Quinzième leçon :

NAPOLÉON Ier AVANT... PENDANT... ET APRÈS !

Assis à son bureau, sa langue pointée, le Gros achève de calligraphier laborieusement un texte de carte postale au moyen d'une plume dite sergent-major. Comme tous les cancres, il récite les mots qu'il trace. Je m'assieds pour écouter religieusement :

— ... à part ça rien de neuf. J'espère qu'il en est de même pour toi. Moi et Berthe on t'embrasse très fort en attendant de le faire de vive voix. Ton neveu respectueux. Alexandre-Benoît.

— Et voilà le turbin ! exulte la grosse Gonfle en jetant sa plume avec dégoût. C'est l'anniversaire à ma tante Valentine, celle de Bourg-en-Bresse qu'est veuve sans enfants.

Il sort son portefeuille, vide le triste contenu de celui-ci sur le buvard du sous-main et se met à piocher dans les immondices ainsi déballées, jusqu'à ce qu'il trouve un timbre-poste. Il se met à humecter le derrière de Marianne avec une langue qui ressemble à un fruit de mer oublié sur la place du marché.

— On n'arrête pas le progrès ! déclare-t-il.

— Pourquoi ?

— Avec leur manie de parfumer la colle des timbres ! L'idée est pas mauvaise, note bien ; mais où je suis contre c'est qu'on les parfume à la menthe. Faudrait qu'y ait des parfums divers, chacun choisirait çui de sa convenance. Parce qu'enfin t'as des gens qui sont allégoriques à la menthe. Moi, je serais l'Etat, je ferais des timbres au café au lait, pour le matin. Des au Pernod pour la fin de la matinée. Des à la choucroute pour le midi. Des au cognac pour l'après-midi et des au beaujolais-saucisson à l'ail pour le thé de cinq plombes. Comme ça, tout un chacun y trouverait son blaud.

— Ça arrivera, Gros, le rassuré-je. L'essentiel, c'était d'avoir l'idée. Une fois que la trouvaille est faite, ça roule tout seul, t'as des paquets de chercheurs dans ton genre qui se penchent dessus et qui l'améliorent.

Il est tout jovial, mon Béru, ce morning. Il a troqué sa tenue yé-yé de la veille, contre un costar prince-de-Gallesdont les carreaux sont un peu fêlés mais qui garde néanmoins une certaine apparence.

Chose stupéfiante, il a changé de chemise, ce qui ne lui était pas arrivé depuis un certain nombre de semaines, et il s'est rasé. Il fait dix ans de moins, le Gros, lorsqu'il n'a plus son piège à jaune d'œuf.

— T'es printanier comme un mois d'avril, observé-je.

Il se penche sur un morceau de miroir logé dans son tiroir et donne un petit coup de pouce à la mèche rebelle qui pend de son front comme une grosse virgule désemparée dans un paragraphe de Daniel Rops.

— J'ai rembour, explique-t-il.

— La belle occase ?

— Sensas, une actrice !

— Non ?

— Yes, mister. Et c'est du sujet d'élite, carrossé par Chapron. Une avant-scène commak, mon pote, avec deux gaillards d'avant en pleine santé. Et alors, par-derrière, des flotteurs que quand elle marche tu te demandes si c'est pas la pleine lune en personne qui change de quartier.

— Et tu l'as trouvée où, cette merveille ?

— C'est elle, San-A, qu'est venue me trouver. Elle crèche dans ma street, le gros immeub’ neuf du coin, tu vois la masure ? Cette môme est en train de tourner un film aux studios de Billancourt et on y a chouravé un bijou de valeur pendant qu'elle était sur le plateau. Elle veut pas faire de suif en portant plainte parce que ça ferait mauvais genre, alors un commerçant du coin y a conseillé de faire appel à moi pour que je lui maquille une petite enquête dans le genre officieux, tu mords ?

— C'est la gloire ! affirmé-je.

— De ce fait, s'abstient de contredire Bérurier, je m'ai mis un peu en toilette pour aller draguer dans le studio. C'est un endroit où ce que tu côtoies de la vedette, nécessairement. Or la vedette ça se fringue. Conclusion : faut jouer les ducs de Houinesort si tu veux te sentir à ton aise.

Il se lève pour me faire valoir sa silhouette. Dans le mouvement il renverse son encrier dont le contenu choit sur son pantalon. Il trouve aussitôt une série de douze jurons dont trois m'étaient absolument inconnus pour stigmatiser l'accident. Puis, avec une présence d'esprit magnifique, il pose son falzar et va le nettoyer au lavabo.

Au bout d'un moment, il réapparaît en fixe-chaussettes, calcif court et chaussettes dépareillées (l'une est grise avec des trous noirs, l'autre est à damiers violet et jaune).

— Je crois que c'est parti, se rassérène l'Abominable déculotté en étalant son cache-misère sur le radiateur.

« Un futal presque neuf que je mets seulement depuis trois ans, avoue que c'est pas de bol ! »

Là-dessus le bigophone grésille. Je décroche : c'est le Vieux qui demande à nous voir d'urgence, Béru et moi. Je lui dis que nous montons tout de suite. Béru est épouvanté par cet appel.

— Je ne peux pas remettre mon futal tout mouillé, plaide-t-il ; de quoi t'est-ce que j'aurais l'air ?

— Viens comme tu es, risqué-je, pensant qu'il va me flanquer son tampon-buvard au visage.

Mais il acquiesce car, fervent adepte du système D, il a déjà décroché un rideau de la fenêtre et s'en confectionne une mignonne jupette !

— Paré, déclare-t-il en m'emboîtant le pas.

Le Dabe, je vous en ai si souvent parlé que j'ai un peu l'impression de faire une séance de rabâchage in door en remettant ça dans le descriptif à son sujet. Pourtant je dois bien penser aux nouveaux San-Antonistes. Je demande donc aux autres de sauter quelques lignes et d'aller m'attendre en fumant une cigarette au paragraphe suivant. Le Vieux, dit le Boss, dit le Dabe, dit le Tondu, c'est du bonhomme de grande classe. Le cerveau de la Poule. Il a pas de tifs sur la théière, mais à l'intérieur ça se bouscule, croyez-moi ! Elégant, racé, le regard couleur d'eau de roche, le geste noble, les lèvres minces, le ton sec et l'énergie à fleur de peau, tel se présente notre grand patron. Il a un tic : il se caresse la coupole du plat de la main ou lustre ses boutons de manchette en jonc massif entre le pouce et l'index. Dans les cas graves, il va s'adosser au radiateur du chauffage central, histoire de se réchauffer le baigneur. Un seigneur dans son genre !

En voyant entrer Béru travesti en mousmé, son regard se fronce comme la jupe d'un Ecossais.

— Qu'est-ce que ça signifie ? demande-t-il d'une voix peu tendre.

Le Gros explique, s'excuse, et le Dabe qui a l'habitude des fantaisies béruriennes se retient de rigoler.

— Messieurs, fait-il, j'ai une petite mission à vous confier. Un de mes amis est producteur de films. Il tourne en ce moment à Billancourt et a eu la désagréable surprise de constater qu'on lui avait volé un stylographe de prix !

— Merde ! s'écrie le Gros.

Nouveau sursaut de M'sieur le Directeur. Je lui raconte alors la démarche que la jeune actrice voisine du Gros a faite chez lui la veille. Le Tondu branle le chef ; c'est son droit, que dis-je, sa fonction qui veut ça !

— Petite affaire, sans doute, dit-il. Je suppose qu'il s'agit là de chapardage, mais comme les victimes tiennent à s'assurer la plus grande discrétion, voyez cela vous-mêmes bien que ces délits relèvent du commissariat de police.

Je m'offre un petit ricanement méphistophélique. Le Vieux me jette un œil glacé.

— Qu'est-ce qui vous amuse, San-Antonio ?

— La langue française et ses nuances, Patron. Le Français a mis au point un tas de termes gentillets tels que : chaparder, resquiller, marauder, subtiliser, chiper, barboter, faucher, escamoter qui tous signifient en somme voler.

Sur cette forte remarque je m'évacue, emmenant la folle Bérurière dans mon sillage.

Un instant plus tard, le Gros réhabite son pantalon et nous mettons le cap sur Billancourt.

Comme nous usons de mon véhicule, il parcourt le journal en cours de route et tout à coup s'exclame :

— Tu sais ce qu'ils tournent dans les studios de Billancourt, San-A ?

— La main du Masseur ?

— Non : la vie passionnée de Joséphine de Beauharnais ! C'était bien la bobonne à Napoléon ?

— Dix sur dix, Gros.

— Tu vois, jubile-t-il, le hasard continue de s'occuper de nous. Juste comme t'allais me dire l'Empereur, v'là qu'on va être mêlés à sa vie privée...

