouvoir me marida ! Surtout avec une princesse de neuf ans ! C'est à touche-poupée qu'ils jouaient ces chérubins !

Son délicat langage faisant rougir quelques damoiselles, je m'empresse de poursuivre :

— Dès qu'il fut roi, en 1515...

Pour la quatre-vingt-dix-millionième fois, Sa Turbulence m'arrête :

— 1515, San-A, il me semble que ça me rappelle quelque chose. Ce serait pas la bataille de la Marne ?

— Non, mon gars, c'est celle de Marignan !

— Œuf corse ! Où avais-je la tronche ! Et même que c'est le François Ier qui l'a gagnée. Par exemple, je ne sais plus contre qui !

— Il l'a remportée sur les Suisses !

Il est incrédule.

— T'es louf, mec. Les Suisses sont pas assez cé-o-ènespour faire la guerre. Eux, sortis de l'Emmenthal et de la montre-bracelet, ils jouent pas les Attila !

— Détrompe-toi, grosse Bouille, autrefois ils étaient les archers de l'Europe.

— Probable qu'à force de finir leurs jours avec des jambes de bois et des manches vides, ils ont préféré se lancer dans la fabrication du chocolat et du coucou de salon !

— Toujours est-il que sous François Ier ils ont été battus. 1515, c'est la date historique la plus célèbre pour nous autres. La seule qu'un Français retienne jusqu'à son dernier souffle.

— Selon moi, affirme Bérurier, si à peine sacré ton François Ier a fait la guerre, c'était pour profiter de la date qu'était facile à retenir.

Le pensionnat des zoziaux qui nous cerne s'esclaffe de plus belle.

— C'était un gars à la coule, conviens-je, et il est fort possible en effet que cet aspect de la question l'eût séduit. Dans toute guerre il y a des prolongements imprévus. Charles VIII avait ramené d'Italie le mal de Naples, François Ier, lui, en ramena Léonard de Vinci. C'est cette différence qui fait la grandeur d'un roi. Les campagnes d'Italie que la France à tour a tour gagnées, perdues, regagnées et reperdues, ont valu à notre pays la plus noble des conquêtes : celle de l'Art. En Italie, François a contracté le goût du beau. Il a compris ce qu'étaient la peinture, la sculpture, le décor ! La grandiloquence, le délire artistique, bref, l'italianisme l'ont touché. Son goût du faste et de l'apparat vient de là-bas !

Comme certaines des souris présentes sont élèves des Beaux-Arts, une discussion s'engage. Nous parlons de Niccolo dell'Abbate, de Jean Goujon, etc., ce qui ne tarde pas à incommoder les Béru.

— Bon, le François Ier, il a eu une cour avec une plume dans le prose ; passons, et à part ça, qu'est-ce qu'il a fait ?

— Il a encouragé les lettres et les arts !

— Comme tout le monde, riposte le Gros, agacé.

Lui, ce qu'il encouragerait plutôt, c'est la gastronomie.

— Mais, m'emporté-je, tu ne comprends donc pas que ç'a été une sorte de préfiguration du Grand Siècle. Que de gloires diverses se sont manifestées : tu parles d'une affiche ! Rabelais, Clément Marot, Louise Labé, Maurice Scève, Ronsard, Montaigne, Jean Goujon, Cellini et le cher Pierre Lescot à qui François Ier a fait reconstruire le Louvre...

— C'est pas parce qu'on bricole le Louvre qu'il faut se croire tout permis, affirme sentencieusement le Gravos. En ce moment Malraux le fait passer à la peau de chamois, c'est pas à cause de ça qu'on lui élèvera une estatue !

— Non, conviens-je, ce ne sera pas à cause de ça !

Des garçons attirés par les filles, comme des mouches par de la mélasse, se joignent à nous. Ils nous prêtent une attention un peu crispée. L'un d'eux, plus boutonneux qu'une soutane, voyant que nous parlons de la Renaissance, tient à mettre son grain de sel. Paraît qu'il prépare une licence, ce bijou. Son papa est dans l'Import-Export et il reprendra le chéquier, plus tard. Fatalement faut être instruit pour acheter du cacao ou du tapioca aux jeunes nations africaines et pour revendre ces denrées à des grossistes européens.

Le voilà qui commence à nous faire tartir avec la Réforme, monsieur le bubonique. Il nous place Luther, alors que Béru, c'est plutôt le côté Bayard ou Belle Ferronnière de François Ier qui l'intéresse. La religion, Béru, c'est un truc qui lui échappe un peu. Il croit en Dieu, comme tout un chacun. Il n'est pas contre un peu de latin aux enterrements et il admet les baptêmes et les premières communions, sources de bombances, mais faut pas lui casser le goupillon à double carène avec le schisme catholique. C'est un gars qu'a le Calvin triste. Sa figure se met à pendre comme un drapeauen berne et il commence à se vidanger les caries dentaires du bout de la menteuse en faisant de petits bruits vipérins.

