LES NORMANDS — LES CAPÉTIENS PHILIPPE AUGUSTE — SAINT LOUIS LES CROISADES
— Ça, fait Béru-le-Vaillant, pas besoin de demander qui c'est : y a que ce sourdingue de Durandal pour martyriser une sonnette de cette manière.
B.B. va ouvrir et, effectivement, le voisin du dessus pénètre dans l'antre béruréen. C'est un type plutôt vioque,avec la pomme d'Adam comme un jeu de cartes qu'il aurait avalé, des tifs rares et gris qu'il rebrousse sur son dôme et maintient avec de la gomina ou des punaises. Il porte un futal de velours aussi côteleux que lui, une veste d'intérieur à brandebourgs et des pantoufles armoriées (car il mérite un titre nobiliaire par le camarade de bureau d'un ami de son père). Mais son ornement number one c'est son appareil acoustique. Une vraie centrale thermonucléaire en ordre de marche. Y a un pavillon style la voix de son singe au-dessus de ses étagères à mégots, avec une boîte pour la batterie, un caisson calorifugé pour le modulateur de fréquence et le coffre à outils pour les dépannages d'urgence ainsi que le cric hydraulique en bandoulière...
Bref, c'est du modèle d'avant-guerre (je parle of course, de celle de 1870). Le bonhomme est plutôt pas sympa, avec son regard en binocle et son nez qui ressemble à une piste de slalom. Présentations. Pas commode. Berthe mugit mon blaze dans l'entonnoir de Durandal. Béru est obligé de joindre son bel organe à celui de sa légitime. Enfin le visiteur a pigé.
— Oh ! très bien ! approuve-t-il. Commissaire San-Antonio, je suis au courant. San-Antonio, c'est votre nom ?
— Et commissaire, c'est son prénom ! vocifère le Gros, agacé.
— Alexandre, voyons ! proteste Berthe qui paraît avoir un coup de béguin pour l'acoustique.
— Qu'est-ce que ça peut fiche, ce qu'on lui dit, puisqu'il a du béton armé à la place des tympans, ricane sombrement l'Enflure. Cette vieille guenille vient nous faire tartir juste au moment où que ça m'a l'air de devenir passionnant. S'il se tient pas tranquille, je lui fous son standard en dérangement ! Où en étions-nous, San-A ?
— A Charlemagne. Bon, le père du Monde clabote comme tout un chacun et aussitôt ses héritiers foutent la gabegie en morcelant le gâteau impérial.
— Attendez-moi ! implore B.B. depuis sa cuistance où elle prépare le jus. Je ne veux pas en rater ! Vous devriez mettre monsieur Durandal au courant, pour qu'il puisse suivre !
— Tu charries ! fulmine Béru, s'il faut lui bonnir le résumé des chapitres précédents, on sera encore là demain !
Néanmoins, il se penche sur le pavillon de son invité.
— San-Antonio nous raconte l'Histoire ! hurle-t-il à s'en faire péter les ficelles.
L'autre hoche la tête en souriant.
— J'en connais une autre, fait-il, celle du perroquet qui plumait une perruche en lui disant : « T'es trop belle, je te veux à poil » !
Il se marre comme un bossu.
— Je vous parle de l'Histoire de France ! barrit Béru. « ON » en est aux mouflets de Charlemagne, des espèces de gouapes qui ont vendu la ferme et les chevaux. Allez, continue, San-A, maintenant que je l'ai affranchi, et n'oublie pas de te mettre sur l'amplificateur si tu veux pas que ce vieux pot te fasse répéter même les virgules !
Berthe nous verse d'odorants cafés et, après une première gorgée, je poursuis mon cours d'Histoire à marches forcées !
— A la mort de Charlemagne, et tandis que l'Empire se morcelle, voilà les Normands qui radinent !
— Par la gare Saint-Lazare, je suppose ? fait Béru qui a toujours son sens de la déduction affûté.
— Eh, non, patate ! Ils arrivaient du Nord. Normands, ça veut dire hommes du Nord. Ils venaient de Scandinavie... Suède, Norvège, Danemark ! Ils fuyaient leurs terres froides pour conquérir des contrées plus fertiles. Montés dans d'immenses barques, ils s'élançaient sur la mer qu'ils appelaient la route des cygnes !
— T'es sûr que c'était pas sur le lac du bois de Boulogne ? s'exclame Béru, épris de vérité historique. J'ai jamais vu des cygnes sur la mer, moi !
— Tu vas la fermer ! proteste Berthe. C'est pas tenable si tu te mets à objecter.
