LOUIS XIII — SA FEMME — SON CARDINAL — SON STYLE.
M'man et B.B. préparent le café en s'époumonant sur un feu de branchettes, car la bouteille de Butagaz vient d'afficher « Relâche pour répétitions ».
— Tu sais ce que tu ferais si t'étais un pote ? murmure mon camarade d'une voix torve.
Je le vois venir et je feins de m'assoupir. Impitoyable, il me secoue le bras.
— Tu me raconterais un peu d'Histoire, San-A. Si je te disais que pour moi c'est devenu une sorte d'espèce d'opium. Ce matin, en préparant mon caoua, je repensais à tout ce que tu m'as débité hier : Le François Ier, Henri IV et consœurs... Et puis ceux d'avant : Saint Louis, Blanche de Castagnette, Charlemagne, Clovis et toute la clique, quoi ! Dans ma mémoire ça ressemble au Châtelet. Si je t'avouais que je me sens bien au milieu de ces gens-là ; comme s'ils n'étaient pas morts. Va-t'en expliquer pourquoi ! Il me semble que j'ai rendez-vous avec eux et que ce sont tous mes potes.
C'est curieux comme les abrutis savent trouver de belles formules parfois. Quand le cœur prend la parole, il s'exprime toujours mieux que l'esprit. Voilà pourquoi les beaux parleurs professionnels font roupiller leurs auditoires alors que souvent des êtres frustes captivent avec des phrases boiteuses et des termes impropres.
Je me sens bien, dans ce vieux wagon immobilisé à tout jamais dans les hautes herbes de cette campagne perdue. Au fond, c'est un sage, Flumet, le copain de Béru. Au lieu du cabanon modèle, il a fait traîner ici ce véhicule périmé et lui a donné une seconde vie.
Un wagon de chemin de fer, n'est-ce pas ce qui permet le mieux d'admirer la nature ? Comme vue panoramique, on ne peut pas rêver mieux.
Je m'allonge sur la banquette, les pieds posés sur celle d'en face dans la position classique du monsieur qui, mieux qu'une distance, s'apprête à franchir une durée.
— Oui, ma Grosse, je vais continuer.
C'est plus fort que lui ! Il se lève et m'embrasse.
— Tu vois, San-A, fait-il avec de l'humidité au ras de la vitrine, t'es un chic type dans ton genre. Caustique, blagueur jusqu'à faire de la peine quéquefois, mais toujours prêt pourtant à donner ce que tu as, que ça soye ton flouze, ton temps ou tes connaissances !
Puis, au comble de l'allégresse, il se rue à la portière, abaisse la vitre et hurle à la cantonade :
— Mesdames ! Mesdames ! Venez vite, San-A va dire l'Histoire !
Dans sa précipitation, la couverture a glissé de son dos etle voilà avec pour unique vêtement ses archaïques fixe-chaussettes.
— Remballe ta vertu, Béru ! ordonné-je, elle est à peine plus convenable que ta figure !
Il se marre et se confectionne un pagne artistique. Les dames reviennent avec un bidon de café odorant. Quand on voit surgir B.B., on a l'impression que c'est le contrôleur qui s'annonce avec son casse-noisettes pour vous perforer le « titre de voyage ».
— C'est vrai, cher commissaire, que vous consentez à nous dire encore ? minaude la Grassouillette.
— On ne peut plus vrai, tendre amie.
Berthy se tourne vers m'man :
— Chère madame, rondejambe-t-elle, je ne sais pas si vous avez déjà entendu votre fils causer de l'Histoire de France, mais je peux vous dire qu'il est passionnant.
Tasses de carton, pause-caoua.
Naturellement, Béru crève son gobelet avec ses gros ongles calcifiés et le café coule sur son bide bouddhique. Les deux tiers du contenu se logent dans l'excavation qui lui tient lieu de nombril. Il hurle, il gigote. Berthe lui éponge l'abdomen avec sa casquette et tout rentre provisoirement dans l'ordre, à cela près qu'une grosse mouche bleue qui raffole des douceurs s'obstine à visiter l'ombilic du Gros, le café renversé étant déjà sucré.
Berthe emplit un deuxième godet à son Pachyderme.
— Tu démarres, San-A ! supplie le Frémissant.
Ma brave Félicie a l'œil qui frise. On dirait la maman de Caruso, au moment où ce dernier se ramonait les muqueuses avant d'attaquer l'introduction du morceau de Faust dans l'ouverture de la Fille de Madame Angot.
— Eh bien voilà, commencé-je. En 1610, Henri IV est assassiné. Air connu : c'est son fils qui devient roi. Une fois de plus, le nouveau roi est un gamin. Il s'appelle Louis XIII.
— Ça n'a pas dû lui porter chance, un numéro pareil ! objecte Berthe.
— Ça ne s'est pas trop mal passé dans l'ensemble, la rassuré-je. Louis XIII fut un roi moyen. Il n'a pas le panache blanc de son papa Henri IV, non plus que la grandeur de son fils Louis XIV. Pour situer le bonhomme, je vais me référer aux pages historiques du Petit Larousse, ce vade-mecum du bon Français. Dans l'ouvrage en question, à la rubrique des Louis. Louis V par exemple a droit à quatre lignes de biographie, Louis IX (ou Saint Louis) à quarante-quatre. Louis XIV à cent une et Louis XIII à vingt et une !
« On peut donc considérer le Larousse-d'après-les-pages-historiques comme l'applaudimètre de l'Histoire. Vingt et une secondes de bravos pour le fils du Béarnais. C'est honnête, c'est même pas mal. Mais ça ne fracasse pas les tympans. A partir de Louis XIII et à une exception près, désormais tous les rois de France se prénommeront Louis, ce qui facilite grandement leur classement chronologique. En ce qui me concerne, j'éprouve une tendresse toute particulière pour Louis XIII. Et ceci pour deux raisons : il a doté l'ameublement français du plus beau de tous les styles, et l'imagerie du plus beau des uniformes, celui des Mousquetaires.
