DAGOBERT — CHARLES MARTEL PÉPIN LE BREF — CHARLEMAGNE
— Et après Clovis ? demande-t-il.
Pas d'erreur : l'Histoire le passionne pour de bon.
— Après Clovis, Gros, il y a eu du suif dans le royaume. Clovis avait quatre fils. Des gars pas intéressants du tout, style blousons dorés. Ces garnements se sont tous plus ou moins entre-tués sur les bords. En tout cas le royaume a été démembré vite fait. D'ailleurs, d'une manière générale, chaque fois qu'un caïd de l'Histoire a réussi l'unification du pays, il a eu comme descendants des lavedus qui ont coulé la baraque. Après eux, tout était à recommencer. C'est à se demander comment la France est encore debout sur ses pattes, la pauvre bête.
Bérurier se mouche bruyamment, admire son mouchoir et déclare doctement en le repliant :
— Tous les fils à papa, c'est pareil ! Ils arrivent au monde avec un bol gros commak et ils se croient sortis de la cuisse de Gulliver. Moi, j'aurais été roi de France, mes mômes, c'est pas par des percepteurs que je les aurais instruits, ah ça, non ! Je les flanquais à la communale, recta ! Et je donnais le mot aux instituteurs pour qu'ils leur savatassent les noix ! Pas de carrosse, pas d'argent de poche : un vélo pour leurs étrennes et encore : d'occasion !
Il regarde sa montre-bracelet en nickel poinçonné.
— C'est l'heure de la croque, remarque-t-il, car rien ne lui échappe. Tu vas venir casser une graine à la maison.
Je commence par refuser, mais, devant l'insistance de mon valeureux camarade, je finis par céder et nous voilà partis chez lui.
Dans la voiture, Béru ne me laisse aucun repos.
— Bon, nous avons donc dit que les mouflets à Clovis étaient des tocassons. Moi, les tocassons je ne veux pas m'y attarder. C'est à cause de pourquoi j'aimerais que tu poursuivisses par les mecs intéressants. La première belle bouille après Cloclo, c'était qui ?
— Dagobert ! fais-je.
Il barrit.
— Celui qui prenait sa braguette pour sa poche-revolver ?
— Celui-là même, Béru. Ce fut le seul descendant de Clovis qui eut un règne pacifique et glorieux. Il refit le grand royaume et le gouverna sagement avec l'aide de son premier ministre.
— Qui c'était, en ce temps-là ? Guy Mollet ?
— Non, Gros : saint Eloi !
Il se donne une claque sur les jambons.
— Tu parles, je me rappelais plus la chanson.
Je crois qu'il fait allusion à la ronde enfantine bien connue, mais il me détrompe en entonnant d'une superbe voix de basse galvanisée :
« Et quand saint Eloi forgeait, son fils Ocului soufflait. »
— Ce qu'il y a de sympa chez Dagobert, c'est qu'il ait pris un orfèvre comme Premier ministre. Ça prouve qu'il était pas fiérot.
Il se racle la gorge.
— Ce Dagobert, il était aussi chouette à la ville qu'au trône ?
— C'était un sacré paillard, le renseigné-je. Comme il n'avait pas de lardon avec Gomatrude, sa première femme, il l'a répudiée pour épouser une bergère moins stérile. Seulement, avec la seconde ça n'a pas mieux gazé.
— C'est pas lui, par hasard, qui était diminué du calcif ? suggère l'Honorable.
— Non. Il s'est mis à draguer pour dénicher des pucelles en état de marche. Et il a fini par en trouver une à Senlis. La légende affirme qu'il s'est enfermé avec elle trois jours et trois nuits !
Bérurier est enthousiasmé.
— Oh ! pardon, le grand service alors ! Avec rince-doigts et couvert à poissons !
Il me cligne de l'œil dans le rétroviseur.
— Senlis, moi aussi j'y ai passé des véquendes avec des souris, mais trois jours et trois noyes dans la même marmite, c'est de la performance où je me suis jamais hasardé. Les vingt-quatre plombes du Mans ou le Bol d'or sont enfoncés ! Et ça a boumé du côté Prénatal ?
