Septième leçon :

LOUIS XI — LES GRANDES INVENTIONS LES GRANDES DÉCOUVERTES

Si on l'écoutait, Alexandre-Benoît, c'est tout de suite qu'on irait jouer le grand air de « Coucou, nous voilà » sur la sonnette de madame la comtesse. Je lui explique que le propre d'une soirée c'est de commencer le soir et, en attendant l'heure propice, j'entraîne mes compagnons dans un café voisin où notre arrivée fait sensation. Le bougnat manque avaler son râtelier en voyant débarquer dans son usine à limonade un connétable Du Guesclin fort en tétons et une Joconde dont la trogne pourrait servir d'enseigne à son bistrot. Il se produit un grand silence dans la carrée. Les quatre-cent-vingt-et-unistes qui sévissaient au comptoir en mettent les dés dans leur café. Il y a juste un aveugle imperturbable qui continue de lire Autant en emporte le Vent traduit en braille dans son coin. Mais son chien est abasourdi.

— De quoi t'est-ce qu'il s'agit ? balbutie le taulier en traînant ses pantoufles capitonnées princesse jusqu'à nous.

Je lui explique le topo.

— Pour moi, tranche la Joconde, ce sera une bouteille debeaujolais avec une paille car j'ai peur de fout'du picrate sur mon corsage.

Du Guesclin, quant à elle, sollicite une menthe-limonade.

Les consommateurs enhardis font cercle autour de nous. Il y a de l'effervescence à bord. Un chauffeur de taxi dit qu'on se croirait dans un technicolor de Cécil Bédemille. Y a rien de plus facile à épater que les hommes. Ça commence tôt. Un bébé, vous lui offrez des jouets thermonucléaires ça le laisse froid, mais il est enthousiasmé par une cuillère à café ou par un tire-bouchon. Chez les adultes, c'est encore plus frappant. Ça leur semble naturel qu'on aille vadrouiller dans le cosmos ou que les Amerlocks envoient la photo dédicacée de Rita Hayworth aux Hiroshimiens sous forme de bombe atomique. Par contre, faites-vous des moustaches bidons avec un bouchon brûlé et ils s'attroupent pour vous regarder. La seule invention qui ait véritablement bouleversé le monde, c'est le poil à gratter ! On n'a rien trouvé de mieux depuis et on ne trouvera jamais rien de plus fort. Il y a des bonnes femmes qui se mettent des fortunes visonneuses sur le râble pour se faire regarder alors qu'il leur suffirait de se coiffer d'une casserole afin de décupler le résultat.

Lorsque la société bistrotière s'est gavée de nos tenues anachroniques, elle retourne à ses moutons. Béru s'épanouit dans sa robe. C'est fou ce qu'il peut ressembler à Monna Lisa dans son genre. Comme quoi, la Joconde ça n'est que l'idée qu'on s'en fait. Foutez-lui des moustaches, un peu de vermillon sur le nez et c'est elle qui ressemblera à Bérurier !

— Puisqu'on a un peu de temps à user, murmure le Mastard en terminant son calandos, tu devrais continuer à nous dire l'Histoire, San-A.

J'ergote, mais le Connétable se joint à la Joconde.

— De toute manière, tranche mon ami, puisque tu vas toute nous la raconter, t'as intérêt à pousser les feux. D'aut'part, plus tu m'en diras devant Berthe, plus je le similerai parce que deux mémoires valent mieux qu'une.

Vaincu, je soupire.

— Où en étions-nous ?

Berthy se hâte de faire l'aiguillage.

— Jeanne d'Arc rôtie. Le roi sous le charme de la fille de Cécile Sorel.

— Merci. Donc Charles VII, monarque indécis et plutôt faiblard, finit son règne au petit trot. Quand il va canner, la France sera à peu près sortie de l'ornière. Le Dauphin Louis grimpe sur le trône...

— Il était haut comment, le trône ? interrompt l'élève Béru.

— Pourquoi ?

— Pour savoir. On dit toujours que les rois montent dessus. Est-ce que c'est le trône qui est élevé ou bien est-ce qu'ils s'y tiennent debout ?

— Le siège est sur un praticable. Il faut quelques marches pour y accéder. Un roi doit dominer, moralement et géographiquement !

— Et les reines, s'intéresse B.B., elles avaient droit à une estrade aussi ?

— Légèrement en contrebas de la première, oui, ma tendre amie.