Au beau mitan de la discussion, un ronflement sonore éclate. Ça ressemble à une fusée de Cap Canaveral au moment où l'ingénieur chargé de la mise à feu crie « Nom de Dieu » en anglais.

On regarde le connétable du Guesclin qui en écrase, la visière de son casque au ras de sa bouche béante.

— Vous voyez, jeune homme, reproche le Mastard au phraseur, l'effet de vos histoires de défroqués sur Madame ?

Il en est soufflé, l'homme à thèses et il se tait illico, troublé. Brusquement, j'avise à quelques pas de là, affalé sur une banquette, un François Ier ventripotent.

— Regardez, le désigné-je. Le voici, François Ier !

Le Gros se dirige vers le personnage en question. Il s'agit d'un vieux podagre qui doit avoir des varices et porter un bandage herniaire. La barbe noire du zig se décolle.

Béru se penche sur lui et l'examine.

— Tu crois que le vrai avait cette bouille en coin de rue sinistrée, San-A ? interroge-t-il à la cantonade.

Le François Ier a du mal à réaliser que c'est de lui qu'il s'agit. Il mate son interlocuteur avec un effarement des plus comiques. Encouragée par les rires qui fusent de notre groupe, Sa Majesté ne se sent plus.

— T'es sûr qu'il avait un durillon de comptoir façon ballon de rugby ? poursuit-il en tapotant la bedaine du malheureux. Et qu'il avait aussi un œil qui disait merde à l'autre ? Et ses guitares, gars, Louis XV, déjà, qu'elles étaient ?

Il saisit le bout de barbouze décollé et l'arrache.

— J'espère que son piège à macaroni tenait un peu mieux que ça, ou alors il devait pas avoir l'air flambard, le roi de France, s'il paumait sa barbichette pendant un mimi ravageur !

— Madame, je vous en prie ! proteste le François Ierdébarbé en reculant devant la main dévastatrice de cette Joconde en délire.

Ça l'amuse, Béru. C'est farce comme situation, voilà ce qu'il pense, notre cher et délicat poète.

— C'est pas de ma faute si vous êtes mon genre, mon pote, répond-il en faisant sa voix la plus féminine possible. Vous auriez dû vous déguiser en bonhomme Michelin, mais à part ça vous avez tout ce qu'il faut pour démolir le standing d'une ménagère de ma classe ! Vous avez le teint un peu plombé, mais avec quelques tasses de Boldoflorine ça doit s'arranger.

On trépigne dans l'assistance. Le type mis sur la sellette essaie de se draper dans sa dignité, mais c'est duraille lorsque habitant le seizième arrondissement on porte des fringues du seizième siècle. Il finit par battre en retraite, ce qui contrarie un tantinet ma jeune hôtesse.

— C'est l'émir de Kamalpartou, explique-t-elle.

Béru a entendu, il se ferme.

— Fallait le dire, alors son teint bistre c'était de naissance ? Moi je croyais à une crise de foie.

Puis, se tournant vers moi :

— Il avait le teint comment, François Ier ?

— Fleuri. C'était un gai luron, délicat, paillard, aimant la bonne vie et les jolies filles. Sa cour était la plus scandaleuse d'Europe. Il ne pouvait voir une femme convenablement carrossée sans éprouver dare-dare des démangeaisons dans le trémolaire bougnazé.

— T'entends, Berthe ! clame Bérurier.

Mais Berthe continue d'offrir son meeting orlyesque. En ce moment, elle bruite l'exercice acrobatique d'une escadrille de Vampires. Son Jules la réveille discrètement en lui flanquant un coup de savate dans les tibias. La frêle fleurette des champs (d'épandage) coupe les gaz et remue. Derrière le heaume, sa voix feutrée demande à Béru pourquoi il la réveille en pleine nuit. Le Gros soulève la visière du casque, nous découvrant ainsi la bouille écarlate de sa Baleine.

— Tu avais fermé les volets ? bredouille la dame, mal éveillée.

Elle mate les alentours et reprend conscience.

— Mande pardon, gazouille la fauvette des bois, je crois que je m'étais un peu assoupie. Que fait-on ?

— On continue de dire sur François Ier, la renseigne le gros Chérubin. Paraît que c'était un terrible du tiroir du bas, hein, San-A ?

— La petite et la grande Histoire sont pleines de ses prouesses galantes !

— Sa cour, traduit Béru, c'était un vrai foutoir. Il calçait toutes les frangines qui draguaient à sa portée.

Le connétable retire son heaume. Elle veut tout entendre.

