Dixième leçon :

HENRI IV — SES FEMMES — SA POULE AU POT !

Il est si tard (comme dirait Anton Karas, le compositeur de Café Mozart) que les pendules n'osent plus sonner. Je louche avec art et distinction sur le cadran de mon horloge individuelle et je m'aperçois que Baudelaire était dans le vrai lorsqu'il écrivait : « Il est plus tard que tu ne crois. »

Je pique une plongée devant la comtesse Scatolovitch et je lui demande la permission de me retirer sur mes terres.

— Déjà ! s'exclame la vieille petite souris pleine de jouvence, mais vous n'y pensez pas !

Vous l'aurez remarqué au passage, la phrase qu'elle vient de dire ne lui permet pas de rouler les « r » puisqu'elle n'en comporte aucun.

L'assemblée se récrie. Un connard assure qu'il veut danser la danse du tapis, mais les jeunes filles qui sont plus portées sur l'Histoire de France que sur le Téhéran lorsque c'est le cher San-Antonio qui l'enseigne, envoient le malotru chez Plumeau (la première porte au fond du couloir) et me supplient de leur narrer encore Henri IV.

J'objecte que nous en aurions pour trop longtemps car il y a énormément à dire sur ce roi. Mais le vieil Henri IV déplumé qui me demanda naguère la permission d'aller mettre sa vessie à jour crie à l'abus de confiance. Ne voulant pas passer pour un sauteur aux yeux de ce fossile, j'accepte de raconter le règne prépondérant de ce bon roi sans lequel le bouillon Kub n'aurait peut-être jamais existé.

Un petit coup de périscope préalable sur le front des troupes pour vérifier leur état de fraîcheur. Berthe s'est rendormie et cette fois c'est du sans escale. Son bonhomme Michelin bat des stores, prêt à accompagner Madame dans son rêve à deux places. Ça m'étonnerait qu'il soit en état de suivre mon cours ; et ça me navre parce que, lorsqu'on a entrepris une œuvre d'une pareille envergure et d'aussi longue haleine, l'idée de devoir bisser les grands airs est affolante.

Je me penche sur lui et je lui souffle dans l'oreille avec une telle compression que je pourrais déboucher ainsi l'évier le plus récalcitrant. Le Gros sursaute et s'enfouit l'auriculaire dans le cornet. Tout en l'agitant frénétiquement, Sa Majesté proteste contre ces voies de fait.

— Attache ta ceinture, Gros ! déclaré-je, et cale-toi les ramasse-miettes avec des morceaux d'allumette, on arrive à Henri IV !

Le Joconde saisit le poignet (mousquetaire) d'un d'Artagnan proche pour consulter la montre d'icelui. Ce faisant, il tord et luxe le poignet de l'intéressé.

Hurlement du quidam dont l'avant-bras ressemble maintenant à une branche cassée.

— Quatre heures moins vingt ! remarque paisiblement le Gros sans s'émouvoir, c'est plus le moment de débloquer sur Henri IV, San-A. Je vas reprendre ma bonne femme sous mon bras et dire tchao à Mame la comtesse. Demain j'ai décidé d'aller à la pêche vu que j'ai une autorisation toute espéciale pour aller taquiner la tanche dans l'étang de mon ami Flumet, le restaurateur. La tanche, vous savez ce que c'est ? Elle reçoit sur rendez-vous, comme les dentistes. Passé neuf plombes du mat y a plus que les follingues qui se laissent piquer, les autres sont déjà revenues de la chasse aux astèques. Or, l'autorisation que je vous cause n'est valable que pour la journée. Concluez-vous-mêmes !

Il donne une bourrade à sa bergère. La Baleine dégringole de son siège et on s'empresse de la palanquer et de soigner ses contusions.

— Ecoute, tonné-je. Je viens de promettre Henri IV à l'honorable assistance et je tiendrai parole. Seulement ne compte pas sur moi pour te faire une deuxième séance par la suite.

Béru réfléchit, se frotte les noix, regarde Berthy, plus qu'aux trois quarts schlass et murmure :

— Henri IV, si tu le prends sur ce ton je m'en passerai. J'ai vécu sans jusqu'à ce jour, je continuerai. D'autant plus que je connais les rudiments à son propos.

— Ah vraiment ?

Béru avance son pouce masqueur-de-pièce-de-cinq francs et récite :

— Il avait un ministre qui s'appelait Sully-Prudhomme, il aimait le pot-au-feu, et il a été assassiné à Gaillac.

Les rires lui rendent compte de l'imperfection de ses connaissances. Il se drape alors dans sa robe et sa dignité, rajuste l'armure de son connétable et s'apprête à partir.

Les jeunes vierges l'entourent en protestant. Une petite friponne brune comme l'Andalousie lui noue ses bras autour du goitre.

— Non, non, non ! chantonne-t-elle, vous ne partirez pas !

Ça lui met du balancement dans l'horloge, au Gravos. Bourru, mais perméable, c'est comme ça qu'il est. Il coule à la petite agrippeuse (déguisée justement en Agrippine) son regard gélatineux des jours avec.

— Vous me posséderez toujours, avec des moustaches pareilles, virgule-t-il à la tendre enfant qui, du coup, en laisse retomber ses brandillons.

Béru repousse son connétable dans le fauteuil qu'il vient de quitter.

— D'accord, consent le Phénomène, mais plus qu'Henri IV, ensuite je décambute : j'ai mes lignes à préparer.

— Où en étais-je resté ? demandé-je.

J'ai le crâne qui tangote un brin : la fumaga, le gros débit parolier, le champ', ça vous brouille les cellules grises.

Béru explique.

— L'Henri III morfle l'Opinel du cureton dans le domaine

et ça lui fait cracher son bulletin de naissance. Mais avant de se farcir la virouze ultime au Père-Lachaise, il dit que le roi de Lazare doit lui succédaner. V'là ou t'as laissé quimper, gars !

Merci, dis-je. Donc, Henri de Navarre succède à Henri III. Lui aussi régnait déjà sous l'appellation contrôlée d'Henri III. Il était Henri III de Navarre, le voici qui devient Henri IV de France. A tous les points de vue, c'est une promotion. Un grand règne démarre. Mais il démarre mal car, ne l'oublions pas, Henri IV est protestant. Or il n'y a pas eu de roi de France protestant jusqu'alors et le peuple ne veut pas en entendre parler. Bataille, re-bataille (notamment à Ivry-la-Bataille, justement, qui s'appelait Ivry-de-l'Eure à l'époque). Le brave Henri a contre lui cette putain de Ligue. Cette fois, les Guise étant butés, c'est Mayenne qui combat à la tête des ligueurs enragés.

— C'étaient des ligueurs fortes, lâche Bérurier, mutin.

Ça n'amuse pas. Il a semé le calembour et n'a récolté que le silence. Il s'arrache un poil de nez afin de se faire chialer un peu, recueille sa larme d'un coup de langue preste et me mimique de poursuivre.

