LOUIS XVIII — CHARLES X — LOUIS-PHILIPPE Ier LA DEUXIÈME RÉPUBLIQUE LE SECOND EMPIRE
Félicie, dans un moment de faiblesse, a invité les Bérurier à un couscous monstre. M'man, c'est vraiment la magicienne de la cuistance. On l'emmène dans n'importe quel restaurant et elle vous reconstitue les plats nationaux ou régionaux comme si elle les avait toujours mijotés.
Un don, quoi !
A l'heure dite, le Gros annonce son arrivée en jouant « J'ai mes godasses qui pompent l'eau » sur l'avertisseur de sa diligence.
Je vais ouvrir. Sa Majesté ressemble à Farouk du temps où ce dernier mangeait en Egypte. Il est coiffé d'une chéchia et il porte des lunettes de soleil malgré l'heure quasi crépusculaire. Sa Baleine itou est coiffée d'une chéchia. Beau couple, mes enfants ! On a envie de les accueillir à coups de pied dans les fez. Berthe a acheté un bouquet de violettes pour m'man et Béru brandit une fiasque de chianti, car ce sont des gens qui savent vivre ; pour ce qui est des convenances, impossible de leur en remontrer !
Sans ambages, le Mahousse déclare qu'il a une faim d'ogre et qu'il adore le couscous. J'espère que m'man a prévu grand. C'est la ration travailleur de force qu'il leur faut, à nos invités.
Quand on les reçoit, la popote on la fabrique dans une lessiveuse. Le côté petits plats cuisinés c'est pas leur genre, aux Béru. Ou alors ça leur tient lieu d'amuse-gueule (avec eux, ce mot composé prend une vérité terrible).
Embrassades, compliments. Berthe a mis une robe de soie imprimée (elle adore ça) qui représente un paysage chinois avec coolies-porteurs, pagodes, flamants roses, rizières, grande muraille et lotus bleus. Il n'y manque que le portrait de Mao Tsé-Toung !
Quant au Gros, il est en bleu croisé (du moins qui devrait l'être car il a grossi depuis 1939 et son costar, comme nos ouvriers, n'arrive plus à joindre les deux bouts).
Félicie s'excuse. Sa cuisine l'accapare. La semoule, si on ne la remue pas sans arrêt dans le couscoussier, elle fait vite la colle par-dessous tandis que le dessus a la consistance du sable fin. Berthe dit qu'elle va l'aider. Si m'man a seulement un tablier à lui prêter pour préserver sa belle robe asiatique... M'man a. Ce tablier ne saurait envelopper B.B... mais il lui préserve le plus délicat : le devant.
— On pourrait se farcir un coup de chianti en attendant la jaffe, suggère Bérurier.
Je le vois venir avec ses petits pieds chaussés de 45 ! On va remettre la gomme historique. Heureusement que ça se tire, les gars, parce que je commence à avoir la calbombe en forme de bonnet phrygien, les jambes Louis XV, le nez bourbonien, et je contracte le tic célèbre qui consiste à passer la main dans le gilet (paraît que Napoléon faisait ça pour se réchauffer l'estom'où mijotait déjà le chou-fleur qui devait l'emporter).
Effectivement, ça ne traîne pas. A peine sommes-nous au salon que le Mastard pleurniche. Je suis devenu pour lui le feuilletoniste de l'Histoire. « La fuite au prochain numéro ! » aurait dit Louis XVI à son retour de Varennes.
Je débouche sa chère bouteille. J'aime le chianti, c'est un vin qui ressemble à son Italie natale. Il est léger, mousseux, joyeux et si joliment emballé !
— Ecoute, mon pote, dis-je au Frère-Jean-des-Entonnoirs-de-la-police, je veux bien te finir, mais différemment. Jusqu'à Napoléon Ier inclus, les monarques qui se sont succédé à la tête de notre pays appartiennent à l'Histoire. Ils sont sculptés dans le marbre ou l'airain. On peut tourner autour de leurs statues : elles ne bougeront plus. De Napoléon Ier à la Troisième République, ils n'ont pas la même consistance : trop proches de nous, ils sont, tu piges ? L'Histoire est encore tiède. La preuve, tu m'as dit quelque part que le grand-père de ton grand-père avait servi sous Louis XVIII. On ne peut pas s'appesantir sur des bonshommes que le père de votre arrière-grand-père a connus.