« Mais reprenons par le commencement. A l'assassinat de papa, il a neuf ans et toutes ses dents. Ça ne suffit pas pour gouverner la France. C'est donc maman, Marie de Médicis, qui assume la Régence. Vous voyez à quel point l'histoire est cyclique ! C'est en la potassant qu'on se rend compte aussi que les hommes meurent les premiers. »
— Cette Marie de mes Dix-Six, demande le Gravos en soufflant sur son nouveau caoua, elle était aussi vacharde que la Catherine ?
— Un peu moins. Mais elle était bête, donc dangereuse. Elle avait ramené d'Italie une bande de petits requins parmi lesquels se trouvait un certain Concino Concini, bel aventurier sans scrupules qui avait décidé de faire fortune à la Cour de France comme d'autres se lancent dans l'Import-Export.
— Et il y est arrivé ? demande voracement l'avide Béru.
— Magnifiquement, puisqu'il a réussi à truster les plus hauts grades, les plus hauts titres, les plus hautes fonctions : Maréchal, Marquis, Super-Intendant !
— Comment qu'il s'y est pris ? demande B.B.
— Comme les castors, ma gente amie.
— Il a barbillonné la Gérante, je parierais ? devine le Gros qui maintenant connaît le processus classique des fortunes de cour.
— Exactement. Marie de Médicis ne jurait que par lui et le gavait de pognon. C'était tellement scandaleux et décourageant que ce pauvre Sully, qui avait économisé l'artiche du Trésor en trimant comme un charbonnier, a donné sa démission.
— Tu parles qu'il y avait de quoi ! approuve Béru en rajustant son pagne. C'est déjà pas marrant de carmer des impôts pour la Force de frappe, mais quand, au lieu de payer un jouet au général, ton grisbi va dans les fouilles d'un barbe, ça doit méchamment écœurer le contribuable !
— Concini, poursuis-je, s'appelait le maréchal d'Ancre.
— C't'un surblazo qui conviendrait plutôt à Lazaref, note mon ami au passage. Pourquoi qu'il avait choisi ce nom ? Il faisait dans la presse, lui aussi ?
— Il s'agissait du nom des terres picardes qu'il avait acquises avec le blé remis par Marie de Médicis.
— Il devait drôlement la réussir, la veuve Henri IV, j'ai idée, pour qu'elle se laisse aller à lui cloquer le Trésor public, à ce petit futé ! Le tourbillon florentin, selon moi, n'avait pas de secret pour lui.
— C'est bien mon avis. Mais tout ça il allait le payer, espère un peu, Gros. L'Histoire, par moments, c'est moral comme les contes de Perrault. Concini jouait les gros bras au Louvre sans prendre garde au petit Louis XIII qui grandissait en douce. Il lui faisait savater les miches et donner le fouet à tout berzingue, le prenant pour un locdu. Cupide mais insouciant : c'est latin, quoi !
— Tu disais donc que le môme Louis XIII grandissait ? coupe Bérurier.
— Oui. On l'avait marié de bonne heure avec la petite Anne d'Autriche, histoire de mettre fin aux guerres avec l'Espagne.
— Je vois pas le rapport, s'étonne B.B.
— Anne d'Autriche était la fille du roi d'Espagne. Vous vous souvenez, dear Berthe, combien ce pays était puissant alors. Ses possessions s'étendaient à travers toute l'Europe et cernaient la France, ce qui nous gênait pour respirer. Une fois de plus, on essayait de résoudre des difficultés politiques en mariant deux gosses. Mais c'était reculer pour mieux sauter, si j'ose me permettre cette image à propos d'épousailles.
— Tu t'égares, fait sinistrement observer le Mastodonte. L'Espagne, on s'en tamponne le plexus, vu qu'on sait maintenant ce qu'elle est devenue. Si y aurait pas le Real de Madrid on n'en causerait plus qu'à l'époque des vacances. Parle-nous de Louis XIII et laisse filer le bouchon avec les Espagos.
Je virgule un coup d'œil à ma Félicie. Elle baigne dans son jus, m'man. C'est de l'attraction inédite, les gars ! Vous pouvez tripoter les boutons de votre poste de téloche et chatouiller le canal de la deuxième chaîne, jamais vous ne capterez du pareil sur les ondes hertziennes. M. Margaritis l'engagerait dare-dare, mon Béru, pour son super-gala de fin d'année, s'il le voyait. Et tous les autres aussi : Maïs-Thé-Céleri de Sa Noix en tête !
— Louis XIII, donc, laisse pousser ses petites ailes en remâchant sa rancœur. Et puis, un beau jour de 1617, n'en pouvant plus, il organise avec son ami de Luynes l'assassinat de Concini. Ce dernier se présente au Louvre un matin, comme tous les matins, avec les dégourdis de sa suite. Un seigneur le cramponne par le bras : « Au nom du roi, je vous arrête » qu'il lui dit. « Moi ? » que répond le maréchal d'Ancre, mais en italien. Il ne s'est pas plutôt exclamé que les pistolets se mettent à défourailler. Concini meurt. Ses suivants deviennent des fuyants et les seigneurs de la cour se répandent dans les couloirs en criant : Vive le Roi ! Car effectivement, Louis XIII, fort de son coup d'éclat, se met à régner vraiment.
« En apprenant l'assassinat de son Jules, la Régente se dit que ça risque de chauffer pour ses plumes.
« Vous avez eu l'occasion de constater à quel point, jadis, les liens du sang importaient peu. Des mères qui empoisonnaient leurs enfants, des enfants qui trucidaient leurs parents ou leurs frangins, on en rencontre à chaque chapitre. C'est pourquoi Marie, oubliant les belles séances de « J'te veux, tu m'as » passées en compagnie de Concini, clame que le roi a bien fait, ramasse son embrasse-en-ville et file à Blois.
« Pendant qu'elle accomplit cet acte de bravoure, la nouvelle se répand dans Pantruche. Oh! cette joie, mes amis! Le peuple de Paris qui ne pouvait encadrer ni la reine mère ni son gigolpince, se met à danser d'allégresse. On n'en croit pas ses oreilles. On veut en croire ses yeux! Alors on court au cimetière où les restes de Concini viennent d'être inhumés. On les déterre ! Pas d'erreur ! C'est bien lui ! Joies! délices mais pas d'orgues! On traîne le cadavre dans la rue! On le souille ! On le larde! On le découpe! On le mange! Parfaitement, vous avez bien entendu! il s'est trouve des exaltés pour se faire cuire le coeur de Concini et pour le dévorer devant la foule en délire. »
— Le cœur ? dit B.B. avec une moue. Pourquoi pas un morceau plus riche !