— La vie de Joséphine au cinoche, ça doit valoir le coup de cidre, ça encore !

Il replie méticuleusement son baveux et, hypocrite comme un marchand de bagnoles d'occase, insinue :

— Tu pourrais m'affranchir un brin à propos de Napo, pour que j'aie pas l'air trop pomme si on le rencontre sur le plateau !

— On en parlera plus tard !

Lors, Bé-Rû, le célèbre clown du Poulman Circus, se fâche tout bleu.

— T'es féroce avec mon standinge, gars. T'oublies un peu qu'à travers moi, c'est le prestige de la Poule qu'est sur le tapis vert. Comment ! On est chargés d'une petite enquête mondaine dans le doigté et t'accepterais que j'ignorasse à propos de Napoléon alors qu'on va sur un plateau où qu'on tourne la vie de sa dame ! Tu veux que je te dise, San-A ? Tu le fais exprès. Ton rêve serait de me voir humilié. Bien crêpe, bien balourd, c'est commak que tu le veux, ton Béru, reconnais ? T'as peur qu'il risquasse de t'éclipser auprès du beau monde, alors tu l'amoindris exprès.

— Planque ta sébile, Gros, m'insurgé-je, la mendicité est interdite sur le territoire !

— En somme, insiste l'A-carreaux, tu me moules au seuil de l'Empire ?

— Mais non, je vais te le tricoter main, ton Napoléon.

Il n'ose laisser exploser sa joie de peur que, pour le taquiner, je le largue après que sa curiosité ait sorti son train d'atterrissage.

— Pour nous résumer, côté Révolution, attaqué-je, voici les gouvernements qui se sont succédé : 1°) La Constituante ; 2°) La Législative ; 3°) La Convention ; 4°) Le Directoire. Reprenons donc les choses au Directoire. Nous assistons à une banqueroute morale de l'esprit révolutionnaire. Après la Terreur, le peuple gorgé de sang éprouva le besoin d'être dirigé par un homme calme et fort. Comme chaque fois, à une époque de violence, succédait une époque de désordre. Le Directoire était un gouvernement bourgeois, donc mollasson et incapable. Les Français attendaient un héros : ils l'eurent en la personne du général Bonaparte.

— Un parent de Napoléon, je crois ? fait le Renseigné.

— Son père spirituel, ricané-je.

Faut expliquer à la pomme que le général Buonaparte et Napoléon ne furent qu'une seule et même personne. Il l'admet après quelques réticences.

— Ce qui domine la carrière de Napoléon, poursuis-je, c'est avant tout son sens de l'opportunité. Il a toujours su se trouver là à la seconde où il fallait y être, dire ce qu'on attendait de lui et faire ce qu'il fallait faire pour prendre la situation en main. Tu vois, dès le départ c'est symptomatique. Il fallait un héros, et il bondit, ardent, farouche, romantique et efficace, ce qui est rare. Un teint olivâtre, des yeux de braise, une mise négligée, c'est un héros à la Gérard Philipe. Il séduit et se fait craindre naturellement. Sa profession de foi politique ? Se rendre indispensable.

« La France, justement, a besoin d'un homme indispensable. Ce sont des crises sexuelles qu'elle a parfois, cette pauvre petite. Elle reste peinarde un bout de temps, détendue, léthargique, heureuse en apparence. Et puis brusquement elle prend des démangeaisons dans le fouignozof et il faut qu'elle se tape un preux chevalier, vite fait, n'importe où, sur un coin d'Elysée ou de Palais Bourbon. C'est pas du vice, c'est plus violent que le vice. Quand une vache se dresse sur ses pattes arrière on se grouille de la présenter à un taureau capable de mettre du nerf à l'ouvrage. C'est du kif pour notre France éternelle, mon pote. A certains moments, la voilà qui se dresse sur ses pattes de derrière : ça veut dire qu'elle a besoin d'un coup sauveur dans les galoches. Et, miracle, t'as toujours le sauveur qui piétine sur le paillasson en commençant de se déboutonner. La réussite, qu'on le veuille ou non, Béru, appartient à ceux dont le pantalon tombe le plus vite. Il en avait un à fermeture Eclair, Napo, parce que alors, pour s'embourber la France, ç'a été du rapide. Matons un peu le départ du gars. Corsico d'une famille qui avait du mal à mettre la poule au pot le dimanche, il entre comme boursier au collège de Brienne d'où il passe à l'Ecole militaire de Paris. Il en sort avec un rang très modeste : 42e sur 58. »

— C'est pas si tartignole que ça, le défend le Gros. Je peux te dire que moi j'étais régulièrement 31e sur 32 et ça ne m'a pas empêché d'entrer dans la police pour y faire la brillante carrière dont au sujet de laquelle tu connais.

Il sourit à son passé de cancre et murmure.

— Le dernier de la classe, c'était un brave gars qui s'appelait Félix Duniais. Je le revois z'encore avec sa blouse noire. Il avait toujours du sauciflard dans son burlingue, biscotte son dabe était charcutier de son état. Il avait aussi une topette de gnole et comme il était pas chien il m'en refilait des biberonnées, au moment des compos surtout, quand il s'agit de se remonter le moral pour affronter les questions sournoises. On a passé notre certificat les mêmes années.

— Vous vous êtes présentés combien de fois ?

— Huit fois. Moi, je l'ai décroché assez brillamment, je dois modestement convenir, à la huitième reprise...

— C'était un dix rounds ? ironisé-je.

Mais l'Eduqué continue sur sa lancée :

— Duniais, lui, il a déclaré forfait. On a eu une petite période de froid tous les deux. La jalousie, c'est dans la nature humaine, il pouvait pas encaisser mon triomphe. Mais il en a pris ses parties, quoi ! Et voilà que des années plus tard je passe dans un petit bled du Morvan. Et qu'est-ce que je vois, en train de racler une tête de cochon devant sa porte ?

— Duniais ? suggéré-je sans grand mérite.

— Ah ! je te l'ai déjà raconté ? fait Bérurier.

— Non, un simple pressentiment que j'ai eu, comme ça...

Il me complimente et termine.

— Eh ben, Félix m'a fait goûter sa camelote et je peux te dire une chose : c'est que j'ai jamais retrouvé un type qui sache aussi bien faire l'andouille !

— J'en connais un moi qui, à coup sûr, le fait encore mieux, certifié-je.

— Qui ? halète le Dodu.

D'un geste rapide j'abaisse le pare-soleil dont l'envers est muni d'une glace pour les passagères qui veulent se recharger le moule à bises après les excursions en forêt.

— Regarde, le voici !

Il hausse les épaules.

— T'as toujours l'esprit qui fait du rase-mottes, mon gars. Un de ces jours tu vas rentrer dans un pylône à haute pension et tu comprendras ta douleur. Allez, continue au sujet de Naponaparte. Il sort de l'école, disais-tu ; aftère ?

— Le voilà capitaine d'artillerie. Il se demande ce qu'il va faire de son brevet. Il ne veut jouer qu'à coup sûr, car, jete le répète, sa vie n'a été qu'une phénoménale partie d'échecs. Toulon est aux mains des royalistes appuyés par les Anglais. Bonaparte décide d'aller exercer ses talents dans le secteur. Il délivre Toulon et on le nomme général de brigade. Suit alors une période de flottement au cours de laquelle il se demande s'il ne va pas aller mettre son épée au service des Turcs. Il drague dans Paris, désemparé, désargenté, carambolant des blanchisseuses, car ce sera l'un des grands amoureux de l'Histoire.

— Sans blague ! s'extasie Béru.

— M. Guy Breton, dans ses très remarquables ouvrages consacrés aux histoires d'amour de l'Histoire de France, affirme qu'il eut plus de maîtresses que Louis XIV, François Ier et Henri IV réunis, et s'il le dit on peut le croire, car c'est un écrivain très documenté.

— C'était le poinçonneur des Lilas, ton Bonaparte ! dit Sa Majesté. Ces petits Corses ont un tempérament du tonnerre ! Causes-en pas devant Berthe, des prouesses napoléennes, notre voisin du dessous est d'Ajaccio et ça pourrait donner des idées à ma Gravosse ! Déjà qu'on a l'Ile de Beauté sur notre calendrier des Postes et que ça lui fait pousser des soupirs que tu dirais des pneus qui se dégonflent...

Il rit et d'un geste auguste m'indique qu'il me restitue le crachoir.