— Magnifiquement, puisque la môme en question l'a rendu père !
— Elle pouvait faire ça pour lui, plaisante le Mastard, lui l'avait bien rendue mère !
— A partir de ce moment, ça l'a déclenché, notre ami Dagobert. Question bagatelle, il est passé pro et il a eu jusqu'à quatre concubines à la fois !
— Chapeau ! admire Béru. Faut avoir de l'estom'avec tous les accessoires.
Nous roulons un instant en silence et il ajoute :
— S'il passait son temps à se déloquer pour faire reluire ces dames, y a rien d'étonnant qu'il ait mis un jour son bénard à l'envers ! Et après Dagobert ?
Nous sommes stoppés à un feu rouge. Près de moi, une
ravissante môme au volant d'une Bozon-Verduraz décapotable me fait des sourires. Je lui virgule mon œillade assassine numéro 18 bis, celle que j'emploie dans les encombrements de voitures et les concerts symphoniques.
— Après Dagobert, enchaîné-je...
Mais le regard de la gosse est irrésistible. Je me penche hors de la portière.
— Mande pardon, mademoiselle, puis-je vous demander ce que vous faites lorsque vous êtes descendue de votre véhicule à essence ?
— J'attends le moment d'y remonter, répond-elle à brûle-pourpoint.
— Commence pas ton cinoche, supplie Béru, faut toujours que tu montes en gringue avec les frangines. T'as un vrai chalumeau oxhydrique dans le kangourou, San-A, c'est pas tenable ! Dis-moi plutôt ce qu'il est advenu après le roi Dagobert !
Je cherche, je ne trouve pas... Au feu rouge suivant, la môme est toujours à ma hauteur.
— Je connais un feu qui reste à l'orange dans un quartier tranquille, lui lancé-je, pourquoi n'irions-nous pas le visiter un de ces quatre soirs ?
Ça marche. Cette friponne doit avoir les paupières en tricot Rasurel, car elle n'a pas froid aux châsses.
— Pourquoi pas ?
— Où est-ce que je vous retrouve ?
— A la Brasserie Martel, rue du Grand Charles ! A cinq heures cet après-midi, ça vous va ?
— O.K. ! Vous me reconnaîtrez facilement : j'aurai le sourire de Rudolf Valentino au coin des lèvres.
Un sifflet d'agent met fin à notre flirt. Je reviens à Béru. Grâce à cette môme, je me rappelle maintenant la figure intéressante qui s'annonce dans l'ordre chronologique de l'Histoire.
— Je ne crois pas me gourer, mais après Dagobert il y a eu ces fleurs de naves de rois fainéants, puis enfin Charles Martel.
— Les rois fainéants ! s'étonne le Gros, intrigué ; qué zaco ?
— Des rois dont on ne trouve le blaze que dans les bouquins vachement documentés. Ils ont à nouveau torpillé le royaume, fatalement : ils passaient leur vie dans des chariots traînés par des bœufs !
— Oh ! dis donc ! le mur du son, ça les empêchait pas
— de ronfler ! C'est ça qu'on appelle suivre le bœuf !
— Seulement le bœuf les a conduits tout doucement à la faillite.
« Ces rois laissaient flotter les rubans, tu comprends ? Alors, naturlich, les larbins se goinfraient. Le royaume était administré par les maires du palais. »
— Mettre la France en gérance libre, faut être drôlement
— cossard en effet, convient Béru. Il était maire, Charles Martel ?
— Oui, mais lui, c'était quelqu'un de pas mal dans son genre.
— Qu'est-ce qu'il a fait ?
— Il a arrêté les Arabes à Poitiers...
— Tandis que notre Charles à nous, il les a arrêtés à Evian... T'as raison : l'Histoire, c'est un perpétuel recommencement !
Nous parvenons dans la rue de Bérurier. Il ne me laisse même pas le temps de remiser ma voiture.
— Et après Martel ?
— Pépin le Bref, dis-je, préoccupé par ma manœuvre, car je n'ai pas trois centimètres de battement pour loger mon carrosse entre une camionnette et un triporteur.
— Il était marchand de parapluies, ce gus-là ?
— C'était le fils de Martel.
