JEANNE D'ARC : ses voix, sa vie, son œuvre, sa mort !
— T'en va pas ! supplie Bérurier.
— Encore ! insiste sa Baleine.
— Non, répond fermement le commissaire San-Antonio (cet être d'élite qui n'a peur de rien, pas même des mouches et dont la vaste intelligence n'a de comparable que son sens de l'humour).
Lors, les deux conjoints (joints pour le meilleur et pour le pire) se mettent à scander de la voix, du talon et du poing :
— Il dira ! Il dira ! Il dira !
Un vrai marécage, ces Béru. Pour s'en dépêtrer, il faut le concours du Génie. Ça n'est pas le génie d'ailleurs qui me manque, vous le savez, mais mon bon cœur me rend vulnérable.
Je contemple, amusé, ces deux énormités mafflues, bajouteuses, rubescentes, mal dentées, qui vocifèrent sur l'air des lampions (lampions dont ils ont et la forme et le rayonnement) :
— Il dira ! Il dira !
Berthe se permet même une variante puisque, pour donner plus de force à sa requête psalmodiée elle affirme, d'un ton quasi menaçant :
— Il causera ! Il causera !
Je regarde ma montre. J'ai strictement rien à fiche, mais il convient de regarder l'heure d'un œil soucieux lorsqu'on a l'intention de se débiner de quelque part.
— Ecoutez, fais-je, plus que Jeanne d'Arc et je m'en vais !
Un « Aaah ! » intense et voluptueux s'échappe de leurs lèvres dévoreuses.
— C'est un morcif de roi, Jeanne d'Arc, leur fais-je, vous en convenez ?
Ils branlent le chef en mesure.
— Que savez-vous d'elle ? interrogé-je histoire de mesurer l'étendue de leurs connaissances en la matière.
— Elle..., attaque B.B.
Mais son Jules lui coupe civilement la parole.
— Te fatigue pas, San-A, on a vu le film !
— Alors résume-le moi.
Il se gratte la nuque et déclare :
— Elle gardait ses moutons à Dom Pérignon en tricotant une layette. Puis un adjudange lui a causé, je me rappelle plus si c'était Saint-Martin-la-Garenne ou Saint-Philippe-du-Roule, peut-être les deux à la fois. Brèfle, il lui disait d'aller sauver la France. Elle y a t'été et ces fumelards d'English, pour se venger, lui ont fait le coup du bonze inflammable. C'est seulement quand elle a été déguisée en charbon de bois qu'ils se sont dit : « Mince, y a gourance, on vient de rôtir une sainte ».
— Que voilà donc admirablement résumée l'histoire de la plus rare des femmes, admets-je. Vraiment, Béru, ton sens du raccourci confondrait M. Deibler s'il vivait encore ! Nous allons étudier plus en détail « l'affaire Jeanne d'Arc ». Mais auparavant, pour bien la comprendre, voyons où en était la France lorsque les voix célestes se firent entendre.
— On pourrait écluser un petit coup de rouge ? suggère le Gros dont la langue ressemble à un plancher de cage à oiseaux.
— Inutile, pour moi ce sera le verre d'Evian du conférencier, tranché-je.
Berthe me le verse sous le regard hostile de son mari qui désapprouve. H2 O, c'est l'ennemi originel de Sa Grosseur !
Je le conduis aux abords de l'horreur en buvant. Et je réattaque :
— La guerre de cent piges a terriblement éprouvé la France. On note au cours de ce siècle imbécile des fortunes diverses. Tantôt les Anglais envahissent presque entièrement le territoire et règnent en maîtres. Tantôt il y a des réactions françaises et on leur fait repasser le pas de Calais. Nous serions injustes si nous passions sous silence le camarade Charles V et son pote Du Guesclin. Ils ont usé leur existence à malmener les Rosbifs. Charles V et son général d'élite étaient tellement liés d'amitié qu'ils ont poussé leur sympathie mutuelle jusqu'à décéder la même année. A leur mort, la France était redevenue forte.
— C'est fou ce que les Charles ont pu rebecqueter la France, remarque Bérurier, frappé. Tu crois que ça vient du prénom, gars ?
— Ne te précipite pas sur les idées toutes faites, Bonhomme. Il y a toujours des exceptions pour confirmer les règles. Ainsi, le fiston de Charles V s'appelait aussi Charles et pourtant son règne à lui a drôlement tourné en eau de boudin !