— On affirme qu'il lui arrivait d'honorer ses favorites jusqu'à dix fois par nuit !

Les demoiselles gloussent, énervées par la précision. Béru, lui, hoche la tête.

— Tu parles d'un appétit ! Il avait un marteau pneumatique dans le kangourou, je m'explique pas, sinon !

— En ce début de siècle, continué-je, trois monarques exceptionnels régnaient sur l'Europe, et même sur le monde. C'étaient... Allons ; mesdemoiselles ! Voyons un peu si vous le savez ?

Mais les souris ne mouftent pas. C'est le boutonneux de la Réforme qui récite à toute vibure : François Ier, Henri VIII et Charles Quint !

— Merci, mademoiselle, lui dis-je.

Et je reprends mon cours.

— Trois souverains de ce poids, c'est beaucoup en même temps. Et puis trois c'est pas un chiffre. Ces bons sires ont passé leur règne à s'allier et à se tirer dans les tiges alternativement.

— Lequel c'était qui faisait le mieux marron les deux autres ? demande Béru.

— Charles Quint sans aucun doute, assuré-je. Il fut nommé empereur alors que notre François national guignait le poste. On disait de Charles Quint que jamais le soleil ne se couchait sur ses Etats. De l'Autriche à l'Amérique du Sud, il en avait un paquet !

— Un colonialiste, quoi ! résume Béru. Il a bien fait de canner parce que de nos jours ç'aurait t'été sa fête !

— François Ier était jalmince comme un teigneux de voir la puissance du roi d'Espagne. Il a voulu s'allier au roi d'Angleterre, Henri VIII, vous savez : le gros qui a eu six femmes, qui a envoyé le pape chez Plumeau et qui bouffait le poulet avec les doigts.

— Un mec qui savait vivre, conclut Béru. Dommage qu'il eusse t'été anglais. Je le vois assez dans le rôle du roi de France.

Et il ajoute finement :

— Il devait toujours être en état d'alerte avec ses six reines !

Le jeu de mot est mauvais, mais faut le faire. Il y a quelques protestations des demoiselles à qui le régime biscotte ne réussit pas ; pourtant dans l'ensemble on apprécie.

— Ce projet d'alliance a donc provoqué l'entrevue du camp du Drap d'or sans lequel l'imagerie française ne serait que ce qu'elle est.

— Watt Isis ? demande mon ami.

— Pour épater le roi d'Angleterre, François Ier a mis le paquet. Les tentes du camp étaient tissées de fil d'or. A l'intérieur, il y avait des tapisseries, des pierres précieuses, des mets délicats, des filles resplendissantes...

— J'aurais aimé être l'invité d'honneur de la semaine, rêvasse le Gros.

— T'as l'esprit de lustre ! lui reproche hargneusementson paquet de saindoux, ça te perdra, Alexandre-Benoît ; ça te perdra !

Béru explique qu'il n'y a pas de mal à vouloir connaître le Drap d'or. Il a toujours été attiré par le beau, le délicat, et la meilleure des preuves c'est qu'il a épousé Berthe. La voilà calmée, l'Ogresse. Il a l'air comme ça d'un voltigeur, Béru, mais ne vous y fiez point ; en réalité, c'est un diplomate.

— Le Rosbif a dû en prendre plein les carreaux, non ? murmure-t-il. S'il radinait de la tour de London, ton Henri VIII, avec ses reines aux ratiches format Gaveau, le Drap d'or pour lui ç'a été le Cinérama.

— Un peu trop même, car il n'a pas pardonné ce déploiement de luxe à son collègue français. Notre excellent camarade François Ier, des concerts du Louvre, a commis une immense erreur de psychologie. Il a voulu éblouir sans comprendre qu'en éblouissant il humiliait ! Quand les deux rois se sont séparés après avoir bien fait la foiridon, Henri VIII a couru signer un traité d'alliance avec le rusé Charles Quint. Ce dernier détenait la vraie puissance, il pouvait se permettre d'être modeste.

— C'est comme les soyeux lyonnais, compare Bérurier. Ils roulent dans de vieilles Dauphines ou dans des Arondes, alors qu'ils pourraient offrir des Cadillac à leur femme de ménage. Et qu'est-ce que ça a donné, cette alliance ?

— François Ier en a eu sec. Mais c'était pas le genre de sire à se cailler le raisin parce qu'il y avait des ratés dans le carburateur. Il a tout de même fait la guerre à Charles Quint et il l'a eu dans le dos à Pavie.

— Jamais entendu causer.

— Parce qu'en France on ne donne aux rues et aux bistrots que des noms de victoires. Sur les Champs-Elysées il y a le Marignan, mais tu peux toujours chercher le Pavie dans l'annuaire. Pour en revenir à François, Charles Quint l'a fait prisonnier.

