Quatorzième leçon :

LOUIS XVI... ET CE QUI S'ENSUIVIT

Rien de tel qu'une petite grippette pour vous mettre en forme. C'est un peu comme un abcès de fixation, aussi me pointé-je au bureau frais comme un nez de chien (35).
(35) C'est vraisemblablement de « l'abdomen » que Béru veut parler.
Je serre les mains avides qui m'espéraient ; je dis « que-ça-va-beaucoup-mieux-merci » et je vais potasser les dossiers posés sur mon établi.

Au bout d'un moment, Bérurier fait une apparition théâtrale. Assez stupéfiant, le Dodu, ce morning ! Il porte un immense blue-jean râpé et constellé d'étiquettes made in U.S.A., un polo vert pomme, un blouson de cuir noir à col de fourrure, des chaussures de basket et une vraie toque en faux astrakan. L'essayer c'est l'adopter ! Pour vos réceptions mondaines, mesdames, pour les noces et les banquets, pour les baptêmes et les enterrements, faites appel à Alexandre-Benoît Bérurier. Il parviendra toujours à détendre l'atmosphère. La somptuosité de ses trouvailles vestimentaires, la percussion (et les répercussions) de ses réflexions apporteront toujours autour de vous joie et santé, car une boutade signée Bérurier, c'est de la rigolade assurée.

— Tu vas à un nouveau bal costumé ? m'étonné-je.

L'Etonnant, le Détonnant, l'Irréinventable Béru hoche sa pauvre hure brouillée par le brouilly.

— C'est rapport à une enquête dont je me livre dans les milieux blousons dorés, explique-t-il. Comme j'ai besoin de fouinasser chez les yé-yé, faut que je me mettasse à l'unisson !

— Béruyéyé ! fallait voir ça avant de mourir, conviens-je.

— Reconnais, gars, que le « Blougin » c'est ma longueur d'onde !

— En effet, ce futal de toile te moule comme un cigare. Pour le poser, tu te fais éplucher, je suppose ?

— J'ai la technique, San-A. Je me couche sur le lit, les flûtes relevées. Berthe tire sur une des jambes et la bonne sur l'autre. Moi pendant ce temps je donne des coups de reins pour faciliter le décarpillage !

— Le spectacle ne doit pas laisser indifférent, conviens-je.

Il caresse la rude étoffe du blue-jean.

— Dans notre job, faut se tenir au courant. Dans le vent, quoi, comme on dit. Mais dis voir, je t'ai pas encore remercié pour Louis XV ? Ça nous a beaucoup plu, à moi et à Berthe, j'avais emporté le mégalophone du bureau et on se l'a fait jouer trois fois hier soir. D'autant plus qu'à la téloche y avait que du rasoir. Une conversation religieuse dont à propos de l'unité de l'Eglise. Ils avaient réuni des curetons de toutes les religions. Y avait le père Dupanloup, le rabbin Desbois, le pasteur Ysé, et le mufti Ben Durant, plus un curé à barbouze de l'église orthopédique. Ces braves gens ont attaqué en disant comme quoi toutes les Eglises devraient infusionner. Moi j'étais pour. Paraîtrait du reste que Popaul le Vadrouilleur, ça serait dans ses visées. Et puis ces bons messieurs se sont mis à défendre leur crémerie et le vin de messe a vite tourné au vinaigre ! T'aurais dit des représentants de commerce en plein suif. Chacun jurait que c'était son produit le meilleur et que celui des autres c'était de la toupie de chansonnette ! On les aurait pas minutés qu'ils se seraient filé la pater à force de se virguler des objections cul-soutanées. Un vrai désastre !

« Moi, tu vois, je serais été Jésus-Christ que j'intervenais en pleine émission pour les mettre au surplis. Je te leur foutais un miracle sur 819 lignes, mon pote, que tout le monde en aurait causé. Parce qu'à mon sens, pour le bien de l'Eglise, c'est pas des radoteurs qu'il faut mais un grand miracle. Jusqu'ici, les miracles c'est toujours des petites filles berlinguées qui en ont eu l'imprimeur ; et ça se passe dans des grottes obscures. Mais suppose un peu qu'on aye droit un de ce quatre soirs à un miracle télévisé, tiens : en pleine Eurovision au cours d'un France-Ecosse afin qu'il y ait un maximum de monde. T'as le bon Dieu qui s'annonce et qui dit deux mots aux téléspectateurs. Pour le coup, Intervilles, ils peuvent aller se rhabiller ! Je dis Dieu, mais en admettant qu'Il veuille pas se déranger, Il envoierait quelqu'un de Sa Maison militaire ou bien Son chef du Protocole, hmm ? Quoique je ne voie pas pourquoi Dieu viendrait pas en personne sur le tube catholique du moment que le Général y vient, lui. »

Il se tait et s'apaise.

— Ton idée est bath, comme toutes tes idées, ma seulement, si le bon Dieu apparaissait, les téléspectateurs penseraient que c'est un truquage. Crois-moi : le Seigneur a bien raison de réserver Ses miracles aux petites filles ; c'est encore la manière la plus adroite de les faire accepter par les incrédules.

Le Yé-yé bâille démesurément, ce qui me permet une vue panoramique absolument imprenable sur ses poumons, son pancréas, son gros côlon et son intestin grêle.

— Pour en revenir à Louis XV, fait-il, compliments. T'as su nous le faire aimer. C'était un gars bien. Tu dis que la Pompadour était frigidaire, mais ça n'a rien d'étonnant vu qu'elle s'appelait Poisson !

Il me flanque un coup de coude et s'esclaffe.

— Et puis c'est peut-être pas vrai. Le roi faisait courir ce bruit pour pas qu'on la lui chourave ; intelligent comme je m'en doute, y aurait rien eu d'étonnant.

— A propos de Louis XV, je crois avoir omis de te dire qu'un fanatique a voulu l'assassiner. Un certain Damiens. Ce dernier l'a frappé d'un coup de canif au moment où le monarque montait en carrosse.

— Qu'est-ce qui lui a passé par la tronche, à cet hurluberlu ?

— Le peuple commençait à faire des bulles, Gros.

— Et ç’a été grave ce coup de cure-dents ?

— Une simple égratignure, mais on n'en a pas moins exécuté Damiens et si je te parle de cet attentat c'est pour te citer une phrase du condamné car c'est l'une des plus belles de l'Histoire. Comme on lui annonçait qu'il aurait la main droite brûlée au soufre, qu'il serait dépecé, écartelé, etc., Damiens a hoché la tête et a simplement répondu : « La journée sera rude ».

— Pas mal, convient Béru.

Il regarde l'heure.

— Faut que j'allasse, dit-il.

— Où ça, Ignominie en blue-jean ?

— A mon enquête. Un jeunot a fait un n'holdupe hier dans une hostellerie du Bois. Il avait une cagoule et y se déplaçait à bord d'une petite Triomphe rouge à bandes blanches. Je m'ai fait dresser la liste des Triomphes immatriculées dans la Seine et la Seine-et-Oise biscotte je pense que c'est quelque fils à papa de la région qui a joué les Al Capote pour se donner des sensations. Alors je commence ma petite tournanche de prospection, tu viens avec moi ?