— Un strapontin, quoi, tranche le camarade Monna Lisa. C'est logique : puisque les rois ne vivaient pas en république, ils pouvaient mettre la femme à sa vraie place.

Sa Majesté hoche nostalgiquement la tête. Il se dit que la monarchie avait parfois du bon. Son regard dont on a accentué l'ovale avec un crayon à maquillage se pose sur sa femme.

— Avant que tu poursuivisses, je voudrais te demander un renseignement : Du Guesclin, il avait de la moustache ?

Je réfléchis.

— Non, dis-je, j'ai vu une photo de son masque mortuaire : il n'en portait pas.

Le Gros opine puis murmure à l'adresse de sa bourgeoise :

— Il faudrait que tu te rases, ma poule !

— La Gravosse tripote ses aigrettes, pas contente. Je jugule une algarade possible en enchaînant :

— Le nouveau roi s'appelait Louis XI.

Ça fait bondir la Joconde.

— Le vieux tordu qu'habitait Plessis-Robinson ?

— Plessis-les-Tours, bonhomme ! Mais avant de parler de lui, il faut se débarrasser d'un préjugé qui nous coûte cher...

— Et employer Astra ?

— Il faut penser qu'avant d'être vieux, Louis XI a été jeune...

Ça lui fait hausser les épaules à Béru, cette lapalissade.

— Certaines figures historiques, m'expliqué-je, sont stratifiées sous un seul aspect. Louis XI, on se le représente sous les traits du regretté Charles Dullin, avec des jambes torses, le dos voûté, un nez crochu et un chapeau verdi, décoré de médailles de plomb. Bien sûr, il a été cela, le fils de Charles VII, mais auparavant il a été jeune et bagarreur.

— Il s'intéressait aux femmes ? s'inquiète Du Guesclin.

— Beaucoup, et il eut moult aventures, mais ce n'était pas un sentimental. Dans l'amour il n'aimait que la bagatelle ! Hors du pageot c'était un petit mufle. Son règne a surtout été marqué par sa lutte avec le duc de Bourgogne : Charles le Téméraire. Ils s'en sont joué, des mauvais tours, tous les deux ! Un vrai festival ! Ils se faisaient la guerre et des farces. Le Téméraire, comme son surnom vous l'indique, était à l'opposé de Louis XI. C'était un gars fringant, sot et emporté. Tandis que le roi, lui, avait la ruse du renard et préparait ses coups en loucedé. Au début, Charles le Téméraire a dominé la situation, mais en fin de compte c'est Louis XI qui l'a possédé. Le Téméraire l'a eu dans le baba et a été tué à Nancy.

— Et qu'est-ce qu'il a fait, Louis XI ? demande Bérurier en tapotant ses jupes.

— Il a sucré des provinces au défunt duc de Bourgogne ! La France s'est trouvée encore agrandie. La féodalité était morte et on arrivait à la fin du Moyen Age.

Bérurier commande une seconde boutanche de beaujolais-village afin d'arroser comme il sied ces bonnes nouvelles.

— Pendant le règne de Louis XI, poursuis-je, ça s'est mis à remuer dans le monde. François Villon a pondu ses ballades, n'ayant attendu, semble-t-il pour le faire, que l'invention de l'imprimerie. Ce bon Gutenberg allait lui donner satisfaction.

— Comment t'est-ce qu'on imprimait avant Gutemberg ? s'inquiète le Gros.

— On copiait à la pogne, mon gars.

— Le pauvre gus qui se farcissait le Bottin Paris et départements, tu parles d'un job !

— Sans parler des journaux, renchérit Berthe. Vous imaginez un peu, ceux qui écrivent le Figaro, s'ils devaient faire vite dans la nuit.

— Et les éditions spéciales ! ajoute Béru-la-Joconde. Ils se mettaient des poignets de force, les rédacteurs, pour subvenir ! C'était pas le moment d'avoir des engelures ou la crampe de l'écrivain.

— Je ne vous le fais pas dire, apprécié-je. Aussi vous comprenez que l'invention du père Gutenberg a été d'un intérêt exceptionnel. Grâce à lui l'instruction a pu se développer. Jusqu'alors les livres étaient si coûteux qu'il n'y en avait qu'un par village !