— Ça la fiche mal !

— Pas tellement ! Notre roi était si populaire que lorsqu'il a été emmené à Madrid pour l'incarcération on l'a accueilli comme un vainqueur et non comme un prisonnier. C'était à se demander si ça n'était pas plutôt lui qui avait fait Charles Quint prisonnier !

— Il a dû renauder, l'Arlequin ?

— Et comment ! Du coup il l'a fait fiche au mitard, le François.

— Il a pu s'évader ?

— Un truc formidable l'a sauvé, Eléonore, la frangine de Charles Quint, est tombé amoureuse de lui. Elle a fait des pieds et du reste pour le tirer de ce piège à rats. François Ier qui avait de la veine dans son malheur lui a promis le mariage.

— Mais il était déjà marida ?

— Non, car il était devenu veuf très tôt, sa jeune femme ayant eu la noble idée de canner avant la campagne. Comme Charles Quint ne pouvait décemment détenir son futur beauf prisonnier, il l'a renvoyé au Louvre en port dû.

— C'est très intéressant, affirme Berthe. Et a-t-il tenu parole, au moins ?

— Mais oui : François a épousé Eléonore. C'était un gentleman. Par exemple, une fois marié, il ne s'est guère occupé d'elle.

— Elle lui disait rien ? s'étonne Béru. Pourtant, une Espago, c'est bon pour le plumard. Elles ont le sang chaud, les Andalouses.

— François Ier avait son propre cheptel, comprends-tu ? L'habitude est une seconde nature. Quand tu remets le couvert dix fois de suite avec la même nana, faut croire qu'elle t'inspire, non ?

— Et Arlequin, il l'a su que son beauf ne taquinait pas la jarretelle à sa frangine ?

— Tout se savait.

— Je vois ça : Minute ou le Canard Enchaîné devaientfaire des gorges chaudes ? Sans causer des potins de la Commère dont au sujet desquels il faut savoir lire entre les lignes. S'il l'a appris, ce dédain, Arlequin, il a du être dans tous ses états ?

Béru ne réalise pas la nature de nos sourires et nous considère avec étonnement. Sa Dulcinée prend le relais de l'interrogatoire historique. Elle veut connaître les principaux actes de François Ier.

— Il en a commis un qui sur le moment parut sans importance, révélé-je, mais qui, par la suite, devait être gros de conséquences.

— Et quoi donc ? me demande-t-on à l'aronde.

Le garçon pustuleux va pour répondre, mais je le devance car je n'aime pas qu'on me sape mes effets.

— Il a marié son fils, le futur Henri II, à une parente du pape... Et savez-vous comment se nommait cette jeune personne ?

Le binoclard une fois encore veut le dire. Je lui fourre précipitamment une saucisse-cocktail dans le clapoir, mine de rigoler.

— Elle s'appelait Catherine de Médicis !

Le tollé général m'indique que les personnages vénéneux de l'Histoire sont peut-être plus réputés que les personnages bénéfiques.

C'est, une fois de plus, le Gros qui exprime le mieux le sentiment général :

— Ben mon salaud !

Un silence.

La Berthe dévorante demande :

— Il est mort jeune ou vieux, François Ier ?

— A cinquante-deux ans !

— Dans les bras de sa femme, naturellement, dit-elle, sarcastique, tous les hommes qui ont fait « la vie » meurent dans les bras de leur épouse.

— Pas lui. Il aimait trop ses maîtresses.

— Cette Eléonore, reconnaît Sa Majesté, elle avait le caractère en or ! Et de quoi il est clamsé, le beau-frère d'Arlequin ?

— Sait-on jamais de quoi meurt un roi ? Sa vie de barreau de chaise l'avait vieilli avant l'âge. Par exemple, il a eu une grande joie avant de trépasser : celle d'apprendre le décès de son ami Henri VIII.

— C'est marrant qu'ils soyent morts la même année, ces chenapans, fait Béru. Et le troisième, qu'est-ce qu'il a fait ?

— Charles Quint ? Eh bien, après la mort de ses grands rivaux, il s'est ennuyé, fatalement. Quand tu es en affaires ou en bisbille avec Henri VIII et François Ier et que ces deux gaillards lâchent la rampe, tu sombres vite dans le morose, Gros. Lui, après avoir traînassé sa mélancolie une dizaine d'années encore, il a abdiqué et s'est retiré dans un monastère.

— Il a bien fait, ratifie Bérurier après une courte méditation. Somme toute, quand t'as plus d'amis ni d'ennemis valables, quand ton foie se mite et que Popaul répond absent à l'appel, c'est ton intérêt de passer la pogne. Faire l'empereur lorsque le cœur n'y est plus, c'est sûrement pas une sinécure.