— Pas possible ?
— Il est devenu jojo en partant châtier un de ses seigneurs turbulents. Insolation, disent les uns, excès de consanguinité, affirment les autres. Faut reconnaître qu'ils se mariaient un peu trop entre cousins, Messieurs les Sires. Alors il en résultait des tares.
— Fatal, coupe Béru. C'est comme pour les bêtes de race : à force de vouloir la préserver, la race, tu finis par la déguiser en jus de chique. Rien ne vaut les corniauds. Selon moi, la monarchie, San-A, elle aurait pas tant chipoté pour les unions, on l'aurait peut-être encore. Un roi de gouttière, ça pourrait valoir le coup. M'est avis, d'ailleurs, que maintenant les princesses le pigent, le danger. Regarde voir en Angleterre, par exemple la Margaret : elle s'est farci un pékin de la maison Photomaton. Nature, à ce tarif-là, leur pedigree aux gars de Buquingame ça va vite devenir le catalogue de la Samaritaine. Mais ils ont raison : la santé avant tout. Quand tu as les éponges mitées, le foie comme une morille et du yaourt dans les veines, un blason c'est pas ce qui te donne des couleurs, même s'il est, comme on dit dans le charabia hiérarchique, de gueule de raie sur champ d'avoine !
Berthe lui coupe la parabole.
— Un roi cinglé, ça la fichait mal. On lui a mis la camisole ?
— Ou l'équivalent, gente dame.
— Fais confiance qu'elle était en or massif, la camisole, ricane Bérurier. De ce temps-là ils portaient des slips de soie et des boucles de jarretelle en diamant. La vraie débauche ! Qu'est-ce qu'ils ont fait de ce roi siphonné, à la cour ?
— On l'a placé sur la voie de garage. Mais c'est sa bonne femme, Isabeau de Bavière, qui s'est mise à débloquer. C'était une gourgandine de première grandeur qui se farcissait un tas de types, à commencer par son beau-frère. La cour de France a bientôt ressemblé à un lupanar. C'était à qui ferait le plus bel étalage de ses vices !
Les yeux globuleux de dame Berthe luisent comme ceux d'un carnassier.
— Quelle honte ! fait-elle pourtant, histoire de chiquer à la bourgeoise vertueuse.
— Isabeau, continué-je, était une espèce d'ogresse ravissante qui usait de ses charmes et de l'assassinat avec une égale insouciance. Elle bradait ses filles, les faisait tuer lorsqu'elles devenaient gênantes et déshéritait son propre fils. Profitant de la folie de son bonhomme, elle a vendu la France aux Anglais.
Bérurier libère une série d'imprécations variées dont la moins virulente n'est cependant pas publiable dans un ouvrage de cette haute tenue littéraire.
— Bref, insisté-je, à la mort de Charles VI le Dingue, le king d'Angleterre a été proclamé roi de France, de même que le dauphin qui avait ses partisans.
— Alors, m'interrompt dame Bérurier, la France avait deux rois ?
— Exactement. Et vous conviendrez que c'est trop ! Notre pauvre vieux pays a été divisé en deux clans : les Armagnacs et les Bourguignons.
Béru pousse un soupir qui gonflerait la voilure d'un trois-mâts école.
— Alors des Français ont soutenu la candidature du roi d'Angleterre !
— Les faits sont là, Gros !
— Ecœurant, dit-il. Le Dauphin dont tu causes, il devait pas avoir la jactance facile. Moi, je serais été à sa place, j'allais faire un drôle de ramdam dans les carrefours, aie confiance !
— Charles VII était un timide. De plus il avait des doutes à propos de sa naissance.
— Comment ça ?
— Quand on a pour mère Isabeau de Bavière, tu penses qu'on doit se demander si papa c'est pas en réalité le garçon boucher ou le voisin de palier ! Il s'appelait peut-être Bérurier, le vrai père du nouveau roi de France, va-t-en savoir.
Ça l'émerveille, mon Béru, cette hypothèse. Du coup, c'est sans rancune qu'il se met à penser à Isabeau de Bavière.
— Pourquoi pas, après tout, murmure-t-il. Il était comment, ce Charlot-là ?
— A vrai dire, morphologiquement, il ne te ressemblait guère. C'était un freluquet indécis. De la mauviette écrasée par le poids de sa couronne, laquelle pourtant n'était pas bien grosse au moment où débuta son règne. Il était bourré de complexes, le pauvre lapin. Mais le destin veillait. Une femme venait de perdre le royaume de France, une autre allait le sauver.