— Si vous pensez à celui que je pense, noble dame, c'était trop tard car on les lui avait déjà coupées !
Maman est toute pâlotte !
— C'est effrayant, la populace en colère, dit-elle.
Béru hoche la tête.
— Notez, fait-il, que le Concini serait été mort de tuberculose, évidemment ç'aurait pas été ragoûtant. Mais du moment qu'on l'avait abattu en pleine santé, ma foi...
Je considère l'Enflure avec effroi.
— Tu aurais été capable de manger le cœur de Concini, Béru ?
— Pourquoi pas ? dit-il. Y a bien eu des gars qui l'ont fait. Faut se reporter à l'époque, mec, et tenir compte de la rogne des gens. Fais un tour d'horizon dans ta conscience couleur d'hermine et dis-moi un peu si par moment tu boufferais pas la rate du ministre des Finances quand tu reçois ta feuille rose !
Evidemment, vu sous cet angle, l'argument se défend. L'anthropophagie, c'est le point culminant de la haine, c'est son bouquet final. Sa noblesse, peut-être, après tout ? Quand on déteste trop quelqu'un, au point qu'aucun supplice terrestre n'est plus apte à étancher cette haine, le manger doit constituer l'ultime recours.
Béru pousse plus loin encore sa plaidoirie en faveur des gastronomes qui consommèrent le cœur de Concino Concini.
— Y a une chose qu'il faut aussi considérer, San-A, c'est qu'ils l'ont fait cuire. Je trouve ça assez élégant, somme toute.
— On avait affaire à des gourmets, admet Berthy. Quant à moi personnellement, à part les tripes, j'aime pas les abats...
— C'est Louis XIII qui aurait dû le becter, son Consigné.
— Concini, rectifie ma Félicie.
Béru lui vote une courbette, laquelle déguise son bide dénudé en accordéon.
— Merci, voilà déjà que j'estropiais son blaze. Bon, continue. Concini est clamsé et la reine mère à Blois, ensuite, qu'est-ce qui se passe ?
— De Luynes, le grand copain du roi, gouverne. Il le fait tant bien que mal, car c'est un batailleur, pas un diplomate.
— Et le roi, pendant ce temps, il vend des moules ?
— Presque ! C'est un gars bizarre, ce Louis XIII. Il a de l'allure, il est intelligent, sensible. Il s'efforce d'établir son autorité, mais il souffre d'un complexe terrible : il est impuissant.
Nous enregistrons dans l'auditoire un double cri de commisération. Ce sont les Bérurier qui s'apitoient.
— C'est rarissime, hein ! fait le Gravos. Vu que jusqu'alors il y avait plutôt carambolage au palais ! Lorsque tu songes aux prouesses de François Ier, d'Henri IV et console, t'as peine à croire que Louis XIII avait le slip en berne !
— Quand je vous disais que le 13 porte malheur ! explose Berthy. Et un roi, vous pensez si ça la fout mal !
— Exactement ce que pensait la pauvre Anne d'Autriche ! assuré-je. Voilà une jouvencelle qui franchit les Pyrénées pour faire dodo avec le roi de France. Connaissant la réputation de ses aïeux, elle escomptait des délices rarissimes, la petite chérie. Toutes ses copines, avant le départ, lui disaient qu'elle avait de la chance et qu'elle allait avoir les doigts de pied en bouquet de violettes. On le savait que le Louvre c'était une préfiguration du One Two Two de la rue de Provence, et qu'on y passait des nuits vibrantes. Ces rois de France, c'étaient les plus grands démolisseurs de sommiers de la création. Leur véritable sceptre se trouvait où vous devinez. Le rêve de toutes les princesses in the world, c'était de venir en goûter un peu, de la vie française.
« Or la gentille Anne d'Autriche se pointe. A l'arrivée, ça carburait : jolie bouille, le jeune roi. Belle prestance. La hanche fine, la jambe longue, la moustache déjà Louis XIII et l'élégance prometteuse. Et puis, la nuit arrive et qu'est-ce qui se passe ? Sa Majesté rentre dans sa chambre et se met au plumard toute seule ! Il faut que la mère Médicis (qui est italienne, donc qui aime l'amour) vienne tirer son chiare par les nougats pour l'expédier chez Annette. Et lui, il y va, l'oreille basse. Le reste aussi. Y a rien de plus déprimant pour un monsieur dont la virilité appartient à la famille des mollusques que de se farcir une nuit de noces. Surtout quand toute la France regarde, attend, retient son souffle. Il voudrait être ailleurs, le monsieur en question. Bien loin, dans ses pantoufles à ligoter son France-Soir, le grand orgasme du soir ! »
— Alors qu'est-ce qui s'est passé ? halète B.B.
— Ils ont fait une belote, vu le cas de force majeure ? suppose le Gros.
— Paraîtrait que ce soir-là le roi aurait réussi à assurer son service. Des témoins affirment qu'il a pu honorer la reine.
— Des témoins de complaisance, mouais, grommelle le Sceptique. Le roi leur aura donné un petit château à chacun pour qu'ils fassent courir le bruit qu'y avait pas plus Casanova que lui !
« Parce que je vais vous dire une bonne chose, m'sieurs dames, on est impuissant ou on ne l'est pas. Quand on l'est pas, on l'est pas. Mais quand on l'est, tu peux te faire projeter le Parc aux Cerfs en Vistavision ou prendre des infusions de cantharide à tous tes repas, c'est pas ce qui te mettra du remontant dans le fil à plomb, bonhomme ! Il lui a peut-être fait un concerto de guitare à l'Anne d'Autriche (d'autant qu'elle était Espago, tu dis), il lui a peut-être fait la machine à cacheter les enveloppes, le petit dépanneur radio, le doigt magique, la morsure brûlante, la compresse humide, le malaxage vertical, le pas de vis à l'envers ou le taille-crayon à moustaches, oui, je veux bien en convenir, mais il ne lui a sûrement pas fait la plongée sous-marine, le sifflet pétrifié, l'embrocation cosaque, ou le bâton du maréchal Polisson ; sûrement pas ! »
— Je suis assez porté à admettre ta thèse, approuvé-je. La preuve en est qu'il est resté vingt-deux ans sans pieuter avec sa bonne femme.