Il me désigne la fenêtre pleine de beau temps.

— Y a du soleil, ça te donnera des couleurs.

— O.K., Fils.

Le démon de l'enquête me tenaille déjà. Je ne suis pas mécontent de repiquer un peu au truc, car cette période d'inaction commence à me peser.

— Montre un peu ta liste !

Il me la tend. J'y trouve une bonne centaine de noms.

— Dis voir, Gros, le petit gangster à cagoule, il l'a peut-être volée la Triumph, pour faire son coup ?

— Aucun vol de Triomphe n'a été signalé depuis plus de deux mois !

Je parcours le répertoire. Il y a huit voitures rouges sur le lot, mais aucune n'est mentionnée comme ayant des bandes blanches et je conseille à mon subordonné de commencer par visiter néanmoins les propriétaires de celles-ci.

Nous partons.

Direction Neuilly.

En cours de route, Sa Majesté ignominieuse me tanne pour avoir la suite de l'Histoire. Vu que j'ai entrepris cette œuvre de salubrité publique, je me dois de la poursuivre.

— J'ai peut-être un peu gazé sur Louis XV, mec. Il y avait encore beaucoup de choses à dire à son propos. Ses guerres, par exemple, bien que je n'aime pas parler de ça... Sais-tu qu'il a remporté la victoire de Fontenoy ?

— Non, rétorque loyalement Son Ampleur, et je m'en fous.

— C'est toujours le même topo : On en veut à Louis XV dans les manuels et on cherche à le diminuer, poursuis-je malgré tout. Encore une fois, grâces soient rendues à la courageuse Régie des Tabacs qui vient de créer une nouvelle marque de cigarettes baptisées « Fontenoy ». Elle n'a pas peur de prendre ses responsabilités, cette marchande de fumée. Fontenoy ! Le Maréchal de Saxe y battit les Anglais. Alors, si tu le veux bien : un coup de bitos ému au passage. J'aurais dû aussi te parler du chevalier d'Eon.

— Là, ça me dit quelque chose, fronce-les-sourcile-t-il.

— D'Eon : un beau chevalier blond qui se déguisait en nana au point qu'on le prenait pour une gerce. Louis XV voulut se le faire, c'est te dire s'il y avait gourance !

— Un travesti, quoi ?

— Certains assurent qu'il était vraiment homme, d'autres jurent qu'il était femme. Je pense qu'on pourrait trouver un dénominateur commun en affirmant que ça devait être une aimable fiote à voile et à vapeur. Le roi qui ne pouvait en faire sa maîtresse en fit son espion. Eon accomplit des missions en Russie et en Angleterre. Avec le Masque de Fer, il fait partie de ces points d'interrogation de l'Histoire qui sont la providence des historiens. Mais passons. Oui, passons pour arriver à Louis XVI.

— Fin de section ! rigole l'Obèse.

— Non, disons plutôt section halte ! Au sujet de ce pauvre garçon, une chose saute aux yeux.

— Sa tête ? ironise Béru.

Je hoche la mienne.

— Eh bien voilà, si tu dresses la liste des rois, tu t'aperçois que tous les Louis ont été gratifiés d'un qualificatif... ça démarre par Louis Ier le Débonnaire et Louis Il le Bègue, et ça se termine par Louis XII le Père du Peuple, Louis XIII le Juste, Louis XIV le Grand et Louis XV le Bien-Aimé en passant par Louis VI le Gros, Louis VII le Jeune ou Louis VIII le Lion. Or, Louis XVI n'est que Louis XVI. C'est, si j'ose dire, Louis XVI tout court ; on aurait pu l'appeler le Sectionné ou le Malchanceux ; mais non : on l'a laissé seul avec son fatidique numéro et sa tête sous le bras.

— Tu sais, fait l'Important. Ça se passe de commentaires. Dès que tu dis Louis XVI on pense à la bicyclette à Charlot. Un roi qui y va du cigare, c'est pas fréquent tout de même !

— Non, Béru, ça n'est pas courant, aussi le jour où le couperet lui a dégringolé sur la nuque, ça n'est pas seulement un roi qui a été décapité, mais des millénaires de préjugés. On a coupé la tête à toute la monarchie, et maintenant les derniers rois de ce monde ont la tronche juste posée sur les épaules. Il suffit d'un courant d'air, ou d'une bousculade pour qu'elle roule dans la poussière. Cela fait songer à la blague du bourreau chinois qui tranchait les têtes avec une dextérité telle qu'un jour, un supplicié qui se trouvait au bout d'une file de condamnés lui demanda : « Pourquoi ne m'avez-vous pas coupé la tête, à moi ? »

« Le bourreau chinois ricana :

« Ah ! je ne vous ai pas coupé la tête ? Eh bien essayez donc de faire « non » et vous verrez ! »

« Les ultimes têtes couronnées, maintenant, n'osent plus faire non. Car, non seulement leurs couronnes, mais leurs têtes également tomberaient. »

Béru conduit mollement. Il n'a pas encore fait remplacer son pare-brise et a mis un carton pour se protéger de l'air, en y perçant deux trous afin de pouvoir regarder à travers.

— A cause qu'ils l'ont passé à la tondeuse ? demande-t-il. C'était une peau de vache, Louis XVI ?

— Non, au contraire. Ce fut l'être le plus doux et le plus inoffensif de notre monarchie.

— Eh bien alors ?

— Justement, Béru... Dans l'état où se trouvaient les esprits, un roi tyrannique aurait peut-être pu sauver le morcif. Louis XVI, lui, en a été incapable. Il eût fallu une main de fer dans un gant de fer, et le pauvre gros n'avait qu'une pattemouille dans un gant de coton.

— Pourquoi que tu l'appelles le pauvre gros ? Il était mahousse ?

— C'était toi, lavé et rasé, dis-je. D'ailleurs vous vous ressemblez un peu. Ton côté bourbonien, toujours... A la mort de Louis XV, son grand-dabe, il avait vingt berges. Quand il s'est vu roi, il a eu les jetons, ce timoré. « Je suis trop jeune pour porter un tel fardeau », gémissait-il. Ça faisait ricaner tout le monde, tu penses ! A son âge, ses prédécesseurs régnaient depuis belle lurette ! Louis XIII, par exemple avait déjà fait bousiller Concini pour avoir le champ libre si tu te souviens... Louis XVI n'avait donc aucune aptitude pour exercer ce métier. Voilà pourquoi il était plus petit après son règne qu'avant.

— Je m'ai laissé dire qu'il était serrurier de son second métier ? interroge le Mahousse.