— Jeanne d'Arc ? récitent les Bérurier.
J'adresse un hochement de tête complimenteur au couple. Berthe et Alexandre-Benoît ressemblent à un attelage pour chariot de roi fainéant.
— Oui, mes chers amis : Jeanne d'Arc.
Berthe a un gentil gloussement pour saluer l'apparition de la Pucelle dans notre conversation. Béru, qui aime prendre ses aises pour mieux vivre les instants d'exception, délace ses chaussures, les ôte, et ses orteils libérés se mettent à frétiller dans ses chaussettes trouées comme de la friture de poissons dans des bourriches.
— Jeanne d'Arc s'est donc manifestée dans une période de grand désordre et de misère, fais-je. Le pays divisé, ruiné, pillé, s'en allait à vau-l'eau...
— C'est en Italie ? demande le Gros.
— Quoi donc ?
— Volo ?
— C'est pas un bled, c'est une expression, hé, truffe ! Elle signifie à la dérive...
— Mande pardon, balbutie l'Hénorme, on a beau z'avoirde la culture, y a toujours des bricoles qui vous échappent ! Alors ?
— La France était conditionnée pour adopter un héros ou une héroïne. Elle avait besoin d'un sauveur. En période troublée, il suffit qu'un gars arrive au moment opportun en criant « Je vous ai compris » pour qu'il fasse le plein. Le messie de service n'a qu'à dire qu'il entend des voix pour s'assurer celles des électeurs. Donc, voilà le climat au moment où la môme Jeanne fait parler d'elle.
« A Domrémy, aux confins de la Champagne et de la Lorraine, on se trouvait en plein fief du roi de France. Les dabuches de Jeanne étaient des bouseux tout ce qu'il y a d'aisés contrairement à ce qu'imagine le public qui se la représente fille de serfs. Gens extrêmement pieux, ses parents souffraient de la situation et débitaient des rafales de chapelets pour demander au ciel aide et assistance. »
— Ils se doutaient pas que leur gamine allait arranger le coup, salive ma grosse Pomme. C'est poilant tout de même, d'avoir une petite sainte à la maison et de pas le savoir. Si ça se trouve, ils y flanquaient des tabassées, à cette môme, sans se gourer que plus tard on allait refiler son blaze à toutes les institutions religieuses de France et de Lavoir.
— C'est la destinée, ça, philosophe notre chère Berthe. On ne peut pas deviner. C'est comme pour Lourdes avec Bernadette Scoubidou, là encore la famille se doutait de rien.
— Jeanne, poursuis-je, était une gosse sensible. A force de voir chialer ses vieux sur la cause perdue du roi de France, elle a eu des vapeurs. Un jour qu'elle gardait les moutons en filant sa quenouille en bâton, des voix célestes se sont élevées. L'Eglise affirme — et nous n'avons aucune raison d'en douter — qu'il s'agissait de celles de saint Michel, de sainte Catherine et de sainte Marguerite...
— Du beau monde, apprécie Béru, lequel possède son calendrier sur le bout du doigt.
— Ces messieurs-dames conseillaient à Jeanne d'aller lever le siège d'Orléans et de faire ensuite sacrer le Dauphin à Reims.
— Pauvre chou, pleurniche la Baleine. Ça a dû lui faire une frayeur, ces voix !
— Tu parles que si elle avait le hoquet ça lui l'a guéri ! fait l'Obèse, toujours pratique. Aftère ?
— Jeanne a parlé de son ordre de mission à son vieux qui s'est mis à faire tout un suif : pieux mais incrédule qu'il était, le père d'Arc. Il a affirmé à la gamine qu'il préférait « la noyer de ses propres mains plutôt que de la laisser partir avec des gens de guerre ! »
Une discussion béruréenne éclate. Madame donne raison à M. d'Arc, alléguant que la place des jeunes filles pubères n'est point dans l'armée et que saint Michel et ses camarades avaient eu du culot de confier une pareille besogne à une adolescente. Son Vigoureux riposte en traitant le père de Jeanne de mauvais patriote. Il fait valoir que depuis Jeanne, on a vu beaucoup de demoiselles dans l'armée, y occuper un poste actif. Je mets fin à la controverse en leur apprenant qu'en fin de compte d'Arc a mis les pouces et que sa fille est allée à Vaucouleurs pour parler de sa mission au seigneur de Baudricourt.