— J'ai le droit de piger, non ! clame le Mahousse dont l'honneur est en cause. Je suis pas comme ce vieux débris (il désigne Durandal) qui roupille déjà derrière ses câbles à haute tension !
Je calme la colère de l'époux et je me hâte d'enchaîner.
— Ces nord-men, ou Normands, envahirent la France et firent le siège de Paris. Au début, il y eut du suif, mais le roi Charles le Simple écrasa le coup en mariant sa fille Gisèle au chef des envahisseurs, un dénommé Rollon. Il lui donna pour dot un territoire qu'on appelait la Neustrie et qui, par la suite, prit le nom de Normandie, vous saisissez ?
— Voilà, voilà, fait Berthe. Je réalise maintenant la chanson « Je veux revoir ma Normandie ». C'étaient les réfugiés neustrons qui devaient la chanter, n'est-ce pas, commissaire ?
— Pourquoi pas, ma douce amie...
Béru est tout renfrogné dans son fauteuil club. Je lui demande la raison de cette mine déconfite et il explose.
— Tu te figures que c'est marrant de se savoir d'origine étrangère, San-A ? Maman était normande, tu saisis ! Alors ça me fait marrer d'apprendre que j'ai du raisin suédois dans les conduits. Mon dabe aurait su l'histoire dont tu causes, jamais il aurait marida ma vieille. Il était bien trop patriote : un homme qu'a fait Verdun du premier au dernier jour et qu'en a ramené tellement de médailles que, quand il voulait lacer ses pompes les jours de 11 Novembre, il fallait qu'on l'aide à se redresser tellement ça lui faisait du poids sur le placard !
Le Gros essuie un pleur composé d'un dixième de navrance, de deux dixièmes de rancœur et de sept dixièmes de juliénas.
— Enfin, bon, balbutie-t-il, tandis que sa généreuse compagne lui pétrit la main pour lui exprimer sa compassion, poursuis tout de même...
Je déguste ma tasse de Mokarex.
Mes amis sont tout ouïe, sauf évidemment le père Durandal qui hoche la tête de temps en temps pour donner à croire qu'il participe.
— Les rois qui se sont succédé après Charlemagne et jusqu'à Philippe Auguste, fais-je, n'ont pas laissé un grand souvenir. Les Louis Ier, Louis II, Louis III etc... Les Robert II, les Henri Ier et autres Philippe Ier sont les maigres maillons d'une chaîne en toc dorée à la fleur de lys. Je vous citerai tout de même pour mémoire l'ami Hugues Capet parce qu'il fonda la dynastie des Capétiens, mais à quoi bon s'étendre sur ces bonshommes qui se servaient de leur sceptre pour se gratter le dos ou faire tomber leurs pellicules ?
— T'as raison, approuve véhémentement Bérurier, du reste je t'ai demandé de ne me causer que des tout grands.
Fort de cette approbation, j'aborde donc d'une salive régénérée le chapitre du camarade Philippe Auguste. Durandal qui sent, à un discret frémissement de l'air, que ça va se corser, règle son transistor à pédales sur les grandes ondes. Il ouvre ses vasistas et je le vois passer une paluche faussement négligente sur le dossier de Berthe. M'est avis qu'il aime le gras-double, Durandal. Depuis qu'il a mis la main à son panier chez le crémier, il lui est arrivé des trucs, au sourdingue.
Le coup de foudre, c'est capricieux. Vous rencontrez des bonnes femmes pendant des années dans l'escadrin sans penser à autre chose qu'à leur dire bonjour, et puis un matin, comme ça, en les apercevant, l'envie vous prend de baisser votre grimpant au lieu de soulever votre bada. Les mystères de l'humain, quoi ! Ça ne s'explique pas ! Le constipé des feuilles se met à titiller d'un doigt mandolinesque la nuque de Berthe. Ça lui fait un court-jus, à la Gravosse. Les papouilles, faut pas lui en promettre ! Quand on la met en chantier, cette dadame, y a des heures supplémentaires à prévoir, moi je vous le dis ! On dépasse le devis initialement prévu.
— Donc, poursuis-je, R.A.S. avant Philippe Auguste.
— Qu'est-ce qu'il a fait ce mec-là ? se pourlèche Béru.
— De grandes choses.
— Et pourquoi qu'il portait pas un numéro comme tout le monde, ton Auguste ?
— Officiellement, c'était Philippe II. Mais les rois, c'est le contraire des fils d'hommes célèbres. Un fils à papa qui en a dans le bide cherche à se faire un prénom ; un roi, il naît avec un prénom ; par contre, si c'est pas une lavasse, il doit se faire un surnom. Nous l'avons déjà vu pour Charlemagne qui aurait dû être tout bêtement Charles Ier. Philippe II, lui, c'est devenu Philippe Auguste le Conquérant.