« Mais dans la vie, reprends-je après avoir bu un verre de bière, tout est équilibre. Lorsqu'une bonne chose se produit, une mauvaise l'accompagne. Presque parallèlement à l'imprimerie, on a eu droit à la poudre à canon ! Du coup, les méthodes de guerre ont été bouleversées. »

— Avant la poudre à faire éternuer les bulletins de naissance, on se chicornait comment ? demande Béru.

— Avec des arcs et des lances.

— Oh ! dis : les premiers ploucs qui se sont fait défourailler dessus, ils ont dû avoir bonne bouille avec leur Euréka à fléchettes et leurs z'hallebardes de Suisse ! Y a eu de la stupeur dans les rangs et un doigt de panique, non ?

— On s'en doute ! Vous pensez bien qu'après ce truc-là, les cuirasses et les châteaux forts ne rimaient plus à grand-chose !

— Evidemment, fait le Gros. Un coup d'arquebuse dans les miches, même que t'as une armure, ça te gêne pour faire du bourrin. T'as raison de dire que ça remuait, du temps de Louis XI.

— Et ce n'est pas tout. Outre les inventions, il y a eu les découvertes. Comme les navigateurs venaient de toucher la boussole, ils ont pris l'âme vadrouilleuse, c'était fatal. Le plus célèbre d'entre eux se nommait Christophe Colomb.

— Je te vois venir, assure Béru, futé.

— Avant lui, les gars s'imaginaient que la terre était plate et qu'il y avait un gouffre tout autour. Colomb, lui, se gaffait qu'elle était ronde et il a parié sa culotte qu'en filant plein ouest depuis les côtes espagnoles il finirait par arriver dans l'Inde !

— Et il l'a eu dans le dos ?

— L'Inde ? Oui, puisqu'elle se trouve à l'est. Mais c'est l'Amérique qu'il a trouvée.

— C'est comme aux Galeries Lafayette, estime madame le Connétable : vous entrez pour y acheter un slip et vous ressortez avec un chapeau.

— Votre exemple est savoureux, applaudis-je. Sur le moment, Colomb a cru qu'il venait de toucher l'Inde.

— Ben, mon Colomb, quel œuf ! gouaille Béru, bien persuadé que s'il s'était trouvé à la place de l'illustre navigateur il n'aurait jamais commis pareille méprise.

— Voilà pourquoi les Peaux-Rouges furent appelés Indiens.

— Ah bon, approuve le Gros, je me disais aussi... Tout de même, en apercevant les Ricains, le Christophe il aurait pu s'aviser qu'il y avait rien de commun avec les fakirs ! Bon marin, mais pas malin il était !

Berthe émet une question bouleversante :

— On dit qu'il a découvert l'Amérique, mais y avait pas à la découvrir puisque du monde l'habitait.

— Berthe a raison, approuve énergiquement le Jocond, vu depuis l'aut'côté de l'Atlantide, c'était aussi bien l'Europe qu'était à découvrir. En somme, si je comprendrais bien, c'est de sa faute à Christophe si on a le Coca-Cola, le chwingue-gomme et le cornet de béef ?

— Il en porte indirectement la responsabilité, oui, mon fils.

Moue éloquente de sa Seigneurie qui laisse tomber du bout des lèvres :

— Et à part l'Amérique, quoi t'est-ce qu'il a trouvé d'autre, ton Colombey-les-deux-hindous ?— Il a découvert la manière de faire tenir un œuf debout sur une assiette, Béru, et ça, crois-moi, c'était plus difficile à trouver que l'Amérique.

Lecture :

L'EXPLOIT D'ALAIN BOMBÉRUBARD (DIT LE RAMEUR SOLITAIRE), ET CE QUI S'ENSUIVIT.

Bombérubard consulta le ciel et fit la grimace. Ordinairement, ce sont les cieux menaçants qui inquiètent un navigateur. En l'occurrence, les nues étaient d'une pureté affolante. Pas une goutte d'eau depuis tantôt une semaine ! Le malheureux avait la gorge pareille à une brique chauffée. Lorsqu'il voulait décoller sa langue de son palais, il devait aider du doigt à la délicate opération. Par moments il cessait de ramer pour plonger dans la mer perfide ses pauvres mains en compote, dans lesquelles il ne pouvait plus cracher, étant à court de salive.