— Naturellement, se renfrogne le Maussade qui craint de voir tourner court sa distraction favorite.
— Et, à partir de la IIIe République, alors, poursuis-je, peut-on appeler Histoire la suite des événements quand c'est la petite Illustration qui sert d'historiographe ? Je ne pense pas. Nous quittons Michelet et le Larousse historique pour l'album de famille. A partir du moment où l'on photographie les personnages célèbres, ils ne peuvent plus avoir vraiment de légende, car ils ressemblent trop à votre cousin germain, à votre coiffeur ou à la dame qui vous fait le coup du fourreau fourré. Si Nicéphore Niepce avait vécu seulement trente ans plus tôt, je te parie n'importe quoi contre autre chose que Napoléon Ier serait moins grand ; seulement quand on a David, Vernet et Prud'hon comme photographes officiels, on peut affronter les manuels. On est paré. Ces messieurs vous apportent leur talent et leur poésie personnels. Ceux qui ont été mitraillés par la boîte carrée ne pouvaient plus espérer grand-chose. La plaque sensible, c'est fait pour Bardot, pas pour Edouard Herriot. A la rigueur, la photo-couleurs, si tu as un bel uniforme tu peux t'en tirer ; mais mate un peu les présidents des républiques, en noir et blanc, t'as l'impression de contempler des pingouins ! Marianne a l'air de jouer à Zig et Puce ! Attends, bouge pas, je vais chercher un bel album afin de te faire la dernière partie avec planches en couleurs.
Je laisse le Gros un instant pour aller dénicher un ouvrage fortement illustré dont les pages sont molles, malgré leur papier glacé, à force d'avoir été tournées.
Quand je fais retour, il a posé sa cravate, sa veste, son soulier droit et son verre de chianti. Je remarque que le niveau du liquide dans la bouteille a considérablement baissé. Il aurait bu au goulot, le gros Effroyable, que je n'en serais pas autrement surpris !
— Surtout ne te gêne pas, recommandé-je, si tu as trop chaud tu peux poser aussi ton slip.
Il me dit que ça va très bien comme ça et de ne pas me tourmenter pour lui. Nous nous asseyons côte à côte à la table et j'ouvre mon livre magique.
— Prenons donc à la Restauration. V'là le Louis XVIII annoncé à l'extérieur, Béru.
Mon Valeureux examine le frère puîné de Louis XVI d'un œil hautement critique.
— Et ç'a été roi de France, ce machin-là ! s'exclame-t-il. Fallait vraiment que les Français n'aient pas le moindre Daladier à se fout'sur le trône pour accepter ce sac à lard ! Vise-moi un peu le souverain, mec. Y me rappelle un père-la-colique que j'avais quand j'étais moufflet.
— Tu as toujours aimé les œuvres d'art délicates à ce que je vois ? ironisé-je.
— Toujours, fait Béru avec recueillement.
Puis, se repenchant sur le portrait de Louis XVIII, lequel représente le roi dans son cabinet des Tuileries :
— Il avait une tronche pour boîte de pilules laxatives, tu trouves pas ? Avec c'te bouille et ses rhumatisses, il devait être aussi populaire qu'une crise d'eczéma, dis-moi tout ?
— A peu près, admets-je. Il était arrivé, comme on disait alors, dans les fourgons de l'étranger, et c'est cela qui défrisait surtout nos aïeux.
— C'est vrai ce que tu disais tout à l'instant, remarque gravement le Pertinent.
— Que disais-je ?
— A propos de ce qu'à partir de lui les temps sont tout près de nous. Tu viens de dire nos aïeux, ça renifle l'actualité déjà.
— Le retour des Bourbons fut imposé à la France poursuit le méritant San-Antonio, l’homme qui remplace le beurre, Michelet, Octave Aubry et les maris en voyage. Or, tu ne l'ignores pas, chez nous, on n'aime guère les gars imposés.
— Parce que nous sommes assez imposés nous-mêmes, s'empresse de calembourer le Béru bourru.