— Qu'est-ce qu'il a conquéri ? questionne Berthe d'une voix qui se pâme un peu sur les bords because les attouchements de M. Durandal.
— Il a repris aux Anglais les provinces que ceux-ci nous avaient sucrées à la suite de coups fourrés.
— C'est bien fait ! mugit le Gravos, soudain rasséréné.
— De quoi s'agit-il ? s'informe Durandal.
— De Philippe Auguste ! tonitrue mon cher camarade de volière, vous savez, Durandal : le mec qui a filé l'avoinée aux Rosbifs ! Ah ! y me botte, ce monarque-là, San-A ! Et qu'est-ce qu'ils nous avaient chouravé comme provinces, les clergymanes ?
— La Touraine, le Poitou, le Maine, l'Anjou...
— L'Anjou ! s'indigne Béru ; ils nous avaient pris l'Anjou, ces tantes ! Tu te rends compte que sans Philippe Auguste le muscadet aurait pu être anglais !
— Ainsi que la Normandie, complété-je...
Ça fait flétrir son enthousiasme comme du désherbant sur un pot de réséda.
— La Normandie a appartenu aux Rosbifs, t'es certain ?
— Officiel, Gros !
— Alors si un de ces sagouins a frayé avec une de mes ancêtres j'ai peut-être aussi du sang « britiche » dans les tuyaux ?
— Probablement !
C'est la grande fiesta en musique. Il se déchaîne, Béru. Il clame que ses veines c'est pas le tout-à-l'égout ! Du sang suédois, ça l'emballe pas, mais enfin il se fait une raison, vu que la Suède est un pays qui en vaut un autre ; seulement du sang anglais, c'est pas tenable ! Il réfute ! Il veut se faire faire une transfusion générale avec rinçage préalable au beaujolais !
Pour se calmer, il va chercher la bouteille de calvados. Et brusquement sa rogne et sa hargne, sa grogne et sa rancœur fondent comme glace à la pistache au soleil. Il brandit son flacon ambré.
— C'était pas possible qu'ils nous ratiboisent la Normandie, affirme-t-il avec ferveur. Du calva, il y a que des gosiers français qui savent le boire !
Nous nous employons à accréditer cette affirmation et sur les instances de Berthe, je reprends mon cours interrompu.
— Philippe Auguste a été l'un des plus grands monarques du Moyen Age. Il était petit, avec la peau basanée. Pas de prestance, pas de grâce, et il avait perdu un œil à la suite d'une maladie. Mais ses qualités remarquables en ont fait l'idole de son peuple.
— Qu'est-ce que ça peut foutre qu'il aye eu un lampion bidon, déclare Béru, puisqu'il a viré les Anglais (son dada !)
— Le règne de Philippe Auguste est intéressant à plusieurs titres, fais-je, doctoral, principalement parce que c'est lui qui a donné à notre pays sa première grande victoire nationale.
— Marignan ? hasarde le Mollusque.
— Non : Bouvines. En 1214 !
— Mince, s'exclame mon auditeur. Ç'a été lui le gagnant de la première guerre de 14 !
— C'est vrai... Et d'ailleurs, tu sais qui il a battu à Bouvines, ce cher homme ?
— Les Anglais, tu causais ?
— Pas seulement eux, mais aussi les Allemands qui s'étaient alliés avec ces messieurs d'Outre-Manche.
— Tiens, y a longtemps qu'on n'avait pas parlé d'eux, ricane le Magnanime. Décidément, les années 14, ça leur réussit pas aux Frisottés !
— De qui parlez-vous ? demande le sourdingue.
— De Philippe Auguste ! tonne l'étonnant et détonant Béru,
Le sourd baisse l'intensité de sa turbine à ultrasons.
— Encore !
— Si ça te dérange, mon pote, va te faire accorder l'harmonium ! s'indigne cet assoiffé de savoir ; vous entendez, le père Haute-Fidélité qui vient au renaud parce qu'on s'attarde un peu sur Philippe Auguste ! C'est bien l'esprit radical-socialiste du bonhomme !
Berthe met fin aux vitupérations en me gazouillant de sa voix de soprano ébouillantée :
— Et sur le plan... amour, votre Philippe Auguste, il était dans la tradition française, j'espère ?
Du coup, Béru la ferme pour écouter mes confidences.
— Il s'est marié trois fois, leur apprends-je.