Alain Bombérubard hocha la tête. Il ne pleuvrait pas de longtemps. Ses yeux hallucinés erraient sur la crête des vagues. Depuis combien de temps ramait-il de la sorte sur la mer Atlantique ? Des semaines ? Des mois peut-être ? La notion de durée disparaissait de son entendement. Il lui semblait qu'il avait fait naufrage dès les premiers jours de sa pauvre vie et que depuis lors, seul dans sa barque, il tirait inlassablement sur les rames afin d’aller il ne savait où. Comme il déplorait que la boussole ne fût point encore répandue ! De plus, il n’avait jamais été fichu de reconnaître l’étoile polaire dans les nues ruisselantes d'étoiles. Mille fois, ses compagnons de bord avaient cherché à l'initier. Mais Bombérubard avait un gros caillou à la place du cerveau. On avait beau lui désigner la mâtine, bien blottie au sein de sa constellation, dès qu'il la perdait de vue il n'était plus fichu de la retrouver.

Il ramait, ignorant s'il allait vers l'Est ou l'Ouest, le Nord ou le Sud, ou bien s'il tournait en rond. Vilain naufrage ! Et comme il regrettait de n'avoir pas coulé avec ses compagnons ! Eux, au moins, se trouvaient dans le paradis de Messire bon Dieu à l'heure présente. Ils avaient les pieds au sec et du vin plein les pichets, les salopards ! Tandis que ce brave Bombérubard, lui, s'escrimait sur les pelles de bois en poussant à chaque effort un gémissement de femelle en gésine.

Au moment où « La Garde de Dieu » (tu parles !) son bateau, avait heurté un vilain récif au large des côtes de Camaret, Alain Bombérubard était occupé à colmater lesfissures du canot de sauvetage avec l'étoupe enduite de poix. Le pauvre navire s'était ouvert comme les portes de l'église de Camaret un dimanche de procession et il avait coulé à pic. Bombérubard n'avait eu que le temps de trancher les cordages maintenant le canot à bord. En quelques minutes, il s'était retrouvé seul dans sa coquille de noix sur une mer mécontente. Grâce à une ligne qui se trouvait dans la barque, il avait pu pêcher assez de poissons pour se sustenter, et grâce à de nombreuses averses, il était parvenu à s'hydrater. Malheureusement, depuis une huitaine de jours, le ciel avait cessé de lui dispenser ces chiches présents. Bombérubard survivait en absorbant une espèce de mousse marine qui dansait à la surface des eaux sur de larges étendues. Ça ne valait pas un bon filet de sole ou une entrecôte marchand-de-vin, mais ces pâturages marins lui garnissaient néanmoins l'estomac.

Il avait les mains en sang à force de tirer sur les rames et son dos le faisait cruellement souffrir. Le malheureux poussa tout à coup un juron et lâcha son matériel de propulsion. Il venait d'atteindre les limites de l'énergie et de l'espoir. Il avait suffisamment lutté. Maintenant il allait se confier à la volonté divine et, comme on dit en Ecosse : laisser pisser le shetland (18).
(18) Mot hongrois signifiant « Beau ».
La vague écumante saisit la barque, la malmena avant de la confier à une autre vague qui la refila d'autorité à une troisième. Bombérubard ferma les yeux, se laissa glisser dans le fond de l'embarcation, et espéra très fort que la mort viendrait vite le délivrer et que ce serait facile.

Pendant plusieurs heures, prostré, inconscient, il se laissa chahuter par les éléments, il lui semblait qu'il était chez lui, à Camaret, auprès de sa femme. Il l'avait laissée sans un sou, et, dans ses périodes de lucidité, Alain Bombérubard se demandait comment elle allait faire pour en gagner. Ah ! Camaret ! Il revoyait le doux pays natal ; avec son maire qui justement venait d'acheter un âne spécialisé dans les travaux publics. Il revoyait son humble logis et surtout le lit aux rideaux de serge rouge... L'hallucination aidant, il s'y croyait dans ce lit bien chaud, au flanc de son épouse dont il meurtrissait la cuisse certains soirs qu'il avait un peu trop forcé sur le calva.

Bombérubard ouvrit ses yeux brûlés par la fatigue, par le sel et par l'éblouissement de l'eau. Ce qu'il vit le frappa d'incrédulité. Au-dessus de sa tête, quelque chose se balançait, et ce quelque chose n'était autre qu'une branche de palmier. La présence d'un végétal de cette nature en plein Atlantique le sidéra. Au fond du canot il se mit à envisager la situation et à faire mille hypothèses dont en fin de compte la plus valable était qu'il ne se trouvait plus sur la mer. Bombérubard se dressa et un hymne de grâces monta à ses lèvres.