— Au demeurant, m'acharné-je à continuer, ce roi, c'était pas un mauvais bougre. Il avait mené une vie triste en exil. Il était souffrant et radinait entre deux cannes dans une France qui avait rudement changé. Mais il fut mal conseillé. Tous les nobles qui rentraient at home et qui trouvaient les fermiers pieutés dans leur plumard à baldaquin l'avaient mauvaise et entendaient récupérer leurs biens. Le gros Louis ne pouvait pas se permettre le luxe d'être trop libéral. Alors il y a eu ce qu'on a appelé la Terreur blanche.
— C't'un film d'Alfred Gonocock, ce machin-là !
— Ç'a été beaucoup plus terrible qu'un film d'Hitchcock, gars. Les règlements de comptes ont ensanglanté encore la pauvre France épuisée. Le maréchal Ney, accusé de haute trahison pour avoir aidé l'Empereur au lieu de le stopper à son retour de l'île d'Elbe, a été passé par les armes.
— Ce serait maintenant il s'en tirerait, assure Bérurier, délicat sociologue lorsqu'il veut s'en donner la peine.
Puis, tapotant d'un doigt impertinent la figure de Louis XVIII :
— A propos de c't'enflé, plus rien à dire, on peut tourner la page ?
— Attends, signalons qu'il accorda aux Français la Charte, ou constitution, faisant de sa monarchie une monarchie constitutionnelle.
— Pas de salades, j'suis pas technicien, tranche le Mahousse.
Sa physionomie s'éclaire.
— Et bien entendu, M'sieur Bibendum avait lui aussi les pruneaux en chômage, comme son frangin Louis XVI ?
— Pas du tout. Il se comportait très honorablement au pucier.
— Pas possible ! Avec une brioche pareille, pour gâter bobonne y faisait le grand tour, non ?
— Il devait y avoir sa technique, je suppose. Sa maîtresse attitrée, Madame du Cayla, le menait par le bout du nez.
— Valait mieux qu'elle l'attrapasse par ce bout-là, y avait sûrement plus de prise qu'ailleurs !
— Au sujet de cette dame, laisse-moi te rapporter une anecdote savoureuse...
— Dis-la toujours, je jugerai, engage mon camarade, non sans prudence.
— Elle se prénommait Zoé, Madame du Cayla. Un jour, un ministre entra dans le cabinet de travail du roi alors que Louis XVIII attendait sa maîtresse. « C'est toi, ma petite Zoé », demanda le souverain. Il fut fort gêné en découvrant sa méprise. Le ministre (je crois que c'était Decazes) raconta sa mésaventure au palais et on le surnomma Robinson.
— Quelle idée !
— Parce qu'il avait été cru Zoé !
— Et alors ?
Décourageant, l'Hénorme. Je sais que l'à-peu-près en question ne mérite pas la Légion d'honneur à son auteur, mais quand même...
— Robinson, insisté-je, parce qu'on l'avait cru Zoé ! Robinson Crusoé, tu y es ?
— J'osais pas comprendre, méprise mon ami. C'est vachement faiblard. On sent qu'ils lisaient pas encore San-Antonio à c't'époque !
Je remercie d'une courbette.
— Une dernière chose à propos de Louis XVIII ; il est mort en 1824.
Bérurier a la plus inattendue des réponses, la plus sans réplique des répliques.
— C'était son droit, dit-il simplement.
Et nous passons à Charles X par la seule magie d'un feuillet tourné.
— Voilà, je te présente Sa Majesté Charles X !
— Bel homme, apprécie Bérurier, en bavant sur le portrait équestre, tu es sûr que c'était le frelot de l'autre ?
— Mais oui. Ça te choque ?
— Un peu, mon neveu. Louis XVIII avait la silhouette barrique et une bouille de veau trop cuit, tandis que ce M'sieur, oh pardon : quelle prestance ! Quelle élégance ! La tête un peu trop allongée, p't'être, comme son cheval ! Vise-moi ces jarrets élancés, ces oreilles dressées, ces naseaux frémissants et cette longue queue panachée !
— Mais de qui parles-tu ? fais-je interloqué.
— Du cheval, nature ! Le peintre l'a peut-être rebecqueté sir Pégaço, note bien, mais c'est du bel animal ; fais confiance que les enfants de ce bourrin-là ne charrient pas des tombereaux de fumier. Ils sont à Antoine ou dans le potager de M. Boussac !
