CHAPITRE VIII

Washington, DC – 21 mars 1994 

Il était minuit au Lincoln Mémorial. McCann attendait dans l'ombre qui s'étendait derrière la gigantesque statue. Il était le seul visiteur sur les lieux. Avec les émeutes qui se poursuivaient et la majeure partie de Washington toujours en proie aux incendies, les touristes se faisaient rares. Par ailleurs, les policiers affectés à la garde du Mémorial avaient été retirés pour aider au maintien de l'ordre. Bien qu'il se trouvât dans l'un des plus sûrs quartiers de DC, seuls les gens les plus courageux – ou les plus stupides – visitaient le monument à la nuit tombée, même quand les gardiens étaient présents. Des graffitis de bandes s'étalant insolemment sur les murs et le sol du bâtiment en proclamaient la raison. Il y avait même des symboles de bandes sur la statue de marbre de Lincoln.

McCann soupira et secoua la tête d'un air dégoûté. Les anarchs, humains ou autres, n'avaient aucun respect pour le passé. Pas plus, d'ailleurs, que pour le présent ou le futur. Ils ne songeaient qu'à l'instant et à eux-mêmes.

Le détective fit la grimace. La statue méritait mieux. Lincoln avait été l'un des grands hommes de l'histoire américaine. Il avait accompli beaucoup de choses durant les courtes années de son mandat, à tel point que la Famille qui contrôlait le pays en sous-main avait fini par ordonner sa mort. Elle n'avait pas osé le laisser vivre pendant la Reconstruction. Il aurait pu apaiser les rancœurs que les morts-vivants voulaient au contraire attiser. Et ce que la Famille voulait, elle parvenait habituellement à l'obtenir.

Lincoln avait libéré les esclaves plus de cent ans auparavant. Et pourtant, de nombreux Noirs dans les États-Unis vivaient encore dans une pauvreté abjecte, se voyant refuser leurs droits civiques les plus élémentaires par des gouvernements locaux dominés par le KKK et l'extrême-droite. Les riches s'enrichissaient et les pauvres s'appauvrissaient. Le complexe militaro-industriel prospérait tandis que les citoyens ordinaires perdaient ressources et logis. Ce n'était pas le gouvernement du peuple, pour le peuple, par le peuple dont Lincoln avait rêvé, mais le gouvernement de quelques-uns pour quelques-uns.

La situation convenait aussi bien à la Camarilla qu'au Sabbat. Une intervention fédérale massive était nécessaire à la reconstruction du pays. Mais avec un Congrès contrôlé par quelques richissimes groupes d'intérêts, les pauvres n'avaient pas voix au chapitre dans les affaires nationales.

Avec impatience, le détective consulta sa montre. L'heure était passée de cinq minutes. Il commençait à se faire du souci pour Flavia. Il semblait inconcevable que les anarchs de la nuit dernière aient pu avoir raison d'elle. Si elle n'était pas là, c'était forcément pour une autre raison. Et pour McCann, cette autre raison ne pouvait être qu'un assassin nommé Makish. Ou une Mathusalem nommée Anis.

Il était resté abasourdi la nuit précédente quand, en sortant du parking, il avait senti la trame du temps se distendre pendant un instant. McCann avait immédiatement reconnu Temporis, la discipline secrète des vrais Brujahs. Certes, ç'aurait pu être un autre ancien de la Famille. Mais le détective avait la certitude qu'il s'agissait d'Anis. Elle aussi, d'une manière ou d'une autre, était impliquée dans le complot de la Mort Rouge.

Un infime déplacement d'air apaisa les craintes de McCann au sujet de Flavia. Un éclair de cuir blanc, entraperçu un instant, lui confirma qu'il ne s'était pas trompé. Lorsqu'une main lui tapota l'épaule et qu'une voix sensuelle de femme chuchota : « Me voilà, » à son oreille, McCann était préparé.

« Vous êtes en retard, » dit-il, maintenant une voix égale. Il ne voyait aucune raison de laisser percer son inquiétude passée. Flavia et son obsession des Mascaradeurs constituaient déjà un problème. Toute indication qu'il s'était faite du souci ne servirait qu'à la rendre deux fois plus insupportable.

« Toutes mes excuses, » dit la blonde, paraissant surgir du néant en face du détective. Ce soir, elle portait sa combinaison de cuir blanc. Avec une guerre de sang qui faisait rage à travers la ville, il aurait été ridicule de se donner la peine de se déguiser. « Une bande de punks a cru que j'aurais besoin d'aide avec mes vêtements. Ils ont proposé de me les retirer. J'ai décliné leur offre mais ils ont refusé de me prendre au sérieux. Il m'a fallu quelques minutes pour les convaincre que je ne changerais pas d'avis. »

« Combien sont morts ? » interrogea McCann.