J'obtempère.

— Henri IV, c'est le copain de l'Histoire. Quand on l'évoque, on se sent tout de suite à son aise. Il y a de l'amitié, de la vie heureuse tout autour de sa personne. Et puis il est sale et pue l'ail, ce qui le rend plus humain.

— C'est vrai qu'il avait un cheval blanc dont à propos duquel on demande toujours de quelle couleur il était ? s'inquiète le Terrible.

— Exact, Gros.

— Il aurait pas dû caracoler sur un bourrin blanc. affirme péremptoirement mon ami.

On lui demande la raison de cette remarque.

— Ben réfléchissez, fait-il, si Henri IV était cradingue, un bidet carrossé par Persil devait le faire sembler plus cradingue encore ; c'est tellement salopant, le blanc !

Nous admettons le bien-fondé de l'objection.

— Pendant deux ans, poursuis-je, ça continue de se frictionner ferme entre huguenots et catholiques. Les catholiques étaient plus nombreux, mais les huguenots avaient Henri IV à leur tête. Un chef comme lui donne le moral. Or, le moral, c'est le nerf de la guerre, avec le fric. Du pognon, le Béarnais en manquait, mais du courage il faisait la distribution gratuite tous les matins au petit déjeuner. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! disait-il à ses boy-scouts, vous le trouverez toujours sur le chemin de l'honneur ».

— Décidément, le blanc, ça le tourmentait, ton navarin, ricane Son Enflure.

— La guerre religieuse se poursuivait donc, toujours avec des fortunes diverses, pour réemployer l'expression appropriée. Une fois les catholiques remportent le pacson, une autre fois ce sont les protestants. Henri IV triomphe à Ivry et à Arque, mais ces victoires sont de fausses victoires. En fait il n'est pas assez fort pour les exploiter et il piétine aux portes de Paname sans pouvoir investir la ville. Les Anglais lui proposent alors un coup de main en échange de Calais qui les a toujours empêchés de ronfler, mais il repousse avec indignation la proposition. C'est un patriote, Henri. Huguenot, mais Français avant tout. On se file des roustes mais on n'émiette pas le territoire.

« Au bout de deux ans de ce micmac il fait aux Parigots le coup du « Je vous ai compris », et change de religion. Pour un coup de théâtre, c'en est un. Tout le monde en reste comme les deux ronds du Bey du Rhâ Dada. Par contre, à Paris, c'est du délire car il avait la cote d'amour, ça ne se discute pas. Il y a des gars qui sont faits pour être vedettes et qui n'ont qu'à paraître pour fasciner ; d'autres qui peuvent se peindre la colonne Vendôme en vert et se carrer douze plumes de paon dans le valseur en déclamant la tirade du Cid ou les stances à Sophie sans parvenir à s'imposer. On le savait que le Béarnais était un mec de première. C'était pas une pédale, lui ! On le voulait pas parce que avec les questions religieuses on ne peut pas chahuter, mais dans le fond on l'avait au béguin, Navarre. »

— Et encore, note Béru, y avait pas toujours la télé à c't'époque, si mes renseignements sont bons. Pour s'imposer, il jouissait pas de la causerie de fin d'année ou de l'appel au peuple sur fond de Marseillaise. Fallait qu'il y aille à la main, ce bon sire. Directo du producteur au consommateur. Une gousse d'ail en guise de micro et hop, je te connais bien ! Va gagner ta vie, mon Riri !

On rit.

On cesse de rire.

Je continue :

— Il déclare à ses copains huguenots un peu désemparés par sa décision, que « Paris vaut bien une messe » et se fait baptiser à Saint-Denis par l'évêque de Bourges. Ç'a été la fiesta fin de siècle ! Les historiens professionnels prétendent que ça ressemblait à des noces : celle du roi Henri avec la France !

Béru sanglote soudain. L'émotion, à quatre plombes du mat, ça ne se contient plus ! Et puis, faut reconnaître que l'image est chouette et vous porte à la cocarde. Inoubliable, ce tableau allégorique du Béarnais épousant Marianne. Fleurs et couronnes ! Et perlouzes à tout va ! L'essayer c'est l'adopter ! On les imagine, les calvinistes et les papistes, réunis dans la grande émotion fraternelle ; remisant dans le magasin aux accessoires leurs épées, leurs bibles et leurs goupillons pour l'embrassade monstre. Lassés de s'enguirlander, ils se couvrent de guirlandes, mutuellement. Je t'aime comme tu es, baptisé ou pas. Et vive Henri qui a bien voulu se laisser mettre son grain de sel sous l'aqueux des fonts baptismaux ! Merci, monsieur Mégalo ! Ça, c'est du noble ! Oh ! il y a bien eu des ligueurs acharnés pour ne pas apprécier le coup bas, pour chiquer à l'illégalité et dire que c'était de la frime, cette abjuration, un gros coup de pube bidon. Tout le monde s'en doutait que, dans son for intérieur, Henri s'en tamponnait la barbiche, des sacrements, et que ce qui l'intéressait c'était uniquement les clés de Pantruche. Il passait par l'Eglise pour entrer, comme certains Lyonnais vont au clandé en traversant l'église Saint-Nizier. Mais après ? Du moment que les apparences étaient respectées, hein ? Le pape Clément VIII, auquel les ligueurs avaient remonté le bourrichon, s'est un peu fait tirer la bulle pour authentifier le baptême. Mais enfin tout est rentré dans l'ordre. Les Espagos qui aidaient les ligueurs ont été faits marron. Ils n'avaient plus qu'à rengainer leurs rapières, les caballeros. Si tu n'en veux pas, je la remets dans ma soutane ! Nach Madrid ! Les Caudillos sont lourds dans le sac !

« Une fois sacré Roy de France (pas à Reims pour une fois, mais à Chartres) Henri IV s'est mis au turf. Il avait dépassé la quarantaine et c'était un gars posé. Il a retroussé ses manches pour balayer le champ de bataille comme on balaie la salle de bal pleine de serpentins et de bouchons de champagne.

« Fini de se châtaigner pour l'au-delà. Le bon Dieu, qu'on soit catholique ou protestant, il se débrouillera toujours en fin de compte. C'est Lui qui décidera où sont les justes et les tocards, les sincères et les tartufes, les gentils et les sournois. Qu'on calanche sous une étiquette ou sous une autre, Il choisira qui il voudra pour placer à Sa droite ! C'est Lui qui fait la table, là-haut. Il aime pas que Ses bonshommes se filent l'avoinée en Son nom. La bannière forte, le goupillon transformable en gourdin, l'entonnoir à vin de messe, l'hostie arsénieuse, Il n'en a jamais parlé, Jésus. Il s'est jamais laissé coltiner en palanquin, ni virguler de l'encens, ni coiffer d'une pièce montée décorée par Cartier ! Il a jamais fait la quête ! Il n'a jamais giflé personne, le fiston au Barbu suprême ! C'était un vrai bonhomme, ce bon Dieu. Sans doute marchait-Il sur les eaux parce qu'il y avait des récifs de corail plein la mer Rouge. S'Il ressuscitait Lazare, c'est probablement parce que ce dernier avait le sommeil léger ; et je pense qu'Il a pu fournir des pains à tout le monde parce que l'intendance suivait, mais c'est-y pas plus gentil comme ça, dites voir ? Vous y tenez vraiment à la magie bondieusarde ?

