CHAPITRE XII

Washington, DC – 22 mars 1994 

« Minuit moins le quart, » dit Jackson, vérifiant une dernière fois l'équipement électronique du van. « Il est encore temps de changer d'avis. Vous êtes sûre de vouloir aller jusqu'au bout de cette folie ? »

Alicia sourit. Elle était vêtue d'un pantalon ample, d'un blouson d'hiver et d'un feutre noir. Les habits faisaient merveille, dissimulant ses protections corporelles et son appareillage de communication. « Ce sont des soirs comme celui-ci qui font le sel de l'existence, mon cher Jackson. Je ne manquerais cette confrontation pour rien au monde. »

Son aide secoua la tête avec étonnement. « Comment savez-vous que le monstre se montrera ? Toute cette histoire n'est peut-être qu'un vaste piège. »

« La Mort Rouge viendra, » dit Alicia avec assurance. Elle comprenait les motivations du monstre. C'étaient les mêmes que les siennes. « Elle veut m'éliminer. Et elle est convaincue que la seule manière de s'assurer de ma mort est de superviser personnellement l'exécution. »

« Ça me semble une excellente raison de ne pas y aller, » dit Jackson. « Souvenez-vous des pouvoirs que contrôle ce type. Il pourrait vous faire rôtir en quelques secondes. C'est la vie qui fait le sel de l'existence. Pas la mort. »

« Simple question de perspective, » dit Alicia. Ses yeux s'ouvrirent grand, avec une intensité presque hypnotique. « Avez-vous jamais possédé un costume favori, monsieur Jackson ? Un costume si confortable que lorsque vous le portiez, vous le sentiez à peine sur vous ? La forme parfaite, le style parfait, tout ce qui vous convenait. Quand vous possédez un tel costume, vous détestez l'idée de le perdre. Vous souhaitez le garder à jamais. Mais tôt ou tard, vous comprenez que ce n'est qu'un costume. Rien de plus. Et il y a toujours d'autres costumes. »

« Si vous le dites, mademoiselle Varney, » répondit Jackson, l'air perplexe. « Mais nous ne sommes pas en train de parler chiffons ici. Si vous vous faites tuer là dehors, peu importe ce que vous porterez comme vêtements. »

Avec un sourire, Alicia se pencha en avant et embrassa son assistant sur la joue. « C'est entièrement une question de point de vue, monsieur Jackson. »

Puis, sans un regard en arrière, elle sortit par la porte arrière du van et s'avança dans la rue menant à l'entrée du Navy Yard.

« Vous m'entendez bien, mademoiselle ? » fit la voix de Jackson, vingt secondes plus tard, dans l'intercom qu'elle portait dans ses cheveux.

« Parfaitement, » subvocalisa-t-elle. Le microphone attaché à son col capta et amplifia sa réponse et la retransmit au van de contrôle. « Je suis à l'antenne ? »

« Oui, m'dame, » répondit Jackson. « Je vous ai sur deux écrans différents. Tout le Navy Yard est couvert par nos caméras. Sauf si vous entrez dans un des bâtiments, vous resterez visible partout. »

« Bien, » dit Alicia. Parfaitement sûre d'elle-même, elle s'avança à travers le terrain du vieux Navy Yard. Autrefois siège d'une importante manufacture d'armes de la marine durant le XIXe siècle, le Yard servait principalement d'attraction touristique depuis les quarante dernières années. À cette heure de la nuit, il était désert.

« Il y a une réplique de la manufacture d'armes originale au bord de la rivière, » dit Jackson dans son oreille. « Ainsi qu'un musée de la Navy et un musée de la Marine. Mais je ne pense pas que cette Mort Rouge aura envie de faire du tourisme. Restez à droite. C'est le terrain de parade. Joli et bien dégagé. L'endroit idéal pour une entrevue. »

Alicia hocha la tête. Ils avaient déjà passé tout cela en revue lors de l'élaboration de leur plan. Et de l'installation de leur équipement.

« Les capsules sont en place ? »

« Oui, mademoiselle, » dit Jackson. « Je reçois leur signal à toutes les trois. Cherchez un entrepôt au bord de la zone de manœuvre. L'une des unités se trouve à l'intérieur. »

Les fonds illimités avaient leurs avantages. Trois capsules de sauvetage, construites pour le programme spatial de la NASA et qui n'avaient jamais servi, avaient été transportées au Navy Yard plus tôt dans la journée. Les équipes d'ouvriers, obéissant aux ordres, les avaient disséminées en trois points stratégiques du Yard. Il en avait coûté plusieurs millions en pots de vin pour obtenir les unités et les installer sur place, mais Alicia avait de l'argent à ne plus savoir qu'en faire. Conçue chacune pour protéger leur occupant contre la puissance de destruction d'une explosion atomique, les capsules étaient la dernière ligne de défense d'Alicia contre la Mort Rouge.

