— Force-toi, Béru, et ligote un peu ce texte trié sur le volet, il sera plus riche que moi d'enseignements.
Il ramasse le bouquin et grommelle un merci pareil à une imprécation.
Je me sens les cannes un peu faiblardes et je décide de me rapatrier à Saint-Cloud où Félicie m'a préparé du feu dans la cheminée, malgré le temps clément. Y a des moments où je me dis qu'elle aurait pu être anglaise, m'man : c'est quand elle prépare un feu de boulets dans notre cheminée de faïence. Toute la baraque devient alors british et douillette. On n'allume pas l'électrac afin de profiter de l'intimité et de la lumière des braises.
C'est bath.
En robe de chambre et pantoufles, me voilà allongé devant l'âtre, sur une peau de bique, à respirer l'odeur carbonique des boulets consumés. Ça picote le pif et ça me fait penser à ma petite enfance. Chez nous, d'ailleurs, tout me fait penser à mon enfance ; c'est ça le principal intérêt d'une maison. Quand on s'est mis à quatre pattes pour escalader un escalier, il ne peut plus devenir un escalier comme les autres. Non, jamais ses marches ne s'ajustent à l'échelle humaine ; elles conservent pour toujours leur aspect redoutablement abrupt.
La fin de journée se traîne dans cette ambiance incertaine. Pour vraiment apprécier le temps, il faut rester à plat ventre sur un parquet, devant une cheminée, à écouter le bruit du feu. Ce qui m'a toujours bouleversé, c'est que les hommes aient inventé les distractions. Se distraire, c'est en somme tâcher d'oublier le temps et par conséquent le perdre ! Le perdre vraiment, définitivement et si bêtement ! On va regarder jongler des Chinois, jouer des musiciens, pleurer des comédiennes. On va perdre du fric sur un tapis vert, on essaie de lancer une boule contre un cochonnet ou d'abattre un beau faisan doré qui fait si joli dans le ciel simplement pour oublier la minute qui passe, pour se rapprocher plus vite de la mort, quoi ! On a hâte d'aller se blottir dans ses bras tentateurs.
Alors on tire comme des perdus sur la bobine où le fil de notre vie est entortillé. Et ça se dévide à tout berzingue dans le noir des cinés ou devant le petit écran de la télé. Ça se dévide au bistrot, dans les plumards garnis de jolies mômes, à la chasse, à la noce à Lulu, au banquet des futurs anciens je-sais-pas-quoi, à la Galerie Galliera, aux concerts Lamoureux, à l'Alhambra-Maurice-Chevalier, dans les bouquins de San-Antonio, dans France-soir, chez le coiffeur, au Parc des Princes, à bord de votre Triumph rouge.
Il n'y a que dans les mines de charbon que ça ralentit un brin, ou bien dans un hall de chez Renault, ou sur la route quand on est cantonnier ou cantinier, ou chez le toubib, qui vous demande de ne plus respirer derrière la vitre inquiétante de son périscope à éponges, ou à Fresnes, ou chez le réparateur de ratiches, si guestapiste avec sa roulette à turbine qui vous bouffe la tête. Mais le temps ne marche réellement à tout petits pas que lorsqu'on le retient par la veste et qu'on s'arc-boute. C'est-à-dire dans le train, à condition de ne pas dormir, ou devant sa cheminée...
On regarde grouiller les petites secondes éperdues, fourmilière toujours affolée. Elle vous cavalent sur la main, dans le dos, partout, étonnées de ne pas vous embarquer dans leur frénésie et irritées de vous voir si raisonnable. L'homme sage, c'est celui qui s'étend sur le sol pour y attendre sa fin. Alors, là oui, il a l'illusion de dominer le temps, de lui péter à la raie, ou plus exactement au cadran. La plupart des gens se figurent que c'est cyclique, le temps. Ils pensent sincèrement que la journée commence à zéro heure pour se terminer à minuit pile et qu'ensuite tout recommence. Ils sont certains que les mêmes secondes, les mêmes minutes et les mêmes heures resservent quotidiennement et les mêmes mois aussi dans l'année. Y a que l'année qu'ils veulent bien changer, mais pour cacher le caca au chat ils célèbrent l'événement à coups de champagne et de serpentins, ces patates ! Ils croient que c'est jouissif de décrocher le dernier wagon pour en atteler un autre ! Le réveillon, qu'ils appellent ça, sans se gaffer qu'au fond il s'agit en fait d'un petit morceau de veillée funèbre.
L'étonnant, voyez-vous, mes amis, c'est que depuis le début de tout, pas une seconde n'a jamais resservi. Pas une ne resservira, même quand l'insecte se sera enfin dressé sur ses pattes de derrière pour à son tour imposer son règne et que les Suisses ne feront plus de montres, oui, même alors les secondes continueront de pleuvoir sur l'éternité et de se renouveler impitoyablement, inexorablement.
— Tu n'entends donc pas le téléphone, mon grand ? s'étonne Félicie qui vient d'entrer.
Je sors de ma torpeur méditative.
— Non !
— Veux-tu que je réponde ?
— Non, laisse...
Je rampe jusqu'à la tablette du téléphone, je m'empare de l'appareil, le pose devant moi sur la peau de bique et, toujours vautré, je balance le « Allô ? » d'usage.
C'est l'organe plantureux du Gros qui m'asticote les trompes.
— Re-salut, gars ! tonitrue-t-il. C'est pour te dire que je viens d'avoir une longue conversation, au gnouf, avec le dénommé Bobichard Jérôme et que j'en ai appris tout un paquet !