— Exact, Gros. Nous comprenons mieux à quel point le pauvre Loulou a été victime d'une erreur d'aiguillage. Le principe de la monarchie était voué à l'échec puisqu'il portait à la tête de la nation des êtres incapables de la gouverner. Cet homme qui eût sûrement fait un excellent serrurier n'a pas su être un roi potable, déplorons-le, mais voyons un peu ce qu'il était sur le plan humain. Nous avons dit un gros joufflu mollasson. Mou, il l'était plus encore par le bas que par le haut, puisqu'il est resté sept ans avant de pouvoir consommer son mariage !

De saisissement, le Gros oublie de mater par les trous du carton et nous percutons un camion à l'arrêt. Le véhicule télescopé s'avère être une citerne de l'U.M.D.P. Les employés de cette honorable et précieuse société font un foin du diable, ce qui défrise fortement Bérurier. Mon Valeureux les menace de les précipiter à l'intérieur de leur carrosse, à quoi ces messieurs rétorquent qu'ils se garderaient bien d'occuper une place qui revient de droit à mon camarade si l'on se réfère à sa mise, son aspect et son odeur. Je calme par des paroles véhémentes les esprits surchauffés et nous repartons. Béru a une grosse capacité de récupération. Deux cents mètres plus loin, il a déjà oublié l'incident.

— Tu me bonnissais à propos de Louis XVI qu'il était flétri des joyeuses, San-A ?

— Totalement, fais-je. Imagine un peu la déception de cette petite coquette de Marie-Antoinette radinant de la courd'Autriche tout émoustillée en se disant qu'elle va avoir les nougats en bouquets de violettes (elle qui sentait déjà la violette) et qui, une fois au dodo, s'aperçoit que le gars Louis a sa durite éclatée !

— Ah, la pauvrette ! lamente le Compatissant. Se pointer de Vienne pour pieuter avec un désastre, c'est rosse ! Mais tu disais t't'à l'heure que ça avait duré sept ans, qu'est-ce qui s'est donc passé ensuite ? On lui a appuyé sur le disjoncteur ?

— Un toubib l'a un peu bricolé et il paraît que ça se serait arrangé, la preuve c'est qu'il a tout de même eu des mouflets.

— T'appelles ça une preuve, gars ! plaisante le Monstrueux ; pour un crack de la Poule, c'est pas du vocabulaire hot-dog ! Sensitive comme je sais qu'elle était, la Marie-en-toilette, tu parles qu'elle a eu que l'embarras du choix pour se faire escalader le mont de Vénus par des chevronnés du piolet polisson.

— C'est à voir, Gros. Frivole, ça oui. Mais on n'a jamais eu la preuve qu'elle se soit farci un gigolpince pour de bon !

— T'es crédule quand ça te prend, pouffe mon lascar. Tu te figures qu'elle convoquait les actualités Gaumont quand elle se faisait explorer le sous-sol ! Note bien qu'elle a droit à des circonstances toutes plus exténuantes les unes que les autres ! Le Gros Louis XVI avait beau être roi, si son périscope magnétique était branché sur ses godasses au lieu d'être sur sa cravate, on comprend que sa bergère lui ait fait de l'arnaque.

Il réfléchit et ajoute :

— Fatalement, la Révolution devait arriver. A force que le peuple voie ses rois clamser de la chtouille comme un simple sous-brigadier, ou ne pas pouvoir faire glousser bobonne, il a fini par piger qu'un monarque c'est un pégreleux ordinaire et que ce spectre qu'il tenait soi-disant de Dieu, c'était de l'abus en bâton !

Il se tait, car nous arrivons devant un immeuble cossu comme un chef de gare. Brève interview de la cerbère qui nous apprend que le fils du toubib possesseur de la Triumph rouge ne peut pas être notre garnement holdupeur. En effet il a emplâtré un platane (qui ne lui avait pourtant rien fait) la semaine précédente avec sa chignole. Maintenant la Triumph en question ne vaut guère plus de douze francs, et encore à cause de la médaille de Saint Christophe qui est miraculeusement restée intacte.

On coche donc le premier nom de la liste et on passe au suivant. Direction Boulogne-Billancourt.

Sa Majesté, qui en a assez de jouer les girafes, ôte le carton-pare-brise. Les dents crispées dans le courant d'air, l'Obèse me réclame la vie sentimentale de Marie-Antoinette. Naturellement je lui parle de Fersen, ce brillant officier suédois qui se consacra au culte de l'Autrichienne. Je raconte les entrevues secrètes, les bals costumés et les parties de campagne au Trianon.

— Je connais le Trianon, me dit-il ; pas çui de Versailles, çui de Villejuif ; j'allais y danser avec Berthe au temps des cerises.

J'opine et je continue :

— La femme de Louis XVI jouait à la fermière pendant que les paysans claquaient de faim. C'était une tête de linotte, cette souveraine. Elle a puissamment contribué à la Révolution, elle aussi. Ce qu'il faut essayer de piger, c'est la conjoncture, Gros. Une France ruinée où fermentaient les grands philosophes avait à sa tête un roi ennuyeux et impuissant, maladroit comme un Auguste de cirque. Louis XVI, c'était un éléphant dans la galerie des Glaces ! On se fichait de lui. Ses propres frères : le comte de Provence (futur Louis XVIII) et le comte d'Artois (futur Charles X) contribuaient à le discréditer.

Coup de frein béruresque.

— Est-ce que tu te fiches de moi, San-A ? m'interpelle-t-il d'un ton « abrute ». Ce serait tocard d'exploiter ma crédulité.

— Que t'arrive-t-il, Tête-Creuse ?

— Tu viens de me dire que Louis XVIII et Charles X ont z'eté les frelots à Louis XVI !

— Et je ne peux que te le répéter !

— Enfin voyons, eux c'est au siècle dernier qu'ils ont régné, je le sais par mon grand-père dont le grand-père a été sergent-major sous leur règne !

Je souris tendrement à l'Amoindri.

— Colle un peu d'huile dans tes méninges, Béru, et laisse-moi te citer des dates. Louis XVI est né en 1754 et Louis XVIII en 1755. Seulement le premier a été raccourci en 1793 alors que le second est mort de sa bonne mort en 1824. L'Histoire a été particulièrement dense à cette époque. Louis XVIII n'a régné que vingt-deux ans après son frère, mais dans l'intervalle, que d'événements ! Que de bouleversements ! Des livres et des livres ont été consacrés à ces quelques années au cours desquelles notre pays a opéré sa grande métamorphose. Il y avait le monde d'avant, il y a eu le monde d'après. Louis XVI était un rameau du Moyen Age. Le couperet du 21 janvier 1793 qui croyait sectionner ce rameau a, en fait, tranché les racines de l'arbre tout entier, un arbre plein de nœuds et de plantes parasites. On a guillotiné Sa Majesté Louis XVI et, vingt-deux ans après, c'est Monsieur Louis XVIII qu'on a couronné. Lorsqu'il était dauphin, ce dernier avait droit au titre de Monsieur ; en somme il le conserva une fois roi !

— Tu vas trop vite ! se rebiffe Béru, on n'en est pas encore à Louis XVIII.

— Aussi m'empressé-je de refermer cette parenthèse, car avec ton pare-brise cassé elle provoque un courant d'air dans lequel ta cervelle duveteuse risquerait de s'envoler.