Lecture :

LE RÉGICIDE DU JOAILLIER BÉRURON

Messire Béruron, joaillier en la bonne ville de Paris, à deux pas du Louvre, avait tout pour être heureux et il le savait, ce qui constituait un élément de bonheur supplémentaire.

Il s'agissait d'un homme de bien, boutiquier mais presque honnête, ce qui, du point de vue confort intellectuel, est appréciable.

Il avait la tête de tout le monde, autre qualité indispensable si l'on veut jouir au maximum des jours que le Seigneur vous accorde. Sa santé était bonne. Il pouvait, sans crainte de voir son estomac, sa rate ou son gésier protester, boire frais et manger salé, ainsi que le recommandait le docteur Rabelais. Il avait un beau commerce, prospère et élégant, et surtout, oh ! oui, surtout, Béruron jouissait (le mot est irremplaçable) de la plus belle femme qu'un mari ait jamais conduite à l'autel, ou un amant à l'hôtel. Adeline Béruron clouait d'admiration tout homme normalement constitué qui d'aventure portait les yeux sur elle. C'était une admirable blonde, à la peau de lait, à la taille fine, aux seins mignons mais drus et à la bouche couleur de cerise mûre. Elle parlait doux et dans un langage très châtié, car Adeline s'était instruite auprès d'un de ses oncles curé et parvenait à vous dire en latin ce que d'autres ont tant de mal à vous dire en français. Sa beauté n'avait d'égal que son maintien. Cette personne savait rester vertueuse sans avoir l'air prude. Elle recevait les compliments sans s'insurger, mais, par son attitude, elle montrait au galantin qu'il devait en rester là. Son charme délicat avait contribué à l'essor du magasin de joaillerie tenu par le sire Béruron, son mari.

Moult seigneurs venaient chez eux acheter les babioles dont ils comblaient leurs favorites, pour le plaisir d'admirer cette élégante boutiquière qui constituait, comme l'assurait son mari, et il était bien placé pour en juger, le plus beau joyau du magasin.

Lorsque les amis de Béruron lui parlaient de sa condition, avec des inflexions pleines d'envie dans la voix, ils terminaient toujours par « Si la fée Marjolaine entrait dans ta boutique et te demandait de formuler un souhait, lequel donc ferais-tu, puisque tu jouis de tous les biens terrestres ? ». Alors, le visage de Béruron s'emplissait de gravité et il répondait chaque fois, sans même se donner le temps de la réflexion, en homme sûr de la permanence de son ambition :

— J'aimerais devenir le fournisseur de notre sire le bon roi François, premier du nom !

Ce vœu ne correspondait pas à un sentiment de cupidité, mais d'orgueil. Or, il arriva un jour qu'un des seigneurs clients de Béruron entendit ce souhait et qu'il le rapporta au Roy. Il précisa au souverain que la femme du joaillier était assurément l'une des plus jolies filles de son royaume et cette précision fut suffisante pour qu'aussitôt François Ier éprouvât l'envie de vérifier la chose.

— Qu'on dise à cette dame de venir me soumettre les plus belles pièces de sa boutique ! ordonna-t-il.

Lorsque Béruron apprit que le Roy désirait voir sa collection, il revêtit ses plus beaux atours, réunit ce qu'il avait de mieux en fait de bracelets, de colliers et de bagues, glissa les pierres précieuses dans un écrin tendu de soie, et courut au Louvre.

En voyant entrer ce gaillard rougeaud dans la salle de son petit Conseil, François Ier fronça les sourcils et devint maussade.

Il salua à peine l'arrivant obséquieux qui, l'échine cintrée, lui proposait mille merveilles éblouissantes. François Ier fourragea dans le lot, du bout de ses doigts blasés, un peu comme une couturière fourrage dans sa boîte a boutons.

— C'est tout ? demanda-t-il sèchement.

Le cœur de Béruron devint dur comme un caillou et le souffle lui manqua.

— Sire, bredouilla le pauvre homme, ces bijoux sont les plus beaux qu'un joaillier puisse vous soumettre.

— S'il en est ainsi, trancha le roi, je me fournirai donc chez les Vénitiens ou les Florentins, comme d'habitude.

Béruron manqua de s'évanouir devant ce cuisant échec.

— Tu n'as pas d'autres pièces à me montrer ? insista le Roy.

— Aucune autre qui fût comparable à celles-là.

— Je veux tout de même les voir, conclut François. Mais cette fois, l'ami, fais-les apporter par ta femme. De jolies mains forment un présentoir plus digne d'un roi !

Béruron en eut mal dans toute la poitrine. La réputation de son souverain n'était plus à faire. Il comprit qu'en réalité le roi de France s'intéressait plus à sa femme qu'à sa marchandise. Il balbutia des promesses, dit au roi qu'il allait essayer de réunir d'autres joyaux, et se retira, meurtri jusqu'à l'os.

