A les regarder, on comprend que la France a encore de la ressource et qu'elle ne finira pas comme ça. Le péril jeûne, c'est pas pour tout de suite, mes frères. Toutes les trois bouchées, ils éclusent un verre de rosé de Provence d'une succion pareille au bruit de la mer sur une plage de galets. Puis ils continuent leur chargement de becquetance, les yeux rivés sur la nourriture.
M'man et moi, on s'est arrêtés de manger pour regarder le spectacle tout à notre aise. Quand c'est trop beau, on ne peut rien faire d'autre qu'admirer.
— C'est bon, hein ? déglutit le Gros à sa Baleine dans une espèce d'ardent spasme oesophagique.
— Mmmmoui ! grogne la belle, en ponctuant d'un rugissement de lionne prenant son fade avec Brutus.
Bientôt, Félicie et moi nous sommes obligés de faire la chaîne pour les ravitailler à la bonne cadence. M'man déverse dans leurs auges des louches et des louches de semoule, de légumes, de viande, tandis que son fils unique et préféré arrose le tout de piment. Ils sont violets, les ogres. Ils en deviennent presque noirs. Ce qui se passe dans leurs gésiers, c'est quelque chose comme l'année 93 en plus terrible encore ! Des gargouillis abominables en témoignent.
— Tu leur mets trop de piment ! m'avertit Félicie, craintive.
Le Gros marque un temps d'arrêt dont B.B. profite pour lui piquer une merguez dans son assiette.
— Comment ! éructe-t-il, c'est du piment, ça ?
— Que croyais-tu que ce soit, chipoteur ?
— Ben, du jus de tomate, répond-il en se remettant à pelleter dans son tas de semoule comme un terrassier payé aux pièces.
Y a de l'effroi dans le regard de m'man. Elle n'est pas accoutumée aux sensations violentes, Félicie. Dans son cœur noble, l'inquiétude souffle en tornade. Elle se dit que c'est pas possible, des humains pareils, qu'il y a maldonne ; que ce couple va exploser.
Pourtant, sa grand-mère qu'était fermière élevait des gorets, d'après ce qu'elle m'a souvent raconté ; elle devrait se souvenir !
— Antoine ! balbutie-t-elle, effrayée.
Je la rassure. Les Béru ont toujours des tripes en chlorure de vinyle. Les acides les plus corrosifs ne peuvent rien contre elles. Au bout d'une heure, le rythme ralentit. Et puis le plat est vide et nous avons l'accalmie. Le Gros se soulève pour dégrafer le dernier bouton de sa braguette, les trois premiers ayant délibérément pris la décision de le quitter.
— Eh ben, ma vache, soupire-t-il, vous parlez d'une petite collation !
M'man lui demande s'il veut s'allonger, il la considère avec stupeur.
— Mais non, chère madame, pourquoi-ce ?
Berthe ne peut rien dire. Elle s'est remplie jusqu'à la glotte et c'est pas le moment de la chahuter. Faut attendre les tassements de terrain.
Béru me désigne l'album abandonné sur les desserts.
— Avant le fromtogogue, dit-il, tu devrais nous passer un petit documentaire, mec. Juste sur la Troisième, manière de faire le coup du milieu.
J'accepte pour apaiser les affres de Félicie. Si je ne parlais pas, elle serait obligée d'amener le plateau de frometons et alors on irait sûrement droit à la catastrophe avec Berthy.
Je m'empare du livre.
— Cet ouvrage est fort bien fait, assuré-je, puisque, sur une double page nous avons les 14 présidents de la Troisième au complet.
— Il y a eu quatorze présidents ? s'étonne le Gravos.
— Pas un de plus, pas un de moins ! La Troisième a duré soixante-dix ans, soit à peu près le règne de Louis XIV. Quatorze bonshommes se sont donc succédé pendant ce laps de temps. Ici, Thiers !
— C'est Riquet à la houppe ! plaisante mon invité-donneur.
— Montrez ! fait B.B.
On la présente à M. Thiers. Elle lui borborygme au visage, ce qui n'affecte pas pour autant le sourire discret de ce cher homme.