— C'est tout de même dommage qu'il ait tourné en pommade, ce pauvre gros, gentil comme tu dis qu'il était !

— Dommage pour lui, mais bénéfique pour le genre humain. La liberté qui végétait dans le cœur des humbles s'est mise à pousser dru quand on l'a eu arrosée de son sang, tricoloré-je. Mais, pour ta compréhension, je vais essayer de dénouer ce sac d'embrouilles en prenant les choses chronologiquement.

« Louis XVI est roi. Il choisit comme ministre Turgot... »

— C'est de lui que vient le turbot-mayonnaise, San-A ?

— Pas turbot, hé, pomme ! Turgot ! Avec un G, comme gland ! Ce Turgot était un bien digne homme, aimé du populo. Il s'était mis dans l'idée de régénérer les Français qu'il trouvait trop farfelus. Il mijota un plan d'éducation nationale destiné à prêcher l'honnêteté, la sévérité, la virilité d'esprit, etc.

— C'était pas un marrant, ton révérend !

— Aussi eut-il droit à une sacrée levée de boucliers, et Marie-Antoinette exigea du roi qu'il lui flanque ses huit jours !

« Parallèlement, notre brave Louis avait reçu la visite d'un dénommé Franklin, sujet américain, venu dans notre pays pour transmettre un S.O.S. car le télégraphe n'existait pas. En effet, les Ricains voulaient se débarrasser du joug anglais et ils comptaient sur nous pour leur prêter main-forte. Tout au long de notre histoire, quand un peuple quelconque a voulu chercher du rebecca aux Rosbifs, c'est chez Durand qu'il est venu carillonner. Une fois de plus, on réagit bien et la France généreuse lève une armée commandée par La Fayette pour libérer le cher peuple amerlock. Le marquis s'acquitte magnifiquement de sa tâche et les English regagnent leur île. La nation américaine est née ! De là date cette indestructible amitié entre nos pays. Amitié qui survit envers et contre tout, malgré les dettes de guerre, de Gaulle et les films d'Hollywood.

« Mais si on arrange les affaires des autres, les nôtres carburent plutôt mochement. Marie-Antoinette, devant l'incapacité totale de son mari, gouverne. Elle est bête et coquette, elle fait du gâchis. On la surnomme Madame Déficit. Dans son genre elle réussit l'exploit de faire l'unanimité. Mais elle la fait contre elle ! Le peuple la hait ! Les seigneurs la détestent et organisent des machinations pour la discréditer ; telle par exemple l'affaire du collier... »

Je m'interromps car le Gros vient de stopper son courant d'air à roulettes devant un immeuble neuf. Nous nous rendons chez un certain Bobichard. Il crèche au dixième étage dans un appartement panoramique d'où l'on a une vue imprenable sur les usines Renault et les gazomètres d'Issy-les-Moulineaux. Une bonne ravagée nous ouvre. Monsieur est en voyage. On s'en tamponne, vu que c'est le jeune homme de la maison que nous sommes venus visiter. Il fait son gros dodo, le pauvre lapin. Je demande à la soubrette d'aller le réveiller.

Pendant ce temps, nous poireautons dans un salon meublé uniquement avec des fauteuils de dentiste. C'est le nouveau style, le style Canaveral. Le siège épouse la forme du corps. Tout est prévu, jusqu'à l'arrondi du bras pour tenir sa cigarette. Des mégotières sur tiges orientables poussent un peu partout sur la moquette, champ de tulipes lunaires. Sur une table roulante on voit encore, dans des assiettes, des reliquats de toasts et de petits fours. M'est avis qu'il y a eu java cette nuit dans la carrée. Béru, à bout de tentation, se lève et va rafler une poignée de toasts.

— Qu'est-ce que c'est ? demande-t-il en me montrant sa provende.

— Des œufs de lump, mon chéri.

— Et c'est quoi, des œufs de lump ? s'inquiète le Vorace.

— Ce sont, lui expliqué-je, des plombs de chasse qui ont le goût de hareng et dont les bourgeois se servent pour faire des toasts au caviar.

Satisfait, il les croque à beaux chicots et, le groin plein, déclare en postillonnant ses plombs :

— Tu allais causer de l'affaire du collier au moment où qu'on est arrivés. Vas-y pendant que notre ouistiti se fringue.

J'y consens.

— Une ténébreuse affaire, Gros. Les éléments ? Un collier appartenant à de célèbres joailliers parisiens et valant une fortune. Le cardinal de Rohan amoureux de la reine. Une femme cupide et intrigante : Mme de La Motte !

— Un joli non pour une gourgandine, apprécie le Goinfre au passage.

— Les joailliers avaient proposé le collier à la reine qui en avait très envie mais ne pouvait l'acheter, because les finances royales étaient raplaplas. Cela avait donné l'idée à la mère La Motte de placer un coup fourré de grande envergure. Elle connaissait l'amour du cardinal pour la souveraine. Amour impossible, Marie-Antoinette ne pouvant pas encadrer le prélat même quand il passait en lever de rideau à Notre-Dame. Elle fit croire à cette patate de Rohan qu'il pourrait s'embourber Madame Louis XVI s'il l'aidait à acheter le collier. Rohan, bon pigeon, marcha dans la combine, il négocia l'opération et avança le fric du premier versement. Dame La Motte bichait comme une poule devant la boîte à asticots d'un pêcheur endormi. Tu penses, elle avait le collier, sa fortune était faite !

— Parce qu'elle l'avait pas refilé à Marie-en-toilette ?

— T'es louf, Gros ! Tes rouages se coincent ou quoi ? Je t'explique que c'était un monstrueux coup d'arnaque.

— Et comment ça s'est terminé ?

— Mochement. A la seconde traite, les bijoutiers qui ne voyaient rien venir sont allés faire du circus chez le cardinal. La pauvre Eminence en a eu sa calotte qui a failli prendre feu. Elle n'avait plus un kopeck et ne s'était pas fait la Majesté, triste bilan ! Flairant du louche, les marchands de cailloux ont couru chez le roi. Loulou a ordonné une enquête et Mme de La Motte a été arrêtée. Seulement, au cours du procès, pas folle, elle a chiqué à la ténébreuse. Le côté « je sais ce que je sais », tu mords le cinoche ? Le peuple s'est mis à chuchoter que la reine était bel et bien mouillée dans ce coup-là et ça n'a pas réparé le standing en haillons de l'Autrichienne.

Un lavedu en robe de chambre mauve, entre, sourcils froncés. C'est un jeunot d'une dix-neuvaine d'années, avec le teint blafard, des boutons éclairés au néon plein le menton, et la coupe de cheveux Beatles.

Il nous enveloppe d'un regard aussi sombre qu'un enterrement.

— Messieurs ? grince-t-il.

Comme c'est au Gravos de jouer, je lui laisse prendre l'initiative des opérations. Sa Majesté finit l'ultime petit four du plateau, sort sa carte de flic en la décorant au passage de crème Chantilly et annonce :

— Inspecteur principal Bérurier, et voici mon adjoint, le commissaire San-Antonio.