« Des signes de mouvement ? » demanda-t-elle en coupant à travers la terre brune, en direction du terrain de parade. « Quelle heure est-il ? »

« Sept minutes avant l'heure H, mademoiselle, » dit Jackson. « Aucun signe de vie nulle part. Tout le monde est à son poste. »

« Bon, la Mort Rouge a dit minuit, » répondit Alicia, « alors je suppose que le maître mot est, patience. »

« Oh, oh, » dit Jackson, « Une voiture vient de s'arrêter devant l'entrée. Un homme en sort. Grand, l'air costaud. Il se dirige vers le Yard. Aucune ressemblance avec votre copine, la Mort Rouge. Vous avez une idée ? Faut-il l'abattre ? »

« Retenez le tir, » dit Alicia. Elle secoua la tête, puis sourit, comprenant de qui il devait s'agir. Elle aurait dû s'y attendre. « Il va me localiser dans une minute. Tout va bien. Je le connais. »

« Vraiment ? » dit Jackson. « Qui est-ce ? »

« Une vieille connaissance, » dit Alicia. « Je vous ai parlé de lui à New York. Vous vous souvenez ? C'est mon plus vieil et mon plus proche ami. »

Il était impressionnant. Dans les cent dix kilos pour un mètre quatre-vingt dix-huit, estima Alicia. Massif, avec de larges épaules et une vaste poitrine, il portait un léger pardessus malgré la température en dessous de zéro. Le temps qu'il faisait lui avait toujours été indifférent, dans la vie comme dans la mort.

Elle sourit lorsqu'il fut assez près pour qu'elle distingue son visage. Bien que ses traits fussent différents, ils étaient toujours les mêmes. Certaines caractéristiques ne variaient jamais, quel que fut le corps qu'ils habitassent. Alicia se demanda si elle était aussi évidente dans ses choix. L'étranger était rasé de près, avec d'épais cheveux bruns, des sourcils broussailleux et des yeux sombres et pénétrants. Il avait une manière de tenir la tête qui n'avait pas changé depuis un nombre incalculable de siècles.

« Lameth, » déclara-t-elle. « Tu n'es pas la Mort Rouge, j'espère ? »

Le colosse soupira. Cette habitude aussi n'avait pas disparu au cours des millénaires. Il paraissait toujours aussi fatigué. Le poids du monde reposait sur les larges épaules de Lameth. « Une personnalité est plus que suffisante pour moi, » déclara-t-il gravement. En dépit de toutes ses poses théâtrales, il possédait un humour cynique.

« Tu as bonne mine, » dit Alicia. « Très en forme. Dynamique et inspiré. »

« Anis, tu es plus rayonnante que jamais, » répliqua-t-il. « Alicia Varney, la milliardaire, c'est ça ? Je t'ai vue plusieurs fois au journal télévisé. Et puis, il y a eu cette apparition à l'émission de David Letterman. Je ne savais pas que c'était toi à ce moment-là, évidemment. Je suis Dire McCann, aujourd'hui. »

« Le détective, » dit Alicia, hochant la tête. « Je me souviens maintenant. C'est toi qui a démasqué Mosfair. » Elle secoua la tête. « Tu m'as coûté un bon espion. Ma faute, je suppose. J'aurais dû deviner qu'une histoire concernant l'élixir de Lameth ne pouvait être qu'un piège. »

McCann rit doucement. « Ta mémoire te joue des tours. Si tu t'en rappelles bien, il y avait juste assez de potion pour deux. Toi et moi. Il n'y en a jamais eu davantage. Plusieurs des ingrédients les plus précieux provenaient d'animaux qui ont disparu depuis longtemps. Les fables au sujet d'une redécouverte de l'élixir ne sont pas, je le crains, autre chose que ça. Des fables. »

« Toujours en train de manipuler les Giovanni ? » demanda Alicia.