Satisfait, le Mahousse nous sert une nouvelle tournée de chianti.
— C'eût z'été un bon roi, ce Charles Quint, que je n'en fus point z'autrement z'étonné, décide-t-il.
— Charles X, hé ! Mauviette !
— Mande pardon, avec tous ces numéros on s'y perd. Tu vois, San-A... j'aurais été dans la monarchie, je me serais jamais laissé refiler un numéro comme à un bourrin de course. Quand tu mates la liste des engagés, comme on le fait en ce moment, tout ça ressemble un peu au Tour de France. Je les imagine, les monarques, avec des maillots de couleurs, des petites gapettes et de la musette ravitaillement dans le dos. T'as envie de dire : « Vas-y, Henri IV, tu les as ! » Ou bien : « Baisse la tête, Louis XVI, t'auras l'air d'un coureur ! » Ou encore : « Change de développement François Ier, y sont pas loin ! » Avoue que ça serait de la fresque éloquente, tous ces souverains rangés sur la ligne de départ. Louis XIV en tête avec ses tifs jusqu'au pédalier et son maillot jaune de roi-soleil, hein ? Et Henri III, reine de la pédale déjà de son temps ! Avec Napoléon, roi de la montagne ! Le Fausto Coppi de l'Histoire, nettement détaché dans les étapes alpestres !
Il s'anime, mon Gros Béru, s'essouffle, boit pour éteindre le feu ardent de l'exaltation. Et il reprend :
— Ça serait facile à apprendre aux mômes, l'Histoire, dans ces conditions. T'aurais les suiveurs : le duc de Guise avec ses boyaux dans les mains, et le pape Pie VII fourbissant la couronne impériale pendant la course ! Sans compter la caravane publicitaire avec les Croisés, les Sournois et tout le titoum ! L'imagination, ça la leur marquerait et les gosses se feraient plus tartir sur des bouquins constipés.
— Faudra soumettre le projet à qui de droit, conseillé-je.
Il s'évente le mufle.
— Mais je suis là que je cause, que je cause, dis voir un peu Charles X !
— Avant tout, un petit fait divers pour nous mettre en verve. Il avait deux garçons : le duc d'Angoulême et le duc de Berry. Le premier avait épousé Marie-Thérèse de France, la fille de Louis XVI, c'est-à-dire sa cousine germaine et il ne pouvait pas avoir d'enfant.
Barrissement du Dodu. Il ne se tient plus de joie.
— Et en v'là encore un qu'avait un bouquet de muguet dans l'écrin à bijoux ! Ah ! C'te famille royale mon pote, tu parles d'un défilé de mollusques ! La baïonnette en pâte-à-chou, ils avaient !
Je continue en haussant le ton pour le faire taire :
— Le deuxième, le duc de Berry était donc le dernier Bourbon susceptible de perpétuer la race puisque Louis XVIII n'avait pas d'enfant, tu suis le guide ?
— Vas-y, vas-y, j'ai les trompes épanouies.
— En 1820, un ouvrier sellier nommé Louvel a assassiné le duc de Berry devant l'Opéra. Il voulait éteindre la race des Bourbons. Mais son projet échoua.
— Biscotte ? Le duc n'est pas mort ?
— Si, Gros, il a expiré au foyer de l'Opéra, en présence de la famille royale au grand complet, ce qui est mourir en beauté, convenons-en. Seulement, à quelque temps de là, la duchesse de Berry accoucha d'un fils posthume : le duc de Bordeaux, qu'on surnomma l'enfant du miracle...
— Et qui, étant duc de Bordeaux, ressemblait à son père comme deux gouttes d'eau ! chantonne l'Incorrigible. En effet, c'était pas de chance pour le pauvre assassin.
— Le règne de Charles X n'a duré que six ans. C'était un monarchiste de la vieille école. Il appliquait les méthodes d'avant 89, et ne se rappelait déjà plus qu'il y avait eu la Révolution ! Il a promulgué des lois à la mords-moi-le-blason, comme par exemple la loi sur le sacrilège (celui qui profanait l'hostie était passible de la peine de mort) et la loi sur la presse (défense de dire du mal de son gouvernement).