— Il a dû être estomaqué ? s'amuse mon coéquipier.
— Tout de suite il l'a envoyée chez Plumeau, la Jeannette ! Mais elle a su se montrer éloquente. A la fin, il lui a donné une bafouille pour Charles VII ainsi que quelques hommes d'armes chargés de l'escorter jusqu'à Chinon.
— J'espère que c'étaient des garçons sérieux ? demande hypocritement la Gravosse.
— L'Histoire ne le dit pas.
Elle déplore cette absence de détails.
— Le roi avait été prévenu de l'arrivée de la jeune fille. Et à la cour, on se payait déjà la fiole de la môme. On la prenait pour une cinglée.
— Faut se mettre à leur place, dit Béru. Nous, maintenanton sait qu'il s'agissait d'une vraie sainte pur sucre et que son auréole avait rien à voir avec la maison Wonder, mais le roi Machin, lui, il avait le droit de se poser des questions...
— Il a fait mieux que se poser des questions : il a tendu un piège à la jouvencelle. Avant de la recevoir, il a laissé sa place sur le trône à un de ses familiers et lui-même s'est dissimulé parmi la foule des courtisans.
— Pas tellement patate, ton Charles VII ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Un miracle ! Jeanne est allée droit à lui !
— Chapeau ! dit Béru, respectueux.
Puis, récupérant un peu, il hasarde :
— Elle avait peut-être vu sa photo dans Paris-Match ou ailleurs, note bien ?
— Impossible ! Ces moyens de diffusion n'existaient pas en ce temps-là ! objecté-je.
C'est Berthe qui met un terme à notre indécision.
— Puisqu'elle était sainte, je ne vois pas ce que vous trouvez de surprenant là-dedans. Elle avait le don de double vue, voilà tout !
— Mais bien sûr, admet Béru, frappé par une telle évidence : voilà tout. Alors le roi l'a prise au sérieux quand il a vu qu'elle le reconnaissait ?
— D'autant plus qu'elle lui a assuré qu'il était vraiment le rejeton du roi de France, ce dont il doutait très fort, le pauvre biquet. Ça l'a dopé et il a mis une armée au service de la Pucelle. Jeanne a pu délivrer Orléans.
— Elle était réellement pucelle ? m'interrompt la Gravosse en rougissant.
— Il paraît.
Mais Béru a des doutes.
— Elle l'était peut-être au départ de Do-Ré-Mi-Fa-Sol, dit-il, mais après le siège d'Orléans, faut envisager qu'elle avait viré sa cuti dans l'intervalle. Une belle gosse comme je la suppose, avec des guerriers en pleine bourre, elle avait beau être ensaintée elle pouvait pas résister. Ensuite ?
Son « ensuite » ressemble à une sébile qu'il me brandit sous le nez à tout bout de champ.
— Ensuite, toujours soucieuse de remplir le programme tracé par ses « voix », elle a emmené le roi se faire sacrer à Reims !
— Il devait avoir l'air un peu pomme, ce chétif, de se laisser driver par une fille ! Le roi des nouilles, qu'on a sacré ! Ou alors, victime de ses sens qu'il était. T'es certain, San-A, qu'il se la payait pas en loucedé, notre Jeanne d'Arc nationale ? Une petite manière derrière le trône pendant que les femmes de ménage passent l'aspirateur dans la pièce à côté, tu sais, ça va, ça vient !
— Alexandre, voyons ! sermonne Berthe aux gros flotteurs. Tu causes d'une sainte !
L'Enorme rétorque qu'on n'est saint qu'une fois mort et que de son vivant, la Pucelle ne justifiait probablement pas son surnom. Ils en viennent à hausser le ton. B.B défend farouchement la vertu de Jeanne.
— Et tu oublies qu'elle portait une armure ! s'exclame-t-elle, à bout d'arguments.
— Et alors, tu en déduis qu'il fallait un fer à souder pour filtrer avec elle, Grosse ? A fermeture Eclair qu'elle était, l'armure ! Tu t'imagines peut-être pas qu'on la déboulonnait chaque fois qu'elle se rendait aux toilettes ! Les armures, t'en parles comme si ça serait la carapace d'un homard ! Mais ça s'enlevait et ça se remettait facile.
Il me prend à témoin.