— Merci, Dieu tout-puissant et miséricordieux ! lança-t-il, car il avait des usages.

Il aurait aimé le dire en latin pour que le message parvienne plus vite à son destinataire, mais dans son état d'épuisement, c'était déjà un miracle qu'il sût encore le français.

Le canot venait de s'échouer sur une plage de sable doré frangée de cocotiers. Ce paysage n'était pas breton pour un sol et Bombérubard pensa que son embarcation avait dérivé jusqu'aux côtes d'Espagne. Il mit pied à sable et, pour la première fois depuis fort longtemps, il marcha.

Soudain, comme il commençait à chasser l'ankylose de ses membres, une horde d'hommes à la peau cuivrée et aux cheveux noirs arriva en courant. Ils avaient de la peinture sur le visage et sur la poitrine et leurs yeux flamboyaient.

Bombérubard prit peur, mais lorsqu'il vit les arrivants stopper à quelques mètres de lui, il reprit quelque peu confiance. « Ce ne sont point des Espagnols », songea le naufragé. Ni leur morphologie, ni leur accoutrement n'étaient ibériques. A vrai dire, le rameur solitaire n'avait jamais rencontré d'individus aussi surprenants. Il leur sourit, mais les indigènes demeurèrent impassibles et l'un d'eux qui était plus peint et plus vieux que les autres lui adressa la parole dans un dialecte que Bombérubard ignorait.

« Je suis descendu plus bas que l'Espagne », se dit-il, « et c'est sur les côtes africaines que j'ai abordé. »

Il crut que l'homme rouge lui demandait s'il s'appelait « Hugues » car cette syllabe revenait à tout bout de champ dans la conversation. Le naufragé voulut rétablir la vérité et tenta de s'expliquer. Las, la chose fut impossible car ces sauvages ne comprenaient ni le français, ni l'anglais (en tout cas pas celui que parlait Bombérubard et que lui avait enseigné un vieux marin d'outre-Manche, le capitaine Berlitz). Pourtant, à force de gestes, il parvint à leur demander le nom de leur peuplade.

— Amerloque ! Amerloque ! expliqua l'homme déguisé en colonne Morris.

Puis il lança un ordre à ses hommes et ces messieurs se jetèrent sur Bombérubard, l'entraînèrent jusqu'à un poteau planté dans le sable où ils l'attachèrent solidement.

La cérémonie qui suivit tenait du cauchemar. Soudé à son poteau, le pauvre enfant de Camaret regardait les hommes de couleur danser une ronde effarante qui lui flanquait le tournis. Après des heures de liesse frénétique, le chef leva la main et prononça quelques mots dans son dialecte guttural. La danse cessa ; un spécialiste s'avança en brandissant une lame effilée.

Bombérubard réalisa que sa dernière heure était venue. Sans doute l'homme à la peau rouge allait-il l'égorger ? Il se crispa et la température de son sang tomba à moins zéro. Contre toute attente, ce ne fut pas sur sa glotte que l'homme appliqua la lame, mais sur son front.

— Cadoricin ! Cadoricin ! hurlèrent les guerriers assemblés.

La lame mordit dans le cuir chevelu et commença d'exécuter un arc de cercle.

— Vous allez me décoiffer ! protesta Bombérubard qui se montrait coquet parfois.

Le barbare resta impavide et continua sa besogne. Du sang ruisselait sur le visage du rameur solitaire. Le plancton qu'il avait mangé le matin lui restait sur l'estomac.

Il éleva son âme pure jusqu'à la Très-Sainte-Vierge-Marie.

— Puisque vous m'avez sorti de l'auberge une fois, Madame Marie, tirez-m'en une seconde, implora-t-il, pour l'amour de votre Fils.

Et la Sainte Vierge qui a ses têtes entendit ce nouvel appel. Des hurlements retentirent dans les rangs des hommes à peau rouge. Ils se bousculaient en désignant le large où trois magnifiques vaisseaux venaient d'apparaître !

Bombérubard vit que ces bâtiments battaient pavillon espagnol. Il en fut remué jusqu'au bout de l'âme. Madame la Vierge l'avait entendu et, pour le sauver, lui adressait des bateaux appartenant à Isabelle la Catholique, ce qui était tout indiqué !

Les choses furent vite réglées. Mis en fuite par les hommes blancs sortis du ventre des vaisseaux, les indigènes s'enfuirent dans la brousse après avoir abandonné quelques morts sur le sable.