« Il vous le faut à tout prix le miracle de service ? L'Olympia ou le Palladium de Londres ne vous suffisent donc pas dans le domaine de la prestidigitation ? Vous ne préférez pas cette magnifique idée qu'un jour notre globe décadent, plein de connards et de pestilence, a touché un vrai brave homme ? Il avait une enseigne au néon au-dessus de la tête, bien sûr, mais tous les magasins en ont. Lui Il vendait de l'amour, de l'espoir, du pardon, de l'indulgence. Il ne la faisait pas payer cher sa bonne marchandise : un sourire, une promesse et Il répondait merci à ceux qui Lui criaient merde... quand Il leur disait mange !

« Mais je m'égare. On parlait de ce sacré Henri IV. Ou plus exactement, de cet Henri IV sacré à la sauvette et qui allait faire son métier de roi. Enfin ! On en touchait un régul. Un pur. Un qui ne profitait pas des circonstances pour s'acheter la Joconde ou régler ses querelles personnelles. Un roi qui ne se croyait pas sorti du fion de Jupiter, mais qui entendait user de son autorité pour faire le bien de son peuple. Il voulait leur éviter la guerre, aux Français ; leur assurer la bouffe et la tranquillité. Ses ministres, Sully mis à part, c'étaient pas Messeigneurs de Meschoses, mais des zigs du tout-venant qui s'appelaient Bellièvre, Sillery, Villeroy ou Jeannin comme vos copains de bureau ou comme le monsieur qui faisait un trou, le matin, dans votre ticket de métro. Avec eux il remet l'industrie en route, il assainit les finances, il organise le commerce. Il ne joue pas au bilboquet, le nouvel Henri, mais il développe l'élevage du ver à soie. Il met fin aux passions religieuses en promulguant l'édit de Nantes. »

— Qu'on appelle aussi l'édit Gueducu, pas vrai ? coupe le Monstrueux.

Je le foudroie d'un long regard acéré.

— Rendors-toi, Baudruche, l'heure de tes pauvretés est passée.

Et me voilà reparti, après cette misérable interruption, sur le panégyrique de mon petit copain Henri.

— Il construit ! Il organise ! On lui doit la plus belle place du monde : la place des Vosges. Il veut que tout le monde bouffe à sa faim. Il est le promoteur de la poule au pot.

— C'est lui qu'aurait dû s'appeler Godefroy de Bouillon, ironise le Spirituel.

Mais San-Antonio poursuit, animé par l'exaltation la plus noble :

— Il s'est voulu le père du peuple, et il l'a été. Non pas à la manière du colonel, père de son régiment, mais comme un véritable chef de famille soucieux du bien-être de ses lardons.

Je vide la coupe qu'une main pitoyable propose à mon gosier fourbu.

— Maintenant, mes amis, je connais la question qui va m'être posée, soit par le Bérurier de service, soit par l'un de vous : « Et la vie sentimentale du roi Henri ? » va-t-on me demander.

— Tout juste, Auguste, riposte Béru.

— Eh bien parlons-en, en effet. Et n'ayons pas peur des mots. Jusqu'ici, nous avons pu nous rendre compte que, sauf de rares exceptions, nos rois avaient un point commun : ilsraffolaient de la bagatelle. Henri IV se devait de respecter la tradition et même de faire mieux encore en améliorant les performances sur traversins homologués. Lui qui a prononcé tant et tant de phrases célèbres devait déclarer un jour à l'un de ses familiers, parlant de son zigomar-à-tête-chercheuse : « Jusqu'à quarante ans j'ai cru que c'était un os ». La phrase peut sembler immodeste, mais quand on connaît la probité de ce bon sire, on est bien obligé d'en tirer les conclusions qui s'imposent. D'ailleurs, son tableau de chasse est là pour attester du bien-fondé de la confidence. Ce gaillard mal lavé, aux senteurs d'ail et de graillon qui, paraît-il, puait en outre le bouc, a passé tant de souris à la casserole que vouloir en dresser la liste complète serait folie. Jamais avant lui aucun monarque n'était entré aussi délibérément dans la chambre à coucher des jeunes filles. Notez bien qu'en vrai gentleman, il les faisait épouser ensuite par des copains à lui, soucieux de préserver leur honneur après avoir pulvérisé leur vertu.

« Mais arrêtons-nous sur l'aspect officiel de sa vie sentimentale. Lorsqu'il est jeune roi de Navarre à la cour de France, sous son cousin Charles IX, ce dernier lui fait épouser sa frangine Marguerite de Valois. Au lieu de porter ce nom, il eût mieux valu qu'elle s'appelât Marie-couche-toi-là.

« Il y a eu bien des demoiselles légères dans la lignée des filles de France, mais aucune n'a été aussi pétassière que la reine Margot ! Son homonyme, l'autre Marguerite (celle qui était de Bourgogne comme les escargots) malgré ses prouesses tour-de-Nesliennes ne lui arrive pas à la cheville. Margot avait un incendie entre les jambes et elle passa sa vie à essayer des extincteurs qu'aucun ne put jamais éteindre. Son appétit sexuel était si dévasteur qu'elle s'est farci jusqu'à ses frangins. Ça choque, mais admettez que ça donne la mesure de son tempérament. La luronne s'est tapé sa famille, ses amis, ses domestiques, les passants, les archers, et jusqu'à son mari, bien que ce mariage fût décidé pour des raisons politiques (on essayait de mettre un frein aux guerres religieuses en unissant une catholique à un protestant). Un vrai gobe-mouches ! Un piège à mâles ! Tout le monde en était outré : ses frères incestueux comme sa Catherine Médicis de mère. Une seule personne se désintéressait de ses frasques et c'était précisément celle qui aurait dû s'en émouvoir, je veux parler de son époux.