— Il a ratatiné le royaume, alors ?
— Pas du tout.
— Pourtant tu me causais que les fils de cracks c'étaient des lavasses ?
Je descends de calèche avant de répondre. J'ai la gorge plus sèche qu'une vieille fille perdue en plein Sahara. A force de me faire parler, il me déshydrate, Béru.
— Nous arrivons à une période d'exception, Bonhomme-la-lune. Pépin était le fils de Charles Martel et le père de Charlemagne. Trois belles figures de musée ! La France a touché le tiercé dans l'ordre à cette époque...
— Revenons à ton Pébroque, décide le Mahousse qui n'a que faire de mes considérations et qui demande du précis. Qu'est-ce qu'il a maquillé, cézigue, dans l'Histoire, à part porter un nom qu'on dirait une enseigne de chez Burberry ?
— Comme son papa Charlie, il n'était que maire du palais, Mais lui en a eu classe de servir la soupe aux rois fainéants. Il a forcé le dernier Mérovingien à partir à la pêche et il a fondé sa propre dynastie.
— Il a eu raison, affirme le Mastard. J'eusse été à sa place j'en faisais autant. Faut toujours se mettre à son compte quand on peut. Et à part ça ?
— Il a fondé les Etats de l'Eglise.
— De quoi je me mêle ! Comme si les papes avaient besoin d'un roi de France pour gagner de l’artiche : avec des quêtes et le dernier du culte ils se défendent déjà pas mal ! Et du côté slip Eminence, comment qu'il se comportait, le Tom-Pouce ?
— Tout ce que je peux te dire, c'est qu'il a épousé Berthe au grand pied.
— En grandes pompes, ajoute Bérurier qui ne dédaigne pas la plaisanterie.
Nous grimpons l'escalier du Gros. Son rire sonore dérange les araignées en train de tisser contre le mur.
— Elle avait des bateaux-lavoirs en guise de mocassins, cette souris ?
— Elle en avait au moins un, car ça s'écrit au singulier.
— Ça doit être commode pour faire du patinage artistique. Tout de même, tu parles d'un couple : un bonhomme qui s'appelle Parapluie et une dame qu'avait un pinceau comme une enseigne de bottier, ça devait valoir le jeton pour un mateur qui aime les sensations délicates !
Béru donne un énergique coup de sonnette sur l'air de « Tagada gada veux-tu souffler dans ma trompette ». Sa Baleine vient ouvrir. Ce matin, B.B. (Berthe Bérurier) c'est un spectacle à ne pas manquer. Il est réservé toutefois aux adultes, car si un jouvenceau s'amenait chez le Gravos, la vue de cette ogresse le dégoûterait du beau sexe pour le restant de ses jours et le petit malheureux se consacrerait à la jaquette flottante.
Elle porte une robe imprimée représentant des nénuphars sur un fond lie-de-vin. Cette réussite de la couture française ménage une vue étourdissante sur la poitrine de la dame. J'admire la résistance de son tombereau à bretelles. Je ne sais pas s'il était prévu pour une charge utile de cinquante kilos, l'outil de la maison Scandale, mais il fait son devoir, vaille que vaille, je vous jure.
La Gravosse a les bajoues à étages. C'est au troisième au-dessus de l'entrecôte que démarrent les poils de sa barbouze. Elle a le menton comme un cactus dans la force de l'âge, Berthy ! Et ses lèvres ressemblent à deux limaces en plein flirt. Il y a de la graisse par-dessus son rouge baiser. Ses pommettes enflammées n'ont pas besoin de fond de teint. Elle est coiffée à la Sheila, ce qui pour une dame de son âge et de son embonpoint frise l'indécence. Vous mordez un peu le topo ? Une évadée de la foire du trône. Et ça minaude, ça, Madame ! Ça se prend pour l'autre B.B. !
— Commissaire ! Quelle bonne surprise !
— Je l'ai invité à croquer, explique Béru. On est en pleine discussion et on ne pouvait pas se permettre de mouler la converse. T'as de quoi becqueter, au moins ?