« C'est l'argent qui fait tourner le monde, » dit McCann. « Inutile que je te demande si tu trempes toujours dans les affaires du Sabbat, il suffit de voir la ville pour s'en convaincre. »

Alicia ne put réprimer un sourire. « La situation nous a légèrement échappé. »

« Légèrement, » dit sèchement McCann.

« Pourquoi es-tu ici ? » interrogea Alicia.

« Pour la même raison que toi, j'imagine, » dit McCann. « La Mort Rouge m'a invité à des pourparlers. Elle a juré sur l'honneur de son sire qu'elle n'attaquerait pas. Elle n'a demandé aucune garantie de ce genre en contrepartie. Alors j'ai décidé de venir. Et de voir ce qu'elle avait à dire. »

« Sans blague, » dit Alicia en souriant. Le détective lui fit un clin d'œil, confirmant ses soupçons. Il passait sous silence la véritable raison de sa venue au rendez-vous. C'était la même que la sienne. Aucun d'eux ne comptait laisser la Mort Rouge survivre à la rencontre. « Elle m'a fait la même promesse. Une idée de qui ça peut être ? »

« Pas la moindre, » répondit McCann. Il jeta un coup d'œil à sa montre. « Minuit moins une. À mon avis, elle sera pile à l'heure. Elle m'a fait l'impression de quelqu'un qui n'est jamais en retard. »

«  Une personnalité obsessionnelle-compulsive, » dit Alicia dans un petit rire. « Je vois ce que tu veux dire. »

Tendant le bras, elle donna une petite tape sur le biceps de McCann. « C'est bon de te revoir, mon cœur. Tu m'as manqué. »

«  Même chose pour moi, » répliqua-t-il. « Nous nous sommes bien amusés à Paris. Mais ça remonte à cent neuf ans. »

« Si la situation tourne au vinaigre ici ce soir, » dit-elle doucement, « retrouvons-nous là-bas. C'est un rendez-vous que nous sommes seuls à connaître. »

McCann acquiesça de la tête. « Trop de gens étranges paraissent en savoir un peu trop long à mon sujet. » Une drôle d'expression se peignit sur son visage. « Dans la Famille comme dans le bétail. »

Alicia se lécha les lèvres. « Un jeune homme aux cheveux blonds ? Qui prétend s'appeler Ruben ? »

« Non, » répondit McCann. « Une rousse du nom de Rachel. Ses pouvoirs de remodelage de la réalité sont effrayants. »

« Tout à fait le genre de mon ami Ruben, » dit Alicia. « Il faut que nous parlions. »

« Pas maintenant, » dit McCann. Il désigna un endroit à quelques mètres derrière Alicia. « Je crois que notre hôte est en train d'arriver. Il est minuit. »

La brume rouge monta comme un fantôme de la terre sombre du terrain de parade. Indistincte au début, elle se solidifia graduellement pour former l'effroyable silhouette de la Mort Rouge.

Le pouls d'Alicia s'accéléra. Jusqu'à cet instant, en dépit de ce qu'elle avait raconté à Jackson, elle n'était pas certaine que la Mort Rouge se montrerait. Sa proposition tout entière pouvait n'être qu'une ruse, visant à l'attirer ainsi que McCann dans quelque piège bizarre. Mais son instinct ne l'avait pas trompée. La Mort Rouge était là.

« Elle ne s'en ira pas comme ça, » murmura McCann à Alicia à côté d'elle. « Si je concentre ma volonté, je peux l'empêcher de se dématérialiser. Seulement, ça risque de me demander beaucoup d'effort. Je ne savais pas trop comment finir le boulot. Pourquoi ne pas t'occuper de cette partie-là ? Nous avons toujours formé une bonne équipe. »

« Ça me semble une merveilleuse proposition, » répondit Alicia. « Elle mérite de mourir, cette imbécile présomptueuse. Tu imagines, penser pouvoir nous vaincre tous les deux en même temps. Quel toupet ! »

McCann hocha la tête. « La Mort Rouge va payer le prix de sa stupidité. »

« Elle est arrivée, » subvocalisa Alicia, voulant s'assurer que tout allait bien du côté de ses troupes.

« Je la vois, » répondit Jackson depuis le centre de contrôle. « J'ai alerté nos agents. Ils sont prêts. »

« Je me demande quelle traîtrise elle nous a préparée, » fit doucement McCann. Le détective semblait d'excellente humeur.

« Rien de bien agréable, j'en suis sûre, » répondit Alicia. Elle s'aperçut qu'elle aussi souriait. « Mais après tout, nous non plus. »