En le voyant revenir, la tête et le reste bas, Adeline comprit sur l'instant que son époux venait de subir une cruelle désillusion. Elle le questionna et Béruron, en mari confiant, lui narra sa visite au roi.

La chère Adeline haussa imperceptiblement les épaules, puis baisa tendrement la joue de Béruron où le sang tardait à circuler.

— Mon ami, lui dit-elle, vous vous créez en vain de bien graves tourments. Imaginez-vous que ma visite au Louvre présenterait un danger pour notre chère union ? Si vous me croyez, laissez-moi y aller. Je saurai me comporter vis-à-vis de notre sire le Roy en honnête épouse que je suis, et lui vendre vos bijoux en bonne commerçante que je crois être aussi !

Ragaillardi, Béruron étreignit sa femme sur son cœur en lui disant des mots gentils pleins de reconnaissance et de tendresse.

Qu'elle était belle ! Adeline Béruron, lorsqu'elle franchit la porte du cabinet royal, rosissante d'une juste émotion.

Ses atours bleus exaltaient sa blondeur et donnaient une bonne réplique à son regard couleur de ciel. Elle s'avança jusqu'au fauteuil du roi dans un froissement d'étoffes neuves, s'agenouilla devant son seigneur et attendit. Elle avait vu François Ier à plusieurs reprises, lors de ses déplacements dans sa capitale, mais de loin et mal, car chaque fois, le monarque se déplaçait au milieu d'un cortège de courtisans et de gens d'armes. La majesté de ce Louvre dont le luxe était le plus grand d'Europe impressionnait fort Adeline.

— Relevez-vous, la belle, dit le roi avec un sourire satisfait, car cette aimable joaillière lui convenait fort. Et approchez-vous pour me montrer un peu ces merveilles qui ont cependant moins d'éclat que vos yeux et moins de douceur, j'en suis sûr, que votre peau !

« C'est parti ! » songea avec émotion Adeline.

Le roi, d'un geste impérieux, l'attira contre lui. Il passa une main sur la croupe d'Adeline et de l'autre reçut les pierres qu'elle lui présentait. Ce jour-là il les trouva fort belles, bien qu'elles fussent de qualité inférieure à celles que lui avait déjà soumises le mari. Il fit l'emplette de tout le lot en songeant : « C'est de la bricole, mais ça peut toujours servir à récompenser les petites gens de mon entourage. » Ensuite de quoi, il dit à la dame Béruron :

— Il me plairait, ma belle, de vous avoir ce soir en ma couche royale. J'enverrai mes gens vous quérir en votre échoppe à la nuictée, soyez donc prête.

Tant de simplicité dans l'énoncé d'un désir qui provoque généralement chez le commun des mortels un tas de circonlocutions, anéantit Adeline.

— Mais, Sire, bafouilla-t-elle... La chose n'est pas possible !

Le visage un peu fripé du roi qui avait déjà passé la cinquantaine se crispa.

— Ça, dame Béruron, ignorez-vous qu'impossible est un mot qui n'a plus droit de cité en mon royaume ?

— Mais, mon mari..., soupira la digne épouse dans un râle.

— S'il s'agit du grand diable niais et sanguin qui m'a visité hier, ne vous plongez pas en grand souci pour lui, il n'en vaut pas la peine !

— Il ne voudra jamais ! C'est un mari affectueux et par conséquent jaloux !

François Ier balaya l'argument d'une pichenette.

— Volonté de roi fait loi, la belle, récita-t-il, car il versifiait comme... un roi ! Que le manant ne s'avise pas de l'oublier s'il ne veut pas se retrouver demain à Montfaucon (22) pour y danser sa dernière gigue !

(22) En Espagne on disait : le mérinos.
C'était catégorique. Adeline comprit que la vie de son époux était entre ses mains, ou plus exactement entre ses jambes. Elle dit au roi qu'elle se tiendrait prête à l'heure convenue et se retira d'une démarche flageolante.

— Je le savais, fit seulement Béruron lorsque sa femme lui eut fait le résumé de sa visite royale.

Les trois mots, bien qu'anodins, traduisaient tout son désarroi de brave homme, tout son désespoir, toute sa faillite morale.

Béruron répéta douloureusement :

— Je le savais ; tu es trop belle, ça devait arriver.

— Si vous le désirez, mon ami, je partirai en province chez ma mère avant l'arrivée de l'escorte chargée de me conduire au Louvre ? Seulement, évidemment, murmura Adeline, il y a Montfaucon...

Béruron frissonna. Il était allé plusieurs fois à Montfaucon les dimanches de pendaison, lorsqu'il y avait matinée ou soirée. Il ne se sentait pas la vocation d'un pendu.