« Henri de Navarre était un homme juste. Il avait encorné tellement de maris qu'il admettait fort bien d'être cocu à son tour. J'ai même dans l'idée qu'il admirait la frénésie de sa Guiguite. Il avait épousé une partenaire à sa mesure. A eux deux c'était la vraie hécatombe plumardière. On pouvait pas rester vierge dans leur entourage, c'était pas possible, même avec des calbars en fonte renforcée. Pendant un temps, tout a bien marché. Et puis un jour, Henri III qui avait succédé à son frère Charly a fait un scandale à propos des fredaines de Margot et l'a virée de la Cour. Henri de Navarre s'est dit qu'il ne fallait pas se montrer plus royaliste que son prédécesseur. Il a laissé flotter les rubans d'autant plus volontiers que sa femme était stérile. Margot a donc transporté sa lampe à dessouder les prépuces en exil. Mais ça ne l'a pas affectée outre mesure, cette chérie. Du moment qu'elle avait un ou deux bonshommes à mettre dans son plumard chaque nuit, elle n'en demandait pas plus.

« Pendant qu'elle ravageait la province, Henri nouait un amour forcené avec Gabrielle d'Estrées. Lorsque Navarre devint roi de France, sa favorite n'eut plus qu'une idée : devenir officiellement la reine qu'elle était virtuellement. Pour cela, bien sûr, il fallait faire annuler le mariage d'Henri IV avec Marguerite. Un détail ! Le pape n'avait rien à refuser à cet ancien protestant converti.

« Seulement Sully, le bon Sully, fidèle ami et judicieux conseiller du roi, s'est mis à ruer vilain dans les brancards. Il ne voyait pas ce mariage d'un bon œil, lui. A son avis, ça pouvait devenir une grave source d'emmaverdavemavents plus tard, au moment de la succession. La belle Gabrielle avait déjà eu des enfants d'Henri, pas homologués bien sûr, donc pas régnables et qui un jour chercheraient des patins à ceux qui naîtraient avec pedigree de l'union en question. Il n'avait pas envie de préparer un tel foutoir au pays, Sully, qui s'occupait davantage des mamelles de la France que de celles de la mère d'Estrées. Henri se tâtait. Il serait certainement passé outre à l'avis de son ministre car la Gaby avait d'autres arguments à faire valoir, et elle, c'était pas dans le tuyau de l'oreille qu'elle les chuchotait, seulement elle est morte un beau matin, empoisonnée. Pas par des champignons : par un citron ! Faut redire aussi que le citron c'est traître quand on est pétasse et qu'on veut absolument se faire épouser par le roi de France. Le chagrin d'Henri IV n'est pas racontable. Au moins deux jours qu'il a duré ! Ensuite de quoi, le Béarnais s'est consolé avec une autre souris qui s'appelait Henriette d'Entragues. Henri et Henriette ! Ça fait titre de roman ! Sully a vite compris que la France n'avait pas gagné au change et que le même problème allait se reposer. Il ne pouvait pas se résoudre toujours de la même façon, le problème, des fois que la nouvelle n'aime pas le citron ! Alors il a marié d'autorité son roi à Marie de Médicis afin, assurait-il, de renflouer le trésor car il n'y avait pas plus riches que les Florentins à c't'époque. La raison d'Etat a décidé Navarre, et puis, une bergère de plus à tringler, c'était pas fait pour l'effrayer !

« Comme prévu, le pape s'est fait un plaisir d'annuler son premier mariage avec Marguerite. Marie devenait reine de France ! Les même initiales ! Y avait même pas besoin de changer la broderie des draps ! Une qui est drôlement montée au renaud, c'est Henriette d'Entragues. L'atmosphère est devenue vraiment moche au Louvre. Alors pour calmer ces dames, Riri leur faisait des mômes simultanément. Mise en bouteille au château ! Quand elles se chamaillaient trop fort,il allait se reposer les trompes d'Eustache dans le pageot d'une troisième nana. C'était un monsieur vachement équilibré !

« Ça aurait dû continuer comme ça longtemps, pour le plus grand bien des jeunes filles et du peuple français réunis. Mais un jour que le roi se baguenaudait en carrosse rue de la Ferronnerie, le dénommé Ravaillac s'est précipité sur lui pour lui mimer L'Hirondelle du Faubourg : trois coups de couteau près du cœur, y a plus de sang ! »

— Et il a causé aussi, Henri IV, après s'être fait trouer le placard ? rigole Bérurier. Il a dû vaporiser de l'historique, œuf corse ! Dans le genre « C'est pour la France que je clabote » ?

— Il a parlé, fais-je, et ce qu'il a dit lui ressemblait. Il n'a pas hurlé « Je suis mort », comme Henri Il ou « Le vilain moine m'a tué, tuez-le ! » comme Henri III, non, simplement il a balbutié : « Ce n'est rien ». Et il est mort. Ses dernières paroles ont été en somme à l'image de sa vie : apaisantes, optimistes. S'il avait survécu à ses blessures, il aurait pardonné sans doute à son agresseur.

Béru hoche la tronche.

— Pourquoi qu'il a fait ça, Ravaillac ?

— On ne l'a jamais su, Gros. Il a subi la question sans parler et il est mort avec son secret. Certains assurent que l'assassin a été payé par une des souris du roi, peut-être même par sa femme ; d'autres y ont vu une séquelle des guerres religieuses... Mais en fait le mystère demeure entier.

Comme chaque fois, le Béru tire une juste conclusion de la leçon. Il le fait d'une voix gluante de sommeil.

— Ben, mon pote, ils avaient pas de veine les Henri. Henri Il se prend de la ferraille dans le cigare, Henri III en déguste dans le baquet et Henri IV dans l'horloge, sans causer de l'Henri Déguisé qui a eu droit lui aussi à son infusion d'acier trempé ! Faisait pas bon porter ce prénom dans la famille royale.

— Très juste, ma grosse Pomme. Aussi Henri IV fut-il le dernier roi de France à s'appeler Henri.

— Ce qu'a pas empêché la monarchie de partir en brioche, San-A. Je te le fais remarquer.

Lecture :

QUAND BÉRURIAC SE FÂCHE !

Depuis un instant, le buveur considérait son voisin de table avec une attention soutenue.

— T'es pas d'ici ? demanda-t-il enfin après avoir vidé son verre et fait signe au tavernier de lui apporter un pichet.

— Non, convint Béruriac, je ne suis pas d'ici.

Il avait le teint chaud, la barbiche roussâtre et l'œil lourd d'un homme qui pense trop ou pas du tout.

— T'es d'où ? demanda le premier buveur.

— D'Angoulême, fit Béruriac, peu liant. L'autre poussa une exclamation.

— Comme moi, ou presque ! jubila-t-il. Moi je suis de Touvres ; tu te rends compte !

— En effet, admit Béruriac, c'est pas loin d'Angoulême !

— Tu veux dire que vu d'ici c'est quasiment pareil ! On va trinquer, pays ! On va trinquer !

Et d'autorité il emplit le verre de son compagnon. Sa cordialité ne parvenait cependant pas à dérider le grave Béruriac.

— J'ai tout de suite vu que t'étais un gars de par chez nous, fit l'aimable pilier de taverne. Le visage, les yeux, je sais pas, y a comme qui dirait un air de famille.