— Vingt-deux ans sans homme ! s'égosille Berthy.
Son Gros la calme du geste. Ce qui l'intrigue, ça n'est pas la force d'âme de la souveraine, mais le fait que Louis XIII soit retourné dans son lit après ces vingt-deux ans de chasteté.
— Qu'est-ce qui lui a pris de remettre le couvert ? demande mon ami. Il a eu le retour d'âge bénéfique, ou quoi ?
— Il devait assurer sa descendance, Gros.
— Va-t'en l'assurer avec une peau de banane ! flétrit le Mastodonte. Qu'est-ce qu'il pouvait espérer ?
— La réussite de ses projets puisque, effectivement un Dauphin lui est né. Et quel Dauphin ! Vingt-deux ans de bouteille, mais ça a donné Louis XIV !
Ma grosse Gonfle fait un signe de dénégation.
— Pas à moi, dit-il ! Raconte ça aux mômes des écoles si tu veux, mais pas à moi. Ton Dauphin, il se l'est fait tricoter par un pote ! Et sa nuit avec la reine c'est pour sauver les appâts rances. Fallait qu'il soye homologable, le Louis XIV ! Né de père inconnu, pour un roi de France, ça fait trop désordre.
— Là encore j'adopte ton argument, Béru.
— Ce que je me demande, fait B.B., c'est comment la reine s'est arrangée pendant tout ce temps-là. Elle était frigidaire ?
— Pas le moins du monde. Mais Dieu merci il y avait de la visite au Louvre. Buckingham, d'abord, ce beau seigneur anglais qui tomba amoureux d'elle et qui inspira si fort mon confrère Alexandre Dumas. Et puis d'autres gentilshommes bien de leur personne.
— Et le roi ? Il avait pas de vices cachés, vous êtes certain !
— C'est peu probable. Il était pieux, grave et chaste. Il eut deux favorites cependant, mais ses rapports avec elles demeurèrent platoniques. La première fut Mademoiselle de Hautefort.
— Hautefort et fais reluire ! plaisante le Contrôleur des Wagons-lits !
— Ça n'a pas été le cas ; il se contentait de lui faire des vers. La seconde fut Mademoiselle de La Fayette !
— Celle des Galeries ?
— Une ancêtre. Mais la vie dans l'entourage de Louis XIII était tellement poilante qu'elle a fini par entrer dans les ordres, parce que le couvent était plus rigolo. Après elle, il a eu un favori !
— Nous y voilà, fait Berthe, pincée. Je n'osais pas le suggérer, mon cher ami, mais je pensais que ce Louis XIII avait des mœurs olé olé !
— Vous n'y êtes toujours pas, belle amie. Une fois pour toutes, chez lui, tout se passait dans la tête ! Qu'il eût été amoureux du jeune Cinq-Mars, ce n'est pas douteux, mais il n'y eut jamais rien de plus entre eux.
Barrissement de Béru.
— Qu'est-ce que t'en sais, mon pote ? T'es toujours là à avancer des choses, comme si que t'aurais passé plusieurs existences dans la table de nuit des rois à tenir compagnie à leurs pots de chambre !
Quelqu'un qui ne donnerait pas sa place pour un boulet de canon, c'est m'man. Elle est pliée en deux, ma brave Félicie. Ça fait un bout de moment que je ne l'ai pas vue se divertir pareillement.
— Nous nous sommes étendus sur l'impuissance de Louis XIII ; examinons maintenant sa puissance, enchaîné-je.
— Oh ! tu sais, quand un monarque met son calcif en portefeuille, sa puissance...
— Détrompe-toi, Louis XIII l'a été. Et cela grâce à un homme prodigieux : le cardinal de Richelieu, le plus grand Premier ministre de notre Histoire après Debré !
— C'était le frère de Drouot ? demande Son Altesse.
— Un camarade de carrefour seulement. Ce jeune prélat ambitieux entra dans les ordres presque accidentellement. Son frère, qui était évêque de Luçon, se retira dans un monastère et Armand du Plessis reprit la charge pour qu'elle ne soit pas perdue ! A cette époque, on gérait un diocèse comme maintenant une quincaillerie. On achetait le fonds, quoi ! Pour en revenir à Richelieu, je vais faire appel à l'applaudimètre Larousse afin de vous situer son importance. Alors que Louis XIII a droit, je vous le répète, à vingt et une lignes, Richelieu, lui, a droit à vingt-cinq lignes. Soit quatre lignes de plus pour le ministre que pour le roi, une fois de plus les chiffres parlent ! Ce merveilleux cadeau, ce fut Marie de Médicis, à la fin de sa disgrâce, qui le fit à la France. Elle ne se doutait pas qu'elle introduisait au Louvre son futur ennemi. Le reste de son existence, elle le passa à essayer de faire tomber du piédestal où elle l'avait juché cet homme remarquable. Elle n'y parvint pas à cause de la sagesse du roi.
— Il était trop lié avec Louis XIII, n'est-ce pas ? demande Félicie.