— Napoléon, qui ne s'appelle encore que Bonaparte, cafarde ferme, continué-je. Et un jour, Barras, l'un des membres du Directoire, lui demande de lui prêter main-forte pour accomplir un gentil petit coup d'Etat. Napo, qui n'a rien de mieux à faire, accepte ; le coup réussit et Barras devient son obligé. Pour le remercier, il le fait nommer chef de l'Armée d'Italie d'une part, et, d'autre part, lui fait épouser sa maîtresse, une fameuse Marie-couche-toi-là terriblement dépensière qui était la veuve d'un général guillotiné en 93. La personne en question se farcissait tout Pariset les environs. Elle était originaire de la Martinique, ce qui lui donnait du piquant, et s'appelait Joséphine de Beauharnais.

— C'est pas possible ! s'étrangle La Gonfle.

— Textuel, mon fils. Napoléon la vit, l'aima parce qu'elle était belle et l'épousa parce qu'elle était vicomtesse. Ainsi, Barras et lui qui étaient déjà unis par un coup d'Etat le furent en outre par la créole.

— Au fond, ils avaient servi dans le même corps, glousse l'Enflure.

— Encore ébloui du coup de reins de Joséphine, Bonaparte partit pour l'Italie. A la même période trois généraux se consacraient à des campagnes diverses : Napoléon, donc à celle d'Italie, Jourdan à celle d'Allemagne et Hoche se préparait à envahir l'Irlande.

« Sur les trois généraux, un seul obtint la victoire : Napoléon. Jourdan fut battu par l'archiduc Charles et Hoche par la tempête. Etre vainqueur lorsque les petits copains ramassent la dérouillée, c'est encore plus beau qu'être vainqueur tout seul.

« Dans l'existence, le plus sûr des alliés c'est un faire-valoir. La recette est toujours en vigueur, mon gros Lapin : le méchant donne du relief au gentil et le cocu fait la gloire de Casanova ! Comment peut-on se rendre compte qu'un type est beau s'il n'y en a pas un moche à côté de lui ? Prenons notre cas, par exemple. Mon succès auprès des femmes est beaucoup plus spontané lorsque tu m'accompagnes. Et tout est à lavement, comme dirait un certain Bérurier. De Gaulle n'aurait pas eu une gloire aussi resplendissante si Pétain, dans le même temps, n'avait joué le rôle du vilain abject. Le second faisait don de sa personne à la France, ce qui donnait illico envie à la France de faire don de la sienne au beau jeune premier. Couvert de gloire qu'il était, Buonaparte, et pas manchot, contrairement à ce que prétend le calembour. Au music-hall, le fin des fins consiste à savoir descendre un escalier. Dans l'armée ce sont les ponts qu'il faut savoir franchir. Bonaparte a fait un triomphe à Arcole ! T'as sûrement vu des gravures le représentant à la tête de ses grenadiers, un drapeau à la main, le buste cambré, la poitrine offerte, la mèche au vent. Bravo Cadoricin ! Un malheur ! Les Autrichiens eux-mêmes n'en sont pas revenus puisqu'ils sont restés sur le carreau.

« Et pourtant, le pont d'Arcole, fais confiance, n'avait rien de commun avec celui de Tancarville vu que le ruisseau qu'il enjambe, l'Alpone, pourrait se franchir d'un bond avec un minimum d'élan. Mais il a su faire mousser le torrent, Bonaparte. Les Français qui ne connaissent pas la géographie ne se demandent jamais sur quel cours d'eau se trouve Arcole. Je connais l'endroit et je peux te jurer qu'il n'y a pas de quoi nous péter une pendule. Napo a vu le parti qu'il pouvait tirer de l'obstacle sur le plan publicité. Au lieu de faire travailler le Génie il a travaillé dans le génie. Le pont est devenu un carrefour de sa gloire ! Croulant sous le poids des lauriers, acclamé, célébré, il est revenu... Une vraie idole, ce petit homme ! L'Aznavour de la baïonnette ! Des capacités, d'ailleurs. Un sens tactique indéniable, une grande rapidité de manœuvre et nous allons vite nous rendre compte que c'est un grand administrateur. Il a de grandes qualités et de l'ambition. Mieux que cela, il a de la chance et, cadeau suprême des dieux, de la mémoire. Ah ! la mémoire, mon Béru ! C'est quelque chose. Un homme d'Etat ne peut faire de carrière sans elle, car il doit se souvenir de toutes les promesses qu'il devra oublier. »

— T'égare pas ! proteste le Gros.

— De retour en France, après s'être gorgé de succès et avoir fait l'arc de triomphe à balancier à Joséphine, il pige vite qu'il est prisonnier de la guerre. Il s'impose par des victoires et c'est par de nouvelles victoires, toujours, qu'il devra se maintenir. Soucieux de fourbir sa légende, il part faire la guerre en Egypte.

— Comme Guy Mollet ?

— Oui. Mais il mettra plus de temps pour la perdre et ça se verra moins. Et puis il l'a faite contre les Anglais et non pas avec. Sur terre, il a remporté la victoire, bien sûr, mais pendant qu'il se châtaignait, les Rosbifs coulaient la flotte française. Napoléon a failli revenir à pinces, ce qui représentait un bout de chemin. Pas fiérot, il est rentré une fois de plus au pays. En somme, il n'en partait que pour pouvoir y revenir. Cette fois il ne pensait pas qu'on tirerait des feux d'artifice en son honneur. Il revenait tout seul, à la sauvette, ayant laissé son armée au Sphinx...

— Pour des soldats c'était le bath coinceteau, apprécie le Gros.

— Mais vois-tu, Poussah, quand le public a décidé d'aimer un homme, ce dernier peut faire les pires couenneries, elles se transforment en faits d'armes. On l'accueille dans le délire, Bonaparte. Du coup, il se dit que le moment est peut-être venu de retrousser ses manches pour essayer de devenir Napoléon.

« Il est doré par le sable du Nil. Le grand tourisme ça épatait encore à l'époque. Son haut fait, pour le populo, c'était simplement de radiner du Caire. Maintenant que n'importe quel congé payé va boire le pot à Damas et acheter son caviar à Moscou, fatalement on comprend mal l'épate égyptienne. »

Bérurier bâille.

— Je t'ennuie ? m'inquiété-je.

— Non, c'est les tripes de mon petit déjeuner qui insistent, s'excuse l'Effroyable. Au contraire, vas-y, je suis tout ouïe.

— Au retour de Bonaparte, ça cafouillait pour le deuxième Directoire. Un complot se tramait, avec Talleyrand et Fouché pour modifier la Constitution. Mais ces messieurs avaient besoin d'une épée pour étayer leurs arguments. Bonaparte arrive à point nommé pour leur fournir la sienne. On le nomme commandant de la garnison de Paris. C'est le coup d'Etat du 18 Brumaire qui ne s'accomplit en fait vraiment que le 19. L'équivalent de l'Assemblée nationale s'appelait alors le Conseil des Cinq-Cents. Il était présidé par Lucien Bonaparte, le frère de Napoléon. Logiquement, ça devait boumer. Mais les députés, en voyant rappliquer le petit général à la tribune, ont pigé qu'ils étaient biaisés en canard et que la dictature menaçait. Alors ils ont chahuté le futur empereur vilain et l'ont conspué.

— Avec son tempérament, il devait drôlement renauder, le gars ! plaisante le Vaillant.

— Pas du tout, ce fut la seule fois de sa vie où il s'est montré lamentable. La tribune de l'Assemblée intimide toujours les types qui ont une idée derrière la tête. Il bafouillait, débloquait à mort. Ses freins ne répondaient plus et il avait lâché les pédales. Tant et si bien qu'un de ses potes lui a dit textuellement : « Sortez, général, vous ne savez plus ce que vous dites ». Et il est sorti. A cet instant-là, le coup était écrasé et la France avait toutes les chances de ne pas connaître l'Empire. Mais Napoléon a été sauvé par son frangin. Celui-ci a donné l'ordre à la garde de charger les députés. Et les grenadiers l'ont fait, au son des tambours. Les mécontents se sont taillés par les fenêtres. On a pris une poignée de froussards et de sympathisants et on leur a fait voter à toute vibure une loi pour déclarer le Directoire K.O. et proclamer le Consulat. Napoléon devient enfin Premier consul, le voilà déjà dans l'antichambre de l'Empire !

— Et nous, constate Sa Majesté Béru Ier, nous v'là aux studios de Billancourt !

On déniche le producteur de la Régie. Il est en train de bigophoner à sa banque pour essayer de déguiser des chèques de producteur en chèques approvisionnés. Ça n'a pas l'air d'aller tout seul car la période de mardi gras est passée depuis belle lurette. Lorsqu'il raccroche, son front de producteur délégué est barré de rides. M'est avis qu'il faudrait administrer des aphrodisiaques à son budget pour lui donner un peu de remontant. Un film, c'est comme un bouton sur l'asperge : on sait quand il commence, on ne sait jamais s'il finira.