— Ça se peut, soupira lugubrement Béruriac.

— Comment c'est, ton nom, l'ami ?

— Célestin. Célestin Béruriac.

— Moi mon petit nom c'est François, tiens, buvons encore un coup à la santé du roi de France et de Navarre !

Le poing musculeux de Béruriac s'abattit sur la table, renversant les gobelets d'étain qui s'y trouvaient.

— J'aimerais mieux boire à la santé de toutes les ribaudes de Paris, de tous les coupeurs de bourses, de tous les usuriers ; j'aimerais mieux boire à la santé des Espagnols et même des Anglais !

Il se tut, à court de souffle. François hocha la tête et deux plis rapetissèrent son front.

— Eh ben, pays, fit-il, le moins qu'on puisse dire, c'est que tu n'as pas l'air de le porter dans ton cœur, notre Henri !

— Comment le porterais-je en mon cœur alors que ma gueuse de fille le porte en son sein ! tonna Béruriac.

L'autre mit un temps à réaliser. Enfin il comprit et balbutia d'une voix apitoyée :

— Tu veux dire que notre sire Henri a daigné honorer ta fille !

— Mince d'honneur ! se lamenta Béruriac. On s'en serait bien passé.

Et il raconta son histoire en termes hachés.

— Je suis fauconnier. J'ai une gamine unique que m'a laissée ma pauvre femme, laquelle est morte en couches. Cette petite, c'est toute ma vie ! Quinze ans ! Belle comme le soleil, et plus blonde que lui. Y a pas plus doux, plus docile que cette enfant...

« Ça fait six mois, ce sacripant de Béarnais chassait du côté de Pontoise où je tiens mon oisellerie. Satan devait guider ses pas car il a pris soif, le vilain bouc, et avisant notre maison dans la forêt, il a envoyé chercher un pichet de vin. Par les tripes du diable, c'est ma douce Isabelle qui est allée le lui servir. Une occasion de voir le roi de France, ça ne se laisse pas passer. Et voilà que le gueux prend envie de cette petite ! La chasse lui avait fouetté les sangs et il se sentait d'humeur paillarde, le porc ! »

— Ah, ça... rigola François, tu peux le dire, mon compère, qu'on a en ce moment le plus polisson de tous les rois. Il a forcé ta fille ?

— Oui, fit sombrement Béruriac en se voilant le visage. Et il l'a rendue grosse ! J'ai essayé de demander audience auprès de ce salaud d'Henri IV pour obtenir réparation, mais il n'a même pas voulu me recevoir et ses gardes m'ont jeté à la rue en me faisant dévaler l'escalier sur les reins. Ils ont ajouté que si je me représentais, c'est par la fenêtre qu'ils me balanceraient, et sans l'ouvrir encore !

Béruriac se mit à sangloter à sec. Sa forte poitrine semblait héberger le tonnerre. Ça faisait comme un bruit de vent dans une grotte. Le compère François en fut impressionné.

— Je comprends ta colère, pays, fit-il d'une voix conciliante. Mais dis-toi que ta fille aurait pu être violée par un malandrin. Avoir un rejeton signé du roi de France, c'est tout de même un honneur, que tu le veuilles ou pas !

Béruriac saisit son camarade de beuverie au col.

— On voit que c'est pas ta fille qui a le ventre comme un potiron ! souffla-t-il. Une gamine plus douce et plus pure que les anges du ciel, souillée par ce goret mal lavé ! Y penses-tu, mon compère ! Ah, si je pouvais approcher ce misérable...

— Henri IV n'est pas un misérable, se rebiffa maître François qui était royaliste à tout crin. Jamais la France n'a connu meilleur monarque ! Bien sûr, il est porté sur la cuisse fraîche, c'est son seul défaut. Mais on doit le lui pardonner par égard à sa belle gestion des affaires du pays !

Satisfait de sa diatribe, il voulut vider son gobelet, mais Béruriac, mort de rage, le lui fit éternuer d'une terrible mornifle.

Les deux « pays » allaient en venir aux mains lorsqu'à l'extérieur il se fit un grand bruit de chevauchée. On entendit croître et s'enfler des vivats. François laissa tomber son poing vengeur.

— Qu'est-ce qui se passe ? cria-t-il au gargotier debout dans l'encadrement de sa porte.

— Le roi ! fit l'autre, par-dessus son épaule. C'est bien la première fois que notre bon sire Henri passe par la rue de la Ferronnerie !

— Ventre Saint Gris ! s'écria maître François enthousiasmé, je vais enfin pouvoir l'applaudir, notre bon Béarnais !

Il repoussa le cabaretier d'une bourrade afin de se porter au premier rang des badauds. Le carrosse avançait sous petite escorte, tiré par quatre chevaux portant les couleurs royales. Comme on était en mai et qu'il faisait beau, les stores de la voiture étaient remontés, ce qui permettait au bon roi Henri de répondre de la main aux vivats de son peuple.

— Vive le roi ! se mit à hurler maître François ! Dieu protège le roi ! Longue vie à notre sire bien-aimé !

Il s'enivrait de sa propre allégresse. Il était heureux de pouvoir contempler l'aimable souverain qui souriait dans sa barbe poivre et sel.

— Longue vie ! répéta-t-il. Longue vie au roi !

Comme le carrosse se trouvait à sa hauteur, François fut bousculé par un individu vigoureux qui se mit à courir sur la chaussée en direction du cortège.

Tout se déroula alors comme dans un cauchemar. François reconnut son copain de cabaret, le colosse Béruriac. Il vit scintiller une lame dans la main droite du gaillard et se rendit compte de ce qui se passait.

— Non ! hurla-t-il. Non, pas ça ! Oh ! non !

Il s'élança à son tour sur les talons de Béruriac, mais l'autre possédait de plus longues jambes que les siennes et avait pris plus d'élan. Déjà il était au carrosse. Déjà il avait mis le pied sur un des rayons de la roue arrière. Déjà son bras armé se levait. Personne autre que le brave François ne comprenait les desseins de l'homme. On le prenait — le roi, les seigneurs de sa suite, le public et les gardes — pour un spectateur plus frénétique que les autres.

Il y eut plusieurs brefs scintillements. Maître François sentit grincer toute sa chair comme si elle subissait les coups de lardoir à la place de son cher roi Henri. Il se jeta sur Béruriac, l'arracha du carrosse et voulut le terrasser, mais l'autre était bien plus fort que lui. D'un coup de coude dans les gencives il lui fit lâcher prise, détala, et se fondit dans la foule avant même que la suite du souverain eût réalisé le drame. François resta immobile, bras ballants, les yeux rivés sur le hideux manche du couteau planté dans la poitrine du roi.

Il y eut soudain un grand cri. C'était M. de Montbazon qui se tenait au côté du souverain qui le poussait.

— Vous êtes blessé, sire !