— Il a d'autres délits sur la conscience ?
— Je te cause à propos de l’Histoire, mon pote ! Il m'a dit des trucs sur la Révolution que tu ne peux pas te figurer. Je parie qu'à c't'heure c'est moi qu'es capable de te coincer.
« Tu devineras jamais quand c'est que Danton et Robespierre sont morts ! »
— En 1794, réponds-je. Le premier en avril et le second en juillet.
La déception du Gros fait dans l'appareil un bruit de papier froissé.
— Tu le savais donc ?
— Tu vois !
Mais vite il se ragaillardit.
— Juste un an après le roi, c'est pas banal non ? D'après le gamin, Danton c'était un gros pas beau avec une trogne de saint-Bernard et qui aboyait fallait entendre ! Quand il montait dans les tribunes y avait de l'électricité dans le stade ! Le petit loustic de Bobichard a incinéré qu'au début de sa carrière, le Danton, il était plutôt du genre arriviste. Je lui ai fait regretter ces sous- entendus, naturellement, car je permets pas qu'on chahute la mémoire d'un monsieur qui a aidé à créer la République. Le petit crevard m'a raconté aussi qu'il avait un peu tiédi au moment de la Terreur et que Robespierre l'avait fait décapiter. Là encore j'y ai mis deux baffes pour lui apprendre à colporter des ragots qu'il était pas seulement là pour savoir s'ils sont été vrais ! Mais où il m'a fait plaisir, le voyou, c'est quand il m'a appris que Danton n'a pas voulu éviter l'abbaye de Monte-à-Regret en se taillant à l'étranger. Il a dit comme ça qu'on n'emportait pas la France à la semelle de ses souliers, y devait pas avoir des semelles crêpe, le gars. Chez nous, c'est ce que Berthe me reproche, justement : de l'apporter, la France, à la semelle de mes pompes. Paraît que je lui salope ses parquets.
Je pose l'écouteur sur la peau de bique pour me relaxer tout à fait. Il a une voix tellement timbrée, l'Affranchi, qu'à cinquante centimètres du combiné on l'entend distinctement.
— Si tu veux que je te dise tout, San-A, Robespierre, je l'aime moins. Il était député d'Arras, comme Guy Mollet, et c'était le genre froid et cassant. Une petite terreur à lui tout seul, quoi ! La guillotine, c'était son instrument de travail « Numbère ouane ». Il aurait vécu qu'il allait en faire fabriquer en série et que tout le monde aurait fini par pouvoir acheter la sienne au B.H.V. ! Il est allé éternuer dans la sciure à son tour. C'est fou le nombre de zigs qui se sont fait raccourcir ces années-là ! Et pas seulement des particulés, mais de simples particuliers aussi. L'épuration, quoi ! Y a toujours des périodes où que les gens profitent de ce que ça cafouille pour assouvir leurs petites rancunes. Et pour foirer, ça foirait drôlement en France, après la mort de Louis XVI. Tous les rois des alentours ont eu les flubes et se sont collationnés contre la France. Y se disaient que si ça devenait épidémique, la Révolution, on allait pas tarder à trouver des couronnes pour pas cher au marché aux puces ! En France, des départements se sont révoltés aussi. Les Vendéens, surtout, qui revoulaient la Royauté, ces noix ! Ah ! on l'a senti passer ! Mais la République a triomphé tout de même...
Un silence.
— Tu m'écoutes, gars ?
— A pleins tympans ! hurlé-je.
— Jockey ! J'ai cru qu'on était coupés. On a eu des officiers républicains à la hauteur qui ont conquéri la Belgique, puis la Hollande. Si bien que les rois qui s'étaient contusionnés pour nous filer la rouste ont été forcés de signer la paix à Bâle ! De là sûrement l'espression « Peau de Bâle et balai de crin ! »
Un nouveau petit temps qu'il emploie à déglutir.
— Reconnais que je t'en bouche une surface, hein ? Un de ces quatre matins tu vas me retrouver à la Sorbonne !
— Ça n'aurait rien de surprenant, dis-je, paraît qu'ils manquent de balayeurs là-bas !
— Je vois que tu me prends pas au sérieux, fait-il. T'as tort. Je m'éveille à la science, San-A. C'est très net ! Faut te faire à cette idée. A preuve, j'emporte le bouquin pour vérifier des choses à la maison. Y a des noms que je veux en savoir plus long à leur propos, comme par exemple Marâtre, qu'une dénommée Charlotte Cornet a ratatiné aux bains-douches, ou comme le Fouquet's en ville qui faisait décapiter tout un chacun. Rappelle-toi d'une chose, c'est que le meilleur job, à l'époque, c'était celui de bourreau. S'il était payé à la tête du client, il devait se faire beau gosse, le Deibler.
— C'est tout ce que tu avais à me dire, Béru ?
— Pourquoi ? s'attriste-t-il, je pensais que ça te ferait plaisir qu'on se fasse un bout de Révolution, comme ça, au téléphone !
— Ecoute, mon pote, soupiré-je, la Révolution n'a eu qu'un enfant, un bébé magnifique qu'on a baptisé d'un nom composé. On l'a appelé « Déclaration des droits de l'homme ». C'est un peu longuet, mais c'est un beau nom. L'article quatre de ce document précise : La Liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Or toi, citoyen Béru, tu es en train de nuire à ma quiétude en bivouaquant sur ma ligne téléphonique d'une façon abusive.
Un déclic vexé me répond.
Me voici enfin comme ma ligne : libre !