— Ah ! tout de même, murmure Berthe légèrement déçue.
— Et aux dires de certains historiens, c'était pas une affaire exceptionnelle. Par exemple, sa seconde dame, Isambour de Danemark, il n'a pas été capable de l'honorer la nuit de ses noces.
— C'était peut-être l'émotion ? suggère Béru qui connaît la vie et ses misères.
— Non, c'était plus grave : la panne complète, quoi !
— Mince, ça doit être vexant pour un roi à la redresse de rouler sur la jante. Qu'est-ce qu'il a fait ? Il a pris des pilules Duralex ?
— Non : il a bouclé sa dame dans un couvent.
— Oh ! la pauvre ! s'apitoie B.B. Ce ne sont pas des procédés !
— Et pourquoi pas ! rigole son compagnon de plumard, fallait bien qu'il trouve une solution ! Quand on est reine, on est reine ; elle pouvait pas se rabattre comme j'en connais sur le coiffeur du coin !
Berthe rougit et son regard papillote.
Le Mastard se fait âpre. Il défend son pote Philippe Auguste qui sut si vaillamment rendre le muscadet et le calva à la France.
— Faut être juste, poursuit-il, une Danoise, peut-être qu'il avait pas envie de mettre le couvert avec elle. Sans compter que dans son couvent, j'ai idée qu'elle devait pas tellement se faire tartir, la brave dame. Ne confondons pas : y a couvent et couvent ; le sien était pourvu du confort moderne, tu peux me croire ! Eau chaude, chauffage central, télé et frigidaire. Et même, va-t-en savoir si, lorsqu'elle en avait classe de se faire un solo de guitare, le jardinier polisson grimpait pas dans sa carrée manière de prendre le thé ?
— De qui est-il question ? glapit brusquement le père Durandal !
— De Philippe Auguste ! hurle le Gravos.
— C'est pas possible ! s'exclame le voisin, mais qu'est-ce qu'il y a donc tant à dire sur lui ?
Béru, dont le parfait savoir-vivre n'est plus à vanter, sert une nouvelle tournée de calvados.
— Tu peux poursuivre, me dit-il, engageant.
— D'autant plus volontiers, acquiescé-je, que nous atteignons une très douce époque de l'Histoire de France : Louis IX !
— Qui c'était ce pèlerin ?
— Pèlerin est un terme qui lui conviendrait parfaitement, car il est plus connu sous l'appellation de Saint Louis !
— Le musicien ? s'informe cette femme savante qu'est B.B.
Sa question me trouble un peu.
— Je n'ai jamais ouï dire que le petit-fils de Philippe Auguste fût mélomane, chère amie. Certes sa qualité de Bienheureux nous permet de supposer qu'il joue du luth au paradis en compagnie de ses collègues du calendrier, mais de là à lui donner le surnom de musicien...
Elle est obstinée, la Baleine. Quand elle a une idée de derrière la coupole, comme dit l'autre (ce merveilleux camarade préposé aux dépannages mnémoniques), elle ne l'a pas d'ailleurs !
— Enfin, insiste-t-elle, pincée (pincée par Durandal, surtout), je ne rêve pas : hier j'ai entendu à la radio un morceau de jazz-bande qui s'intitulait Saint-Louis blouse !
— Rien de commun, ma douce Berthe, le Saint Louis auquel vous faites allusion est une ville des Etats-Unis...
Il est revendicatif, Béru, dans son genre. Le patrimoine national, il le défend en force.
— De quel droit les Ricains se servent-ils de nos saints pour baptiser leurs bleds ? s'insurge-t-il. Est-ce qu'on donne des noms amerlocks à nos villes, nous ?
— Pas à nos villes, mais à nos habitudes, ce qui est pire, digressé-je. Ainsi on va au snack manger un hamburger et boire un apéro on the rocks. Ça fait partie des échanges internationaux, ça, grosse Pomme, faut y passer !
Là-dessus, nous revenons à notre sujet.
— C'est le seul roi qu'ait jamais été canonné ? s'inquiète mon élève.
— Le seul.
— Ça devait pas être un marrant, le gars !
— Te goure pas, Gros, tu vas voir qu'à l'occasion il savait se faire rigoler. Le jeune Louis IX n'avait que onze ans à la mort de son père. C'est sa daronne, Blanche de Castille, qui assura la Régence en attendant sa majorité. C'était quelqu'un de bien, Mme Blanche...
Nouvelle interruption du Colosse.
— C'est crevant, quand j'étais militaire, moi aussi j'ai connu une Mme Blanche : elle tenait un claque à Montbrison. C'était une personne très réservée, polie avec tout le monde, et qui te menait sa boîte tambour battant !