Il regarde Bérurier et lance sèchement :

— Vous n'avez pas lu l'avis dans le couloir ?

— Non, bredouille l'Energumène.

— C'est complet pour la figuration !

Je rigole et lui présente ma carte. Du coup il se détend et si un producteur délégué pouvait rougir de confusion, il rougirait probablement.

— Excusez. Vous êtes gentils tout plein de vous déranger pour des broutilles. Entrez !

On s'installe dans deux fauteuils pivotants et M. Cézetrantecinque (c'est son blaze), après nous avoir servi deux whiskies, et un Dubonnet de chez Cinzano (il y a des cendriers pour célébrer cette marque prestigieuse dans le salon de Joséphine de Beauharnais) nous raconte le pourquoi du comment du truc. Comme il signait des chèques hier soir (dans un moment d'inattention, ou par lassitude je suppose), il a été appelé sur le plateau pour régler un différend qui opposait le metteur en scène à sa vedette féminine. Dans sa précipitation il a laissé son stylo sur le bureau. Lorsqu'il est revenu, l'appareil à calmer les créanciers avait disparu. La perte est assez considérable car il s'agissait d'un stylo à injection directe, en platine massif, avec capuchon en diamant taillé dans la masse. Une pièce de collection que lui avait offerte le Maharadjah Lamoukhère pour le remercier d'avoir produit ce chef-d'œuvre du cinématographe intitulé « On expurge B.B. »

Les allées et venues sont incessantes à la Régie. Comme personnel provisoirement sédentaire, il y a le directeur de production, le comptable, le régisseur et une secrétaire. Ces derniers paraissent être au-dessus de tous soupçons, selon M. Cézetrantecinque que, dans l'intimité on appelle 16-35. Mais faut voir...

— Comment s'appelle ton actrice ? je demande à Bérurier.

— Virginie d'Yrondel.

Nous demandons après elle : on nous apprend qu'elle se trouve sur le plateau. Nous sollicitons la permission d'y pénétrer : on nous la donne.

Le rouge est mis lorsque nous nous présentons devant le « B ». Une habilleuse attend portant douze cintres à habits garnis de robes sur son index. Nous attendons en sa revêche compagnie. Et puis le feu rouge s'éteint, les lourdes lourdes se délourdent et, comme à Waterloo la Vieille Garde, nous entrons dans la fournaise.

Dans un décor Louis XVI, Joséphine de Beauharnais joue les dames Récamier avec à ses pieds un type au chapeau empanaché.

— C'est Napoléon ? s'inquiète le Gros en me le montrant ; je le croyais loqué autrement, avec un bada de gendarme ?

— Non, c'est Barras, fais-je.

Il me désigne sa voisine, l'aimable Virginie. Elle est brune, jolie, piquante et possède bel et bien les rondeurs annoncées par Béru, aux endroits précis que le Gros m'a cités. Elle se tient appuyée au canapé de Joséphine.

Présentations. Elle nous répand du sourire ensorceleur et m'apprend qu'elle joue Hortense, la fille de Joséphine. Discret comme un comique troupier, Béru me tire par la manche.

— Tu vois, gars, les méfaits du cinoche, me dit-il. On berlure le public que c'en est tonteux parce que je suis bien sûr d'une chose : Napoléon n'a jamais eu de fille, c'était pas son genre !

— Lui, non, mais Joséphine en avait une lorsqu'ils se sont mariés. Elle l'avait eue avec le général de Beauharnais, son premier Jules.

Il regarde complaisamment l'actrice interprétant Joséphine. Cette dernière n'est pas créole, mais on a forcé sur Bronzine de Molyneux, manière de lui donner la patine martiniquaise.

— Elle s'en ressentait pour les généraux, décidément, cette bougresse.

Puis, revenant à sa voisine :

— Tu crois qu'elle était aussi sensas, la vraie Hortense ?

— Elle l'était, Gros. Au point que Napoléon se la serait farcie toute crue et lui aurait fait un lardon.

— Sa belle-fille ! s'écrie le Plantureux.

— Oui, il était pas conformiste pour ce qui était du solo de jarretelle. Il a marié Hortense à son frère Louis , si bien qu'elle était tout à la fois : sa maîtresse, sa belle-fille, sa belle-sœur et la mère de son premier enfant. Et tu vas voir comme le destin est bizarre, malgré toutes les astuces : les poses en coin de rue sinistrée, les feintes calendriesques (romaines ou républicaines) et les glotmucheurs superposables avec indications de durée, il n'arrivait pas à avoir de chiares avec sa Joséphine, alors avant de songer au divorce, il a pensé à faire de cet enfant qu'il eut avec Hortense son successeur. Mais l'enfant mourut en bas âge. Hortense en eut d'autres avec son mari, et c'est l'un d'eux, Louis -Napoléon, qui devait devenir, par la suite Napoléon III. Marrant, non ? Napoléon Ier comptait sur elle pour lui fabriquer un Napoléon II et elle lui fit un Napoléon III ! Quand je te dis, mon Béru, que l'Histoire est merveilleuse !

Il s'y perd un brin, le cher homme. Surtout qu'il est troublé par l'atmosphère survoltée du plateau. Il mate avec intérêt actrices et techniciens et fait des sourires larges comme des portions de tarte au metteur en scène, déguisé en metteur en scène : lunettes noires, blouson de daim, viseur en sautoir.

— On la refait ! décide brusquement l'ingénieur du son, j'ai eu des craquements pendant le travelling.

Les autres sont d'accord. On prévient le metteur en scène et, pas contrariant, il est d'accord aussi. On nous expulse hors du champ. Silence ! Le rouge ! Prêt ? Moteur ! Ça tourne ! Annonce ! Joséphine 84 deuxième ! Partez !

Le Barras emplumé s'approche du divan. Il met un genou en terre et enserre de ses bras frénétiques les jambes de Joséphine.

— Marie-Rose, ma bien-aimée ! attaque-t-il.

Lors, la voix Béruréenne s'élève :

— Y a gourance, mon pote ; pourquoi que tu l'appelles pas Joséphine ?

Brouhaha ! Coupez ! Une voix demande quel est le con qui se permet de troubler la prise. En termes véhéments, un petit crevard à pilules Pink explique un truc que j'ignorais, à savoir que Joséphine s'appelait de son vrai blaze Marie-Rose (36).

(36) Après la publication de ce livre fleuve — mon élection ne fait aucun doute — vous m'imaginez avec le bicorne, l'habit couleur de poisson avarié et l'épée au côté prononcer l'éloge d'un quelconque professeur SCHTROUMPF, illustre inconnu auquel on devra un traité de puériculture ou le manuel du parfair planteur de macaroni ? Les nanas se bousculeront sous la coupole pour voir la troupe me présenter les armes, à moi qui les leur ai présentées si souvent, à elles !
Le Gros s'excuse, se renfrogne, puis virgule une calembredaine pour sauver la face tandis que le chef-opérateur profite de la coupure pour faire mettre un mama devant un petit cinq cents qui ne demandait rien à personne.

— Marie-Rose, c'est l'amour parfumé de l'époux, clame Sa Vermotisation !

Ça fait rire presque tous les machinos, sauf deux qui n'emploient contre la menace morpionesque que de longs gants gris. On remet ça ! Barras annonce à Marie-Rose qu'il va la marida avec ce petit crevard de Napoléon. Elle proteste qu'il a pas le gabarit chasse à courre. Il insiste et promet de refiler de l'avancement à Bonaparte. Il aurait droit à une solde double pour Noël, aux allocations familiales, à une place assise dans les diligences, au salut civil, militaire et éternel et à un dessus de cheminée en onyx sur lequel seront gravées ses victoires. Ça décide Joséphine. Elle dit que c'est O.K. et appelle sa petite Hortense pour lui annoncer qu'elle aura bientôt un papa natif d'Ajaccio. La môme répond que ça se corse et on crie « Coupez » vu que s'il y a beaucoup de pellicules sur le blouson du metteur en scène il n'y en a plus dans la caméra.

Nouveau temps mort. Je cherche à questionner la petite Virginie, mais elle doit rester dans la lumière que l'éclaireur en chef continue de bricoler car la pauvrette n'a pas encore droit à une doublure en dehors de celle de son manteau.

— Et si tu continuais ? me demande Bérurier l'Avide.

— Si je continuais quoi, Bouffissure ?

— A m'informer sur Napoléon. Je l'ai pas encore croisé sur le plateau et je me promets de lui balancer quelques vannes documentées quand on le verra.

— Soit, me soumets-je. Nous l'avons quitté Premier consul. Il détient le pouvoir absolu, mais ça ne lui suffit pas. Il veut assurer son avenir. Il organise alors un plébiscite pour se faire nommer Premier consul à vie !