— Non m'man, tu n'y es pas. Leurs relations furent très étranges. Les deux hommes ne s'aimaient pas, je crois même qu'ils se détestaient franchement, et pourtant chacun d'eux n'eut jamais que l'autre pour ami sûr. Le roi avait confiance dans l'intelligence et la perspicacité de Richelieu. Richelieu avait pour but sacré de servir les intérêts du roi. Il fut une sorte de nouveau Maire du Palais. Un Mussolini dévoué à Victor-Emmanuel. Au cours de sa prestigieuse carrière, il appliqua un triple programme : anéantir les protestants en tant que parti politique, abaisser les seigneurs et affaiblir la puissante Maison d'Autriche. Il réussit dans cette dure entreprise. Et pourtant il eut le pays entier contre lui, àcommencer par les deux reines. Mais, avec le soutien de son roi, il triompha de toutes les difficultés et déjoua tous les complots. Ah ! ce n'était pas une lavasse. Il avait une police très au point et il frappait vite et fort. Il n'hésita pas à faire décapiter le cher Cinq-Mars, ex-favori de Louis XIII parce qu'il avait comploté avec l'Espagne pour sacquer Richelieu. La Bastille était bourrée de monde ; on y trouvait des gens de toutes les conditions car l'Eminence ne faisait pas de détail : les nobles comme les manants dégustaient lorsqu'ils ne marchaient pas droit ! Ce fut un authentique monarque. Il avait son palais, sa police, son armée. Richelieu fonda cette Académie française où, si j'en crois certaines rumeurs je vais être reçu incessamment (27).
— Ils ont peut-être bien géré la France, les duettistes Louis XIII-Richelieu, mais ça ne devait pas être marrant. Un roi qui a une bulle de savon dans le kangourou et un cardinal, tu parles d'une fiesta sans musique, mon neveu !
— Te goure pas, Gros. Richelieu, malgré la pourpre cardinalice, ne donnait pas sa part aux chiens pour ce qui est du dodo-à-ressorts.
Incrédule, qu'il est, soudain, le Mahousse. Ça meurtrit ses idées préconçues, cette pensée d'un cardinal courant le guilledou. Un moine, il veut bien, c'est de tradition, ça fait paillard, chanson de carabins et tout. Mais de la part d'une éminence, il trouve que c'est choquant. Je lui explique que la noblesse d'église en ce temps-là était sans rapport avec celle d'aujourd'hui. Et, pour pousser sa réprobation aux ultimes limites, j'ajoute :
— Je peux même te dire qu'il s'était mis en ménage avec sa nièce, notre Richelieu. Si on compare sa vie sexuelle à celle du roi, on s'aperçoit que les deux hommes étaient complètement différents. Le roi séduisant repoussait les assauts des dames et Richelieu qui aimait les bergères se faisait envoyer chez Plumeau la plupart du temps.
— Et pourtant, rêvasse B.B., un cardinal, ça doit être diablement excitant !
Le Gros s'emporte contre la salacité de sa conjointe. Qu'elle le cocufie, c'est une chose, mais pas avec le clergé, nom de Dieu ! Il pourrait pas admettre.
— Physiquement, demande B.B. rêveuse, à quoi ressemblait-il, le cardinal ?
— Tenez, dis-je en lui tendant mille francs anciens, je vous offre son portrait. C'est une édition numérotée qui vaut dix nouveaux francs, ne la perdez pas !
Elle regarde la gravure avec ses bons gros yeux de vache bretonne sollicitant le taureau.
— C'est curieux, fait-elle, j'avais jamais eu l'idée de regarder.
— Ça vous donne une preuve supplémentaire de l'importance de Richelieu. Ça n'est pas le portrait de Louis XIII qui figure sur les billets trois cents ans plus tard, mais celui de son ministre.
— Il devait être bel homme, admire Berthy.
— Avec son col Claudine et son béret, y ressemble au Petit Chaperon rouge, ton marchand de burettes ! Et sa coiffure à la Ninon, tu trouves que ça fait sérieux ? Tu rencontrerais Monseigneur Feltin coiffé commak que tu écrirais au pape pour protester ou que tu te ferais musulwoman.
Mais Berthy demeure farouchement sur ses positions : Armand du Plessis, duc de Richelieu, lui a tapé dans l'œil, et désormais il est clair que les billets de dix balles auront pour elle une signification particulière. Elle ne les considérera plus jamais comme de la vulgaire monnaie.
— En conclusion, dis-je, Louis XIII fut un bon roi parce qu'il laissa gouverner la France par Richelieu. Et Richelieu fut un grand ministre parce qu'il sut où étaient les intérêts de la France et qu'il les servit corps et âme. Signalons que cet homme clairvoyant sut toujours bien s'entourer. Lorsqu'il était jeune, il eut comme confident et conseiller le père Joseph, un religieux plein d'astuces ; puis, quand il fut vieux, il prit au contraire à ses côtés un jeune gars tout ce qu'il y a de futé et dont nous parlerons longuement plus tard : Jules Mazarin. Quand il mourut, en 1642, bouffé par les ulcères, il désigna le petit Mazarin au roi pour lui succéder. Louis XIII ne devait survivre que quelques mois à son ministre. Il était tubard et lâcha la rampe après une interminable agonie en mai 1643. Cette agonie lui permit de mettre ses affaires en ordre avant de prendre congé. Il commença par faire baptiser le Dauphin alors âgé de cinq ans en lui donnant Mazarin pour parrain, ce qui était une façon éclatante de renforcer la position de celui-ci. Puis il organisa la future Régence en homme pondéré qu'il était. En somme, il tenait à sauver les meubles.
— Et c'est peut-être pourquoi on trouve tellement de Louis XIII chez les antiquaires aujourd'hui, conclut pertinemment Béru.
Exclusif : Un document inédit d'Alexandre du Mât LES SURPRENANTES RÉVÉLATIONS DU MOUSQUETAIRE BÉRUGNAN...
Une neige molle coulait sans bruit le long des vitres. Elle fondait instantanément au contact du sol, pour se transformer en une boue visqueuse dans laquelle glissaient les sabots des chevaux. Le ciel était d'un noir d'encre. Anne, qui s'ennuyait prodigieusement dans ce palais glacial, laissa retomber le rideau pour s'approcher de la vaste cheminée où un feu de bûches pétillait. Il était insuffisant pour chauffer la vaste pièce et surtout le cœur de la reine qui songeait à son Espagne natale toute baignée d'un soleil glorieux. Les années de vie à la cour de France avaient fini par altérer son moral. Cela faisait plus de vingt ans qu'elle s'étiolait, sans joies véritables et surtout sans enfants, entre un mari impuissant, triste comme un bonnet de nuit, et un cardinal aux pensées tortueuses qui ne lui pardonnait pas d'avoir jadis repoussé ses avances.
Une de ses dames d'honneur s'avança vers elle.