— Berthe se figure qu'il fallait un ciseau à froid pour pouvoir leur prendre la température, aux archers, quand ils avaient la fièvre ! Explique-lui un peu qu'une armure c'était pas plus difficile à démonter qu'une carrosserie de 2 chevaux !
Je donne les apaisements requis et je me hâte d'enchaîner.
— Donc elle a fait sacrer Charles VII, battant ainsi de vitesse le roi d'Angleterre qui n'avait pas encore été sacré roi de France.
— Et la belle Isabière de Baveau, elle vivait toujours ?
— Toujours ! Mais elle était devenue une grosse mémé adipeuse. Je te prie de croire qu'elle renaudait vilain devant les exploits de Jeanne. Elle lui gardait un brandon de son âtre, à cette Pucelle qui venait contrecarrer ses projets.
« Après le sacre, Charles VII s'est désintéressé de la guerre en général et de Jeanne d'Arc en particulier. Logiquement, la Pucelle aurait dû regagner ses moutons et se mettre à tricoter des cottes de maille pour les soldats. Seulement elle avait contracté le virus. Elle est repartie en guerre et elle a été blessée en voulant conquérir Paris... »
— Parce que Paris se trouvait en zone occupée ?
— Mais oui ! Le roi préférait vivre en province, il était pour la décentralisation.
— Il avait bien raison, l'approuve Berthe. Avec toutes les odeurs d'essence qu'on respire ici...
— Lorsque Jeanne a été rétablie, elle est allée batailler à Compiègne et c'est là que les choses se sont gâtées. Les Bourguignons l'ont faite prisonnière et l'ont vendue aux Anglais !
Béru branle le chef.
— Je les aurais pas crus comme ça, avoue-t-il. J'ai des tas de copains bourguignons, ils seraient incapables de faire une crasse pareille à quelqu'un ! Des vignerons, agir aussi malproprement, c'est pas digne ! Remarque, il vaut mieux avoir vendu Jeanne d'Arc aux Rosbifs plutôt que la récolte. Et alors, ils l'ont brûlée ?
— Oui, après un jugement inique au cours duquel on a déclaré qu'elle était sorcière.
— Affreux, affreux, affreux ! brame par trois fois et de gauche à droite Berthe Bérurier.
— Il a fallu attendre plus de cinq cents ans pour qu'un boxeur français la venge au Palais des Sports de Londres, ajouté-je.
— C'est long, admet Béru. Mais dis-moi, San-A, pourquoi que ses saints qui l'avaient embarquée dans ce merdier ne sont pas venus refiler une grosse averse sur son bûcher au moment où le bourreau actionnait son briquet ?
— Probablement parce qu'il fallait qu'elle aille jusqu'au bout de son destin pour devenir la sublime image que tu sais ! Beaucoup de gens, vois-tu, Béru, sont plus utiles à leur pays morts que vivants. Lorsqu'elle combattait, Jeanne était raillée, controversée ; on doutait d'elle et de sa mission. Une fois réduite en cendres, elle est devenue un emblème et la France s'est ressaisie. Elle n'a été vraiment Jeanne d'Arc que parce qu'elle est morte. Si elle avait vécu et bouté tous les Anglais hors de France, il est probable qu'ensuite elle se serait mariée et aurait eu des gosses avant de devenir une grosse dondon comme Isabeau de Bavière, avec trois mentons et des varices. Elle serait sortie de l'épopée par la porte de la cuisine !
« Or on ne fait pas des statues avec les mères de famille, Béru. Jeanne, il la fallait avec un étendard à la main, non avec un biberon. Elle n'a pas sauvé la France en étant guerrière, mais en étant combustible. »
— En tout cas, fait Béru, elle a gagné sur tous les tableaux, la petite friponne, puisqu'elle a sa statue aussi bien dans les églises que sur les places publiques. Et le roi Charles Chose, qu'est-ce qu'il en a dit de tout ça ?
— Oh, lui, c'était un petit libertin. Les pucelles ne l'intéressaient que lorsqu'elles cessaient de l'être grâce à ses bons soins. Il a coulé des jours passionnés en compagnie de sa favorite qui s'appelait Agnès Sorel.
— Attendez, me stoppe B.B. Agnès Sorel, c'était une grand-mère de Cécile Sorel ?
Non, ma chère amie, c'était sa fille !
LES DIABOLIQUES ASTUCES DU GARNEMENT BÉRUROI
— Tu sembles tourmentée, femme ? lui déclara M. d'Arc qui survenait en poussant une brouette.