— Quand on songe que ça s'est passé au siècle dernier ! s'insurge Béru, ça vous fout le vertige.
— Les Français l'ont eu, le vertige. D'où la révolution de 1830. Pendant trois jours on s'est châtaigné ferme dans Paris. Ces trois journées furent baptisées les Trois Glorieuses. Une fois encore, Charles X cramponna sa mallette-exil et retourna en Angleterre. Quand tu penses que quelques siècles plus tôt les rois d'Angleterre se déclaraient rois de France ! Ah ! ils ne songeaient plus à revendiquer la couronne. Car c'était devenu une couronne de pâtissier, en papier doré, que le moindre courant d'air vous faisait dégringoler de la tranche. Voici donc Charles X reparti dans la citadelle british. Il y décéda six ans plus tard. Mais il avait, au cours de son bref règne, patronné la réalisation de deux choses très importantes et totalement différentes : le style Charles X dans l'ameublement (bois clairs, formes romantiques) et la guerre d'Algérie.
— Sans blague ! s'exclame Béru
— Mais oui, ma Grosse. Certaines personnes se figurent que la guerre d'Algérie a commencé en 1954, quelle étroitesse de vues ! En fait elle a démarré très exactement le 25 mai 1830. D'accord, il y a eu une certaine trêve dans l'intervalle, mais il serait stupide de ne pas comprendre que c'est bien la même guerre qui se poursuivait ! Elle débuta bizarrement, mollement, devrais-je dire, par une louche affaire commerciale traitée entre des commerçants de Livourne et le dey d'Alger. Celui-ci qui avait été fabriqué s'en prit à notre consul qu'il ne pouvait pas souffrir et, au plus fort de la discussion, lui balança un coup de chasse-mouches sur le museau. La France s'estimant outragée, le Premier ministre de Charles X envoya une frégate...
— La Régie Renault existait déjà ? s'étonne l'Ignare.
— Une frégate-barlu, pas une frégate-bagnole, hé, Truffe ! Le bâtiment qui battait pavillon parlementaire vint jeter l'ancre dans le port d'Alger, ayant à son bord un négociateur. Mais les batteries du port envoyèrent la fumée, ce qu'apprenant, le gouvernement français décida une intervention armée. Il l'a décidée d'autant plus volontiers que nous n'avions presque plus de colonies à l'époque. La perspective de reconstituer un empire n'était pas déplaisante. Une flotte comprenant 450 barlus et près de quarante mille soldats fut donc expédiée. Aussitôt les Arbis organisèrent leur défense, ayant à leur tête l'émir Abd el-Kader. La guerre dura des années, puisque l'Emir ne se rendit qu'en 1847. Bugeaud termina cette très provisoire conquête de l'Algérie. C'était un homme bien, ce Bugeaud ; j'aimerais pour lui rendre l'hommage auquel il a droit, Béru, te lire un extrait de la circulaire qu'il adressa à ses officiers chargés des Affaires arabes.
— Tu crois que c'est nécessaire ? bâille d'avance le Gros.
— Rien n'est nécessaire en ce monde, hormis l'amour que les hommes doivent se porter, foetus prolongé. Mais je te prie d'écouter ça...
Je cramponne le bouquin et je lis :
« Après la conquête, le premier devoir comme le premier intérêt du conquérant est de bien gouverner le peuple vaincu ; la politique et l'humanité le commandent également. Nous devons donc porter la plus grande sollicitude, la plus constante activité et une patience inébranlable dans l'administration des Arabes. Nous nous sommes toujours présentés à eux plus justes et plus capables de gouverner que leurs anciens maîtres, nous leur avons promis de les traiter comme s'ils étaient les enfants de la France, nous leur avons donné l'assurance formelle que nous leur conserverions leurs lois, leurs propriétés, leur religion, leurs coutumes. Nous leur devons et nous nous devons à nous-mêmes de tenir en tout point notre parole !
« Signé Bugeaud (39)
— Qu'en penses-tu, Béru ?
Il hoche la tête.
— M'est avis qu'il n'a pas bien su se faire obéir, ton général !