— Oh ! Le gourmand. C'est quoi t'au juste un phlébite ?

— Un plébiscite, c'est un référendum, Gros. Et le peuple amoureux répond oui comme toujours, par trois millions et demi de voix contre huit mille ! Désormais il peut tout se permettre ! La France lui appartient. Mais ça ne lui suffit pas. Il détient le pouvoir, il lui faut le faste. Deux ans plus tard, en 1804, il est proclamé Empereur par le Sénat sous l'appellation non contrôlée de Napoléon Ier. Un nouveau référendum populaire confirme cette promotion à un pourcentage plus écrasant encore qu'au premier. Le petit Corse sans fortune a atteint les sommets. La palombe de l'île de Beauté est devenue un aigle aux serres aiguës. Maintenant il veut l'Europe. Il est assoiffé de conquêtes. C'est une sorte de désespéré de l'action. Il assure que la place de Dieu ne l'intéresse pas car il la considère — c'est sa propre expression — comme un cul-de-sac ! Il fait des bêtises. Des trucs moches. Par exemple il donne l'ordre d'enlever le duc d'Enghien réfugié au pays de Bade où pourtant il ne demande rien à personne. Ses sbires (37) le kidnappent et l'amènent en France et on le fusille à Vincennes.

(37) L'expression « branler le chef » nous a paru trop osée pour parler d'une reine.
— C'est dégoûtant, crache Béru. Des procédés pareils, si on les emploierait encore de nos jours, le peuple s'ingurgiterait !

— Sans aucun doute, le rassuré-je. Mais tu n'as aucune inquiétude à avoir sur ce point, Gros. Nous vivons désormais dans un monde civilisé, Son sacre. reprends-je, est une merveille. C'est le Châtelet. Une opérette de Lopez dont la musique serait pourtant de Haendel.

— Silence ! Le rouge !

— Viens, sortons, j'étouffe ici, me fait Béru.

En gagnant précipitamment la porte avant son verrouillage, il se prend les pinceaux dans le câble du percheman, lequel en lâche sa canne sur la hure de Barras. Ça fait un drôle de cri dans les azimuts. Nous quittons le plateau sous une bordée d'injures.

— Allons au bar ! décidé-je.

C'est plein de frimants déjà peinturlurés pour le prêt à tourner, avec des Kleenex sous le menton pour pas tacher leurs cols. On commande à Roger, le sympathique taulier, deux Coca-Cola-Village fabriqués à Juliénas et je peux continuer ma dissertation.

— Il s'est payé le Pape pour la cérémonie, apprends-je au Dévorant. Alors que Charlemagne était allé se faire couronner sur place, lui il fait venir le souverain pontife à Paris pour la circonstance, comme un simple aumônier, ce qui te donne un aperçu sur l'orgueil du monsieur. Né de la Révolution hâtée, Napoléon a compris que le peuple est religieux et que les fêtes civiles ne bottaient pas les bouseux. Alors il veut renouer avec notre sainte mère l'Eglise, et le gentil Pie VII bénit la couronne dont Napoléon se coiffe lui-même afin de bien montrer au peuple qu'il l'a gagnée à la force de ses biceps. Manteau d'hermine décoré d'abeilles d'or ! Traîne de douze kilomètres pour la Joséphine ! La famille Buonaparte est là, déguisée, emplumée, dorée, illuminée, soyeuse, satinée, décorée, chamarrée, endentelée, bijouteuse, anoblie. Tous sont rois princes ou ducs. Les copains ont été faits maréchaux. C'est l'apothéose B.O.F. !

« Ce jour-là, Béru, la Révolution française atteint à son apogée. Couper la tête d'un roi ça peut n'être qu'un mouvement d'humeur du peuple. Mais reconstituer les fastes capétiens avec cette Cour d'arrivistes, c'est le bouquet final ! Dans son carrosse de verre et d'or, le petit Bonaparte contemple Paris qui l'acclame. Et que dit-il à l'un de ses frères en arrivant à Notre-Dame ? Une phrase éminemment corse, éminemment républicaine aussi dans le fond ; il murmure avec l'accent de Tino Rossi : « Oh ! dis, Joseph ! Si notre père nous voyait ! »

Le Gravos torche une larme.

— C'était sûrement un bon petit ! Et qu'est-ce qu'il a fait, une fois empereur ?

— Ce que font tous les dictateurs, ma pauvre Loque : il a supprimé la liberté ! Je me rappelle une phrase de mon manuel lorsque j'étais au cours supérieur : « De rares journaux, affirmait-il, ne purent imprimer que ce qui était permis par le gouvernement ; les assemblées devinrent muettes et obéissantes . »

Je fais signe à Roger de renouveler nos remontants !

— Personne n'a essayé de lui faire sa fête, à l'Empereur ?

— Si, il y eut un complot en 1804. On devait l'enlever entre Paris et la Malmaison. Une sorte de Petit-Clamart quoi ! Mais ces plaisanteries réussissent rarement chez nous ! Les auteurs de celles-ci, Cadoudal et Pichegru, échouèrent lamentablement. On exécuta le premier et le second se pendit avec sa propre cravate !

— Et à part des guerres, il a rien fait, l'Empereur ?

— Oh si, rendons-lui cette justice que justement il nous a donnée, puisqu'il promulgua le code civil. Il fonda également les lycées, la Cour des comptes, et institua la Légion d'honneur qui devait récompenser tant de héros et faire tenir tranquilles tant de gens remuants !

Là-dessus, la mignonne Virginie, alias Hortense de Beauharnais, vient nous rejoindre pour nous parler du vol dont elle a été victime hier. Elle avait laissé un superbe médaillon en vitchbontz-pur-fruit sur sa table de maquillage pendant qu'elle allait subir les feux du plateau. Ils tournaient justement le grand plan des adieux d'Hortense à la Malmaison et à Joséphine réunies au moment où, devenue reine de Hollande par son mariage avec Louis et la grâce de l'Empereur, elle dit au revoir à sa belle-sœur de maman.

Bref, à son retour du plateau, le bijou avait disparu. Elle avait la clé de sa loge sur elle et le double de ladite clé est entre les mains du gardien, lequel est un homme d'une intégrité absolue (Médaille militaire, Croix de guerre avec palmes comme les canards).

Je mijote un plan de bataille, moi aussi. Nous allons mettre un bijou de valeur au cou ou au bras d'une actrice. Elle le montrera à tout le monde, puis le laissera dans sa loge. Nous, nous serons embusqués dans la loge voisine après avoir percé un trou pour la surveillance et nous attendrons la suite des événements. Aussitôt dit aussitôt fait. Nous partons pour dénicher un joyau susceptible d'allécher le kleptomane. J'ai justement un copain bijoutier à Auteuil, il se fera un plaisir de me confier une pièce intéressante !

Une fois sur les quais de la Seine, à cet endroit désenchanté de Billancourt où le fleuve cesse d'être un sujet de carte postale pour devenir un élément de la vie industrielle, le Gravos remet ça avec l'Empereur. L'épopée napoléonienne, ça l'émoustille.

— Ce qui me plaît tout de même chez ce mec-là, me dit-il, c'est sa simplicité : avec son bitos noir pareil à un cendrier de bistrot et sa redingue grise, on peut pas dire qu'il chérait dans les nippes. Car enfin, s'il aurait voulu, il pouvait se loquer dans la matière rare et se fout'de la dorure jusqu'au slip, non ?

— Tu as raison, il pouvait. Mais son ambition ne s'arrêtait pas, hélas ! à des détails vestimentaires. Le voilà qui se met à grouper, au camp de Boulogne, une troupe d'élite qui prendra le nom immortel de « Grande Armée ». Une flotte impressionnante est également rassemblée, car l'Empereur nourrit un grand projet : envahir l'Angleterre.

— Ah ! le brave homme, exulte Sa Majesté.

Puis, après un temps de réflexion :

— Qu'est-ce qu'il leur reprochait, aux Anglais ?

— D'être anglais, Béru.

— Bien sûr, où avais-je la tête ! Et il a réussi ?

— Non. Sentant le danger, les Rosbifs se sont alliés dare-dare aux Russes et aux Autrichiens. Alors Napoléon quitte Boulogne et, à toute allure, le voilà qui traverse la France et l'Allemagne à la tête de ses légions. Il tombe sur les Autrichiens avant qu'ils aient eu le temps d'opérer leur jonction avec les Russes et leur flanque la pâtée à Ulm. Puis il poursuit sa marche victorieuse et met les Popoffs K.O. à Austerlitz sans crier gare.

— Tu parles d'un terrible ! s'extasie Bérurier qui se croit soudain à Colombes à quelque match France-Europe.