— Cette enfant me donne quelques inquiétudes, révéla-t-elle.
Les bras de la brouette en tombèrent des mains du père d'Arc.
— C'est sa santé qui te tourmente ? En effet, je la trouve bien pâlotte, ces derniers temps.
— Non, dit la brave épouse, ce n'est pas sa santé mais son moral. Vois-tu, mon homme, je crains que notre fille devienne folle de sa tête.
— Un début de pléonasme (16), sans doute, murmura d'Arc père.
— Elle se prend pour..., commença d'Arc.
Mais il s'arrêta court, car il manquait de point de comparaison.
— En tout cas, poursuivit-il, elle les garde bien mal, les moutons. Hier encore un agnelet a disparu. Si ça continue, on ne va bientôt plus pouvoir l'envoyer en champ.
Il cracha dans ses mains calleuses et assura en reprenant les manches de sa brouette :
— D'ici que ça soit elle que j'envoie paître, il n'y a pas loin !
Il allait poursuivre sa besogne, mais sa femme le stoppa.
— Sais-tu ce qu'elles lui disent, ses voix ?
— Que veux-tu qu'elles lui disent, puisqu'elles n'existent pas. Ça se passe dans sa pauvre tête. Il va falloir lui donner de la tisane d'ellébore.
— Jehanne prétend qu'il s'agit des voix de saint Michel, de sainte Marguerite et de sainte Catherine.
— Sainte Catherine ! Du carrosse où vont les choses, elle la coiffera sûrement, soupira le père d'Arc en se signant. (Il était analphabète mais il savait se signer !)
Toute à son tourment, sa digne compagne poursuivit :
— Ces bienheureux lui ordonnent, paraît-il, de sauver la doulce France et d'aller faire sacrer Messire le Dauphin Charles à Reims ! Imagines-tu, mon homme, l'énormité de la chose ! Voilà cette pauvre Jehannette qui n'est pas capable de « fumasser » l'étable, prête à partir en guerre contre les vilains Anglois !
Le papa d'Arc éclata d'un rire franc et loyal à cette plaisante perspective. Mais le visage soucieux de sa dame dissipa vite son hilarité.
— Je vais aller surveiller ça de plus près, décida-t-il. Si des saints parlent à notre fille, je veux entendre ce qu'ils lui racontent. Je suis son père, après tout !
Et, plantant là sa femme et sa brouette, il partit vers les pâtures en rasant les buissons.
Le dénommé Amédée Béruroi était un mauvais plaisant d'une seizaine d'années, au regard sournois, plein de vilaines intentions. Ses parents étaient deux soiffards incorrigibles — et que personne d'ailleurs n'avait jamais tenté de corriger — aussi le jeune Amédée s'était-il élevé tout seul, à force de chapardage et de mendicité. Comme, en ces temps de disette, les aumônes se raréfiaient, le jeune malandrin se trouvait aux abois. On le voyait rôder aux abords des métairies avec des filles mal embouchées, guettant les rares volailles qui fouillaient un fumier pauvre en calories. Béruroi avait déjà essuyé de sérieux coups de triques, voire des coups de fourches. Néanmoins il était parvenu à tordre le cou de plusieurs volailles et plus d'un coq du village était décédé de mort violente avec encore un dérisoire cocorico dans le gosier.
Ce matin-là, tapi derrière une haie d'aubépines en compagnie de deux traîne-fesses de la région : Fantine et Lanlaire, le mauvais sujet guettait l'arrivée de la pieuse Jehanne d'Arc et surtout de son troupeau. La jeune fille ne l'intéressait pas car il détestait les pucelles, mais par contre il avait une prédilection pour le mouton, surtout accompagné de flageolets.
— La v'là ! souffla-t-il.
Les gourgandines qui l'accompagnaient se plaquèrent contre le sol et restèrent immobiles. Mlle d'Arc pénétra dans le champ et, tandis que ses bêtes s'égaillaient dans l'herbe tendre, elle installa son pliant et se mit à filer sa quenouille.
— A nous de jouer ! chuchota Béruroi dans un souffle.
Il fit signe à Lanlaire, qui était une grande bringue aux cheveux emmêlés et aux jupons plus troués qu'un filet de pêcheur.
Elle arrondit ses deux mains en conque devant sa bouche et se mit à psalmodier d'une voix languissante et presque plaintive :
— Jehanne... Jehanne...