— Madame, dit-elle, il y a là un mousquetaire qui insiste pour vous parler.
— Que me veut-il ? demanda Anne d'Autriche, surprise.
— Il n'a pas voulu le dire, Madame. Il prétend que c'est secret.
La reine fronça les sourcils. S'agissait-il encore d'un piège de Son Eminence ? Pourtant, un mousquetaire ne pouvait être la créature du Cardinal, car l'antagonisme entre les gardes de Richelieu et les mousquetaires du roi continuait de couver et il se produisait fréquemment des étincelles. Anne se dit que, par contre, le machiavélique ministre était fort capable de lui dépêcher un faux mousquetaire afin de tromper sa confiance et d'endormir sa méfiance.
— Quel est son nom ? demanda-t-elle.
— Sergent Bérugnan, Madame.
Anne d'Autriche hocha la tête (28).
Quelques instants plus tard, le fidèle valet de chambre de la reine se présenta.
— Sa Majesté a besoin de moi ?
— Pierre, fit la souveraine qui, bien que reine, savait se montrer familière, connaissez-vous un sergent des mousquetaires nommé Bérugnan ?
Pierre La Porte était pour Anne le plus précieux des auxiliaires. Ses fonctions de valet de chambre de la reine n'étaient que théoriques. En fait, il lui servait de confident, de conseiller, de Bottin, d'espion et de pense-bête (29).
— Si fait, Majesté, répondit La Porte, je connais.
— Alors traversez l'antichambre et faites-moi savoir si l'homme qui s'y trouve et Bérugnan ne font bien qu'un (30).
— L'homme de l'antichambre et le mousquetaire Bérugnan ne forment qu'une seule et même personne, Majesté, affirma le précieux valet.
— Vous pensez donc que je puis avoir confiance en lui ? demanda Anne d'Autriche.
La Porte dessinait une figure géométrique dans la buée des vitres. Cette figure était un carré. Pour préciser, il s'agissait d'un carré de valet.
— Sans aucun doute, Majesté, répondit-il.
— Très bien, dit la reine. Faites entrer ce mousquetaire et laissez-nous seuls.
Le valet introduisit le visiteur. Après quoi, La Porte prit la porte.
Anne d'Autriche regarda l'arrivant et lui trouva fort belle allure. Traçons le portrait de ce dernier d'un seul trait de plume. Le sergent Bérugnan avait presque trente-deux ans. Il n'était pas grand, mais bien pris. Il avait le visage ovale, le nez un peu fort et bombé, le menton court et rond, l'œil pétillant, la lèvre jouisseuse. Il avait du poil aux bras, sur les épaules, sur la poitrine, dans le dos, sur le ventre et le bas-ventre, le long des jambes et même au cœur selon les gens qui le connaissaient bien. Son appétit était féroce. Dans ses meilleurs jours, au sortir du carême, il était capable de manger un veau entier pendant son week-end (31). Infatigable, il pouvait parcourir cent lieues d'une seule traite, car il montait à cheval comme un centaure. Il déchirait avec les dents un jeu de quarante-huit cartes (c'est-à-dire un jeu de cinquante-deux duquel, par galanterie, il sortait les quatre reines) et transformait une enclume en plat à barbe d'un seul coup de poing. Il buvait seize litres de vin par repas sans éprouver la moindre migraine. Au lit, c'était la meilleure affaire de la compagnie des mousquetaires.
Il était gascon comme la lune, assurait son ami Aramis, l'étroit mousquetaire et avant de quitter la demeure de ses ancêtres pour venir tenter fortune à Paris, son père l'avait pris entre trois yeux (car il était borgne) et lui avait dit dans ce beau patois béarnais qui faisait le charme du roi Henri IV :
— Mon cher fils, c'est par son courage et sa loyauté que l'homme d'aujourd'hui fait son chemin à la cour. Vous savez manier l'épée aussi bien que la fourchette ; de plus, vous avez un poignet d'acier et un jarret de veau dans un gant de velours, profitez-en pour vous imposer. Ne craignez que Dieu et le roi. Placez votre honneur au-dessus de tout et votre virilité partout où vous en aurez l'occasion. Vous savez lire, écrire et compter jusqu'à dix, c'est plus qu'il n'en faut pour viser haut. Vous êtes jeune et brave. La jeunesse vous passera mais pas la bravoure ! Au contraire, cette dernière devra croître en vous comme une plante vivace dans un jardin bien exposé et que le jardinier n'oublie pas d'arroser. Vous serez brave parce que vous êtes gascon, certes, mais surtout parce que je suis votre père du moment que vous êtes mon fils. Ne vous hâtez point de prendre femme. Epousez d'abord l'aventure. Et quand votre nom rayonnera, quand votre bourse sera gonflée et que votre épée fera trembler, revenez au pays pour y chercher une payse. Les Béarnaises ont le secret d'accommoder les restes de viande froide.
Là-dessus, il l'avait béni, lui avait remis un peu de monnaie et avait donné une grande claque sur la croupe de son cheval panard afin de le faire démarrer.
Tel était — d'un seul trait de plume, ai-je promis — l'homme dont la plume du chapeau balayait le parquet d'Anne d'Autriche. La reine, qui s'y connaissait en hommes, avait enregistré cela entre deux battements de cils, car non contente d'être espagnole, elle était en outre perspicace.
— Que désirez-vous, sergent ? demanda-t-elle au nouveau venu.
— Si j'ai l'audace de solliciter un entretien particulier avec ma reine, fit Bérugnan, c'est qu'il y va pour elle de son honneur et de sa sécurité.
Il parlait net, d'une belle voix dans laquelle perçait ce beau patois béarnais qui faisait le charme du roi Henri IV.
Le Béarn ! C'était le chemin de l'Espagne comme la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. Anne d'Autriche y pensa très fort et ses yeux merveilleux qui avaient fait battre tant de cœurs dans tant de poitrines s'emplirent de larmes.
La reine voulut se bassiner le visage avec l'eau de senteur d'une cuvette située sur une table Louis XIII située derrière Bérugnan.
— Otez-vous de là que je m'humecte ! ordonna-t-elle.