— Ce n'est rien, balbutia Henri.

Il vomit un flot de sang et s'abattit en avant.

Ce qui suivit, maître François ne le comprit jamais très bien. On lui sauta dessus, on le ceintura, on le frappa. Il cria, pleura, jura que ça n'était pas lui qui avait frappé son cher sire, mais on l'entraîna malgré ses protestations.

— Ne le tuez pas sur place ! recommanda une voix autoritaire, ne refaisons pas le coup de Jacques Clément !

On le tira par les pieds, jusqu'à un bâtiment qui se trouvait être l'hôtel de Gondi. Il y eut bien des remous en cours de route. On lui donna bien des coups de pied on lui lança bien des cailloux. Enfin le calme se fit et des messieurs graves et calmes lui demandèrent les raisons de son acte.

— Ce n'est pas moi ! gémit le pauvre homme. Au contraire, je me suis précipité pour retenir l'homme armé d'un couteau. Des témoins vous le confirmeront !

Il y eut deux témoins, en effet, deux braves hommes qui avaient tout vu, telle la servante des trois orfèvres. Les gens de police embarrassés délibérèrent. On décida de prendre l'avis de Monsieur de Sully. Pendant ce temps François croupit dans un cul-de-basse-fosse plein de rats et de salpêtre, maudissant le fâcheux concours de circonstances qui l'avait amené à trinquer avec un régicide dix minutes avant l'accomplissement de son forfait.

Après moult délibérations très secrètes il fut décidé en haut lieu que l'homme arrêté porterait le chapeau puisque aussi bien le véritable meurtrier s'était enfui et qu'on n'était pas certain de remettre la main sur lui. La police venait déjà d'en prendre un coup avec cette histoire d'assassinat. Elle ne pouvait pas se permettre de surcroît de laisser le meurtre impuni. Voir des choses pareilles en plein dix-septième siècle, comme l'avait fait remarquer Sully, c'était à peine croyable. Tuer un chef d'Etat aussi important dans la rue, devant tout le monde, dépassait l'entendement. On liquida discrètement les deux témoins et on décréta que le prisonnier était bien l'unique coupable.

L'appareil judiciaire se mit alors en branle. Avant que de lui appliquer la question pour la forme, on procéda à l'interrogatoire d'identité du « régicide ».

— Je m'appelle François, hoqueta ce royaliste forcené.

— François comment ?

— François Ravaillac.

Tout en transcrivant, l'huissier haussa les épaules et dit qu'avec un nom pareil on ne pouvait qu'être l'assassin d'Henri IV.

PETIT INTERMÈDE DESTINÉ AUX PÊCHEURS À LA LIGNE

Henri IV une fois traité, nous prenons congé de la comtesse Scatolovich et de ses jeunes clientes. Mon agenda est bourré de rendez-vous. C'est l'idéal, ces sortes de soirées, mes fils. On s'y assure le cheptel d'une semaine.

Je crache les Béru devant leur clapier et je rentre at home (comme on dit en Savoie) avec du sable de carrière plein mon regard limpide.

En arrivant à la maison, je trouve dans le vestibule de notre pavillon un mot de Félicie, ma brave femme de mère, m'annonçant qu'il y a un poulet en gelée au frigidaire. A cette heure indécente, la nouvelle me touche peu. C'est de deux draps de lit que j'ai envie. Il y a toujours un moment où l'homme le plus dynamique éprouve confusément le besoin d'en finir : c'est quand il a sommeil. Je grimpe l'escadrin en me cramponnant à la rampe. J'ôte à la diable ma tenue d'Incroyable et je me coule dans l'habitacle de ma fusée : destination Rêves-Roses-Country !

Illico, j'en écrase comme un rouleau compresseur.

Des bruits me chatouillent le subconscient : celui du moulin à café de Félicie, en bas ; puis un klaxon de bagnole et enfin la sonnette de la grille. Des éclats de voix, des rires... Un silence pendant lequel je retourne dans le sirop. Cette fois on toque à ma porte. Pas besoin de demander qui c'est. Il n'y a que Félicie pour frapper de cette façon discrète. Elle ne vous bouscule pas le sommeil, cette chérie. Elle vient vous chercher dans les vapes, sur la pointe des pieds. Lorsque je parviens à ouvrir un store, je l'aperçois, comme à travers un verre dépoli. Ou plutôt l'aperçois son sourire. Il est placé devant elle comme un paravent. J'y réponds par un autre sourire. Chaque fois ça me paraît magnifique qu'elle soit là, m'man, à mon petit réveil. On grandit, on devient un sale bonhomme avec des préoccupations et des vices, et votre vieille est toujours là, effacée et attentive, avec le visage un peu plus blanc, les cheveux un peu plus gris, les yeux un peu plus résignés.

Je m'éveille tout à fait, je lui tends une main qu'elle embrasse. Une vieille dame qui vous fait un baisemain, ça pourrait sembler idiot, non ? Mais je crois qu'avec Félicie c'est plutôt quelque chose de bath, de simple. Tout ce qu'elle fait : ses gestes les plus quotidiens, ses habitudes les plus furtives, ses moindres déplacements dans la maison dégagent je ne sais quoi de sédatif, c'est comme un parfum qu'on aimerait et qui vous apporterait des joies morales et sensorielles que les autres parfums ne procurent pas.

— Tu es rentré bien tard, mon grand.

C'est pas un reproche. Simplement elle constate, et elle s'inquiète.

— Quelle heure est-il, m'man ?

— Dix heures. M. et Mme Bérurier sont là.

— Je me dresse, furax, avec un discret mal de crâne mondain.

— Quoi !

— Ils vont à la pêche et sont passés nous prendre. Ils ont de quoi pique-niquer et insistent pour que nous les accompagnions.

— Pas question ! tonné-je, j'en ai ma claque de ces deux monstres ! Je me les suis déjà farcis toute la journée d'hier à leur raconter l'Histoire de France depuis Vercingétorix jusqu'à Henri IV, ça suffit !

— Merci pour eux ! « lugubre » le Gros en apparaissant.

Discret, Béru ! Il entre dans votre chambre à coucher comme dans une pissotière. C'est beau, une nature simple.

— Ecoute, grosse Pomme, m'excusé-je, j'ai besoin de récupérer un peu, moi. J'ai la menteuse qui me brûle encore, tellement j'ai jacté hier.

— Tu serais pas bonnard pour solder des poissecailles à la criée, observe-t-il, très Régence.

Je l'ai douché. M'man est navrée, bref, la journée démarre à cloche-pied.

— Vu l'heure méduse à laquelle on s'est balancés dans les torchons, explique-t-il galamment à m'man, j'ai raté ma pêche du matin. Mais comme il faisait un gros soleil et que mon permis de pêche n'est valable que pour la journée, on s'est dit, moi et Berthe, qu'on pouvait se payer une petite séance de pique-assiette en amis. Je voudrais pas vexer môssieur vot'garçon, chère maâme, mais pour ce qui est de vous aérer les soufflets il a tendance à toujours remettre à une date ulcérée, non ?