La gente bergère tressaillit, pâlit, trembla. Ses narines se pincèrent, son regard devint fixe et elle se laissa tomber à genoux.
— Nous sommes les envoyés de Dieu, trémola Lanlaire... Jehanne se signa.
— Mon nom est sainte Catherine, poursuivit la petite garce. Jehanne, tu dois sauver la France...
Lanlaire se retenait de pouffer. N'en pouvant plus, elle fit signe à sa camarade Fantine, une petite rousse au visage criblé de son, de prendre la relève. Rendant sa voix caverneuse par le même procédé, la deuxième fille poursuivit.
— Va lever le siège d'Orléans, Jehanne ! C'est moi, sainte Marguerite, qui te l'ordonne au nom de Dieu ! Chasse le vilain Anglais pour rendre la France à notre gentil sire le Dauphin Charles...
Les mâchoires de la future sainte se crispèrent. Elle était devenue comme étrangère au monde.
Béruroi montra aux deux filles un petit agneau qui harcelait le pis de sa mère à quelques mètres de là. Les deux traînées comprirent et s'éloignèrent en rampant tandis que le garçon poursuivait l'opération.
— Allô ! Allô ! Ici l'archange saint Michel qui vous parle, claironna le luron, en prenant les voix d'un bateleur d'estrades.
Jehanne d'Arc joignit ses mains, ferma ses yeux, et inclina sa jolie tête blonde.
— Il faut que tu sauves la France, Jehanne. Délivre Orléans et ensuite va faire sacrer le Dauphin à Reims...
Tandis qu'il exhortait ainsi la Pucelle, ses deux compagnes capturaient l'agneau dont les bêlements de détresse ne parvenaient même plus aux oreilles saturées d'extase de la bergère.
C'est alors que le charme fut rompu par le père d'Arc qui se précipitait sus aux voleurs en brandissant un gourdin.
Ce fut la débandade, les filles lâchèrent l'agneau pour détaler tandis que de son côté, Béruroi battait en retraite.
Après qu'il eut bien couru, hurlé et gesticulé — en pure perte — le père de Jehanne revint hors d'haleine auprès de sa fille toujours à genoux.
— Espèce de petite idiote ! gronda le fermier, tu vas enfin finir ces simagrées, oui !
La Pucelle eut un tressaillement de médium éveillé en sursaut et considéra l'auteur de ses jours avec des yeux béants d'incompréhension.
— Père, murmura-t-elle d'une voix aussi blanche et bleue que son futur étendard, mes saints sont revenus me parler !
— Finis donc de blasphémer, imbécile. Tu es folle dans ta tête, ma pauvre fille ! Tes saints, je leur ferai mes dévotions à coups de fourche, la prochaine fois !
Mais la jeune fille n'avait cure des invectives paternelles. Une farouche résolution faisait briller son regard d'azur.
— Je dois aller délivrer Orléans, père, décida-t-elle, Messire saint Michel l'a ordonné, de même que mesdames sainte Marguerite et sainte Catherine. Ensuite, je ferai sacrer notre bien-aimé Dauphin Charles à Reims.
— Mais c'est qu'elle le croit, ma parole ! gémit Jacques d'Arc. Voilà t'il pas que ces sacripants lui ont tourneboulé la tête à cette petite folle ! C'était le fils Béruroi qui te parlait depuis ce buisson, ma fille. Je l'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles ! Il te racontait des balivernes tandis que ces gourgandines de Fantine et Lanlaire volaient un de mes moutons à ton nez et à ta barbe !
Jehanne secoua la tête.
— Les apparences sont trompeuses, père. Il vous a paru que Béruroi disait cela, mais en réalité, même si les mots sortaient par sa bouche, c'était bien Messire saint Michel qui parlait. Je vais aller à Vaucouleurs trouver le seigneur Baudricourt afin de le mettre au courant !
— Et tu te feras arrêter comme hérétique ! se lamenta d'Arc. Car enfin, ma fille, entendre des voix célestes, c'est pas catholique !
Il la ramena en grondant à la maison, la boucla à deux tours de loquet dans sa chambre, puis, s'adossant à la porte, il soupira en s'essuyant le front :
— Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour avoir une fille pareille ! A tant faire, j'aurais préféré en avoir une qui ait le feu quelque part !
(D'après « Mon camarade Jeanne d'Arc » de Dunois)