Berthe explique qu'elle a des tripes à la mode de Caen, un gigot aux haricots rouges et un reste de choucroute. Béru prévient que ça ne suffira peut-être pas, mais je le persuade du contraire et nous voici bientôt réunis autour de la table béruréenne.
— Tu sais comment qu'elle s'appelait, la bourgeoise à Pépin le Bref ? demande-t-il à brûle-pourpoint à sa moitié (7).
— Pépin le Bref, c'était le fils à Guillaume Tell, dit-il. Sa mère c'était une Dupalais...
Il fronce le sourcil et se tourne vers moi.
— S'il y a gourance, arrête-moi, dit-il, mais je crois bien que c'est ça, hein ? Guillaume Tell, le zig qui s'est payé les ratons à Poitiers, et la mère Dupalais, son épouse, ont eu pour garnement le petit Pépin, et le Pépin a marida une dénommée Berthe !
— Parfait, Gros, pouffé-je, tu as une mémoire à ton échelle : elle est éléphantesque.
Mme Béru minaude.
— Elle s'appelait Berthe ! Voyez-vous, comme moi !
— Vanne pas, la stoppe Béru, son surblaze c'était au Grand Pied ! Paraît qu'elle avait un sabot de Noël format canoë, c'te pauvre reine !
Du coup ça la plonge dans le marasme, notre Berthe à nous, c'est-à-dire notre Berthe aux grands pieds.
Béru fait basculer dans son assiette une brouettée de choucroute garnie, puis, s'adressant de nouveau à sa légitime, il lui gazouille :
— Ces bonshommes et ces bonnes femmes de l'Histoire de France, tu peux pas savoir comment qu'ils étaient salingues dans leur genre. Tu vas me dire que les distractions manquaient : pas de bagnole, pas de téloche, pas de ciné ; bon je veux bien, mais tout de même, c'étaient des supermans de la bagatelle ! Tiens, le roi Dagobert : trois jours et trois nuits avec une sauterelle dans un hôtel de passe de Senlis ; vrai ou faux, San-A ?
— Tout ce qu'il y a d'exact, renchéris-je.
Voilà la Gravosse qui se met à roucouler comme un élevage de tourterelles. Elle dit, avec des yeux luisant d'un louche appétit, que c'est pas raisonnable.
— Trois jours et trois nuits, ajoute-t-elle d'un ton rêveur... Ah ! il y avait des hommes en ce temps-là !
Béru ouvre son usine à distiller des couenneries, une francfort normalement constituée est prête à se poser sur son toboggan à boustifaille ; mais le Mahousse suspend son geste d'enfourneur pour questionner :
— Cette Berthe, qu'est-ce qu'elle a fait ?
— Une chose considérable, que jamais personne n'a réussie depuis, réponds-je ; elle a fait Charlemagne.
— L'Empereur à la barbe fleurie ! récite Berthe qui a de la culture à rendre jaloux un Beauceron.
— Justement non, douce amie. La vérité historique m'oblige à dire que Charlemagne ne ressemblait pas du tout au portrait poétique qu'on nous fait de lui. C'était un Teuton grand et gros avec une tête ronde enfoncée dans les épaules. Il ne portait pas de barbe mais une simple moustache à la Brassens.
— Tu me croiras si tu voudras, murmure Bérurier, mais je le préfère commak. J'ai jamais pu piffer les barbouzards. Mais dis voir, pourquoi qu'on l'appelait Magne, ce Charles-là ? Il était apparenté à la famille d'Antonin Magne ?
— Pas à ma connaissance. Magne signifiait grand !
— D'où l'expression « faire ses magnes « ?
— Voilà !
— Et comme turf, qu'est-ce qu'il a maquillé, ton moustachu ?
— Que font les monarques soucieux de s'assurer une bonne place dans les manuels, Gros ?
— La guerre ?
— Ben voyons !
— Et contre qui qu'il l'a faite, la guerre, ton Charlot-les-belles-baffies ?
— Contre qui un Français fait-il la guerre ? Contre l'Allemagne, contre l'Italie et contre les Arabes !
— Encore les ratons ! soupire Béru, moi que je croyais que le problème datait de 1954 ! Et un Charles, comme toujours !