— Vous parlez toujours de Philippe Auguste ? se tourmente le sourdingue dont la paluche investigatrice se permet des patrouilles tout ce qu'il y a de hardies dans le Roux et Combaluzier de notre hôtesse.
— Mais non, hé, navet ! On en est à la vioque de Saint Louis : Blanche de Castagnettes.
Il se tourne vers moi :
— Une Espagno, naturellement ?
— Oui, Béru, et une souris à poigne. Tu penses bien que les seigneurs, en réalisant qu'ils avaient un roi de onze berges, ont essayé de faire les marioles. Mais Mme Blanche avait une main de fer dans un gant de velours ! Elle leur a tenu la dragée haute à ces bons messieurs. Et tout en menant la France à la baguette, elle s'occupait de l'éducation de Loulou. Elle en a fait un garçon pieux, fort, juste et prudent. Lorsqu'il a pris le manche, il connaissait son boulot de roi.
Léger cri de Berthe. C'est M. Durandal qui vient de lui meurtrir une glande avec sa chevalière.
— Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiète le Sourdingue.
— Rien, rien, assure B.B. plus rouge qu'une écrevisse ébouillantée dans l'assiette d'un cardinal.
Mais le Mastard a des doutes, brusquement. Ses formidables sourcils opèrent leur jonction sur le front de l'Hénorme. Il regarde Durandal, puis sa dame, branle le chef et murmure à mon endroit :
— Ça va, poursuis, San-A !
M'est avis que si l'homme au sonotone ne cesse pas ses privautés, on risque d'assister bientôt à une séance mémorable.
— Louis IX, donc, est un roi juste et bon. Il gouverne bien...
— C'est comme pour la conduite des bagnoles, observe le Gros : t'en as qui sont plus doués que d'autres, ça ne s'explique pas !
— Je vous ai déjà dit qu'il était également épris d'équité. La petite histoire nous le dépeint en train de rendre la justice sous un chêne !
— Il devait quand même avoir l'air gland, plaisante cette puissante émanation de l'esprit français. Tu t'imagines, de nos jours, la correctionnelle au bois de Boulogne, avec le panier pique-nique et le Butagaz de campinge ? Ça voudrait payer, non ?
L'image me paraît assez séduisante et m'amuse. Durandal profite de la détente pour continuer ses explorations mammaires.
— Saint Louis ne rendait pas la justice qu'à ses sujets ; il réglait aussi les litiges qui surgissaient entre les souverains étrangers, même si la chose lui coûtait des possessions.
— Un digne homme, quoi, fait Berthe, en état de semi- hypnose.
— Tu permets, réplique son Dodu, si on en a fait un saint, fallait qu'il aye du répondant à la base. L'Eglise, tu la connais, Berthe, hein ! Prudente, elle est ! Avant de canonner un bonhomme, espère un peu, elle prend des renseignements chez sa concierge. Imagine que le Saint Louis on lui vote son auréole au rayon luminaire du Vatican et qu'après, on découvre qu'il tirait des chèques sans provision ou qu'il allait se faire faire le javelot chinois chez des mordeuses de draps de lit, tu juges de l'effet produit ? Du coup, c'est tout le calendrier qu'est mis en cause. Tu peux plus t'appeler Pierre, Paul ou Jacques sans te demander si ton saint patronc'était pas un quelconque tricard ou un sournois de la faribole !
« Et côté amour, si je crois piger, c'était le régime nouilles à l'eau fatalement ? »
— Pas du tout. Saint Louis était vraiment un bonhomme très à part du commun des mortels : il adorait sa femme légitime !
— Comment s'appelait-elle ? roucoule Berthe.
— Marguerite de Provence ! Hélas, Blanche de Castille qui était très collet monté surveillait étroitement leurs ébats conjugaux. Lorsque Louis IX voulait remplir ses devoirs, il devait demander la permission à Môman qui ne l'accordait pas toujours !
— Moi, je n'eusse pu supporter une belle-mère pareille ! s'indigne B.B.
— Quelle vieille chouette, cette mère Blanche ! renchérit le Gravos. Si on n'a plus le droit de faire reluire bobonne quand on a une tierce à cœur, autant se faire moine tout de suite ! Moi j'aurais été la jeune dame, comment que je te lui aurais appris son « qu'est-ce que Dieu » à la belledoche ! Surtout que si elle était de Provence, la Marguerite en question, elle devait avoir du bagout !