— Il a reçu dans les jambes 110 000 immigrants français, espagnols, italiens et maltais. Ceux-là arrivaient pour gagner leur bœuf, l'Etat ne les payait pas pour jouer les Père de Foucauld, alors ils se sont mis illico à faire suer le burnous.
Sa Majesté se lève, fait quelques pas dans le salon, s'approche de la croisée derrière laquelle un jour livide agonise.
— Et de tout ça, que nous reste-t-il ? demande mon éminent Penseur. Rien ! Rien !
— Mais si, fais-je, il nous reste la recette du couscous que nous allons manger tout à l'heure.
Le Gros s'éclaire. Manger ! C'est le déclic merveilleux qui le met en liesse à la fraction de seconde.
— En attendant la briffe, poursuis-je, viens mater la physionomie du dernier, de l'ultime roi de France : Louis-Philippe Ier qu'on aurait plutôt dû appeler Louis-Philippe dernier.
Bérurier examine l'intéressé.
— C't'une poire, fait-il d'une voix paisible. Mais j'arrive pas à détecter si s'est une william ou une poire-curé.
— C'était une bonne poire de toute manière. Un roi quasi républicain, Gros. Son père, Philippe-Egalité, avait voté la mort de Louis XVI si tu t'en souviens ! et lui il s'était battu à Valmy courageusement.
— N'empêche qu'il s'est laissé cloquer roi comme une
— reine ! fait l'homme qui méprise l'euphémisme.
— C'était en fait un roi-bourgeois. Mais sa simplicité était très pétassière car il tenait à plaire. Il se baladait dans Paname à pinces, avec un pébroque au bras, serrant des louches comme un député. Ça faisait bien dans le tableau. Ah ! on était déjà loin du Versailles de Louis XIV et encore loin du faste élyséen actuel. Néanmoins, malgré sa bonhomie, Louis-Philippe était un type autoritaire qui rêvait de puissance, tout comme les grands rois de jadis. En réalité, son parapluie était un sceptre ! Il eut de bons ministres, tel que Thiers. Tu vois : le mot est lâché ! Thiers. Nous sommes au seuil de la période actuelle. Thiers qui allait devenir président de la IIIe République. Sous ce règne, la conquête de l'Algérie s'opéra. Et surtout la vie économique connut un essor fantastique : les premiers chemins de fer firent leur apparition, les premiers bateaux à vapeur aussi. Le sort de l'ouvrier et du paysan était meilleur. La France devenait une grande puissance méditerranéenne et Paris la capitale intellectuelle de l'Europe grâce aux écrivains fameux qui y faisaient la pluie et le Bottin mondain. Un petit dix-septième siècle, en somme. On lâche le classicisme pour le romantisme. Des noms ? Ils vont te faire pâmer, j'espère : Lamartine ! Victor Hugo ! Musset ! Stendhal ! Gérard de Nerval ! Vigny ! Théophile Gautier ! Mérimée ! Baudelaire ! George Sand et surtout, oui, surtout, Balzac !
Je m'interromps pour aborder, bille en tête, mon élève attentif.
— Balzac, Gros, ça te dit quelque chose au moins ?
— Ben dame : le central téléphonique ! proteste l'Obèse.
— Triple ahuri ! Relent d'idiotie ! C'est le plus fameux romancier de notre littérature après Georges Simenon !
— Mais oui, où que j'avais le bulbe ? s'excuse-t-il. Je me rappelle même que son œuvre la plus célèbre c'est zéro, zéro, zéro, un !
— Bravo, Béru ! Revenons vite à Louis-Philippe Dernier. Malgré son attitude libérale, je t'ai dit qu'il avait bien l'âme monarchique. Il le prouva. Sous lui, seuls les citoyens payant au moins deux cents francs (de l'époque) d'impôt avaient le droit de vote. Le peuple finit par s'en indigner et demanda l'égalité de vote pour tout le monde, riche ou pauvre. Le roi refusa. Alors la révolution de 1848 éclata. Louis-Philippe qui savait ce qu'était une révolution, puisque son papa était mort sur l'échafaud, abdiqua en faveur de son fils le comte de Pantruche, et, imitant son cousin Charles X, s'empressa de passer en Angleterre.
Satisfaction béruréenne.