— Montfaucon, Montfaucon, soupira le malheureux. Ah, Adeline, que le tien ne l'est-il aussi ! (23)

(23) F.E.D. : Fédération Européenne de Découvertes.
C'était en soi une formule de renoncement. Adeline le comprit et s'en fut se préparer un bain aux plantes aromatiques.

A tant faire d'être forcée, autant soigner la présentation. Surtout lorsque c'est un roi qui s'empare de votre honneur.

Béruron demeura plusieurs heures consécutives dans un état de prostration intégrale. Il se reprochait sa vanité qui l'avait conduit droit dans cette affreuse alternative : mourir ou être cocu, l'un n'excluant pas l'autre, du reste ! La réputation du grand roi François était éloquente. Son règne avait été jalonné de ces caprices scandaleux. Progressivement, la haine s'installait dans le cœur du joaillier. Une haine froide, totale, inguérissable. Si, à cette heure, il avait pu approcher le souverain, il l'eût poignardé avec plaisir. La rage qui submergeait Béruron ressemblait à l'eau d'un torrent qui grossit le lit de celui-ci, puis déborde en balayant la nature.

Béruron n'y tint plus. Il cria à sa femme occupée à s'ablutionner qu'il sortait faire une course et retira la chevillette fermant la porte.

Le brave homme marchait vite, en rasant les murs. Il n'avait pas grand chemin à suivre pour se rendre en le logis de dame Pinuchette, la veuve d'un bon camarade à lui, décédé depuis peu d'un mal ramené de ses campagnes d'Italie. Il trouva cette dernière affalée dans un fauteuil derrière sa fenêtre. Ce n'était point tant son état de veuve qui rongeait la dame que la vilaine maladie léguée par son pauvre défunt. La digne personne n'avait pas quarante années d'âge, mais elle en paraissait au moins le double. En apercevant Béruron, elle ressentit une surprise qu'elle ne pensa pas à cacher. Depuis longtemps, le vide s'était fait autour d'elle. Les veuves, lorsqu'elles ne sont pas belles, rebutent les amis ; mais quand de surcroît elles sont notoirement vérolées, le plus cauchemardesque des épouvantails obtient de moins bons résultats dans l'art somme toute délicat de circonscrire les velléités d'approche.

— Messire Béru ! s'étonna-t-elle (se rappelant le diminutif dont son époux usait avec le visiteur). Quelle surprise !

Béruron jaugea la dame d'un œil empli d'effroi. Il se demanda un instant s'il pourrait réaliser ses projets, mais sa haine toute neuve (bien que froide), le portait !

Il s'approcha de la veuve fort civilement et lui dédia son plus engageant sourire.

— Dame Pinuchette, vous allez peut-être trouver que c'est grande honte de venir vous trouver pour vous tenir le langage que vous allez ouïr, et pourtant je ne puis faire autrement, entama-t-il.

Intriguée, la dame le fit asseoir devant elle et attendit.

— Figurez-vous, ma belle, enchaîna Béruron, que cette nuit dernière l'âme de votre mari m'a envoyé un songe. Dans ce songe il me disait que vous vous languissiez derrière votre croisée et il en éprouvait grand-peine. Il pleurait, le cher homme, en déclarant que vous étiez encore jeune et pleine d'appétit pour les plaisirs du corps. Ce qu'il disait était tellement riche en regrets que par ma foi j’en ai pleuré aussi en dormant.

Des larmes ruisselèrent aussitôt sur les joues creusées par le mal et la solitude de dame Pinuchette. Elle dit en sanglotant qu'elle reconnaissait bien là la délicatesse et les qualités d'époux du mort et qu'en effet, il est triste lorsqu'on n'a pas encore doublé ses vingt ans de se mettre seule au lit et de ne faire l'acte d'amour qu'en pensée.

Béruron toussota et, après une dernière hésitation, attaqua.

— Pinuchette m'a chargé d'une mission, ma belle. Foi d'honnête homme, que la vertu de mon Adeline s'envole en fumée si je mens (24) il m'a demandé comme un service de venir vous frotter le lard, histoire d'apporter quelque chaleur dans votre foyer éteint.

(24) Glandes que les hommes de cette époque avaient particulièrement développées.
Jamais, depuis Jeanne d'Arc, femme ne fut plus éberluée par une déclaration que dame Pinuchette.