Un peu insolite comme présentation. Pourtant le dénommé Bobichard Jérôme n'y prend pas garde.

— La police ! se récrie-t-il, comme dans les romans de Mme Lacrima Christie.

— Textuel ! riposte le Gros. Vous avez bien une Triomphe rouge, mon petit gars ?

— Oui, mais...

— Faites pas le mouton, mon petit gars, et causez- nous plutôt de votre emploi du temps d'hier.

Béru s'épanouit. Il aime jouer les grands inquisiteurs devant moi. Il croit m'épater et il se dilate comme le bœuf qui se prenait pour une grenouille.

— Mais, re-bêle et se rebelle le Jérôme Bobichard, je me demande de quel droit vous...

— Vous demandez rien, mon petit gars, ça risquerait de vous faire chauffer le ciboulot. Contentez-vous de répondre à mes questions. Qu'avez-vous maquillé hier, disons entre quatre et six heures ?

— J'étais au cinéma.

— Et votre bagnole, mon petit gars, elle y était aussi ?

— Je ne me suis pas servi de ma voiture hier ! déclare avec vigueur le fils à son papa.

Ça me fait tiquer. Pourquoi le jeune homme a-t-il affirmé cela aussi précipitamment ? Et surtout avec tant de force ?

— On peut la voir, cette chignole, mon petit gars ? s'enquiert le Monumental d'une voix faussement doucereuse...

— Mais, oui..., bredouille Jérôme Bobichard. Si vous me permettez de passer un costume, je vais vous conduire jusqu'à mon garage.

Le Gros permet. Lorsque le garçon est sorti, il me pousse du coude.

— J'ai le renifleur en effervescence, San-A ! me confie le Sagace. Ce jeunot ne m'a pas l'air franco. C'est le genre zoisif qui se passe des crèmes de beauté sur la vitrine et qui se parfume à la Fougère ou au Sirop des Vosges. Je m'ai laissé dire que dans la haute, ils prennent des bains de nouilles pour s'adoucir la peau. Tu crois que c'est vrai ?

— Sans doute, le satisfais-je.

— Je me demande bien comment qu'ils font pour vider la baignoire ?

— Tu m'as déjà fait la même réflexion dans un autre bouquin, Gros, le sermonné-je, évite de te répéter, ça fait mauvais genre !

Le Triumphateur revient, superbe dans un costar en soie sauvage bleu ciel.

— Je tiens à vous prévenir, nous dit-il, que mon oncle est diplomate.

Il a repris du poil de la bébête, le boutonneux.

— Faut pas faire de complexe, le rassure Béru, le mien est garde-barrière et ça ne l'a pas empêché de faire huit gosses à sa femme malgré le passage des trains.

Puis admirant son petit suspect, il déclare :

— Ma parole, vous êtes beau comme la Belle Ferroviaire dont au sujet de laquelle Léonard Vingt-Six a peint la Joconde, mon petit gars, s'embrouille l'Eduqué. Allez, en route. Il est loin, votre garage ?

— Au sous-sol.

Nous empruntons l'ascenseur. Tandis que cette magnifique réalisation des réputés Roux et Combaluzier nous fait perdre de l'altitude, Bobichard me dit :

— Mon oncle le diplomate est consul de France en Hollande !

— S'il aime les tulipes, il ne pouvait pas souhaiter un meilleur poste, admets-je. Et puis les Hollandais sont des gens si merveilleux. Conquérir la mer, dites donc, c'est un exploit ! J'ai idée que le jour où ils voudront organiser les jeux olympiques de ski ils se fabriqueront un petit Mont-blanc et qu'ils cultiveront l'edelweiss pour changer.

Ecœuré et vaguement désemparé, le « petit gars » nous drive jusqu'à son box. Là, se trouve une jolie petite Triumph dernier cri.

En l'apercevant, Béruyéyé fait la grimace et me distille dans les écoutilles :

— Inscrivez pas de chance, mec. Elle a pas de bandes blanches...

Pourtant il fait l'exploration du véhicule d'un air docte afin de sauver la face. Le petit crevard le mate d'un œil évasif. Sa Majesté regarde à l'arrière du véhicule et découvre — ô ironie — un bouquin d'Histoire consacré à la Révolution française. Le hasard n'est pas croyable lorsqu'il se met à faire du zèle.

— Radouci, le Mastard feuillette l'ouvrage.

— Vous vous intéressez à l'Histoire de France, mon petit gars ? questionne-t-il d'une voix aussi moite que la flanelle d'un terrassier.

— Je suis bien obligé, puisque je prépare une licence, riposte l'interpellé.

Bérurier approuve. Pour lui, l'affaire est classée : y a maldonne, un futur licencié d'histoire ne saurait être l'auteur d'un hold-up.

— C'est bien, déclare mon compère. Faut piocher dur, mon petit gars. L'Histoire, y a que ça. Quand on pense à tous ces potes en tas qui se sont succédé les uns derrière les autres à la suite pour édifier la France, on se sent tout petit petit.

Pendant que le Gravos vaporise ses compliments, je m'installe au volant et j'actionne le démarreur. Ça tourne rond. Gentil moulin. Mais voilà que le San-Antonio convalescent devient brusquement songeur.

— Jérôme, fais-je, vous n'avez pas utilisé votre voiture hier, dites-vous ?

— Non, elle n'a pas quitté son box.

— Quand l'avez-vous sortie pour la dernière fois ?

— Avant-hier.

— Sûr ?

— Absolument certain. Je vous le jure !

— Dis voir, Béru, il pleuvait hier en fin d'après-midi, n'est-ce pas ?

— A seaux ! affirme l'Enflure qui a de la mémoire et un sens hardi de la métamorphose.

— Et avant-hier ?

— Non ! Beau soleil... Un temps de printemps...

Je sors du véhicule et je marche sur le petit crevard en soie sauvage.

— Mon petit gars, parodiébérus-je. Vous avez sorti votre voiture hier. Pas la peine de nier !

— Je vous jure que non !

Le Mastard peut pas se contrôler. Son côté impulsif, c'est ce qui fait son efficacité. Il file une mandale bien à plat sur les joues boutonneuses de Jérôme.

— Jure pas quand on te le demande pas, mon petit gars ! avertit le Gros.

Puis, à moi, du ton blasé qu'il sait prendre pour se faire expliquer ce que son cerveau microscopique ne lui permet pas de concevoir :

— T'as des indices, mec ?

— Yes, monsieur l'inspecteur principal. Lorsque j'ai mis le contact, l'essuie-glace de l'auto s'est déclenché, car il était resté branché. Conclusion, le jeune daim que voilà est entré dans son garage alors qu'il pleuvait à tout va et il a coupé le contact avant de stopper les essuie-glaces.

Je me penche à l'avant de la voiture, de manière à amener mon regard investigateur (mais néanmoins velouté, surtout lorsqu'il vagabonde dans le corsage d'une dame) au niveau de la carrosserie.