Il m'attaque vilain, l'Obèse. M'man proteste que je la sors beaucoup, ce qui n'est pas tout à fait vrai. Alors je l'interroge du regard. On a un langage à nous, Félicie et moi. Oh ! c'est pas le code belotard avec appel indirect ou la méthode sémaphore et fait reluire. Nous deux, on marche à l'éclat. A la bulle de champagne. Je lui demande de l'œil gauche :

— Ça te tente ?

Elle répond du droit :

— Comme tu voudras, mais ça ne me déplairait pas.

Faut dire que m'man, du moment qu'elle est avec moi, son bonheur est total. Je pourrais lui proposer une virée dans les mines de sel de Silésie ou une descente en bathyscaphe qu'elle serait aussi bien partante.

Je rabats mes draps et je joue les lions de la Métro.

— Ecoute, Gros. Je veux bien vous suivre, mais à une condition : aujourd'hui, il ne sera pas question d'Histoire de France. J'ai besoin de faire relâche. Cette nuit, je me suis payé un de ces cauchemars avec Isabeau de Bavière, CharlesVI et Charles le Téméraire, qui ressemblait à une superproduction hollywoodienne.

Ça lui noue un peu l'oesophage, à l'Affreux. Je le vois bien, à ses gobilles monstrueuses et à sa bouche en trou du tronc du culte que c'était ça, son intention secrète, et qu'il est déçu jusqu'à la sève.

— Comme tu voudras, gars, soupire-t-il. J'espère que t'as pas cru que je suis venu vous chercher juste à cause ?

— Je ne l'ai pas cru un instant, mens-je, mais je préfère te prévenir, voilà tout.

Là-dessus je demande à rester seul pour m'ablutionner et donner à mes joues ce velouté dont les dames raffolent.

Une demi-heure plus tard nous déhottons. M'man a mis son ciré noir et a tenu à emporter le poulet en gelée. Elle s'assied à l'arrière de la tire du Gros avec Berthe. « Les Messieurs devant ! » a décidé cette dernière qui m'a l'air de vouloir me chambrer.

C'est un bijou, Berthy, ce morning. Elle a mis des pantalons d'homme (des authentiques, avec braguette, bretelles et poches revolver). Ça lui fait un dargif comme à une jument livreuse de limonade. Là-dedans son armoire normande prend un volume fantastique. On se dit qu'il n'y a plus de siège en ce monde susceptible de l'héberger. Un valseur pareil, ça se met dans un tombereau. Comme elle a décidé de jouer à bloc les George Sand (elle a pris goût au travesti), elle s'est farci une chemise de son bonhomme et a enfilé son blouson en faux-daim-véritable. Et puis, parce que dans cette misérable vie il faut toujours aller au bout des choses, elle a relevé ses cheveux et coiffé une casquette. Le Gros prétend qu'elle fait gigolette ; moi je veux bien. Peut-être qu'il a raison après tout. Pour sauvegarder sa féminité, ou du moins, pour la signaler au passant malhonnête, B.B. s'est mis des boucles d'oreilles grosses comme les lustres du grand salon de l'Elysée. Elle ressemble à son Gravos, malgré tout. C'est là qu'on pige qu'un phénomène de mimétisme s'opère chez les vieux conjoints. Béru, maussade, depuis que j'ai annoncé qu'il n'y aurait pas classe aujourd'hui, déclare que sa bonne femme a l'air d'une vieille gougnace. Mais au lieu de suifer, elle se marre, B.B. Une mangeuse de bonshommes comme elle ne s'arrête pas à ce genre de sarcasmes.

Elle est au-dessus de ça. Elle a une réputation qui fait parler la jambe comme les collants Machin.

— On va loin ? m'enquiers-je.

— Dans l'Est, fait le Gros. T'occupe pas, San-A. Si t'as encore de la sciure dans les mirettes, tu peux en écraser, avec moi z'au volant t'es tranquille.

Ce disant, il écrase un pauvre toutou errant qui changeait de poubelle.

Nous prenons la route de Troyes. Béru, au fil des bornes, se détend et entonne le Chant des Matelassiers, son hymne bien connu.

A l'arrière, Félicie et Berthy échangent des recettes de cuisine. On roule commako pendant une bonne heure, après quoi Sa Majesté prend une route départementale, puis une route communale, puis un chemin vicinal et enfin un sentier aux ornières cahotiques et nous atterrissons sains et saufs devant un vieil étang nénuphardeux dont l'eau fangeuse ressemble à du goudron fraîchement (ou plutôt chaudement) répandu.

— C'est ici que ça se passe, déclare le Gros en coupant les gaz de son moteur pour en libérer d'autres qui lui sont plus personnels. C'est pas beau, la nature, dites-moi un peu ?

« Et voilà le pavillon de pêche de mon ami Flumet dont au sujet duquel il m'a donné la clé pour qu'on puisse jouir du Butagaz. »

Tout en parlant, il désigne le pavillon en question. Il s'agit d'un vieux wagon de la Essencéeff qui date assurément des premiers balbutiements du rail.

— Ce sacré Flumet, tout de même, gronde l'Hénorme avec un chouia de jalousie dans l'inflexion, il ne se refuse rien question confort. Vous avez vu ? C'est un wagon de première classe !

Pendant qu'il prépare les lignes, les dames investissent le « pavillon de pêche » lequel, quoi qu'en dise Béru, pèche par le confort. Des banquettes branlantes et un réchaud de campeur constituent tout l'ameublement.

Le Gravos suggère qu'on pourrait casser la croûte avant de pêcher. Il ne se fait guère d'illusions quant aux captures possibles. Du moment que l'heure carpeuse est passée, il n'y a plus de raison de se bousculer. On va faire faire trempette aux vers rouges et si une carpe vadrouilleuse est tentée, et bien elle n'aura qu'à se goinfrer. C'est le self-service poissonnier. P't'être qu'une maladroite restera piquée à l'hameçon après tout ! Je mate l'étang bourbeux et je fronce le nez because les miasmes. Ça m'étonnerait que la gent aquatique se bouscule là-dedans ! Ou alors c'est le genre pas comestible : le poisson à pattes qui fait du footing en forêt à l'occasion, ou bien le goujon noir et gluant, tombé directo du Secondaire. Je fais part de mes doutes à mon camarade et il hausse ses vigoureuses épaules de déménageur.

— Fais-moi pas ricaner, gars ! On dirait que tu connais ballepeau sur la carpe. Elle aime l'eau peinarde, si tu veux tout savoir. C'est pas du sujet de rivière ou de torrent. Ceux qui voudraient la risquer dans le grand Canot du Coloradon se feraient des berlues !

