Je mate le ciel plombé de Paris. Il en a vu passer, des héros et des obscurs !
— Tu vas rejoindre la souris de tout à l'heure ? demande mon camarade d'épopée.
— Quelle souris ? froncé-je-les-sourcils-je.
— Celle que t'as chambrée sur les champs-Zé et qui t'a filé la ranque à la Brasserie Martel.
Je ne m'en souvenais plus, de cette friponne. Heureusement que la mémoire du Mastard est plus affûtée que la mienne.
— Tu as vu juste, Béru. Je vais aller tondre un peu le gazon dans son jardin secret.
Sur ce projet rose praline, je quitte le Mahousse.
Il est pas cinq heures lorsque j'investis le café indiqué par la charmante automobiliste. Et pourtant elle est déjà là. Un joli bijou de famille, moi je vous le dis. Au volant de sa tire, elle ressemblait un peu au buste de Marianne, en plus sexy ; mais quand on la contemple dans sa totalité, on s'aperçoit que Mme sa maman n'a pas lésiné sur la matière première. Faudrait douze Miss Univers mises bout à bout pour arriver à fabriquer un second sujet comme cette demoiselle. Elle est châtain clair, avec des mèches dorées. Moi je peux pas résister à ça. Ça me court-circuite le nerf rachidien, et j'ai illico le grand zygomatique qui se prend les pieds dans ma thyroïde.
Elle porte un petit tailleur Chanel dans les tons grège, avec des nœuds de velours coquins aux manches et au col, ainsi qu'un chemisier de soie vert foncé. L'essayer c'est l'adopter, mes fils ! Son rouge à lèvres est de la couleur que j'aime et je suis certain qu'il a également le goût que j'aime.
Si je m'écoutais, je ne mangerais que de ça pendant deux jours et vingt nuits.
— J'avais l'impression que vous ne viendriez pas, me dit-elle.
Naturellement je m'indigne. Puis je me présente. Elle me connaît de nom. Ça flatte ! Elle s'appelle Anne Debogeux : j'aime et ça sonne bien. Elle sait parler, rire et se taire : trois qualités indispensables chez une femme. On commence par causer de la pluie et du Bottin devant deux Piper-Menthe. Elle veut savoir comment on mène une enquête : je le lui dis. Je la questionne poliment sur elle afin de lui montrer que je ne m'intéresse pas qu'aux locataires de son soutien-gorge. Paraît qu'elle fait les Beaux-Arts. Elle en est à sa dernière année. J'applique mon plan de compagne number 8. Les regards-badins-mais-qui-ne-peuvent-s'empêcher-de-devenir-fixes-lorsque-le-charme-est-trop-fort. Style « Je ne veux pas lui montrer que j'ai le coup de foudre ». Ça biche, merci. Elle ne fait pas trop de manières pour accepter une balade en voiture.
Les frondaisons du bois de Boulogne nous accueillent. Je roule jusqu'à la Seine, je me gare sur le parking proche de Longchamp et je fais à Anne Debogeux le coup du mimi ravageur. Elle est tour à tour : réticente, consentante et ravie. Jeux de mains, jeux de vilains. La Seine fait comme la vie : elle suit son cours.
Avec cette petite Beauzardeuse, j'ai l'impression d'avoir tiré un numéro gagnant de la loterie amoureuse. C'est une demoiselle ravissante, point bête et ennemie des complications. Elle aime l'existence sous toutes ses formes et les miennes lui plaisent. Nous avons une conversation en morse à propos de ce que vous savez ; une autre en braille à propos de ce que vous ne savez pas. Puis la petite Anne m'avoue que je suis son genre, ce dont, très immodestement, je n'ai pas encore douté.
— Vous avez de joyeux amis ? me demande-t-elle tout de go.
— Quelques-uns, je suppose, rétorqué-je.
Elle m'embrasse le lobe et continue :
— Vous êtes libre ce soir ?
— Plus maintenant puisque vous allez m'inviter et que je vais accepter, pressens-je.
Elle affirme que je suis un devin divin et me propose d'aller chez des potes à elle qui organisent une soirée costumée en leur hôtel particulier de Neuilly. J'objecte que je n'ai point de travesti sous la main, elle me répond « qu'à cela ne tienne ». Moi et mes drilles, nous n'avons qu'à nous rendre chez un costumier de ses amis qui se fera un plaisir de nous dégauchir des tenues adéquates. A vrai dire, j'ai horreur de ces manifestations mondaines. Plus exactement je les abomine car on s'y fait tartir sublimement douze fois sur dix. Des Marie-Chantal y font leurs follingues au subjonctif passé et des dadais à rougeole-mal-guérie se croient plus intelligents que Sartre, parce que leur maman a accouché d'eux dans la Bentley qui les emmenait à la clinique.
Mais justement, le climat paraît convenir à mes dessins (je peux me permettre d'en avoir en compagnie d'une élève des Beaux-Arts), car je ne projette rien moins que de me rendre à ladite soirée en compagnie des Bérurier. Ce qui me colle dans le tiroir à malice cette idée saugrenue, c'est le côté costumé de la question. Montrer des tenues historiques à des abrutis qui essaient de piocher le Malet et Isaac par San-Antonio interposé me paraît être une bonne chose. L'illustration, c'est le chemin le plus court de l'ignorance au savoir.