— Oh ! c'est un vieux kroumir, fait-elle.
— Historien et homme politique éminent, je récite. Il s'employa à faire évacuer le territoire occupé. Il fut blackboulé au bout de deux ans de mandat et remplacé par le beau Mac-Mahon tout neuf et tout doré que voilà. Ce dernier, une fois président de la République, a cessé de porter l'uniforme.
— Fringant, le mec, reconnaît le Couscousphage. T'as vu cette tripotée de médailles ? Avec ça sur le placard, il n'avait pas besoin de flanelle.
— Si l'on classait les hommes politiques en se référant aux paroles historiques qu'ils ont prononcées, Mac-Mahon ne pourrait soutenir la comparaison avec son prédécesseur. Thiers a déclaré qu'il ne fallait jamais livrer la patrie à un homme.
— Je sais, fait le Sentencieux.
— Mac-Mahon, lui, visitant une région inondée a déclaré : « Que d'eau, que d'eau ! » et une autre fois visitant une école, il a dit à un élève : « C'est vous le nègre ? Eh bien, continuez ! »
— Pour un général, il avait la parole facile, apprécie Berthe. Et après Monsieur Mahon, cher commissaire ? roucoule dame Boa.
— Jules Gréviste ! lit un peu hâtivement Béru.
— Grévy, je pense, rectifie la gentille Félicie.
Le Gros y regarde à deux fois et dit qu'en effet.
— Quoi t'as à signaler à propos de lui ? insiste-t-il.
— Rien, fais-je farouchement. Sa biographie tient tout entière sur sa pierre tombale : « Jules Grévy 1807-1891, président de la République de 1879 à 1887.
Ensuite nous passons à Sadi Carnot.
— Pourquoi cet Arnot, a-t-il mérité le surnom de Sadique ? demande l'Ingénu.
— Quel prude tu fais ! clame son épouse, il devait donner rendez-vous aux petites filles des écoles qui lui remettaient des bouquets et les emmener à l'Elysée par la porte de derrière !
Du coup, cette perspective fait glisser son couscous. Elle reprend souffle, couleur et sourire.
— Vous êtes victime d'un léger malentendu phonétique, mes amis, leur apprends-je. Voyez : il se prénommait Sadi et se nommait Carnot.
— En voilà un drôle de blaze, c'est arabe, ça ?
— Je l'ignore, doux Béru, mais je peux t'assurer qu'un certain Caserio n'aimait pas ça du tout puisqu'il assassina Carnot à Lyon. Depuis lors, les Lyonnais ont élevé une statue à Carnot, ce qui était la moindre des politesses. Cette statue se trouve sur la place de la République, tandis que la statue de la République se trouve place Carnot.
« Je vous passe les grands événements nationaux qui se déroulèrent pendant les mandats de ces messieurs : le boulangisme, la laïcité, la colonisation, le début du marxisme, l'affaire Dreyfus qui divisa la France en deux, et la construction de la tour Eiffel qui la ressouda. Vouloir traiter de l'histoire à partir du moment où elle s'est écrite dans les quotidiens serait une œuvre gigantesque. On ne peut la voir en profondeur qu'en la fractionnant menu. Là n'est pas notre dessein.
« Donc, Carnot est assassiné. On le remplace par Casimir Perier. »
— Montrez ! supplie la Grosse.
Je lui passe l'image.
— Bel homme, il avait l'air puissant. Un peu premier communiant pourtant avec ses gants blancs à la main...
— En tout cas, un modeste, détecte Bérurier : visez, il a mis son grand cordon de la Légion d'honneur par en dessous son gilet. Perier, le président qui fait « pschitt », se marre le sac à couscous !
— Il n'a pas présidé un an, dis-je. Il a démissionné.
— Sûrement que la vie à l'Elysée lui semblait trop morose, décrète la Baleine.
— A son successeur, en tout cas, elle n'a pas paru morose, la vie à l'Elysée. Voici M. Félix Faure...
On l'examine sans enthousiasme. Il est de ces hommes qui ne déchaînent ni l'hostilité ni l'allégresse.
— Il est mort en faisant l'amour, leur apprends-je.