— Tu ne vois pas, ces deux traînées rectilignes sur la carrosserie, Béru ? Afin de déguiser un peu sa tire, Monsieur y avait collé deux bandes de papier adhésif. Pas bête comme détail. Ça frappe l'œil du témoin éventuel. Mais il a eu beau passer l'éponge sur son capot, la colle du papier a laissé des traces.

Il bondit sur le flageolant Bobichard et le soulève par les revers de son fragile costar.

— Espèce de petit gredin ! aboie le Molosse. Au lieu de préparer sa patente d'histoire, ça veut jouer les truands ! T'as pas honte... dis, voyou ?

Une heure plus tard nous sommes de retour à la Grande Carrée. Le petit minable ne veut pas reconnaître les faits malgré les indices accablants.

— Laisse-moi le travailler au corps, me dit le Gros.

Je lui ferai cracher le bidule et faudra bien qu'il me cause de l'endroit où qu'il a planqué le fric.

Je laisse ces messieurs en tête à tête et je descends déjeuner au troquet du coin où Pinaud est en train de faire une partie de dames avec un collègue de la Mondaine. Poignées de phalanges. Comment-ça-va-pas-mal-et-toi d'usage.

Tandis que les acharnés du pion se mijotent des coups vicieux et qu'on me mijote une blanquette de veau à l'ancienne, je pense à ce bêta de Bobichard. Qu'est-ce qui lui a pris de faire du hold-up, à ce garnement ? Une histoire de bergère, sans doute ? C'est toujours pour des femmes que les gars font des bêtises. Ils veulent tous leur conquérir le monde. Et quand ils le leur apportent, bien empaqueté avec une ficelle dorée, ces dames leur font la gueule parce qu'elles eussent préféré n'importe quoi d'autre, à condition que ça vienne de chez Hermès. Alors, toujours vaillants, les bonshommes repartent. Cette fois, c'est la lune qu'ils décrochent. Ils la passent à la peau de chamois pour qu'elle brille bien. Mais au bout d'un jour les bonnes femmes blasées la jettent à la poubelle. Vous n'avez pas remarqué ? C'est fou ce qu'on peut trouver comme lunes encaustiquées dans les poubelles ! Des lunes qui n'ont même jamais servi et qui ont l'air, ma foi, aussi con que les hommes !

— Vous avez l'air tout triste, monsieur le commissaire, observe finement la serveuse en m'apportant mon picotin.

Je lui pince les fesses, comme il se doit, afin de ne pas la désobliger.

— On croit que les gens sont tristes alors qu'ils ne sont qu'hépatiques la plupart du temps, lui dis-je.

Elle acquiesce et s'en va. Je chipote un brin. Mais l'appétit n'est pas au rendez-vous. J'ai peur que le Gros ne passageatabasse trop son jeune client. Il a l'habitude de pratiquer des durs, Béru, des vrais coriaces qui encaissent les gnons en rigolant. Faudrait pas qu'il m'esquinte ce bébé rose délinquant. C'est pas son tonton consul qui m'inquiète, à Jérôme, c'est sa fragilité.

Je remonte dans les austères locaux de la Poule. Parvenu à mon étage, j'entends effectivement des bruits de tartes, ponctués de gémissements.

— Tu vas causer, oui ! brame le Monstrueux. Cause tout de suite, sinon je remets le couvert !

Je m'avance, j'entrouvre sans bruit la porte du burlingue et je coule un œil dans la pièce. Béru, en bras de polo, est assis sur le bureau, sa toque de fourrure rejetée en arrière, tandis que son « client » est recroquevillé dans le fauteuil des interrogatoires.

— Ça vient ? insiste le Gros.

— La récolte avait été mauvaise et le chômage sévissait, balbutie Jérôme.

— Alors ? mugit Ivan le Terrible.

— Plus d'argent dans les caisses, bredouille le jeune Bobichard.

Je ne savais pas que son père était dans la culture. Son système de défense est bon : il plaide l'affolement devant les revers de fortune paternels.

— Et alors ? tarabuste Bérurier.

— Alors on a convoqué les états généraux le 5 mai 1789.

J'ai deux secondes virgule vingt d'hébétude, ensuite desquelles une gigantesque et silencieuse hilarité me secoue.

On aura tout vu, mes amis ! Ne voilà-t-il pas Béru qui moleste un délinquant pour se faire raconter l'Histoire de France ! Je reste à mon poste d'observation pour jouir de la suite.

— Lors de la convocation des états généraux, les députés des nobles, du clergé et du tiers état perdirent plus d'un mois à se disputer sur la question du vote. Les premiers le réclamaient par « ordre », mais les représentants du tiers le voulaient par tête, ce qui leur aurait assuré la majorité. Le 20 juin, les députés du tiers état se réunirent dans la salle du jeu de Paume et jurèrent de donner une constitution à la France !

— Déjà ! s'ébahit le Gros.

— Le roi voulut les chasser de la salle ; mais Mirabeau répondit : « Nous sommes ici par la volonté du peuple, et nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes ». Alors le roi céda et les états généraux prirent le nom d'Assemblée constituante...

Le Gros se mouche pour enfouir son émotion dans le carré de toile abjecte qui lui sert à étancher ses rhumes et ses chagrins et à nettoyer les bougies encrassées de sa voiture.

— Et après, mon petit gars ? renifle Sa Tendresse.

— Le roi renvoya Necker, son ministre, obéissant en cela aux conseils de son épouse !

— La salope ! tonne à tout hasard le Gravos.

Bobichard fait comme les dessins de Walt Disney : il s'anime.

— Cette mesure déplut au peuple ; le 14 juillet, il se révolta et envahit les Invalides...

Une gifle monumentale fait éternuer le jeune homme.

— Ne cherche pas à me feinter, petit gars ! C'est pas les Invalides, c'est la Bastille qu'il a envahie, le peup'.

L'autre sanglote.

— Il a commencé par les Invalides, monsieur l'inspecteur, je vous le jure ! Il y a pris les armes qui s'y trouvaient et c'est alors seulement qu'il a marché sur la Bastille. Le gouverneur de celle-ci, de Launay, s'est tout de suite rendu et le peuple surexcité lui a coupé le cou !

— Et d'un ! clame Bérurier. C'est les prisonniers qui ont dû z'être contents !

— Les gens du peuple n'étaient jamais enfermés à la Bastille, affirme Jérôme Bobichard.

Une nouvelle mornifle le fait taire.

— Toi, mon petit gars, tu serais faciste que ça m'étonnerait pas, décrète Béru.

— Mais je vous jure..., sanglote le garnement.

Comme Béru va le mettre en pièces, je m'avance.

— Tout ce qu'il y a d'exact, Gros. La Bastille était presque vide et ne renfermait en tout cas que des gentilshommes !

Béru fronce les sourcils.

— Oh ! oh ! Monsieur a les oreilles qui traînent, comme les setters irlandais ! bougonne-t-il.

Puis, se penchant sur sa victime.

— La suite ?