— Le ferry-boîte devait pas chômer avec ces monarques qui se débinaient comme des marchands de cravates à la sauvette sitôt qu'il y avait du suif !
Puis, redevenant élève doué et attentif :
— Tu m'avais annoncé que c'était le dernier roi et tu viens de dire qu'il a alambiqué en faveur de son chiare, faudrait savoir !
— C'est que les insurgés n'ont pas tenu compte de ce comte, mon lapin. Et ils ont proclamé la République. La Deuxième !
— Bravo !
— Te réjouis pas. Sais-tu qui ce peuple, qui venait de se battre pour acquérir le droit de vote, élit comme président de la IIe République ?
— Dis voir ? donne-sa-langue-au-chat-il.
— Le prince Louis-Napoléon Bonaparte, mon cher baron, ni plus ni moins ! Les Français sont comme ça, on ne les changera jamais !
— Montre le bonhomme !
Je tourne une nouvelle page. Napoléon III est là, en couleurs, qui nous attend derrière sa moustache salvadordalienne, avec son regard de penseur qui pense que les autres pensent qu'il pense mais qu'il n'y a pas besoin de penser pour donner l'impression qu'on pense.
— Connais, laconise mon ami. Je l'ai souvent vu, ce Bédouin. Chez nous, quand j'étais petit, on avait sa bobine sur un couvercle de boîte à biscuits.
— Depuis des années, il rêvait de régner sur la France et à deux reprises, avait tenté de se faire proclamer empereur, à Boulogne d'abord, à Strasbourg ensuite, mais les coups d'Etat ne se font pas en province. Décider les habitants de Bécon-les-Bruyères ou ceux de Saint-André-le-Gaz à vous reconnaître pour empereur ne vous amène pas pour cela aux Tuileries. Alors Louis-Napoléon s'y prit autrement. Il comprit que cette petite révolution de 48 pouvait à la rigueur faire de lui un grand empereur. Sous Louis-Philippe, on avait ramené les augustes cendres d'Auguste et le fabuleux tombeau de marbre des Invalides entretenait dans le cœur des hommes la nostalgie des gloires passées. Quand on se prénomme Louis-Napoléon, on fait vite oublier le Louis. Un Louis, c'est si facile à perdre !
« Et puis, notre camarade Bonaparte, condamné à la détention à vie après ses tentatives malheureuses, ne s'était-il pas échappé de prison, déguisé en maçon ? Cette aventure, à une époque où les romans d'Eugène Sue s'arrachaient, ne pouvait que le servir. C'était son pont d'Arcole, à lui. Il lui suffisait de calquer son comportement sur celui de son formidable modèle ; de l'imiter, en petit, en tout petit ! Depuis que les hommes avaient acquis le suffrage universel, ils étaient moins regardants sur les faits d'armes.
« Plus besoin d'aller faire des phrases devant les Pyramides par 50° à l'ombre ; une bonne campagne électorale suffisait.
« Président de la République, pour ce Napo-là, c'était en somme le titre de Premier consul du tonton. Il lui manquait son 18 Brumaire pour respecter la règle du jeu. Il le réalisa en 1851 en faisant dissoudre l'Assemblée et exiler dix mille personnalités royalistes ou républicaines, parmi lesquelles Victor Hugo
Il ne lui restait plus qu'à organiser un référendum pour ratifier ce coup de force. Ce plébiscite lui donna sept millions cinq cent mille « oui ». Il fit arrêter les quelques « non » pour que la situation fût vraiment éclaircie.
— Tu dors ! hurlé-je en apercevant seize mentons au lieu de huit sous la mâchoire inférieure du Dilaté.
Il se redresse.
— Moi ! Tu charries ! Je... Je...
— Que viens-je de dire, élève Bérurier ?
— Tu parlais du Général et de son référendum.
— On potassait Napoléon III, Abruti !
— Mais oui, bien sûr, remarque ça se ressemble. Après tout, on peut confondre, hein ?
— Donc, m'obstiné-je, même carrière que le vrai Napoléon. Le voilà Empereur. Il ne lui reste plus qu'à faire des guerres. Il les fait. Mais cette fois, il s'allie à l'Angleterre. On commence par torcher les Russes, à Sébastopol, puis les Autrichiens (afin de permettre à nos frères italiens d'acquérir leur indépendance) à Solferino. Pendant ce temps, Lesseps creusait le canal de Suez !