— Pour moi, révèle Berthe, Blanche de Castille, elle brimait par jalousie. Une refoulée, si vous voulez mon avis. C'est veuve, ça veut sauver l'honneur à cause de la France qui la regarde et le désir rentré ça lui monte au cerveau. Il n'a pas réagi, Saint Louis ?
— Au début, dis-je, il voyait sa femme en cachette, en faisant surveiller le couloir.
— C'est honteux ! assure Bérurier, distribuer de l'extase avec un larbin pour faire le vingt-deux ; moi j'aurais pas pu ! Quand il y avait alerte, il devait avoir l'air fin, l'auréolé, de dire au revoir à sa bergère.
— Sans compter, approuve Berthy, que c'est pas bon pour la santé !
— C'est pourquoi il a fini par trouver une astuce, notre grand roi, révélé-je.
Ils sont en suspens. Berthe en oublie la main de Durandal qui défait, mine de rien, la fermeture Eclair de son armure.
— Qu'est-ce qu'il a fait ? demande âprement mon ami. Il a expédié sa daronne dans une maison de retraite, où il s'est mis en République ?
— Non : il a entrepris une croisade et il a embarqué Marguerite avec lui !
— Elle a dû salement renauder, la vieille, pour ce vilain tour !
— Tu parles ! Mais Louis IX avait le bon prétexte : sa foi chrétienne, comprends-tu ?
— Au fait, demande Béru, les croisades, c'est bien les gars qu'allaient porter des chrysanthèmes sur le tombeau du Christ ?
— Oui, Gros. Et ils avaient quelque mérite à le faire, parce qu'il leur fallait des mois pour aller à Jérusalem et des batailles sanglantes pour y pénétrer.
— Les chrysanthèmes devaient être un peu fanés à l'arrivée, non ?
— Les guerriers aussi. Le tombeau de notre Seigneur était aux mains des infidèles. Tant que c'étaient les Arabes qui occupaient les lieux saints, ça boumait : ils permettaient les visites organisées. Mais du jour où les Turcs se sont installés dans la région, ç'a été fini. C'est pourquoi, dès 1095, les croisades ont commencé.
Béru hoche la tête.
— A cause que dès le début, ils l'ont pas amené au Père-Lachaise, le tombeau du Christ, au lieu d'aller si loin se tirer la bourre ?
— Ils n'y ont pas pensé, gars. Ou s'ils y ont pensé, ils ont préféré se ménager un prétexte de déhotter quand l'envie de changer d'air les prenait. Pour Saint Louis, par exemple, ç'a été un voyage de noces. Il a eu, note bien, un tas de démêlés là-bas et il a été fait prisonnier, Mais en ce temps-là on pouvait racheter sa liberté. Bref, il a passé du bon temps en Palestine avec sa légitime.
— Dis, il était pas tellement bon, pour un saint, ton Louis Chose !
— Pourquoi ? demande Berthe.
Sa Majesté Bérurier Ier s'explique.
— Lui, il partait à la guerre sainte avec sa nana, mais ses glorieux troupiers, eux ils abandonnaient la gerce au foyer, la laissant aux prises avec toutes les tentations !
— Tu oublies la ceinture de chasteté, Gros !
— Quelle horreur ! clame Berthy.
Mais Alexandre-Benoît ne partage pas son indignation. Le système le laisse même rêveur sur les bords. Visiblement il a la nostalgie de ce sous-vêtement barbare. Il aimerait assez boucler la vertu de sa donzelle avant de partir pour une enquête, et enfouir la clé dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.
— C'est les serruriers qui devaient se régaler, souligne-t-il.
— Mais non, mec. Il s'agissait de serrures à système.
— Et quand le bonhomme se faisait buter, dis ? Tu parles si la pauvre veuve devait se grouiller de réclamer ses objets personnels, au défunt ! Parce que finir ses jours avec un piège à loups en guise de slip, ça n'a rien de joyce ! Lorsque la clé était paumée pour de bon, il ne lui restait plus qu'à se placarder un écriteau : « Fermé pour cause de décès ».
Il hoche la tête, ses pommettes rougeoyantes expriment sa bonne humeur.
— Et pendant ce temps-là, en France, comment ça marchait ?
— On a eu droit à une seconde régence de la mère Blanche !
— La deuxième devait être encore moins marrante que la première, réfléchit le Mahousse, la douairière avait pris de la bouteille, et puis tu penses que de savoir son lardon aux Philippines avec sa bru, ça lui arrangeait pas la caractère, à ce filet de vinaigre ! Ah, les femmes de chambre ont pas dû l'avoir belle à c't'époque ! C'était pas le moment de casser des potiches chinoises ou de laisser brûler le cassoulet ! Et quand est-ce qu'il s'est décidé à rentrer chez Môman, Saint Louis ?