Comprenant l'intention de sa souveraine, le mousquetaire prit la cuvette et, mettant un genou en terre, la présenta à Anne d'Autriche qui fut touchée par cette attention. L'arrivant la troublait fort. Il émanait de lui une sensualité extraordinaire à laquelle Anne était aussi sensible qu'à cet accent béarnais qui faisait autrefois le charme du roi Henri IV.
Elle conjura — pour un moment — le feu de ses joues. Et, s'étant ressaisie, murmura simplement :
— Parlez !
— Oh ! ma reine, soupira Bérugnan. Oh ! ma reine...
Il disait ces mots non seulement avec l'accent de ce Béarn si proche de l'Espagne, mais de plus avec nostalgie. Une deuxième fois, la reine frissonna.
— Madame, attaqua Bérugnan, reprenant du courage, est-il vrai que, soucieuse d'apporter votre contribution personnelle au relèvement financier du Trésor public, vous ayez annoncé la vente prochaine de vos fameux ferrets de diamants ? Dites-le-moi, je vous en conjure, pour l'amour du ciel et pour l'amour de vous, ma reine !
— C'est vrai, fit Anne. Je dois les donner solennellement demain au superintendant des finances qui les mettra en vente et réservera le produit de celle-ci à l'achat de charrues américaines.
— N'en faites rien, Majesté ! lança alors le mousquetaire qui eût presque crié s'il n'avait pris la précaution de parler à voix basse. N'en faites rien, car un immense scandale éclaterait alors !
— Mon Dieu ! fit simplement Anne d'Autriche en blêmissant et en portant simultanément la main à sa poitrine à l'intérieur de laquelle battait son cœur de reine.
— Mon Dieu, mousquetaire, reprit-elle, que me baillez-vous là !
Bérugnan posa la cuvette qu'il tenait toujours et ramassa son chapeau dont la plume d'autriche balayait le plancher d'Anne d'Autruche.
— Madame, voici une dizaines d'années, vous remîtes ces ferrets au duc de Buckingham. Son Eminence en eut vent et souffla au roi d'exiger de vous que vous les portassiez au bal de la Cour, tout ceci est exact, n'est-ce-pas ?
— Ça l'est, cria la reine, dans un souffle. Et après ?
— Vous chargeâtes alors d'Artagnan d'aller les récupérer en Angleterre chez Sa Grâce.
— Et il s'acquitta magnifiquement de sa mission, fit la reine.
Bérugnan baissa la tête.
— Hélas, non, Madame. Depuis dix ans, cet homme ambitieux qui a maintenant le grade de lieutenant dans notre glorieuse compagnie et qui est en passe de devenir capitaine, dupe son monde. Il n'est pas plus gascon que ne l'était Concini.
— Que me dites-vous ! balbutia la pauvre Anne.
Bérugnan, d'un geste ample de son bras terminé par la main qui tenait le chapeau à plumes, balaya une fois de plus le parquet d'Anne, d'autruche.
— Cet homme a modifié l'orthographe de son patro-nyme, Majesté. Son nom, qu'il a le front d'écrire d'A.R.T.A.-G.N.A.N., s'écrit en réalité D.A.R.T.A.N.I.A.N., en un seul mot, sans « g » mais avec un « i » Et pour aller au bout de la vérité, ma reine, il n'est pas gascon mais arménien.
Un silence glacé comme les mains d'un serpent s'abattit alors entre la reine et son visiteur. Anne d'Autriche ressemblait maintenant non point à une fille de la Maison d'Espagne, mais plutôt à une princesse nordique en pleine hibernation. Pâle et froide, elle paraissait s'être changée en statue de marbre.
— Se peut-il, mon ami ? fit-elle dans un soupir que Bérugnan perçut cependant car il avait l'oreille aussi fine que l'ardoise de son petit Liré.
— Cela est, Majesté. Mais il y a pire. L'ignoble individu vous a honteusement abusée avec cette histoire de ferrets. Il en a fait confectionner de faux, et c'est ceux-là qu'il vous a remis, tandis qu'il cédait discrètement les vrais à un joaillier marron d'Amsterdam. Sa Majesté comprend maintenant pourquoi la fortune du scélérat est allée si vite ? C'est le diable que cet homme-là !
— Il faut prévenir le roi ! fit la reine qui, dans cet instant de faiblesse, éprouvait un immense besoin de protection.
— Impossible, Madame, Dartanian vous tient. Prévenir Sa Majesté équivaudrait à lui avouer qu'à un moment ou l'autre vous vous séparâtes des ferrets !
— C'est vrai ! convint la reine en se tordant les poignets avec son autre main. C'est très vrai !
— Je ne le fais pas dire à Sa Majesté ! se lamenta le brave mousquetaire.
Anne d'Autriche se prit la tête de sa main restée libre.
— Mais comment avez-vous appris cette vilenie, mon bon Bérugnan ?
— Il y a trois jours à peine, Majesté, par une fille pour laquelle Dartanian eut des bontés et avec laquelle il eut des faiblesses. Il la jeta en Seine ensuite pour lui faire perdre la mémoire, se rendant compte du danger que constituait le réceptacle de pareils secrets. Mais, par un hasard extraordinaire, je passais par là. Ayant tout vu depuis l'autre rive, je sautai à l'eau et j'eus le bonheur de repêcher cette malheureuse. De la sorte je sus tout. Madame ma reine, si vous remettez ces ferrets au superintendant, on découvrira qu'ils sont faux et votre vie s'achèvera soit sur l'échafaud, soit dans un cul-de-basse-fosse ! Cette pensée m'est intolérable. Je ne puis admettre que votre beauté si rayonnante allasse s'étioler dans le salpêtre d'une prison ! Je suis venu pour vous sauver !
— Impossible ! fit la reine en larmoyant, car elle ne parlait pas que l'espagnol et le français.
— Rien n'est impossible à l'homme qui veut sauver sa reine, Majesté. Mon honneur et ma vie vous appartiennent. Je suis venu pour brûler l'un et l'autre sur l'autel de votre culte.
— Que faire ?