— Tiens donc ! s'extasie B.B., refaites-moi le voir encore une fois...
Elle étudie plus profondément le personnage.
— C'est vrai qu'il avait un beau nez, admet-elle. Et puis, président, ça flatte.
Ce sont des réflexions de ce genre qui font monter la température d'Alexandre-Benoît.
— Alors c'est les honneurs que tu regardes en t'affalant sur un plumard ! dit-il, pincé.
J'enraie vivement la discussion en présentant le suivant de ces messieurs : le doux, furtif et redingoté président Loubet.
— Quéque chose de particulier ? demande le Gros.
— Il a fait son septennat au petit trot.
— C'est tout ce qu'on lui demandait.
— Sous son septennat, il faut noter la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
— Baste, y se sont rabibochés depuis, va ! En ce moment, ça ne marche pas si tellement mal entre eux, je te le dis, San-A. On a beau êtes potes avec les Chinetoques c'est tout de même aux gars du Vatican qu'on refile notre artiche à la quête.
Il éclate de rire en regardant les photos présidentielles.
— Tous ces gus en bitos haut-de-forme, ça fait film de Charlot. Et la France continuait son petit bonhomme de chemin, sous eux, hein ?
— Très bien même. Puisque l'on a appelé cette époque « La Belle Epoque ».
— Ce sont nos Vieux qui l'ont baptisée commak. La Belle Epoque, c'est quand on a vingt ans, affirme le Penseur.
Félicie, rosissante, déclare que ça n'est pas tout à fait vrai, et que la Belle Epoque, c'était vraiment une époque pas comme les autres. Elle a raison, m'man. Vingt ans, c'est plus beau en calèche, avenue du Bois, le long des becs de gaz à boules avec une dame fringuée comme pour le french cancan à vos côtés. Vingt ans en complet prune et melon beurre frais, sans téléphone rouge et sans force de frappe, c'était vraiment vingt ans !
— Après Loubet ? s'impatiente Berthe qui a hâte d'arriver au fromage.
— Armand Fallières.
— L'inventeur de la phosphatine se renseigne le Gros ?
— Non, tranché-je. Regardez-le, il ressemble à Tartarin de Tarascon. Edouard VII disait de lui qu'il était très intelligent. Mais comme c'est Edouard VII qui prétendait ça il n'y a pas lieu de s'en formaliser. En tout cas, Fallières se tira du maverdavier à temps, puisqu'il quitta son poste en 1913. Il allait passer l'Elysée à Raymond Poincaré. La Belle Epoque s'achevait dans le sang. Sous le septennat de Poincaré, dix millions d'hommes allaient périr et sur ce nombre effrayant, un million cinq cent mille Français.
Je louche sur m'man. Elle a eu des tas d'oncles et un frère butés à la guerre, Félicie. Les années ont beau s'écouler, le souvenir reste et quand on reparle de la Grande Guerre, ses narines se pincent et il y a plus de bleu dans son regard.
— A propos, fait le Mahousse, comment c'est-y qu'elle a éclaté, la guerre de 14 ?
« Si je te disais que j'en sais seulement rien, s'excuse-t-il. Papa me l'avait expliqué, mais, linotte comme tu me connais, j'ai oublié. »
— Facile. Suis bien le mouvement des troupes. En juillet 14, l'Autriche envahit la Serbie. Aussitôt, v'là les Russes qui mobilisent pour la défendre. Ce que voyant, l'Allemagne, alliée de l'Autriche, déclare la guerre aux Russes. Mais les Russes sont nos alliés. N'oublions pas les paroles que Joseph Reinach prononçait en 1893 : « De France à Russie, il n'y a pas autre chose que cette grande chose qui s'appelle l'amour ». L'Allemagne déclare donc également la guerre à la France, ce qui incite l'Angleterre à la déclarer à l'Allemagne. Ensuite, les Italiens, les Roumains et les Américains se rangent à nos côtés, vu ?
— Il va l'oublier ! prophétise cette moucharde de B.B. ; c'est bien trop embrouillé pour lui.
A quoi Béru lui demande si le bas de son dos est trop embrouillé pour elle.