Il brandit un pouce en spatule et énumère :
— Charles Guillaume Tell, Charles Antonin Magne, et Charles...
— Pas de politique ! tranche Berthe.
Elle découpe le gigot avec une maestria stupéfiante. On se croirait dans une émission T. V. en direct de l'hôpital Beaujon ! On aimerait être mouton pour avoir ses guitares débitées en tranches par B.B.
— Et à part des guerres, est-ce qu'il faisait aussi l'amour, Charlemagne ? s'inquiète-t-elle en tirant une langue des plus comestibles.
— Une splendeur ! la rassuré-je. Il a eu cinq femmes légitimes !
— Le voyou ! minaude Berthe.
S'appliquant à Charlemagne, l'expression ne laisse pas que de paraître irrévérencieuse.
— Il a répudié les deux premières et enterré les trois autres, révélé-je au couple d'ogres.
Ça laisse Bérurier rêveur.
— Cinq bonnes femmes, ça doit te meubler une existence, apprécie le Mastard. Il passait son temps à la mairie, Charly ! Oh ! dis donc, la fleur d'oranger, il se la faisait livrer comme du fourrage, par pleines charretées !
Puis, réfléchissant, il murmure :
— J'ai idée qu'en ce temps-là les frangines étaient moins résistantes que de nos jours. Charlemagne, il aurait épousé en premières noces une bourgeoise comme ma Berthe, il pouvait se l'arrondir pour les quatre z'autres mariages ! Berthe, faut le reconnaître — et c'est pas parce qu'elle est présente que je le dis — c'est de la personne qui te fait de l'usage. J'aurais pas ma santé et des copains, c'est elle qui se passerait cinq julots sur l'établi, fais confiance !
B.B. en violit de confusion.
— Ecoutez-le, roucoule-t-elle, il va finir par tout vous dire.
Et son genou de frôler le mien pour confirmer les affirmations de son conjoint. Je décide de ramener dare-dare la conversation sur les durs chemins du savoir.
— Charlemagne n'a pas fait que des guerres et des mariages, enchaîné-je. Il a également fait des lois et fondé des écoles. Entre deux guerres, il les visitait lui-même, ces écoles !
— Pas fiérot, l'empereur, ricane Béru. Il jouait à m'sieur l'inspecteur. Ça note qu'il avait des capacités. Je sais que moi je débarquerais dans la classe du certificat pour demander aux mômes comment on met chacal au pluriel, je serais en pleine panique au moment de la réponse, rapport à l'instituteur qui, lui la connaîtrait peut-être...
Berthe se file en renaud contre son gorille.
— Laisse causer le commissaire, ordonne-t-elle. Tu ne fais que de l'interrompre.
Elle se tourne vers moi et me demande :
— Charlemagne, Roland c'était bien son neveu, n'est-ce pas ?
Béru ressort de sa bouche la demi-livre de mouton cuit qu'il vient d'y introduire pour libérer son admiration maritale.
— Tu te rends compte si elle est calée, ma Berthe ! exulte le Gros. On l'aurait poussée dans les études qu'en ce moment elle serait peut-être institutrice !
— Votre érudition m'impressionne considérablement, fais-je à la femme savante.
Ce compliment me vaut un délicat coup de genou.
Quand on s'amène chez les Béru avec, sur les épaules, une physionomie de Don Juan, il vaut mieux se munir de l'équipement complet de hoqueteur sur glace : le rembourrage des genoux est indispensable.
— Ma chère Berthe, là encore il convient de se méfier de la légende. Roland n'était pas le neveu de Charlemagne, et ce ne sont pas les Arabes mais les montagnards basques qui l'ont mis à mort.
— C'est quoi, la légende ? tranche Béru en engloutissant ses flageolets.
— Roland, neveu du Grand Empereur, formait l'arrière-garde de l'armée à son retour d'Espagne. Il s'engagea avec ses troupes dans le défilé de Roncevaux...
Béru m'interrompt.
— Dis voir, c'était pas la bataille de Marengo ?
— Absolument pas, pourquoi ?
— Roncevaux-Marengo, ça me rappelait vaguement quèque chose, excuse-moi. Alors, le voilà dans le défilé, tu disais ?