Nous roulons lentement dans la circulation de plus en plus dense. Nous passons devant les arènes de la R.T.G. (38)

(38) Si nous osons nous permettre...
— Le phénomène Napoléon, dis-je par association d'idées et plus pour moi-même que pour l'Ignare, c'est son magnétisme sur ses hommes. Il est le sommet du romantisme militaire. Ses grognards clabotaient en criant : « Vive l'Empereur » ! C'est du fanatisme ou je m'y connais pas, non ?

— Tu parles, apprécie l'Analphacon.

— Faut dire qu'il savait leur parler. A l'issue d'Austerlitz, il dit à ses hommes : « Soldats, je suis content de vous ! Il vous suffira de dire : j'étais à la bataille d'Austerlitz, pour qu'on vous réponde : voilà un brave ! ». Il goûtait la soupe au bivouac et pinçait l'oreille de ses grenadiers en les appelant par leur prénom.

— Il savait leurs blazes à tous ?

— On les lui soufflait.

— Pas bête, ça ! Ça biche toujours. Le fin des fins, c'est de faire croire à chaque bonhomme qu'on n'a que lui en tête. Alors il se sent tenu à l'œil et fait du zèle.

— Tu comprends admirablement la vie, mon Béru.

Nous stoppons devant mon pote le marchand de métaux non ferreux. Je raconte à ce dernier le pourquoi du comment du chose et il me confie un clip en jonc massif avec incrustations de rugby et d'hémorroïdes.

— Fais attention qu'on ne le barbote pas, je te signale que ça vaut deux cents points, ce machin-là.

— Aie confiance en mon œil de lynx, le rassuré-je.

Bérurier est frappé par une montre qui a la particularité de posséder un cadran complètement blanc.

— C't'original, convient-il, mais pas pratique, faut pas avoir forcé sur le chiroubles si on veut lire l'heure là-dessus. Un cadran solaire, ce serait plus pratique.

Espérant un achat, mon camarade joncailler prétend que tout homme normal a, dans la rétine, la géographie d'uncadran et le prouve en me faisant annoncer des heures différentes qu'il obtient en tournant les aiguilles.

— Ecoutez, fait le Gros, c'est pas mal, mais ça serait plus formidable si on enlèverait aussi les aiguilles.

Découragé, le copain remise sa montre en écran de cinéma et nous repartons.

— Et ses victoires ont continué ? insinue le Sournois, dès qu'il a blotti ses deux cent vingt livres dans mon bahut.

— Elles ont continué : après Austerlitz il y a eu Iéna, puis Friedland, et Wagram...

— Ah ! la Salle Wagram ! s'extasie le Dodu redondant.

Toujours des exclamations en marge du sujet, Béru, c'est un de ses vices. On lui parle de Grouchy et il répond Blücher.

— En 1811, lui révélé-je, la puissance de Napoléon était fantastique. Jamais la France ne fut plus étendue, plus formidable que cette année-là. Jamais elle ne le sera. Elle comportait 130 départements. Napoléon était non seulement empereur des Français mais de plus roi d'Italie. Son frère Joseph était roi d'Espagne, son frère Louis roi de Hollande, son frère Jérôme roi d'Allemagne de l'Ouest.

— N'en jetez plus, la cour impériale est pleine, plaisante l'Aimable.

— Ne pouvant, comme je te le disais, avoir d'enfant avec cette pauvre Joséphine, il en a divorcé pour épouser Marie-Louise, la fille de l'archiduc d'Autriche.

Bérurier me cramponne le bras.

— Y a quéque chose qui carbure mal dans ton affaire, San-A.

— Vraiment ?

— Tu dis qu'il pouvait pas avoir de mouflets avec Joséphine, mais Joséphine, elle, elle en avait eu déjà avec son premier bonhomme !

— C'est juste.

— Conclusion, Napoléon il était stérile. C'est fou ce qu'il y a comme mecs aux joyeuses fanées dans l'Histoire.

— Napoléon a eu un fils avec cette mijaurée de Marie- Louis e : le roi de Rome !

— Le roi de Rome, mon œil ! Faut se gaffer des Autrichiennes, gars. Souviens-toi de Marie-en-Toilette ! Son Louis XVI était empêché du stylo-à-boule, et pourtant elle lui a fait des chiares en veux-tu en voilà.

— Bref, m'impatienté-je, il a répudié Joséphine, épousé Marie-Louise et il en a eu un enfant. Cet enfant ne devait jamais régner sous le nom de Napoléon II !

« L'enfant du malheur ! A partir de sa naissance reconnaissons-le, la bonne étoile de Napoléon se met à pâlir. Il dévale la pente. Ses ennuis viennent d'Espagne. Ce fier peuple ne veut pas de Joseph comme souverain et la guérilla se développe. Les armées impériales, pourtant si puissantes, n'arrivent pas à livrer cette guerre de maquis. On dira plus tard que l'Espagne aura été leur tombeau.

« Et comble d'imprudence, Napoléon qui se croit invincible entreprend la campagne de Russie. Ça boume jusqu'à Moscou. Mais les Russes flanquent le feu à la ville. L'hiver arrive. L'intendance ne suit plus. La Grande Armée est obligée de battre en retraite, ce qui va permettre, quelques années plus tard, à Victor Hugo d'écrire ses plus beaux vers. »

— Et alors ? râle cet amoureux du suspense historique.

— Et alors l'Empire se désagrège. Les défaites se succèdent. En trois ans la baraque est coulée, la France envahie, l'Empire abattu. Napoléon doit abdiquer et les alliés l'exilent à l'île d'Elbe.

— C'était près de la Corse, ça ?

— Oui, Gros, et surtout de la France. Beaucoup trop près comme tu vas le voir. Pour tout te dire, jusqu'à cette période je n'admire chez Napoléon que sa chance et ses talents d'organisateur. Mais à partir de l'île d'Elbe, l'homme m'intéresse. Sa vraie grandeur s'est manifestée à cet instant. Jusqu'alors il a travaillé pour sa gloire et, reconnaissons-le,pour la gloire, puisqu'il a tout perdu. Maintenant, il va travailler pour la Légende.

Arrêt-buffet. Nous revoici aux Studios. On arrange le coup avec Virginie. Notre amie passe le mot d'ordre à une petite starlette qui accepte de jouer les brebis piégées. La gosse, une gentille blondinette au nez retroussé, fait des effets de clip époustouflants. On dirait un chasseur berlurant l'alouette avec son miroir.

Pendant qu'elle rutile ostensiblement, nous allons en catimini écluser des gorgeons en dégustant les rillettes du patron.

La bouche pleine, la babine graisseuse, le chicot perforateur, le bout de nez rilletté, le couteau à la main, le costar éclaboussé, la cravate trempant dans son verre de rouge, le chapeau en auréole (Saint Béru, digérez pour lui !), le Gros me mastique à bout portant :

— Et alors, mec, tu t'endors sur le rôti ! Ça vient c't'île d'Elbe, ou quoi !

Quel tyran ! Bérurier, c'est le Napoléon du savoir !

— O.K., fils. Nous sommes donc en 1814. Napoléon, râpé, débarque à l'île d'Elbe. C'est un coin riant, fleuri et pour tout dire méditerranéen. L'ex-empereur fatigué est comme dégrisé. Il décide de mener désormais une petite vie de rentier pépère et d'écrire ses mémoires au soleil en buvant du chianti. Après tout, n'a-t-il pas eu le plus prestigieux destin de l'Histoire ? Mais un homme d'action reste un homme d'action. Alors, lentement la machinerie de ce grand homme, un instant stoppée, se remet à fonctionner. Il a une garde de huit cents grognards fidèles. Il les fait manœuvrer, leur fait tracer des routes, percer des ports, construire des bateaux. La lénifiante île d'Elbe devient une ruche effervescente où les abeilles impériales préparent un drôle de miel !

« Napoléon écrit à sa femme qui s'est réfugiée chez son papa à Vienne de le rejoindre avec son petit roitelet de Rome. Elle ne répond même pas à ses lettres, la gueuse languide ! Cette mauvaise épouse est déjà devenue la maîtresse d'un Autrichien : le général Neipperg, un grand pas beau décati. Elle a changé son fringant cheval blanc contre un borgne (car Neipperg joue les corsaires avec un bandeau noir sur le lampion). Le silence de sa femme désespère Napoléon. Un matin, il entre en coup de mistral dans la chambre de sa mère qui l'a rejoint en exil :

« M'man, qu'il lui fait, ça me démange de retourner en France pour tenter un come-back mais je sais que c'est de la folie et que si ça rate tout est fichu, qu'en pensez-vous ? »

« Alors, la calme, la sage Lætitia Buonaparte, celle qui ne s'est jamais emballée et qui a répété pendant toute l'épopée impériale « Pourvou qué ça douré », Madame Mère, donc, répond simplement avec une grandeur qui me fout des larmes aux châsses : « Mon fils, suivez votre destinée ! »

« Et Napoléon la suit. Il s'embarque clandestinement à bord d'un barlu qui — ô présage — s'appelle l'Inconstant ; et il fait voile vers la France en compagnie de ses hommes ivres de joie à qui il cloque la Légion d'honneur par anticipation. »

La gentille Valérie-Hortense entre dans le bar et sapproche de notre table.