— Après Poincaré, c'est Paul Deschanel, n'est-ce pas ? se hâte de demander Félicie.
— Exact, m'man. Mais il ne reste président que quelques mois, car il devient dingue et saute du train en marche. Ça se passe en pleine nuit. Il se relève indemne sur le ballast et va frapper, à poil, chez une garde-barrière en lui déclarant qu'il est le président de la République. C'est payant, non ?
Du coup, les deux monstres rient à gorge d'employé (Béru dixit).
On imagine de très hauts chefs d'Etat actuels dans la même tenue et la même situation, c'est pour le coup que la S.N.C.F. n'aurait pas de mal à recruter ce corps d'élite qu'est celui des gardes-barrières. Faites un peu marcher votre petit ciné personnel et vous verrez comme c'est réjouissant.
— Tu n'as pas causé sur la guerre elle-même, remarque le Gravos, lorsque l'hilarité s'est un peu calmée.
— Ce serait trop long, et j'ai horreur de parler de guerre, c'est du parti pris chez moi. Si tous les hommes éprouvaient la même réticence, eh bien, ma foi, ils finiraient par oublier qu'elle existe. Et lorsque tout le monde a oublié qu'une chose existe, elle n'existe plus, tu comprends ?
« Mais si tu tiens à te documenter là-dessus, c'est facile. Il y a encore, dans les bistrots de chez nous, des anciens combattants dont on bricole par vice les pensions, histoire de les taquiner avant qu'ils disparaissent, et qui ne demandent pas mieux que de se souvenir, tout haut, une dernière fois. Tu les reconnaîtras aisément, Béru. Ils ont des cheveux blancs, des décorations, très souvent des bérets, et, sous ces bérets, des figures de brave homme comme on n'en fait plus. T'as qu'à t'asseoir à côté d'eux. Tu fais apporter du vin rouge et tu prononces un mot magique, il y en a plusieurs. Tu dis « Verdun », ou bien « La Marne » ou « Foch », ou « Chemin des Dames » et ça part tout seul. L'Histoire qu'ils ont faite avec leur viande, ils sont encore quelques-uns pour la raconter.
« Seulement, faut se dégrouiller de les interviewer, Fils, parce qu'il commence à se faire tard pour eux. Tous les jours, on les déménage, les poilus. On les emmène faire du blé avec leur gueule cassée. C'est temps qu'ils s'en aillent de ce monde transformé, dans le fond. Verdun, ça n'impressionne plus personne. Un vieux héros, ça n'existe pas. L'humanité se divise en deux groupes seulement : les jeunes gens et les vieux cons ! Le signe de notre époque, c'est que les vieux cons sont de plus en plus jeunes. Ce sont les jeunes gens qui sont victimes de cet état de choses : ils partent au régiment yéyé et ils en reviennent vieux cons. Si ça continue, la jeunesse, elle n'aura lieu que dans le sein de maman. Tu naîtras vieux con. Et alors la boucle sera bouclée et la vie pourra se réorganiser à l'amiable entre vieux cons de bonne compagnie. »
Je soupire.
— Allez, m'man ; amène-nous le fromtebock.
Elle s'empresse, la Chérie. Un peu attristée par ma soudaine mélancolie.
— T'es pas joyce quand tu t'y mets, reproche l'Enflure.
— Et après Deschanel ? coupe sa Morue.
— Millerand, belle amie. Il fut président de 1920 à 1924 et dut se démettre devant l'opposition du Cartel des gauches. M. Gaston Doumergue, dit Gastounet, dit Doudou, lui succéda. Un bien brave homme, méridional, affable, posé, gentil. Un jour qu'il se baladait en vacances il passa devant une caserne et s'arrêtant devant le factionnaire qui cassait la croûte lui demanda :
« — Tu ne me reconnais pas ?
— Ça me dit quelque chose, fit la sentinelle, vous seriez pas le préfet ?
— Je suis plus que ça !
— Le député ?
— Plus que ça !
— Le ministre ?