— Voulez-vous que je vous parle de la nuit du 4 août ? demande le pauvre gamin ahuri.

— C'est vicieux ? se pourlèche l'Ignominie-yéyée.

— Elle marque l'abolition des droits féodaux ! bredouille Bobichard.

— Alors elle m'intéresse pas, tranche le Gros. Ce que je veux, c'est de l'action ou de la fesse ! Y a que ça qui me plaît dans l'Histoire. Plus les affaires d'empoisonnement aussi. Tiens, cause-moi un peu de la mort de Louis XVI pour voir si t'es calé !

— Elle a eu lieu le 21 janvier 1793.

Un doublé à la face fait pavoiser le nez de Jérôme.

— Je t'ai dit que je voulais pas de mensonges. C'est en 89 qu'on lui a fait la blague du coupe-cigare, à Loulou.

— Mais non, Gros, interviens-je. C'est bel et bien en 93. Entre la prise de la Bastille et l'exécution du roi, bien des événements se sont produits. Et si Louis XVI avait été autre chose qu'une balle de ping-pong renvoyée d'une raquette à l'autre, il aurait pu s'en sortir. Dans le fond, le peuple ne demandait qu'à l'aimer. Mais sa faiblesse gênait tout le monde. Il disait oui à tous, ce pauvre bonhomme. Tantôt il approuvait, tantôt il désapprouvait, si bien que rien n'était jamais acquis. Ses intimes comprirent qu'il allait mal tourner et en 91, Fersen, le Suédois amoureux de la reine, prépara la fuite de la famille royale. Manque de pot, ce malchanceux se fit reconnaître à Varennes et la populace furieuse le ramena à Paris. Il venait de perdre la face définitivement et à partir de cet instant la situation se détériora très vite.

— Au fait ! Sa mort ! réclame le Sanguinaire.

— Bouge pas, sacrebleu ! Ça vient. Comprenant que c'était scié pour sa pomme, Louis XVI a traité secrètement avec l'étranger afin que les monarques voisins viennent le tirer de ce mauvais pas. Son trône, à ce pauvre biquet, c'était le tonneau de poudre avec la mèche allumée et il sentait déjà le roussi, Loulou. L'Autriche et la Prusse prirent alors ses patins et la France fut envahie. Devant le danger, l'Assemblée législative déclara « La Patrie en danger » ! Et alors, mon Béru on assista à une chose magnifique : dans un élan sublime, de toutes parts des volontaires prirent les armes pour défendre le pays.

« Ce fut un ramassis de savetiers, comme disait Brunswick, le général ennemi qui en rigolait. Mais cette armée de savetiers réussit le miracle de battre les armées de métier, équipées et entraînées. Si nous devions en France ne plus célébrer qu'une victoire, c'est Valmy qu'il faudrait glorifier. Parce que Valmy est une victoire vraiment née de la volonté populaire. Au cours des siècles, le populo a toujours combattu contraint et forcé après avoir été convenablement conditionné. Mais pas à Valmy. On n'a eu ni à le forcer, ni à le payer, ni à lui promettre des médailles. Il est allé spontanément à la castagne parce qu'il voulait préserver sa liberté. Il a pris son fusil comme un mari trompé décroche le sien pour aller filer du plomb dans les miches des godelureaux de sa bourgeoise. Il venait de découvrir, le Français, que la France était une aimable personne prénommée Marianne et il voulait lui faire l'amour tout seul. »

Survolté par mon lyrisme, Béru devient tricolore et des refrains de Marseillaise lui bloquent la pomme d'Adam entre deux étages. Du coup, on a un peu oublié le délinquant.

— Ah oui, Valmy, renchérit le chérubin, histoire de faire un coup de lèche à ces poulets-historiens. C'était le 20 septembre 1792.

Le Gros renifle son émotion et soupire en me désignant Bobichard.

— C't'une petite frappe honteuse, mais y a pas, il connaît son manuel sur le bout de la langue.

— Oui, fais-je, Valmy c'était bien le 20 septembre 92. Le lendemain, la Convention succédait à l'Assemblée législative et proclamait la République !

— J'eusse voulu t'y être à Valmy, s'étrangle le Patriote.

— Si tu t'y étais trouvé, mon Gros, tu aurais vu le général Kellermann mettre son chapeau à la pointe de son épée et crier « En avant ! Vive la Nation » !

— C'était un général prussien ?

— Non, Béru, un général français.

— A cause du blaze, j'eusse pas cru.

— Il était strasbourgeois, mon fils. Et Paris continue de l'honorer en donnant son nom à un central téléphonique. Je suis heureux et fier, notons-le au passage, que ce central soit celui de mon éditeur, et pour le célébrer pleinement, je suis prêt à offrir un exemplaire gratuit de cet ouvrage à l'abonné dont le numéro de téléphone est Kellermann 1792 !

Enflammé, révolutionné de la cave au grenier, Bérurier gonfle la poitrine.

— Vive la République ! crie-t-il.

— Elle naquit donc dans l'apothéose de cette victoire. Ses promoteurs furent Danton et Robespierre, les deux grandes figures de la Révolution française. La médaille de la République, en somme ; Robespierre étant l'avers et Danton le revers. A propos, sais-tu le nom du gendarme qui fracassa d'un coup de pistolet la mâchoire de Robespierre ?

Et comme le Gros ne répond pas, je l'affranchis :

— Merda !

Convaincu qu'il ne me croit qu'à demi, je poursuis son initiation :

— Danton et Robespierre firent déclarer Louis XVI coupable de trahison parce qu'il avait comploté avec l'étranger contre ses propres sujets. Et le roi fut jugé.

— Tu parles d'un procès ! Si le Frédéric Peau-de-Chèvre avait été là, pour faire le compte rendu, comment qu'il se serait régalé ! murmure le bon Béru.

— Louis XVI se défendit comme il avait gouverné : en parfait gougnafier ! On avait découvert dans une armoire de fer des Tuileries des papiers établissant sa collusion avec l'ennemi. Au lieu de plaider l'incompétence du Tribunal, le lamentable monarque nia bêtement l'évidence, ergota et fit très mauvaise impression. C'est en fait un couillon plus qu'un tyran que l'on condamna à mort à une voix de majorité !

— Une voix ! s'exclame le Gravos. Il a bien failli ménager son indéfrisable, dis donc !

— Cette voix, déclare le prévenu Bobichard, on peut estimer qu'elle fut celle de son propre cousin le duc d'Orléans, dit Philippe-Egalité !

Il reçoit quatre tartes de Bérurier.

— J'ai déjà dit que je voulais pas qu'on me chambre, hé Minus ! hurle-t-il. Espérer me faire croire que le cousin du roi faisait partie du tribunal révolutionnaire, c'est le genre de feinte-à-Jules que je tolère pas.

Avant que le malheureux Jérôme ait eu le temps de s'expliquer, le Gros l'a propulsé d'un coup de tatane au valseur jusque dans le couloir où des gardiens préparent fiévreusement le tiercé du lendemain.