— Quand il a su qu'elle était clamsée.
— Pas bête, le monarque ! Saint, mais futé dans son genre ! Et qu'est-ce qu'il a fait, une fois de retour à Paname ?
— Il a institué les bobinards. C'est pas le moindre de ses mérites (11).
— Le cher homme ! Je comprends qu'on en ait fait un saint, murmure-t-il, la voix mouillée. Et après ?
— Quelques années plus tard, il a entrepris une autre croisade : la huitième dernière. Mal lui en a pris, car il est allé mourir à Tunis.
— C'est Bourguiba qu'a dû être empoisonné, rigole le Gros. Et de quoi t'est-ce qu'il est mort ?
— De la peste !
Mon éminent escholier appuie un index boudiné sur sa paupière inférieure et abaisse celle-ci de quelques centimètres, nous découvrant par ce simple geste un œil de bœuf sanguinolent.
— La peste, mon œil, assure-t-il ; après son coup des bobinards, c'est de tout autre chose qu'il aura canné. Seulement, comme on l'a fait saint, on a écrasé l'affaire vu qu'elle aurait nui à son standinge.
LE TOUR DE GARDE DU VALET BÉRUYER
Son partenaire, le palefrenier Pinuchon, beaucoup moins vif que lui de geste et d'esprit, mit un certain temps à rafler sa mise.
Les deux hommes jouaient depuis un bon moment dans une antichambre du château de Pontoise ou le bon roi Louis IX, sa femme et sa digne mère séjournaient. Louis IX ayant horreur des jeux (parce que, disait-il, ceux-ci amollissent l'âme et ouvrent les portes au vice), ses serviteurs s'entouraient de précautions pour rouler les bobs (12).
— Oh ! Béruyer ! fit-il — et son visage s'éclaira — je suis bien aise de te trouver là.
Le Saint roi aimait bien ce grand gaillard à l'air déluré et au sourire riche en canines.
Béruyer s'inclina très bas et attendit les ordres.
Louis paraissait intimidé. Il se racla le gosier, cherchant ses mots ou n'osant prononcer ceux qui lui venaient.
— Ecoute, mon garçon, soupira le souverain, j'entends avoir une conversation d'ordre privé avec Sa Majesté la reine de France. Mais je ne voudrais pas que la reine mère en sût un mot !
Béruyer avait déjà compris. Son seigneur et maître se sentait d'humeur à « agacer » mais comme il vivait sous la férule de Blanche de Castille, il s'entourait de mille précautions pour visiter sa femme en dehors des heures d'ouverture. Ce côté furtif mettait du piquant dans les relations du couple royal et Béruyer se disait qu'il devait être somme toute très agréable de se comporter avec sa légitime comme avec une maîtresse.
— Sire le Roy, fit-il en mettant un genou à terre et un « i grec » à roy, je saurai être l'oreille qui écoute, l'œil qui guette et la main qui prévient !
C'était bien dit à lui et le souverain qui avait la parole facile lui témoigna sa reconnaissance en lui remettant une bourse rebondie. Car c'était un signe de Louis IX : il avait toujours les bourses pleines.
Rassuré, le roi se glissa dans l'appartement de son épouse. Demeuré seul, le valet compta ses pièces. Ça n'était pas la première fois que semblable mission lui était confiée et Béruyer songeait que si le désir du roi pour sa bourgeoise ne désarmait pas, sa fortune à lui serait bientôt faite et qu'il pourrait rentrer au village natal afin de prendre femme et de s'établir tavernier.
Il avait déjà en tête l'enseigne de son futur établissement « Au Trou de Serrure ». En effet, c'est en attrapant des orgelets au cours de ces guets amoureux qu'il aurait amassé l'argent nécessaire à l'achat de sa taverne.
Le valet enfouit la bourse dans son escarcelle et commença à jouer les sentinelles d'alcôve avec une grande conscience professionnelle. Il se tenait à l'orée du long couloir conduisant aux appartements de Marguerite de Provence et sondait la pénombre de cet interminable vestibule en faisant des projets, ce qui est une agréable façon de tromper le temps. En hommage à la reine Marguerite dont l'attrait physique aurait indirectement assuré sa fortune, il se spécialiserait dans le débit du rosé de Provence. La moindre des choses !
Il éternua, car il se trouvait en plein courant d'air.