— Encore plus que ça ! »
Le soldat s'arrêta de mastiquer, dévisagea attentivement le président et s'écria :
« — Mais vous êtes Gastounet ! Tenez-moi mon casse-croûte que je vous présente les armes . »
Rires indulgents des Bérurier.
— Lorsqu'il eut achevé son septennat, poursuis-je, on gratta le GUE de Doumergue sur les papiers à en-tête et par mesure d'économie, on se hâta d'élire Paul Doumer. Voyez l'homme. Il est décoratif. Sa notice biographique précise qu'il était administrateur. Il a effectivement une tête d'administrateur, il l'a même au point qu'un agité russe nommé Gorguloff lui administre des coups de revolver. Il meurt à l'hôpital Beaujon afin de laisser sa place à Albert Lebrun, quatorzième et dernier président de cette troisième République dont tous les Français, qu'ils soient de gauche ou de droite, et qu'ils le veuillent ou non, se souviendront toujours avec une infinie nostalgie.
— Ah ! Lebrun ! soupire B.B. ; c'est toute ma petite enfance... On avait sa photo sur l'almanach Vermot de notre famille. Montrez ? Mais oui, comme c'est bien lui.
— C'EST LUI ! tranché-je. Du maintien, n'est-ce pas ? Pas poseur, mais sachant poser. Pas énergique, mais sachant déclarer la guerre à l'Allemagne quand on le lui demande poliment. Vous n'avez qu'à signer là et là et encore là, qu'il lui a dit, Daladier. Et si vous ne savez pas écrire, faites des croix, pour une déclaration de guerre, c'est tout indiqué. Il sut également partir sur la pointe des pieds, en 40, lorsqu'à Bordeaux il laissa sa place au maréchal Pétain par suite de « cessation de fonctions ». Il n'avait pas achevé son second septennat, mais la France n'avait plus besoin de président de la République, pour la raison bien simple qu'il n'y avait plus de République.
Un silence lourd de méditation. Le Gros évoque. Maintenant, l'Histoire continue dans ses souvenirs. Il n'est plus question de lui faire de cours, car il vient de monter en marche dans le Train France...
— La drôle de guerre, je m'en souviens comme si c'était hier... Les soldats jouaient au fote-balle en attendant que le patacaisse se déclenche. On pensait que la paix serait signée avant qu'on se soye battus...
— Bédame, renchérit la Baleine, on avait la ligne Maginot, on se sentait à l'abri derrière...
— Seulement, la ligne Maginot n'allait pas jusqu'à la mer du Nord et c'est regrettable. A quoi sert un mur de trois mètres hérissé de barbelés s'il ne fait pas le tour de la propriété ?
— Le 10 mai, ces vaches-là sont passées par Sedan, murmure Béru. On a vite pigé qu'on n'était pas de taille à se le payer, l'Hitler. Les troupes anglaises ont pris la tangente vers la Manche et le roi des Belges a capitonné. C'était Paul Reynaud le président du Conseil à ce moment-là, j'me rappelle. Il a appelé De Gaulle et Pétain dans son gouvernement. Poilant quand on regarde par l'aut'bout de la lorgnette, hein ? Ç'a été le sauve-qui-peut sur Bordeaux via Tours. Là-bas, ces messieurs du gouvernement se sont chamaillés pour savoir s'il fallait gerber en Afrique du Nord ou dire à Hitler qu'on l'aimait bien. De Gaulle voulait qu'on organisasse le réduit breton, vrai ou faux ?
Je siffle, admiratif :
Mais dis-moi, belle Pomme, t'es calé dans ta partie !
— Le réduit breton, ricane l'Obèse, tu parles d'un massacre que ça aurait donné ! La Garde meurt mais ne se rend pas, tu mords le ciné, San-A. ? Dans le fond, tout s'est bien arrangé. Pétain est resté, De Gaulle est parti : on a joué sur les deux tableaux. Herriot, farouche républicain, a vite fait voter la remise des pouvoirs au maréchal Nouvoilà. La carotte Vichy était cuite, a remplacé le coq gaulois vachement déplumé. Et nous, on a pu bouffer le rutabaga peinardement : on avait touché deux sauveurs à la fois, un pour la maison, l'autre pour l'exportation. C'était de la chance dans notre malheur, en somme. Tu te souviens, la Bé-bé-cé ?