— Un traître nommé Ganelon montra aux Arabes le chemin suivi par Roland et les Maures s'y ruèrent.
— Ça a dû chicorner ferme. Il était dans les paras, Roland ?
— Non, mais tu parles d'un rififi, mon neveu, comme dirait Charlemagne. Roland a dégainé son épée qui s'appelait Durandal !
— Mince ! Comme notre voisin du dessus, celui qui est sourdingue !
— A propos, coupe Berthe, il va venir boire le café.
Le Mahousse se renfrogne.
— En quel honneur ?
— Il m'a porté mon filet à provisions depuis chez le crémier, allègue B.B. C'était la moindre des choses. Mais revenons à Roncevaux !
Je bois un verre de juliénas et je poursuis :
— Roland a donc buté des centaines d'Arbis avec sa valeureuse rapière. Mais il a cédé sous le nombre. Percé de coups, il a pigé qu'il allait becqueter son bulletin de naissance, alors il a voulu briser son épée en la frappant contre un rocher — on avait du savoir-mourir en ce temps-là — mais c'est le rocher qui s'est fendu !
— Ma douleur ! s'exclame le Gros. Elle sortait pas du Bazar de l'Hôtel de ville rayon quincaillerie, sa pelle à gâteau ! J'ai idée que la légende, elle nous prend pour des gougnafiers ! Je veux bien que Roncevaux c'est pas tellement loin de Lourdes, et que là-bas on a le miracle sur l'évier, mais il pousse un peu le client dans les orties, le légendeur ! Ou alors c'était pas une épée, mais un pic pneumatique qu'il maniait, Roland. T'es sûr qu'il faisait pas plutôt partie du Génie ?
— Je ne suis sûr de rien, Béru, je te transmets la légende telle quelle ! Comprenant qu'il ne la briserait point, il s'est étendu dessus et s'est mis à sonner du cor pour alerter son tonton Charles.
— Il aurait dû commencer par là. Il manquait d'organisation, le gars ! Attendre de canner pour appeler du renfort, c'est pas malin !
— Attends : il a soufflé si fort dans sa trompe que les veines de son cou se sont rompues et qu'il est mort !
— Conclusion, dit le Gros, c'était peut-être un bon sabreur, mais pas un bon trompettiste. Je veux pas te vexer, San-A, mais ta légende à la mords-moi le neutron, elle aurait fait marrer Louis Armstrong !
LE CARNET SCOLAIRE DU PETIT BÉRUDBERG... ET SES CONSÉQUENCES !
Agitant le parchemin d'écolier sous l'appendice de son rejeton, Bérudberg père, tonnelier de son état, vitupérait :
— Petit malheureux ! Attraper un zéro en calcul ! Et par l'Empereur encore ! Tu nous déshonores !
Carolus objecta timidement :
— C'était difficile... Tu le sais, toi, combien ça fait deux fois quatre ?
Interloqué, Bérudberg père se tut pour étudier la question. Ne lui trouvant pas de réponse satisfaisante, il para au plus pressé en giflant le garnement.
— Je vais t'apprendre à défier ton père, misérable ! En tout cas, sache bien une chose : si tu ramènes un bulletin scolaire pareil la semaine prochaine, je te briserai les reins !
Carolus s'éloigna en reniflant. Mme Bérudberg s'approcha alors de son mari, le front soucieux.
— Je te trouve bien sévère avec cet enfant, reprocha-t-elle. D'autant plus que tu as déjà estropié son frère aîné qui avait raté sa page de caroline. Si tu veux mon avis, je commence à en avoir ma claque de ces questions scolaires... Jadis, avant l'instruction obligatoire, les parents vivaient en bonne intelligence avec leurs enfants, mais depuis que le Grand Charles (8) est au pouvoir, rien ne va plus. C'est des scènes à chaque instant ! Ah ! çui-là, avec sa politique de prestige, je te jure !