— Puisque vous avez la gentillesse de me convier à ces réjouissances, ma petite Anne, dis-je, je vais amener avec moi un couple extrêmement pittoresque.
— Comme vous voudrez, me susurre à muqueuse portante la ravissante. Mes amies, ajoute-t-elle, vont être folles lorsqu'elles apprendront que vous venez (17).
Il y a des journées d'exception. Celle-là en est une.
Je retourne à fond de train chez les Bérurier. En attendant l'heure du dîner, le Mahousse déguste un camembert onctueux comme un sermon d'évêque.
— C'est pas vrai ! s'exclame-t-il en m'apercevant, tu as oublié quèque chose ?
— Je viens vous chercher pour vivre une folle équipée, mes lapins, leur dis-je. Ce soir, nous allons à un bal costumé, vous et moi !
La Gravosse pousse des cris d'orfèvre.
— Vous n'êtes pas sérieux, commissaire !
— Je le suis on ne peut plus. Ça se passe en l'hôtel particulier de la comtesse Scatolovitch à Neuilly. Il y aura tout le gratin parisien !
— J’aimerais mieux le gratin dauphinois, plaisante le Mastard.
— Pas d'esprit, coupé-je, à l'impossible nul n'est tenu. Suivez-moi chez le costumier pour choisir vos travestis.
— Mon rêve ! se pâme B.B.
Le Gros est également ravi, mais il est contristé à l'idée d'abandonner ce magnifique camembert dans la force de l'âge. Il s'explique sur les raisons secrètes de sa navrance :
— Le camembert, me dit-il, n'est vraiment bon que pendant quelques heures de sa vie. Un calandos extra à midi est mort le soir et lycée de Versailles !
Il porte sa boîte entamée jusqu'à mon œil, ce qui n'est pas grave, mais par la même occasion, il l'approche de mon nez et j'éprouve un léger vertige.
— Voilà un Monsieur que je viens d'opérer juste au bon moment, me commente le Gros. D'accord, je pourrais le finir en rentrant, mais ce ne serait plus pareil. En ce moment il est prêt. Pendant que je cause, tiens, il commence déjà à dire bonsoir M'sieurs-Dames. C'est quasiment comme une femme, quoi ! Faut profiter quand elle dit oui, parce que après elle dit non !
— Tu te prépares, au lieu de bavarder ! fulmine la ravissante Baleine en coiffant un chapeau que n'avait pas encore osé imaginer mon camarade Dubout.
Le bitos en question a la forme d'une pagode qu'on aurait recouverte d'hortensias. Berthy enfile maintenant des gants longs comme ceux d'un policeman tandis que Béru déchire la page d'annonces de France-Soir pour emballer son camembert. Après un regard en biais à son épouse, il enfouit le tout dans sa poche intérieure et nous partons.
C'est de la femme transformable et qui peut tout se permettre. Il n'a pas épousé une dame : il en a épousé vingt, trente, cinquante en une seule !
C'est grisant, non ? Un vrai Meccano, cette B.B. ! Vous lui mettez un bout d'étoffe noué d'une certaine manière sur les endosses et ça devient instantanément quelqu'un de différent.
Il en pleure sur son camembert, mon Valeureux. Il attire
mon attention sur les formes de sa madame. Il dit qu'avec une carrosserie pareille elle peut tout se permettre, la Baleine.
Il demande au costumier s'il n'aurait pas un reste de beaujolais parce que le plus méritoire des calandos, si on ne l'arrose pas, ça devient vite de la pâte dentifrice. Le costumier regrette : il est végétarien. Béru déplore. Il regarde l'heure : c'est trop tard pour convertir le loueur de haillons avant la fermeture de l'épicerie du coin.
Une grande discussion éclate entre les Béru. Madame aimerait se loquer en ceci, aussitôt, le Gravos préférerait que ce fût en cela. On me demande de trancher. Alors j'ai l'idée du siècle.
— Ce qu'il faut, mes amis, c'est de l'originalité, affirmé-je. Vous devriez choisir l'un et l'autre un déguisement du second degré.
— S'il y en a ici, je veux bien, accepte facilement Béru. Qu'est-ce que c'est comme tenue, le second degré ?
Je m'explique.
— Non seulement vous allez revêtir des costumes historiques, mais de plus, Berthe va se déguiser en homme et Béru en femme. Vous parlez d'un raffinement, non ? Ce sera le clou de la soirée !
L'idée les ravit. Avec l'aide autoritaire du fripier, qui commence à avoir envie de vivre sa vie tout seul, nous transformons Berthe en Du Guesclin et Béru en Joconde.
Si vous les voyiez, vous seriez obligés de porter un corset de fer because vos côtes fêlées par l'hilarité.
Le loueur de hardes soi-même, qui pourtant a déjà vu pas mal de cons déguisés en Napoléon, rigole sous sa moustache.
— Et vous, monsieur ? fait-il en me détronchant.
Mon rêve serait de me travestir tout bêtement en commissaire San-Antonio. Mais je crains de choquer. Je me loque donc en Incroyable.
— Tu fais un peu pédoque, reproche Béru.
Berthe, qui s'y connaît en virilité (elle a été nommée experte près des hôtels de passe de la Seine), proteste que je suis au contraire beau comme l'Apollon du Réverbère. Bref, nous sommes parés et nous quittons le superman de l'antimite.