— Allez-y, dit-elle, ma camarade va déposer le clip dans sa loge.

Nous bondissons dans celle de la douce enfant. Au-dessus de sa glace j'ai percé un joli trou. Le clip est juste en face, sur la tablette à maquillage. Maintenant il s'agit d'ouvrir grand son vasistas si je ne veux pas morfler pour deux cent mille balles de faux frais non remboursables dans les côtelettes.

— Continue ! m'intime Béru, tandis que je garde l'œil rivé à l'orifice.

— Il ne faut pas faire de bruit, crétin, ça risquerait de tout compromettre.

— On chuchotera, et puis après tout je m'en contrefiche de la joncaille de ces messieurs-dames.

— Avant de poursuivre, cédé-je, il faut que tu saches qu'à la chute de l'Empereur les royalistes se sont grouillés de rappliquer d'exil, ayant le comte de Provence — autrement dit Louis XVIII — à leur tête. Le frère de Louis XVI avait pris du carat et de l'embonpoint à l'étranger. C'est un gros lavedu, goutteux, obèse, qui opère la Restauration. Ça manque d'éclat.

Béru rit.

— S'il avait la bedaine que tu dis, pas étonnant qu'il se soye lancé dans la restauration !

— Bravo, Gros ! Tu me le noteras sur un bout de papier, je le replacerai. Ce Louis XVIII et sa suite étaient mal vus. Les Français avaient sucré les biens des nobles à la Révolution et ça ne leur chantait pas de les restituer. De plus, les officiers de l'armée napoléonienne furent remplacés par des officiers royalistes et les soldats n'apprécièrent pas. Napo savait tout ça en s'embarquant et il comptait beaucoup sur l'impopularité de son successeur pour réussir son coup.

« Il débarqua à Golfe-Juan. Une plaque commémore l'événement et les touristes bronzés l'apprécient puisqu'ils s'asseyent dessus pour s'oindre d'embrocation. C'est la vie qui continue.

« La partie la plus délicate de sa prodigieuse carrière commence. Napoléon sait que la Provence est royaliste, pour l'éviter il prend la route des Alpes. Un bâton à la main, il marche avec ses onze cents hommes dans les défilés où il s'attend à être contré d'une seconde à l'autre. Mais dans les villages traversés, au lieu de lui barrer la route, on l'acclame. Il franchit deux cents kilomètres sans rencontrer la moindre résistance ; cependant Grenoble est là, bourrée de troupes chargées d'anéantir le cortège. Que va-t-il se passer ? La rencontre s'opère dans la passe de Laffrey. L'instant est capital. Un silence de mort s'établit ! Tu imagines, Gros ? »

— Je ! anglicise-t-il, la salive cotonneuse.

— Napoléon se détache de sa troupe. Il s'avance, seul, la redingote ouverte. Et il déclare : « S'il en est un de vous qui veuille tuer son Empereur, me voilà ! »

— Et ils ont tiré ? articule péniblement le Monstrueux.

— Non, ils ont mis leur shako au bout de leur fusil et ont hurlé : « Vive l'Empereur ». C'était gagné. Napoléon devait dire ensuite : « Jusqu'à Grenoble j'étais un aventurier ; à partir de cette ville je suis redevenu un souverain ».

« Sa marche continue, de plus en plus triomphale. Ceux qui ont pour mission de le stopper — tel le maréchal Ney — se joignent à lui. Il arrive dans une apothéose indescriptible à Paris. Chateaubriand écrira, en parlant de cet exploit : « Cet homme qui à lui seul a envahi la France ».

— Et le gargotier ? souffle Béru.

— Quel gargotier, gars ?

— Le restaurateur, Louis XVIII ?

— Oh ! lui, il était retourné en exil vite fait.

— Il devait toujours avoir un baise-en-ville préparé, ricane le Gros. Sa valise week-end était en permanence sous son plumard pour les émigrations-parties !

— C'est probable. D'ailleurs le nouveau règne impérial ne devait durer que Cent Jours. Mais quels cent jours ! L'Europe qui en avait sa claque de Napoléon s'est aussitôt coalisée pour le virer. Elle était rassurée par Louis XVIII, l'Europe. Elle se disait qu'avec ce gros lard podagre, les faits d'armes ne pouvaient avoir lieu que sur une table de piquet. Napoléon reprenant possession de la boutique, c'était les ennuis garantis. Pas de ça, Lisette ! Et je te mobilise à tout va : Anglais, Prussiens, Autrichiens, Russes ! Alors c'est le désastre de Waterloo morne plaine. La Vieille Garde meurt. Pas un seul homme n'en réchappe. Cambronne y lance son mot historique et les grognards se laissent hacher sur place en criant : « Vive l'Empereur ! » Ils sont allés jusqu'au bout du courage et de la probité, jusqu'au bout du fanatisme et de la dévotion, jusqu'au bout de l'admiration, jusqu'aux limites du sublime. Napoléon est battu, abattu. Tout est fini à jamais pour lui. Il décide de se mettre sous la protection de l'Angleterre, cette vieille ennemie qu'il croit chevaleresque. Utopiste ! Si elle était chevaleresque, l'Angleterre ne serait pas l'Angleterre. Comment qu'il l’a dans le dossard, Napo ! Les Rosbifs l'embarquent vite fait pour Sainte-Hélène.

— A ce propos, coupe le Mastard, j'ai jamais trop su où ça se trouvait, ce patelin.

— C'est une île située presque au sud de l'Afrique, en plein Atlantique. Cette fois, l'Aigle n'a plus les ailes assez longues pour revenir. Parti des merveilleux rochers d'Ajaccio, il va finir dans les sombres cratères de cet îlot volcanique, gardé par un sinistre geôlier anglais qui lui mène la vie dure, l'humilie, le censure et l'étouffe. Né dans une île, selon l'image classique, il va s'éteindre dans une île après avoir dominé le monde et fait mourir des centaines de milliers d'hommes !

— Il y est resté longtemps ?

— Six ans. Il a un chou-fleur, ça ne pardonne pas !

— Moralité, conclut Béru, il serait resté en Corse, Naessens aurait pu le guérir !

Je lui intime du geste l'ordre de la boucler. Dans la loge d'à côté, la porte vient de s'ouvrir. Une silhouette s'approche de la tablette à maquillage où brille le clip de mon copain.

— Ça biche ? demande le Mastard dans un souffle.

— Attends...

Une main s'avance. Saisit le collier.

— Vas-y, fonce ! lâché-je.

Mon dog (c'est le dog de Bordeaux) bondit dans le couloir. J'entends des cris, des froissements d'étoffe, un gnon cartilagineux signé Bérurier. Lorsque j'arrive dans la pièce voisine, je trouve un Napoléon groggy serrant convulsivement le bijou dans sa main. Béru se masse les phalanges en reniflant.

— Mate un peu, me dit-il tristement : c'était l'Empereur qui chouravait la quincaille. C't'un rôle qui vous marque un homme, y a pas !

On se retrouve tous dans le burlingue de la Régie. Le producteur fustige comme il se doit l'acte inqualifiable de ce brillant comédien qu'est Evariste Nécreux. Se laisser aller à de telles faiblesses est indigne d'un garçon capable de vous jouer Napoléon depuis le siège de Toulon jusqu'à Sainte-Hélène. Penaud, le voleur, je veux dire le kleptomane (car dans la bonne société il ne saurait y avoir de voleur) demande pardon et promet de restituer. On lui demande les raisons de son délit, je veux dire de sa manie (car dans la bonne société il n'y a pas de délit). Et il consent à s'expliquer. Il fait des folies pour son appartement meublé en Empire. Il collectionne les objets de l'époque napoléonienne, en bref il se prend pour Napoléon et je l'imagine, chez lui, au milieu d'une foule de fantômes illustres, dictant des proclamations à des secrétaires imaginaires, répudiant Joséphine, se penchant sur le berceau du roi de Rome, dirigeant Austerlitz ou recomposant les statuts de la Comédie-Française comme le fit l'Empereur dans Moscou en flammes. Sa marotte lui coûte cher. Alors il chapardait afin de pouvoir s'offrir les pièces convoitées. Il promet de rendre le stylo et le bijou et de voir un psychanaliste. Que lui demander de plus ?