Cinq jours après l'incident que nous venons de relater, le jeune Carolus pleurait derrière un buisson. Sa sœur, Amalberge, qui flirtait à quelques meules de foin de là avec le commis tonnelier de son père (9) entendit ses sanglots et s'approcha de son petit frère. Amalberge était une belle fille de seize ans, dont le soutien-gorge n'était pas gonflé avec une pompe à vélo. Elle portait les cheveux longs et s'habillait aux Dames de France du Temps Jadis, un magasin réputé. Sa blondeur faisait honte aux abeilles. Elle s'enquit des raisons de ce chagrin, car elle aimait beaucoup son petit frère.
Non content de cela, il avait employé le mot estropié dans une phrase incorrecte puisqu'en effet ce pauvre petit avait écrit textuellement : « hommo lave plus blanc ». Le frère s'était mis dans un grand courroux et avait expliqué à ce peu brillant élève quel crime grammatical il commettait en abandonnant lâchement le superlatif « plus » dans une phrase inachevée. « Lave plus blanc que quoi ? » avait demandé le frère d'un ton fort abrupt. « Lave plus blanc que ma tonsure ? Que ton nez ? Que la couronne de notre empereur ? » Bref, comme disait jadis Pépin, les choses se présentaient extrêmement mal pour le jeune Carolus qui s'attendait à une rossée à grand spectacle dans un avenir très imminent. D'autant plus que l'Empereur avait promis de lui cloquer une annotation pas piquée des charançons sur son parchemin scolaire. Les coups de trique allaient voler bas.
La gentille Amalberge réfléchit un instant, puis entreprit de calmer les angoisses de l'enfant.
— Ecoute, dit-elle, hier, j'ai croisé l'Empereur qui se rendait à la chapelle. Il m'a souri et m'a caressé le menton. Je vais essayer de l'aborder ce soir lorsqu'il ira au rosaire et je l'implorerai pour qu'il se montre indulgent à ton égard.
Carolus sécha ses larmes et sauta au cou de cette grande sœur, si compréhensive et si astucieuse.
Charlemagne se rendait à la chapelle d'un pas maussade. Homme d'action, il n'aimait guère les oraisons et il considérait la prière organisée comme une perte de temps ; il préférait converser avec Dieu dans le courant de ses occupations. Il lui arrivait de prier dans les circonstances et dans les positions les plus diverses : sur le trône, aux ouatères, pendant les conseils avec ses missi dominici et même en besognant des pucelles aux sens engourdis.
La prière sur terrain approprié le faisait bâiller. Pourtant, il se devait de donner l'exemple. Un empereur a pour obligation de montrer à ses sujets le chemin du salut. D'ailleurs ses bonnes relations avec le pape qui l'avait couronné empereur d'Occident le forçaient à des démonstrations de piété édifiante.
Comme il arrivait sur le parvis, il aperçut une belle fille blonde et potelée qui le fixait avec un rien d'effronterie.
Celui que d'aucuns appelaient « le père du monde »(en toute simplicité) ne pouvait résister à une œillade assassine, à une jupe retroussée, non plus qu'à un corsage généreux.
Or, l'adolescente qui se tenait devant lui produisait avec une fausse innocence prometteuse ces trois sources d'intérêt à la fois. Charlemagne avait déjà remarqué la mignonne auparavant et le souvenir de cette fille comestible et tendre l'avait visité au cours de la nuit tandis qu'il honorait une de ses concubines. Il s'arrêta devant la blonde et rosissante enfant.
— Quel est ton nom ? questionna l'empereur d'Occident et des environs.
— Amalberge, répondit-elle.
— Joli nom, approuva Charlemagne en avançant une main conquérante vers le bustier de la susnommée.
Las, les rondeurs qu'il s'apprêtait à pétrir lui échappèrent, car Amalberge venait de se laisser tomber à genoux devant son souverain.
— J'ai une grâce à vous demander, Monseigneur, balbutia-t-elle.
— Cause ! fit le Grand Charles d'un ton qui s'enrouait car la nouvelle position de la jouvencelle lui permettait une vue imprenable sur ses tétons. Ceux-ci étaient drus et fermes et se pressaient l'un contre l'autre dans le corsage tendu.
— Il s'agit de mon petit frère Carolus Bérudberg, murmura Amalberge.
Et elle exposa en termes hachés sa requête à son souverain.
Les yeux exorbités, il ne se lassait pas de regarder les trésors soumis à sa salacité.