Il se pince le nez et imite le brouillage des ondes anglaises.
— Ici Londres, les Français causent z'aux Français, récite-t-il... Ah ! c'est déjà loin, tout ça ! Ça fait partie d'un autre monde...
— Laisse tomber, conseillé-je. Cette Histoire-là, on s'est contentés de la vivre ; plus tard nos descendants la mettront en bouteille, mais en attendant faut qu'elle repose.
Félicie revient avec un plateau de fromages miraculeux qui font se pâmer Berthe. Elle a récupéré son second souffle, la Baleine, la voici prête à livrer le bon combat final. Elle dit qu'elle va prendre une virgule de chaque fromage exposé. Elle a pas le sens de la ponctuation, parce que ces virgules-là ne tiendraient pas sur l'écran du journal lumineux !
— Pendant l'Occupation, si on aurait vu un pareil plateau on serait devenu maboul, affirme Sa Majesté.
Il se sert, à savoir qu'il ramasse à peu près tout ce que n'a pas pris Berthe, à l'exception d'un morceau de camembert point encore parvenu à l'âge mûr.
— Tu te rappelles, la Libération ? Le Grand qui descendait les Champs-Elysées entre Le Troquer et Georges Bidault... On pensait ni aux ballets roses ni à l'O.A.S. à c't'époque... Président du Gouvernement provisoire, qu'il a été, le Général
— Jusqu'en 46, complété-je...
Le couple bâfre. Ça redevient du spectacle en Vistavision. Alexandre-Benoît mastiquant du fromage, ça appartient au domaine des choses pénibles.
— Après lui, qui y a eu, déjà ? s'inquiète-t-il en avalant un godet de clos-vougeot pour se défromager les muqueuses.
— Gouin !
— Ah oui : le scandale du pain. Le pain Gouin, ça me dit quelque chose...
— Le scandale des vins, rectifié-je, toujours soucieux d'exactitude. La France quittait les bras d'un chevalier Bayard pour ceux d'un tout autre chevalier. Après lui, il y a eu Bidault, puis Blum. Enfin la IVe République fut proclamée et M. Vincent Aurioll renoua avec le passé. Tout le monde a encore dans l'œil (si j'ose dire à son propos) sa physionomie avenante et dans l'oreille son accent qui ressemble à un sac de noix vidé dans un escalier. Avec son successeur, le cher, le furtif, l'effarouchable président Coty, il a liquidé une époque qui fut belle, mais qui n'en était pas moins périmée. Ces deux messieurs furent les croque-morts de la Quatrième.
« Avec leur habit noir, leur grand cordon et leur râtelier, ils conduisirent le deuil à l'enterrement de celle que Maurras avait baptisée « la femme sans tête ».
« Tout fut pratiquement consommé en 1958, date à laquelle le général Bugeaud perdit l'Algérie à titre posthume. La France, qui avait seulement besoin de changer de slip, fit les choses en grand et changea également de constitution pendant qu'elle y était. Faut dire que la pauvrette n'a jamais été d'une constitution très robuste, mais après tout c'est presque un signe de longévité.
« Et maintenant, mes amis, le bonheur et la prospérité sont redevenus bien nationaux. Les Français dominent à nouveau le monde comme sous Louis XIV, comme sous Napoléon Ier. Ils mettent la poule au pot tous les jours et la poule au lit le samedi soir (quand ils ne sont pas trop fatigués). Ils passent leurs vacances aux Canaries. Ils envoient des petites souris en fusée à des deux cents mètres de haut ! Ils ont du pétrole à revendre ! Ils se forgent une force de frappe si terrible que le reste de l'univers claque des dents et qu'ils peuvent enfin convertir leurs colonels en instituteurs. Ils tiennent la Principauté de Monaco sous leur coupe. Ils ont droit à deux monnaies (l'une en anciens francs et l'autre en nouveaux — ce qui fait plus cossu — et qui s'expriment sur les mêmes billets !)