« M'est avis que tu confonds avec la truite. J'ai eu sorti des carpes larges commak dans les mares que pour savoir que c'était de l'eau fallait mettre le pied dedans ! »

Il renifle un bon coup et amorce. Dans ses gros doigts maladroits, le ver se trémousse comme un perdu. Tant bien que mal, Béru empale cet infortuné habitant du sous-sol sur un hameçon gros comme le harpon d'une baleinière. L'appât éclate entre ses doigts. Sa Majesté se suce les francforts afin de leur restituer leur sens tactile et recommence sans s'impatienter. Le second ver est enfin place sur sa rampe de lancement. Il ressemble au cours de la Seine dans le Bassin parisien, car il est embroché en pointillés. Après un rapide sondage de l'étang, Béru règle la position du bouchon et lance la ligne en criant :

— Va gagner ta vie !

C'est pas pour tout de suite, vu que l'hameçon accroche au passage une branche de saule venue pleurer sur ces berges romantiques. Béru commence à perdre patience. Il grimpe dans l'arbre pour dépiquer cet abruti de ver qui se prend soudain pour un ver à soie et bouffe des feuilles au lieu d'aguicher les carpes. Seulement, vous pensez bien que Béru sur un arbre, si l'arbre en question n'est pas un baobab géant, ça ne peut pas aller très loin. En moins de temps qu'il n'en faut à un percepteur pour vous faire regretter une année de labeur, la branche qui le supporte ne le supporte plus et se rompt avec un bruit de cargo éperonnant un iceberg.

C'est du Laurel et Hardy de la bonne époque. Faut être spectateur passionné de la chose pour y croire. Et même... Il y a des moments ou l'on doute de ses sens, où l'on se dit qu'ils trahissent, ces cinq petits minables. Un hurlement. Un plouf somptueux ! Le Gravos se retrouve dans la fange ; sacrant, barbotant, geysérant, nageotant jusqu'à la berge, s'agrippant, le sacripant, à une touffe de roseaux, pensant qu'ils vont lui servir de point d'appui, s'apercevant que non, prenant enfin ma main secourable et se hissant hors de son aquarium à carpes.

Il est cloaqueux, noirâtre. On dirait qu'il joue le Salaire de la Peur. Dans toute cette vase on ne voit plus que les deux trous clairs de ses yeux et le trou rouge de sa bouche qui vitupère. Jamais il n'a eu plus l'air d'un bouseux, le Béru. Jamais il n'a été aussi limoneux, l'homme dont la cravate ressemble à une bande de limonaire ! Il tousse, il éternue, il crache quelques têtards en veine d'exploration. Il a déjà adopté la respiration branchiale, mon gros Immonde. Il est enfin né d'un marécage. C'est un nouveau règne de l'humain qui démarre. Une nouvelle espèce de mammifère. Il est au paroxysme du miasme. Pestilentiel pour de bon, sans contestation. Il a l'horreur triomphante. Il vient d'aboutir, Béru. Sa destination première, il l'a accomplie tout de même après bien des balbutiements, à force de chaussettes trouées, de jaune d'œuf sur son plastron, de barbes pas rasées, de bains jamais pris, d'ongles endeuillés, de négligences accumulées, de hardiesse dans le cradingue ; à force de ne plus se tenir au niveau de la décence, il a fini par toucher le fond, ce qui est une manière d'arriver. Noir, d'un noir verdâtre, vénéneux, obscur, louche, et plus luisant qu'un veau fraîchement né, il frappe par son volume et par ses formes, il provoque une inexplicable admiration. On voudrait le figer à jamais dans la gloire marécageuse de cet inoubliable instant afin de pouvoir le montrer, le long des siècles, aux générations futures !

C'est devenu un sujet de vitrine. L'ample et froid silence des musées, voilà ce qui lui convient désormais. Pour le résumer, maintenant il faudra un panneau éducatif. Sa biographie, c'est sur le papier glacé d'un guide scientifique qu'elle devra figurer. On dirait que tous les fonds de mare de l'univers, tous les égouts des cités tentaculaires, toutes les fanges des marécages terrestres se sont groupés, ont uni leurs richesses obscures pour enfanter ce prototype qui les sublime à jamais. Bérurier n'est plus un fils de ce siècle, c'est une création géologique du limon ; le Dieu de ce louche mariage de la terre avec l'eau : la boue !

Et savez-vous quelle est sa réaction première ? Se nettoyer ? Que non pas ! Il se précipite sur sa canne à pêche ! La Gaule, on ne peut pas l'abandonner, même dans les pires moments.

— Il s'est tout de même dépiqué, le fumelard ! tonne-t-il en constatant que son ver gigote maintenant sur une palette de nénuphar.

Et il lance la ligne, adroitement cette fois, dans la vase qu'il vient de visiter. Il bloque le talon de sa canne entre deux grosses pierres opportunes et passe sa manche ruisselante sur son front ruisselant, ce qui ne modifie aucunement son aspect.

— On a eu des émotions, dit-il, mais enfin nous v'là parés !

— Tu espères que ça va bicher, maintenant que tu as engrené le coup au gras-double ? demandé-je.

Il fait craquer la boue de son visage en riant.

— Là encore tu manques de connaissances, San-A. Le poissecaille, contrairement à ce qu'on nous cause. au plus tu fais du bruit, au plus qu'il est content. C'est un curieux. Quand y se produit du ramdam il se barre, nature, c'est sa première réaction ; puis vite il radine pour voir ce dont à propos de quoi il s'agissait, comprends-tu ? C'est magique.

— Tu as de quoi te changer ? demandé-je.

— T'inquiète pas pour Bérurier. J'ai une couverture dans mon coffre.

Sans façon, il se déloque, étale ses effets dans l'herbe baignée de soleil et enroule ses deux cents et quelques livres de saindoux dans la couverture annoncée. Il s'agit d'une loque informe et incolore, misérable comme un asile de nuit dont elle a l'odeur.

Tout en se drapant dans ce péplum improvisé, le camarade Béru m'explique avec un clin d'œil polisson :

— J'ai toujours une couvrante dans ma tire pour expédier le casuel quand y se présente. Lorsque tu proposes une balade à la campagne à une frangine, elle fait des fois du chichi pour s'étaler à cause de la rosée et des brindilles. Avec ça t'as réponse à tout. C'est le canapé rêvé pour les pique-assiettes. Ça emporte la décision, quoi ! Ah ! si elle pourrait parler, cette couvrante, elle t'en dirait des choses !

Berthe, sur le marchepied du wagon, nous crie « Hou-hou ». Le déjeuner est prêt. La Gravosse pousse des cris envoyant son bonhomme déguisé en Roi mage. Elle a droit a une volée d'explications qui la calment. Nous nous installons tous les quatre dans un compartiment de fumeurs. Les dames prennent le coin fenêtre et nous attaquons la bouffe.