— Une bonne note, ça se mérite ! fit Charles qui, par de telles paroles méritait vraiment son surnom de Grand.
Il en savait quelque chose, le pauvre ! Car, toujours poussé par son souci de l'exemple à donner, il suivait des cours du soir pour s'instruire (comment faire un bon inspecteur si l'on n'est pas apte à juger les devoirs des élèves ?). Les résultats n'étaient pas des plus brillants puisque, la veille encore, il n'avait obtenu que 3 sur 10 à sa composition d'orthographe et 4 seulement à son problème sur les aiguières communicantes !
Les larmes en vinrent aux yeux d'Amalberge.
— Si ton frère n'est pas capable de l'obtenir, cette bonne note, poursuivit Magne, c'est à toi de la mériter par ta docilité. Suis-moi !
Il regarda autour de lui. Il aurait bien rebroussé chemin pour conduire cette pucelle au palais, mais il aurait eu droit aux crises de jalousie de ses concubines et même de son épouse du moment ! La chapelle lui parut être un endroit suffisamment discret pour abriter ses débordements. Il aida Amalberge à se relever et la fit entrer dans le saint lieu.
La fraîcheur de l'endroit et son obscurité ne firent qu'attiser le feu qui coulait dans ses veines impériales. A peine dans l'édifice, il se jeta sur la pauvrette avec l'intention de la violer.
Saisie d'une frousse noire, Amalberge se débattit. Elleallégua que la sainteté du lieu n'était pas propice à ce genre d'entreprise ; mais Charlemagne fit valoir son titre d'empereur « couronné de Dieu » pour apaiser les scrupules de la fillette.
Quand on a reçu sa couronne du pape, une église peut vous servir d'alcôve sans que Dieu y trouve à redire ! Et comme la gente Amalberge ne l'entendait point ainsi, il la pourchassa à travers la chapelle et finit par la rattraper. Mais emporté par son ardeur, Charles la saisit malencontreusement par le bras. Il y eut un craquement suivi d'un grand cri qui attira force moinillons. Amalberge avait le bras cassé.
Cet accident stupide contraria fort le souverain. Paillard, mais honnête ! D'autant plus que tout le clergé rappliquait en force : les en noir, les en blanc, et les en couleurs !
L'Empereur gratta l'endroit de sa personne que l'imagerie populaire devait par la suite affubler d'une barbouze niagaresque. Etre Charlemagne et se trouver dans une situation aussi ridicule, ça la fichait mal ! Le maître de l'Occident et des départements limitrophes se tourna alors vers le maître-autel (qu'il avait failli prendre pour un hôtel de maître) et son regard chagriné tomba sur la statue rayonnante de la Vierge Marie. A qui d'autre pouvait-il demander secours ? Charles eut un élan d'intense ferveur et, comme les femmes — sauf Amalberge — ne savaient pas lui résister, il obtint d'emblée le miracle attendu : l'os de la jeune fille se ressouda devant l'assistance émerveillée qui se répandit illico en actions de grâces.
Impressionnée par l'extraordinaire aventure qu'elle venait de vivre, Amalberge ne fit plus aucune résistance pour suivre son seigneur et maître en un endroit plus discret et plus confortable où elle put se remettre de ses émotions et en éprouver de nouvelles.
A partir de ce jour, le petit Carolus Bérudberg fut toujours le premier en classe. Il obtint brillamment son B.C.G. (Brevet Carolingien de Germanisme), puis, quelques années plus tard, son B.A.C. (Brevet Aptitude Carolingienne) avec mention très bien. Mais les conséquences du miracle ne seraient pas dignes d'être rapportées si elles s'arrêtaient là. En effet, l'Eglise allait bel et bien canoniser par la suite Amalberge (10). Petites causes grands effets. Si le jeune Bérudberg (dont le nom devait, à la suite d'altérations successives, se transformer en Bérurier) avait été un élève doué, jamais sa sœur n'aurait connu la gloire très rare de la canonisation et celle, plus terre à terre, mais cependant plus rare encore, d'être... inaugurée par le plus grand des monarques
(D'après RABAN MAUR)