« Quand ils s'ennuient, ou que la qualité des films baisse dans les salles d'exclusivité, on leur fait venir les derniers rois régnants sur les Champs-Elysées ; une France avec la reine d'Angleterre sur l'évier, n'était-ce pas le rêve secret. de chacun ? On leur fait approuver toutes les grandes décisions. Ah ! il est loin le temps où l'on faisait des cocottes avec des bulletins de vote ! Les Impôts diminuent et la vie baisse (chez les économiquement faibles surtout). Ils ont tous leur bagnole pour ficher le camp après le boulot et la télé pour pouvoir suivre les discussions contradictoires. Bref, c'est la belle vie dorée sur tranche de pain sec. La voici enfin appliquée à la lettre, la fameuse devise : Un pour tous, tous pour un. Nous vivons bel et bien tous pour un, désormais. Tous pour UN, pardon ; et même tous pour HUN. »
Bérurier me gratifie d'un sourire fromagesque et dit en tartinant du chambourcy onctueux comme une visite de M'sieur le curé :
— Te frappe pas, mec. Tant qu'on aura du fromage pareil, la vie restera convenable.
Berthe grogne son approbation et m'man bat des cils. Mais qu'est-ce qu'ils ont donc, tous ? Y a donc plus moyen d'avoir de l'idéal non estampillé ? Unanimes et extasiés qu'ils sont ! C'est la grand-messe, quoi ! Une sorte d'élévation qui dure, qui dure et qui n'en finit pas !
« La Patrie, c'est où on se sent bien », a dit Aristophane. Pourquoi donc ressens-je l'impression pénible de ne plus être tout à fait chez moi ? J'aimerais bien, pourtant, prendre mon panard avec les autres. Ça doit être rudement jouissif, ce grand orgasme collectif, cette fabuleuse partouzette gauloise. En attendant je chemine, seul, tout seul avec Sartre dans une main et Céline dans l'autre à la recherche de je ne sais quelle acceptation de la vie et, qui sait, peut-être aussi de la mort !
— A quoi que tu rêves ? mastique Béru.
Et comme je tarde à répondre, il me morigène :
— Tu gamberges trop, c'est ça ton vice, San-A. ! La vie, faut jamais se la compliquer, au contraire. Ce qui compte ici-bas, c'est l'équilibre. Après la guerre minable qu'on a eue, les Français en ont classe des grands problèmes. Ils s'en branlent qu'on aille dans la lune ou pas. Ce qui les passionne, c'est pas le cosmos ni les sous-marins anatomiques, c'est le catch et Intervilles, un point c'est tout ! Ce qu'ils demandent, c'est de ne plus se turlupiner et du moment qu'ils ont trouvé l'homme qui remplace le beurre, ils en profitent pour se mettre en congé, c'est logique et pas plus con qu'autre chose.
Il parle d'or, mon Bérurier. C'est pourtant vrai que la France est en vacances maintenant. En vacances à « La Boisserie ». Le voilà enfin éclairci, mon mystère. La voilà donc expliquée, leur sacrée béatitude. Je suis triste parce que j'ai toujours été triste en vacances, simplement. Peut-être que c'est glandulaire, non ?
— Bravo, Gros, t'as mis le doigt dessus, déclaré-je. Tu as raison : tout est question d'équilibre, d'harmonie. Un peuple fatigué avait envie qu'on le gouverne et il a trouvé un homme qui aime le gouverner ! Faudra que je fasse brûler trois douzaines de cierges, j'avais pas encore pigé. C'est miraculeux. Tiens, dans le Who's who ce Bottin mondain, on peut lire dans l'article biographique consacré à Mme de Gaulle qu'elle a pour violon d'Ingres les fleurs et la musique ! Harmonie ! La première dame de France (à gauche en montant le perron) est servie. Car enfin, avec tous les bouquets qu'on lui offre, et toutes les Marseillaise qu'on lui joue, si elle ne trouve pas le moyen de l'accorder, son violon d'Ingres, c'est à désespérer de tout, même de la République.
Harmonie ! Equilibre ! Chacun reçoit un jour ce qu'il attend...
Il suffit d'attendre.