— Et il l'a creusé tout seul, s'étrangle le Gros. Tu te rends compte : en plein soleil, le temps qu'a dû lui falloir !
— Il avait droit à un litre de rouge par heure, l'apaisé-je.
— Ah bon, je me disais aussi...
— Le canal fut ouvert en 1869. L'année d'après, Napoléon III entraînait la France dans la guerre de 70 qui allait s'achever par le désastre de Sedan. Lorsqu'il capitula, l'Assemblée nationale proclama sa déchéance. Ça finit toujours de cette façon-là. Toujours, Béru, toujours, ne l'oublie pas !
— Pourquoi que t'insistes, s'effraie-t-il, je ne veux pas me présenter comme Napoléon IV, moi ! Il est allé en Angleterre aussi après sa chute ?
— Oui. Toujours comme son tonton. Ils y vont tous. Mais les British ne l'envoyèrent pas à Sainte-Hélène. D'abord parce qu'il avait été leur allié, ensuite parce que Napoléon III, s'il avait été empereur, n'avait en tout cas jamais été un aigle.
— A table ! crie m'man en entrouvrant la porte.
LA MAUVAISE TRADUCTION DE L'INTERPRÈTE BÉRURIER
— Vous êtes pressé, mon ami ? lui demanda son épouse.
— Oui, répondit-il. J'ai rendez-vous avec le Dey pour discuter de cette sotte histoire de blé. Il paraît qu'il n'est pas content.
— Hossein est un garçon impossible, fit Mme Deval.
— Pas Hossein : Hussein, rectifia le consul.
Posant sa serviette, il se leva et lança au domestique :
— Dites à Bérurier, mon secrétaire-traducteur, de se tenir prêt, nous partons dans cinq minutes !
Les deux hommes arrivèrent au palais du Dey une demi-heure plus tard. Bérurier aida son patron à descendre de calèche. C'était un type musculeux, un peu bouffi des joues et dont le ventre s'arrondissait depuis qu'il habitait Alger, car il buvait beaucoup de mascara.
Ils furent introduits dans la salle d'audience où Hussein les attendait, vautré dans ses coussins, en s'éventant de temps à autre pour chasser les mouches tenaces qui commençaient déjà à pulluler.
Il fit signe à ses visiteurs de s'accroupir près de lui, et, tandis qu'on leur servait des infusions de feuilles de rose (boisson que Bérurier abominait), entra séance tenante dans le vif du sujet.
Il parla, avec une véhémence tout algérienne, de l'affaire désastreuse qu'avait été pour lui cet achat de blé.
Les intermédiaires le lui avaient mis dans le dey et il avait beau être arabe à ne plus en pouvoir, il n'aimait pas ça.
Bérurier, qui parlait pourtant fort convenablement la langue d'Hussein, avait du mal à suivre ses récriminations.
Il les traduisit de son mieux, en s'employant toutefois à en atténuer la vivacité. En effet, Son Excellence n'était pas un homme très patient. Deval écouta sans mot dire, réfléchit un instant et déclara :
— Dites à ce Raton (40) qu'on va essayer d'arranger ça au mieux des intérêts communs, mais recommandez-lui de gueuler moins fort, car j'ai les tympans fragiles.
— Son Excellence va faire le nécessaire pour vous donner satisfaction...
Le Dey eut un sourire soulagé et fit une courbette.
— Mais, poursuivit le conciencieux interprète, je vous prie de faire attention car elle prend la mouche facilement.
Le Dey regarda le consul et vit une mouche sur le faux-col-à-manger-des-rahat-loukoums de ce dernier.
Et Hussein crut que c'était à cette mouche-là que l'interprète faisait allusion. Gentiment, il voulut la chasser. Deval se dressa d'un bond.
— Espèce de sale Arbi ! cria-t-il, c'est la France que vous venez d'insulter en ma personne. Vous aurez bientôt de ses nouvelles ! Venez, Bérurier !
Et il se dirigea vers la porte d'un pas rageur avant que Bérurier n'ait eu le temps de traduire sa colère au Dey.
La guerre d'Algérie venait de commencer !