— Foutez-moi ce minable au trou ! Lui aussi il va y aller du cigare un de ces quatre matins !

— A propos, tu as établi sa culpabilité ? demandé-je.

— Et comment ! Il m'a craché le morceau en début de programme. J'ai sa déposition sur le burlingue. Bon, alors, cette mort de Louis XVI, San-A ?

— Elle eut lieu le 21 janvier 1793, comme nous l'avons déjà dit. Louis XVI fut courageux. Une fois sur la guillotine, il voulut haranguer son peuple, mais le roulement des tambours couvrit sa voix. Il aurait dit qu'il priait Dieu pour que son sang ne retombe pas sur la France !

« Lorsque ce fut fait, l'aide du bourreau prit sa tête tranchée et la montra au peuple. A cet instant, les gens comprirent confusément que quelque chose d'inouï venait de se produire dans le monde ! »

— Heureusement qu'il avait pas mis sa couronne des dimanches, fait le Gros en guise d'oraison funèbre.

Car chez lui la voix de l'oraison finit toujours par l'emporter.

Lecture :

LES INITIATIVES DU COMPAGNON BÉRURIEZ

Le feu de la forge embrasait le visage du jeune Béruriez, lui donnant fugacement l'aspect d'un démon jovial. Louis XVI essuya d'un revers de jabot son menton ou dégoulinait une sueur prolétarienne et se mit à contempler son nouvel aide avec sympathie.

Cela faisait deux jours qu'il avait engagé le jeune compagnon serrurier sur la recommandation expresse du maître serrurier du Palais. Depuis quelque temps, le roi œuvrait sur une nouvelle clé délicatement ouvragée qui lui donnait pas mal de fil (de fer) à retordre et la collaboration de Béruriez s'était avérée d'un grand secours.

— Voilà le travail, Sire ! fit le garçon en retirant de la forge une clé incandescente qu'il plongea bien vite dans un seau d'eau.

Il y eut un bruit de succion. Louis XVI regarda le travail et approuva, ravi.

— Tu es très doué, mon garçon, dit-il.

— Sire, fit le compagnon, encouragé, ça n'est point tant la partie artistique d'un ouvrage qui me passionne que son utilité. En bref, je me sens davantage mécanicien que serrurier.

— C'est-à-dire ? fit le roi.

Béruriez sortit de sa poche un papier plié menu et plus crasseux qu'un trottoir d'émeute.

— Si Sa Majesté veut bien jeter un regard là-dessus, dit-il en rougissant, c'est de moi.

Louis XVI déplia le papier et l'examina. Il vit une espèce de rectangle, coupé au bas par un autre rectangle percé d'un rond et pourvu à son sommet d'un troisième rectangle.

— De quoi s'agit-il ? demanda-t-il sans comprendre, car il ne comprenait jamais rien du premier coup.

— D'un appareil à décapiter, fit Béruriez.

Le roi écarquilla grands ses yeux inexpressifs.

— Quelle drôle d'idée !

Béruriez s'expliqua :

— Les exécutions capitales, Sire, m'ont toujours semblé chose ingrate. L'œuvre du bourreau, qu'il manie la corde ou la hache, représente un acte d'autant plus laid qu'il est perpétré délibérément, sans passion. Votre Majesté est bien d'accord ?

— En effet, admit Louis XVI.

— C'est pourquoi j'ai pensé qu'à l'époque moderne à laquelle nous vivons il serait bon de remplacer ce vilain geste par une machine. Sa Majesté m'objectera sans doute que ladite machine devra être déclenchée, ce qui nécessite tout aussi bien un geste homicide du préposé...

— En effet, répéta le roi qui n'aurait rien objecté de semblable car il avait déjà grand mal à suivre la théorie de son assistant.

— Je ferai valoir à Sa Majesté que ledit geste ne serait pas tout à fait le même que les précédents car le bourreau n'aurait plus à manier la hache ou à nouer la corde. Il lui suffirait seulement d'actionner une manette. De plus, le supplicié serait assuré de ne pas souffrir, car la décollation s'opérerait rapidement.

— En effet, redit encore Louis XVI qui usait toujours ses expressions jusqu'à la corde !

— Voici comment devrait fonctionner ma découverte, Sire. La lunette que vous voyez au bas de l'échafaud est divisée en deux. On soulève la partie supérieure et l'on engage la tête du condamné dans la partie incurvée ; ensuite de quoi on rabat la lunette supérieure, ce qui fait que le col est bien présenté et qu'il est immobilisé. En haut de ces montants de bois, il y a un couperet lesté d'une charge de fonte et stoppé par un cliquet dans les rainures des montants. Le bourreau n'aurait qu'à dégager le cliquet pour que le couperet tombe.

— Bravo ! s'exclama Louis XVI. Oh bravo, mon ami ! Que voilà donc une judicieuse invention...

Béruriez se rembrunit.

— Seulement je me heurte à une grosse difficulté, Sire, avoua-t-il.

— Et quelle est-elle ?

— Elle concerne le couperet lui-même. Cette lourde lame en s'abattant ne fait pas que trancher : elle écrase. Cela risque de rendre l'opération très inesthétique.

Le roi étudia le graphique et se mordit la lèvre.

Il pensait avec lenteur, mais d'une façon obstinée. Au bout d'un moment, le visage poupin de Louis XVI s'éclaira.

— Je crois avoir trouvé la solution de ton problème, mon garçon !

— Je n'en doute pas, Sire ! s'écria Béruriez en essayant de ne rien laisser paraître de son incrédulité.

— Donne-moi une plume ! ordonna le roi.

Le compagnon s'empressa. Louis XVI, en souriant, traça une diagonale dans le rectangle où figurait le couperet, le transformant de ce fait en deux triangles rectangles. Il remplit de hachures le rectangle supérieur.

— Il faut que le couperet ait cette forme, affirma-t-il. De la sorte, la section se fera en biais ce qui décuplera le pouvoir du tranchant.

— C'est l'œuf de Christophe ! exulta Béruriez ; oh ! Sire, vous êtes génial !

— N'exagérons rien, balbutia le roi qui savait parfaitement où il en était.

Il réfléchit et décida :

— Je ne puis prôner moi-même cette invention, mon ami, je suis déjà si impopulaire que l'on dirait partout que je songe plus à assurer la mort de mes sujets que leur vie... Mais tu vas aller trouver le bon docteur Guillotin. C'est un chercheur et un sociologue. Ta découverte l'intéressera et peut-être te l'achètera-t-il un bon prix ?

Béruriez remercia avec effusion et quitta l'atelier royal pour porter au docteur en question le résultat de leurs mutuelles cogitations.

Louis XVI le regarda partir d'un œil bienveillant.

« Il faudra que je fasse adopter ce mode d'exécution, songea-t-il. Il me paraît moderne et, pour tout dire, très révolutionnaire. »

Et il hocha la tête.

(Extrait de « Mes migraines et différentes façons de les guérir »,par Joseph-Ignace GUILLOTIN, professeur d'anatomie à la Faculté de Paris.)