« Pourvu que la reine mère ne prenne pas froid dans cette foutue baraque de Pontoise ! » songea Béruyer. En effet, le décès de la douairière, en supprimant l'objet de sa délicate mission, tarirait la source de ses revenus occultes. Du bel or, bien sonnant et pas trébuchant du tout qui, vu la façon discrète dont il lui était remis, échappait à toute déclaration fiscale.
Le couloir restait aussi vide que la conscience d'un Sarrasin. Béruyer bâilla et, pour se désennuyer un brin, traversa l'antichambre afin de gagner le trou de la serrure royale car le digne valet ne dédaignait pas prendre un jeton exceptionnel. Voir s'ébattre un couple régnant, ça n'est pas à la portée de toutes les rétines ! Il se disait que plus tard, il écrirait probablement ses mémoires dans Gaule-Soir. Si le brave garçon avait pu se douter qu'un jour Louis deviendrait saint, sa satisfaction n'en aurait été que plus grande ! Voir se reproduire un roi c'est bien, mais voir se perpétuer un saint, c'est encore mieux !
Le spectacle valait le courant d'air sournois qui lui aiguisait l'œil. Cette Marguerite, tout de même, c'était quelqu'un ! Pour la technique et la fougue elle était de première bourre.
En admirant ses frétillements, Béruyer se disait que parmi toutes les filles « folles de leur corps » qu'il fréquentait, pas une ne lui venait à la cheville ! Marguerite de Provence, c'était la reine incontestée ! Si la mère Blanche avait assisté à ces prouesses sur traversin, elle en aurait fait une maladie ! Depuis que le comte de Champagne était parti, elle rancissait à vue d'œil, la pauvre vieille ! Sa mauvaise humeur créait dans l'entourage un tel malaise qu'on s'ingéniait à lui éviter tout ce qui était susceptible de l'irriter. D'où l'expression « Pas un mot à la reine mère ! »
Béruyer arracha avec peine son œil de la serrure. Bien lui en prit. Comme il parvenait à l'extrémité du couloir, il vit surgir la silhouette rasante de Blanche de Castille.
Le féal serviteur bondit à la porte de la reine et toqua sur l'air bien connu de « J'ai mes haut-de-chausses qui pompent l'eau ». Il y eut une exclamation de regret, quelques soupirs désabusés, puis un claquement de porte dérobée.
La reine mère entra, l'œil soupçonneux.
— Sire le roi est-il là ? s'informa-t-elle.
Béruyer mit un genou en terre et déclara qu'il n'avait point vu son souverain et que la reine Marguerite se trouvait seule en ses appartements.
Comme preuve de ce qu'il avançait, il entrouvrit la porte légèrement et Blanche coula un regard acéré dans la vaste chambre où flambait un feu de bûches. A la faible lueur qui pétillait dans la cheminée monumentale, la vieille femme aperçut sa bru seule sur sa couche et qui paraissait endormie. Elle grommela des imprécations pour fustiger cette fille qui passait son temps à paresser alors que tant de tâches ménagères la sollicitaient et referma la porte avec humeur.
— Je vais rejoindre messire mon fils en son cabinet, dit-elle ; priez la reine de nous y retrouver sans tarder.
Et elle disparut dans un frou-frou de traîne.
Le valet obéissant entra donc dans la chambre et s'approcha du lit. Il y découvrit la reine, en tenue plus que légère et encore à demi pâmée. L'étreinte inachevée qu'elle venait de subir l'avait plongée dans une demi-inconscience ponctuée de plaintes et de soupirs embrasés.
— C'est toi, mon Loulou ! haleta la souveraine. Presse-toi d'achever ce que tu as si bien commencé, j'en serais fort aise !
— Madame ma reine, bredouilla le pauvre valet aussi rouge qu'une brassée de pivoines.
Il s'approcha avec le cœur remonté jusqu'au gosier.
Marguerite leva sur l'arrivant un regard chaviré. Dans l'état où elle se trouvait, la pauvre n'avait plus la force de réaliser que l'homme qui se tenait devant elle n'était pas son mari.
Elle tendit des bras passionnés à Béruyer qui se laissa tomber sur la couche royale. Il n'osait encore commettre ce crime de lèse-majesté .
Quelque chose lui meurtrit les fesses. Il regarda : c'était le rameau de chêne abandonné par le roi. Un gland tomba du lit.
— Vite ! supplia la reine.
Alors Béruyer jeta les feuilles de chêne. Il n'en avait rien à faire, n'étant pas susceptible de devenir général.
Ses dernières hésitations s'envolèrent.
« Après tout, se dit-il avant de s'abandonner, la vie est courte et nous ne sommes pas des saints ! »
(Inspiré des chroniques du Sire de Joinville (le Pont)).