— Je vais devenir un voleur, pour vous préserver, Majesté. Voici mon plan : vous allez immédiatement me remettre ces ferrets. Je quitterai le Louvre sans éveiller l'attention puisque c'est mon jour de congé. Je chevaucherai jusqu'à la nuit. Lorsque l'ombre aura envahi la terre de sa noirceur opaque, je m'arrêterai en quelque carrière où, entre deux blocs de rocher, je pulvériserai les faux ferrets, après quoi je répandrai leur poudre sur les eaux d'une rivière. Ensuite, eh bien, mon Dieu, j'irai cacher mon opprobre en quelque lieu discret si Dieu le permet, ou je mourrai de la mort honteuse des droits communs si les gardes me reprennent. Ma seule chance est que vous ne découvriez officiellement le larcin que demain. Ces vingt-quatre heures de liberté me sont indispensables.
A chaque mot sorti des lèvres de Bérugnan, la reine transportée d'un fol espoir, acquiesçait. Et pourtant, quand il se fut tu, elle secoua négativement la tête en signe de dénégation.
— Je ne puis accepter pareil sacrifice. Votre vie, soit ! Votre honneur jamais !
— Entre celui d'un mousquetaire et celui de sa reine, il n'y a pas à hésiter, Majesté ! objecta fermement Bérugnan.
C'était bien dit à lui et Anne d'Autriche le comprit parfaitement. D'ailleurs, à travers son cœur de reine battait conjointement un cœur de femme ; et qui plus est de femme bernée par la vie, environnée de périls, cernée de gens acharnes à sa perte ; une femme qui était la proie des complots et la victime désignée de puissances occultes.
Des larmes à peine salées (on est reine ou on ne l'est pas) coulaient sur ses joues blanches d'angoisse et non pas de Castille, comme c'était le cas pour la mère du réputé Saint Louis.
— Mon cher, mon noble, mon généreux Bérugnan, hoqueta-t-elle. Votre sacrifice ne pourra pas s'inscrire dans l'Histoire puisque, aussi bien, il est secret ; mais du moins demeurera-t-il dans mon cœur jusqu'au dernier jour de mes jours.
— Ainsi soit-il ! conclut Bérugnan qui avait été enfant de chœur dans son jeune âge.
Il s'agenouilla et baisa la robe de la souveraine, laquelle, éperdue de reconnaissance et chavirée par la mâle odeur de cuir et de sueur qui montait de cet homme ainsi que par ce pur accent béarnais qui avait fait le charme d'Henri IV, sentait croître son trouble. Ce frisson qu'elle avait cru être tour à tour de froid, puis de peur et ensuite de reconnaissance, devenait un frisson amoureux. Elle releva le bas de sa robe qui obligeait cet être noble à s'incliner au ras du sol afin qu'il eût moins à se courber. Mais elle le releva de telle façon que Bérugnan oublia soudain toute humilité pour ne plus prêter attention qu'à son vis-à-vis et le regarder dans les yeux.
Ce qui se passa par la suite se passa vite et sur un lit. Lorsque deux êtres d'exception subissent cet irrésistible appel des sens, ils ne peuvent lutter contre le feu qui les embrase. Leur embrasement devint un embrassement, puis une étreinte plus étroite.
« Elle fait l'amour comme une reine », se disait Bérugnan au comble du délire en songeant qu'il n'était pas natif de Bourg-la-Reine pour rien !
« C'est un vrai mousquetaire ! » pensait de son côté Anne d'Autriche, qui, pour être espagnole, n'en était pas moins connaisseuse en la matière !
A la fin, hagards (comme disait Saint-Lazare), ils se désunirent pour le meilleur et pour le pire.
— Mon Dieu, qu'ai-je fait ! se lamenta la malheureuse (mais comblée) souveraine en se voilant la face de ses deux mains restées libres.
— L'amour, Madame ! répondit respectueusement Bérugnan. Ah ! comme il me sera doux de mourir, maintenant et combien indifférent de voir flétrir mon honneur et celui de mes aïeux !
Le temps qui continue sa route inexorable autour des cadrans d'horloge passait. Ils en eurent brusquement conscience et Anne courut chercher la cassette renfermant les terribles ferrets. Elle prit ces derniers de sa main restée libre et les fourra, après leur avoir décoché un regard de haine au passage, dans le gant de Bérugnan.
— Maintenant, partez, Bel-Amour, fit-elle. Et si, comme je l'espère de toute mon âme, vous vous dirigez vers le nord, prenez ce sauf-conduit qui vous permettra de passer sans encombre les lignes espagnoles. Si vous allez à l'est, prenez-le également, de même que si vous allez au sud puisque les forces de mon père nous enserrent.
Le mousquetaire ne se le fit pas dire quatre fois, ni trois et même pas deux. Il s'inclina et partit après avoir balayé le parquet de la reine avec son chapeau.
— Mon père n'était qu'un imbécile, de me prêcher le courage et l'élévation de pensée. Je vous demande un peu ! Douze ans d'honnêteté m'ont rapporté quoi ? Plus de cent cicatrices et un misérable grade de sergent ! Alors qu'en dix minutes de jugeote j'ai réussi à me faire remettre une fortune et à me farcir la reine de France ! Sans compter que j'ai, en plus, déconsidéré à jamais ce salaud de d'Artagnan aux yeux de la reine. Elle va le sacquer tant qu'elle pourra et ça m'étonnerait qu'il fasse une carrière, lui qui est si service-service et qui passait son temps à me houspiller !
Il prit un instant pour laisser souffler son cheval et en profita pour admirer les merveilleux ferrets de diamants qui étincelaient dans la lumière éblouissante de cet été torride.
« Il vaut mieux se servir de son intelligence que de son épée ! » cria-t-il joyeusement.
Il oubliait déjà qu'il s'était servi d'autre chose encore et n'y resongea que le 5 septembre de l'année suivante lorsque, contre toute attente, un Dauphin naquit à la cour de France.
Bérugnan qui menait grande et joyeuse vie dans les Flandres compta les mois écoulés sur ses doigts.
— ... et neuf, fit-il, par ma moustache, le compte y est bien !
Il éprouva alors la joie simple et noble du semeur en songeant que s'il avait amputé le Trésor public de quelques dizaines de milliers d'écus, il avait en revanche offert Louis XIV à la France !