Elle regarda Béruron, rougit, détourna les yeux et soupira. Pour une surprise c'était une surprise. Et d'autant plus agréable que dame Pinuchette avait toujours trouvé Béruron à son goût. Il était grand, vigoureux, avec l'œil coquin et la lèvre humide. Et puis sa position sociale la flattait. La femme est séduite fort souvent par des qualités annexes. C'est ce qui explique que tant de barbons délabrés ont de la chance en amour. Elle jalousait Adeline, dont l'éclat lui faisait mal aux yeux et la pensée de la cocufier, fût-ce à la demande expresse de son ex-conjoint, n'était pas faite pour diminuer son plaisir. Pourtant, oui, pourtant, dame Pinuchette appartenait à cette race de femmes honnêtes qui sont incapables de mouiller les noix qu'elles vendent pour les rendre plus lourdes.

Elle libéra une bonne demi-douzaine de nouveaux soupirs avant de murmurer :

— Messire Béruron, c'est là en effet bien étrange songe que vous envoya mon pauvre mort. Il est vrai que la solitude morale et physique sont dures épreuves pour une personne jeune encore et qui raffolait des plaisirs de l'alcôve. Pourtant...

Béruron, qui s'était mis dans l'idée de caramboler la dame et qui s'était de plus habitué à cette idée, fronça les sourcils.

— Pourtant, reprit-elle, je dois vous dire que je suis affligée de par sa faute du mal cruel dont il a défuncté.

— Je sais, murmura Béruron.

Le regard de son interlocutrice vint fouiller ses yeux.

— Et vous êtes prêt néanmoins à assurer la mission qu'en songe il vous a confiée ?

— Je suis prêt ! répondit hardiment Béruron en priant le ciel pour que « l'Intendance suive ».

— Mon devoir m'oblige de vous décrire la façon dont Pinuchette est mort. Il n'avait plus de ce que vous pensez, lachose étant partie morceau après morceau comme une pomme qu'on croque...

Béruron prit une profonde inspiration. L'image était dure à encaisser.

— Naturellement, poursuivit-elle, ses dents avaient été effeuillées bien avant le reste. Ses cheveux restaient dans la main, la fièvre le faisait trembler, il...

— Arrêtez, arrêtez, ma commère, bredouilla Béruron. J'ai ouï déjà tout ce qu'il y avait à ouïr sur le mal de Naples.

Il sourit à ses projets.

— Mais pour moi, la chose importe peu. Et si vous voulez bien de moi pour échauffer vos sens, eh bien, par saint Eloi, patron des orfèvres, je suis votre homme !

Et il le fut !

En regagnant sa boutique, Béruron était la proie d'une grande inquiétude. Non pas qu'il redoutât les conséquences de son acte, au contraire il les espérait très fort, mais parce que dame Pinuchette s'était montrée terriblement ardente au jeu et qu'elle avait mis notre homme sur les genoux.

« Du diable si après une telle séance je suis encore capable d'honorer mon Adeline », pensait-il.

Mais lorsqu'il fut chez lui et qu'il vit son épouse attifée comme une reine, (déjà) avec de l'eau de senteur par tout le corps et ses cheveux bien arrangés, ses craintes se volatilisèrent.

Jamais Adeline ne lui avait paru plus désirable. Ah ! ce cochon de François Ier n'allait pas s'embêter. Avec un rien d'orgueil il se dit que sa femme était bien digne de figurer dans la couche d'un roi. Il lui fit part de ses intentions, mais Adeline qui se soumettait ordinairement de bon gré regimba.

— Mon ami, fit-elle, voyez comme je suis apprêtée, vos élans déferaient le bel ouvrage.

Béruron rétorqua aigrement qu'il n'en avait rien à foutre.

— Je suis encore le mari ! déclara-t-il ; et j'ai le droit de m'emparer de ma femme quand bon me semble, non ?

Bien qu'en cédant au Roy, Adeline ne fît que se soumettre à une volonté supérieure, elle ressentait dans son intimité un sentiment de culpabilité. Il n'était point l'heure d'irriter un bon mari victime d'une bien cruelle aventure.

La notion de devoir doit toujours prévaloir dans le cœur d'une honnête épouse, surtout lorsqu'elle est sur le point de coucher avec un autre homme. Elle s'abandonna donc.

Béruron était en verve ce jour-là.

Les nerfs, sans doute ?

Il donna à sa chère Adeline les mêmes satisfactions qu'à la veuve Pinuchette. Son ardeur était celle du coureur grec qui porte la flamme de gloire depuis sa source sacrée jusqu'à l'urne (non moins sacrée) qui l'attend !

François Ier fut pleinement satisfait par sa nouvelle conquête qu'il honora souventes fois par nuit et ce pendant beaucoup de nuits.

Il surnomma Adeline « La Belle Bérurière » et lui prouva par mille cadeaux son attachement.

La Belle Bérurière n'en fit qu'un au souverain. Mais de taille, puisqu'il devait en mourir l'année suivante.

Ainsi se perpétra, de galante façon, le régicide le plus délicat de l'Histoire.

(Textes retrouvés attribués
au Maître François Rabelais)