Le producteur nous remercie chaudement et nous tend un chèque destiné aux œuvres de la police en nous recommandant de ne pas le mettre à l'encaissement avant la semaine prochaine.

Nous le remercions et nous partons, enfin heureux du travail si rondement mené.

— Je sais bien que c'était de la bricole, comme enquête, déclare le Gros, mais j'en garderai un bon souvenir, San-A. Entendre sur Napoléon et lui mettre la main au colback pour conclure, c'est pas banal.

Tandis que je roule vers Paris, il demande :

— Tu m'as tout dit à son sujet, t'es certain ?

— Oh ! sûrement pas ! assuré-je. On n'a jamais tout dit sur Napoléon. En général on en dit trop mais pas tout ! Si tu veux mon point de vue personnel, ç'a été un être moins exceptionnel qu'on se plaît à le trémoler. Il a été l'enfant des circonstances. Mais à travers ses écrits je n'ai jamais senti une vaste intelligence. Son style était plat et morne, ses lettres d'amour feraient rigoler une bonniche et il n'y a guère que ses ordres du jour qui furent parfois à la hauteur de son personnage. Ce qui me séduit, chez lui, c'est son martyre. Je crois que le pauvre homme brisé et rongé par le cancer qui mourut à l'autre bout du monde au milieu de gardes-chiourme anglais est digne d'intérêt. Cette mort l'a grandi, beaucoup plus que ne l'eût fait un trépas sur le champ de bataille ou dans la gloire de sa cour. La preuve en est qu'au lieu de s'éteindre, son souvenir s'est mis à vivre dans le cœur des hommes. Le monde entier a senti l'immense absence de ce personnage insolite. On lui a voué un culte formidable et quand, vingt ans plus tard, on a rapatrié ses cendres, la France entière s'est pressée le long du parcours en criant encore : « Vive Napoléon ! »

— Complètement louf, puisqu'il était mort, fait objectivement remarquer l'Insensible.

— Napoléon était mort, mais Napoléon III se préparait pour la fête, Gros. Le cercueil de son illustre tonton a été sa meilleure propagande.

« Terminons-en avec Napoléon Bonaparte. Il y a deux façons de juger un homme d'Etat : sur le plan national et sur le plan humain. Il est évident que l'Empereur a servi la gloire de la France, mais moi qui n'y vois pas plus loin que le bout de mon cœur, je ne peux oublier qu'au cours de son règne il fit de la France une caserne et qu'à sa seconde abdication, notre pays était saigné, ruiné, envahi. Et alors, Béru, je me répète la belle phrase que Thiers, le premier président de la troisième République a prononcée et qu'on devrait graver au fronton des écoles : « Il ne faut jamais livrer la patrie à un homme, n'importe l'homme, n'importent les circonstances ».

— Fermez le ban ! termine Bérurier en remontant sa vitre.

Lecture :

LA MALADRESSE DU GROGNARD BÉRURIER

La mitraille faisait rage. Les salves succédaient aux salves. Napoléon venait d'affirmer à Soult que Wellington était un mauvais général et que les Anglais étaient de mauvais soldats. Toujours est-il que ces salauds tenaient bon. Leur général leur avait donné l'ordre de se faire tuer sur place en attendant l'arrivée des Prussiens. Curieuse façon de tromper le temps ! Les généraux ont toujours tendance à conseiller ce genre de distraction, car ordinairement ils sont hors d'atteinte sur un promontoire (il y a toujours des promontoires à chaque extrémité des champs de bataille afin de permettre aux généraux ennemis de jouer leur partie dans de bonnes conditions). C'est à cela que songeait le grognard Bérurier en rechargeant pour la nième fois son fusil. Un solide diable, ce Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Cœur (il avait une moustache rousse), dit Pan-Pan-la-Tunique (car il visait toujours droit au cœur afin d'épargner le visage, selon les principes de son ancien chef le général Ney). Mais il commençait à en avoir sa claque des hécatombes en général et de celle de Waterloo en particulier.

Autour de lui, les copains hachés par les boulets mouraient à qui mieux mieux en criant : « Vive l'Empereur ! ».

En les voyant agoniser, Bérurier se disait qu'ils avaient une certaine santé, les frères, ce qui était vraiment une façon de penser !

Près de lui, le général Cambronne donnait du geste et de la voix pour exalter les survivants de la Vieille Garde !

— Feu ! Chargez !... Joue !... Feu !

« Il se répète », pensa le brave grognard en obtempérant néanmoins.

Son regard croisa celui de Cambronne.

— M'est avis, mon général, murmura-t-il, que pour ce qui est de la victoire, on ferait mieux de lui laisser notre adresse et de rentrer chez nous, car ça n'est pas pour aujourd'hui !

— Tire donc, imbécile ! hurla Cambronne, tu ne vois donc pas qu'ils faiblissent !

— Ils faiblissent peut-être, mais c'est nous qui clabotons, riposta Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Cœur, dit Pan-pan-la-Tunique en épaulant son fusil.

Il tira son coup et eut la modeste satisfaction de voir un Anglais de moins en face de lui.

— Il faut tenir ! cria Cambronne. Grouchy est en route, il va arriver. Ordre de l'Empereur : se faire tuer sur place en l'attendant !

— M'est avis qu'il ramasse des pâquerettes, Grouchy, mon général, ou alors il aura été pris dans un encombrement d'affûts.

— Le voilà ! cria Cambronne en montrant les ondulations d'une monstrueuse chenille bigarrée vers l'horizon.

Cette annonce redonna du cœur aux survivants. Les valides rechargèrent leurs fusils. Tous, à l'exception de Bérurier qui regardait de son œil aigu l'armée fonçant dans leur direction. Au bout d'un moment, il tapota l'épaulette de Cambronne (l'ardeur des combats rend familier).

— Mon général, dit-il, je crois que vous n'avez pas le compas dans la jumelle. Ce ne sont pas des soldats français qui rappliquent !

— Que dis-tu, idiot ? tonna Cambronne qui avait son franc-parler.

Et il vissa le petit bout de sa lorgnette dans son orbite.

— Ces gars-là sont prussiens à vous dégoûter de la choucroute ! affirma péremptoirement Bérurier.

Cambronne dut se rendre à l'évidence. Il laissa retomber sa lorgnette avec accablement.

— Exact, soupira-t-il, ce n'est pas Grouchy...

— Alors ça va être plus cher, se lamenta le grognard

Il y eut un instant d'hébétude dans la Vieille Garde. L'accablement, parfois, pétrifie les héros au plus fort de leur héroïsme

— Mais tirez, Nom de Dieu ! vociféra Cambronne.

Les salves recommencèrent. Les Anglais tiraient, de plus en plus vite et les Prussiens se rapprochaient à toute allure. Alors Wellington prit un porte-voix.

— Messieurs les Français... rendez-vous ! exhorta-t-il.

— Il se fiche de nous ! gronda Cambronne. Mon porte-voix ! Où est passé mon porte-voix que je lui dise ma façon de penser !

C'était le grognard Bérurier qui venait de le lui subtiliser et qui, maladroitement, le cachait derrière son dos.

— Ecoutez, mon général, bredouilla-t-il, on pourrait peut-être se rendre en effet.

— De quoi, misérable !

— Regardez : nous sommes à peine deux cents et nous allons tous y passer !

— Et le serment du Champ-de-Mars, alors ! tonna Cambronne

— Je vous dis pas, mais la Vieille Garde est pratiquement anéantie, nous n'avons plus d'espoir ; la mort des derniers survivants que nous sommes ne servirait de rien, soyons justes ! Et il faut bien qu'il y ait des rescapés pour raconter l'événement à ceux de l'arrière !

Cambronne fut frappé par la justesse de l'argument.

— Soit, fit-il, tu as raison, rends-moi mon porte-voix.

Ravi, Bérurier s'empressa. Mais c'était un homme gauche ; dans le mouvement qu'il fit pour tendre au général son instrument de travail, il s'empêtra dans son fusil et sa baïonnette se planta dans les fesses de Cambronne, lequel poussa le « Merde » le plus retentissant de notre Histoire puisque les Anglais qui l'entendirent le considérèrent comme la réponse à leur question. Leur mitraille se remit à pleuvoir !

Et ainsi mourut Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Cœur, dit Pan-Pan-la-Tunique !

Ainsi fut exterminée la Vieille Garde, socle de l'Empire ! Exterminée ? Non, le terme est impropre, puisque Cambronne mourut vingt-sept ans plus tard, à l'âge de soixante-douze ans ; ce qui, après tout, n'est pas tellement vieux pour un général !

(Extrait de « Promenades à travers les campagnes napoléoniennes » par de Briand-Château).