Des marins s'approchèrent du prisonnier et le délièrent en criant à tue-tête (et en espagnol, ce qui était leur droit le plus strict) :

— Capitaine ! Capitaine ! Il y avait déjà un Blanc !

Un homme s'approcha, superbe dans des atours de satin. Il avait un regard de braise et faisait beaucoup de gestes en parlant.

Il s'adressa au prisonnier (ou plutôt à l'ex-prisonnierpuisque aussi bien Bombérubard n'avait plus ses entraves) et lui parla en italien, puis en espagnol et enfin en français.

— Qui êtes-vous ? demanda le rameur solitaire.

— Mon nom est Colombo Christofo, le renseigna le capitaine. Je suis italiano, ma que zé travaille pour il compto dé sa Mazesté Isabella la Catholica ! Jé souis chargé dé prouver que la terre est ronde et voilà qui est fait !

— Comment ça ? ne put s'empêcher de s'étonner Bombérubard.

Le capitaine Colomb était du genre bavard.

— Jé souis parti à l'Ouest per aller en Indes, expliqua-t-il complaisamment, et m'y voici !

— Et l'Amérique, c'est du poulet ? questionna Bombérubard de façon fort abrupte.

Il démontra à ce naïf et sommaire Christophe Colomb que ni la flore ni les indigènes du pays qu'il venait de découvrir ne correspondaient à ceux des Indes. Ici les hommes étaient rouges et se prétendaient amerloques.

Colombo haussa les épaules.

— Mettons que j'aie découvert l'Amérique et n'en parlons plus, fit-il, conciliant.

— Je regrette, dit le rameur solitaire, mais ça n'est pas vous qui avez découvert l'Amérique, Messire Colombo.

— Et qui c'est, alors, Madre de Dios ! tonna le capitaine qui n'aimait pas les contradicteurs.

— Mais c'est moi ! assura Bombérubard. Moi tout seul. Venu des côtes bretonnes dans une simple barque à rames. Quand on vient de réussir un exploit pareil, on tient à en avoir le bénéfice moral, c'est logique, non ?

Colomb serra les dents.

— C'est à voir, fit-il, se retranchant dans un laconisme prudent.

— C'est tout vu, coupa le naufragé. La performance sera homologuée dès notre retour en Europe par la F.E.D.

— Vous y retournez à la rame en Europe ? s'étonna Colomb avec une fausse innocence qui laissa Bombérubard anéanti.

— Pourquoi ? bredouilla le malheureux.

— Mais, sourit Christophe, vous ne prenez pas ma flotte pour les long-courriers de la Compagnie Paquet, je suppose ! Puisque c'est vous qui venez de découvrir l'Amérique, allez donc annoncer la bonne nouvelle au duc de Bretagne, mais allez-y par vos propres moyens !

Bombérubard baissa la tête. Son honneur national était en cause, mais il était trop épuisé pour ne pas se soumettre. Il y a des moments, dans la vie, où il faut mettre les pouces. Et puis ces hommes à peau rouge qui vous enlevaient le cuir chevelu comme un simple chapeau ne lui paraissaient pas fréquentables. Isabelle la Catholique se préparait bien du plaisir avec ces gars-là !

— Seigneur Colombo, soupira-t-il, vous avez raison, c'est bel et bien vous qui venez de découvrir l'Amérique.

Christophe partit d'un grand rire et donna une bourrade affectueuse à son interlocuteur. Dans le mouvement, Bombérubard fut décoiffé, en ce sens que sa chevelure chut au pied de l'illustre Colomb.

— Restez couvert, l'ami, dit-il, magnanime, au mangeur de plancton.

Puis, baissant le ton, il ajouta :

— Et ne me cassez plus les claouis (19).

(19) Mot hongrois signifiant « Enfants ».
avec votre Amérique. J'ai dit que j'allais trouver les Indes, je ne m'en dédis pas. Officiellement, ce sont les Indes que j'ai découvertes, vous avez bien compris, l'ami !

— J'ai compris, s'empressa d'affirmer le brave Bombérubard.

— A la bonne heure ! fit Colomb. D'accord, ajouta-t-il, je me suis trompé : la terre n'est pas ronde. Mais d'ici que les hommes en aient la preuve, j'aurai ma statue dans tous les ports !

(Confidences très secrètes de Messire Alain Bombérubard, marchand de morue à Camaret. Faites sur son lit de mort)