« Cinq, » dit Flavia. Elle sourit. « J'ai disposé les corps de manière à ce qu'ils paraissent s'être entre-tués au cours d'une dispute. Voilà pourquoi je suis en retard. Le meurtre est rapide. Mais le positionnement des corps prend quelques minutes. »

« À en juger par les infos à la radio et à la télé, personne ne devrait y prêter attention, » dit McCann. « Les derniers bilans que j'ai entendus faisaient état de presque cinq cents morts. Et plusieurs milliers de blessés. »

« Il va sans dire, » ajouta Flavia, « que ces chiffres n'incluent pas les pertes de la Famille, dans la mesure où nos corps se désintègrent habituellement à notre mort. Je n'ai aucun moyen d'estimer le nombre d'anarchs qui ont connu la Mort Ultime au cours des dernières nuits. Mais il doit y en avoir des centaines. »

« Les choses semblent se calmer un peu ce soir, » dit McCann.

« Justine a sonné la retraite de ses troupes, » expliqua Flavia. « Prenez l'information pour ce qu'elle vaut. Une fois lâchés, les anarchs du Sabbat sont difficiles à ramener dans le rang. Un petit nombre refuse d'arrêter les émeutes. La Garde de Sang personnelle de l'Archevêque est en train de s'occuper d'eux. »

« Quel foutu gâchis, » dit McCann. « Et nous n'avons toujours pas la moindre idée de la manière dont la Mort Rouge s'insère dans la situation. Ou de l'endroit où elle se cache. »

Lameth, murmura une voix dans l'esprit de McCann, comme en réponse à ses questions. C'est la Mort Rouge qui vous parle. Êtes-vous disposé à écouter ? 

Stupéfait, le détective se tourna vers Flavia. Elle se tenait à quelques pas de distance, attendant ses instructions. L'ennui qui se lisait sur son visage indiquait clairement qu'elle n'avait pas entendu un mot.

« Vérifiez les alentours, » dit McCann. « J'ai comme une drôle de sensation que nous ne sommes pas tout seuls. »

« Comme vous voulez, » déclara Flavia. « Je reviens dans quelques minutes. Ne vous éloignez pas. »

« Je ne bougerai pas d'ici, » dit McCann.

Mentalement, il concentra ses pensées en une réponse. Je vous entends parfaitement. Que désirez-vous ? 

Je souhaite vous faire une offre fut la réponse quasi instantanée. Ne vous donnez pas la peine d'envoyer votre Assamite à ma recherche. Je ne suis pas dans les environs. Comme beaucoup de membres de notre génération, je suis capable de diffuser mes pensées le long d'un canal étroit en direction d'un individu particulier. Par ailleurs, vous n'êtes pas difficile à localiser. Vous esprit brûle d'une flamme aussi rayonnante que la mienne. 

Vous vous faites des idées à mon sujet, émit McCann, mais je ne vois aucune raison de corriger vos erreurs. Je répète. Que désirez-vous ? 

Une trêve, déclara la Mort Rouge. Je veux discuter d'une alliance entre nous. M'en prendre à vous était une erreur, je le vois maintenant. Nous avons tous les deux le même objectif. Ensemble, nous pourrions réussir. Séparément, nous sommes voués à l'échec. 

McCann sourit. À l'instar de si nombreux vampires, la Mort Rouge était trop arrogante pour son propre bien. Elle prenait tous les autres pour des imbéciles. Un piège était un piège quel qu'en fut l'habillage. Le détective avait hâte d'affronter le spectre en face à face une seconde fois. Mais il ne voulait pas apparaître trop pressé.

Je travaille seul, déclara-t-il. Pourquoi devrais-je vous faire confiance ? 

Je promets que je ne vous ferai aucun mal, répondit la Mort Rouge. Je le jure sur l'honneur de mon sire. 

C'était un vœu puissant, mais McCann n'était pas impressionné. Il avait lui-même prêté et rompu ce genre de serments à de nombreuses reprises. Donnez-moi une seule raison pour laquelle je devrais vous rencontrer. Une seule. 

Bien qu'il se fût attendu à quelque chose de retors, le détective fut pris au dépourvu par la réponse de la Mort Rouge.

Les Nictuku se réveillent, émit le spectre télépathe. Souvenez-vous, c'est moi, me servant de Benedict comme messager, qui ai envoyé ces photos de la Sorcière de Fer à Vargoss. Je savais que vous les verriez. Aucun de nous ne peut vaincre ces monstres sans aide. Seuls nos pouvoirs combinés peuvent détruire ces horreurs. 

Du coin de l'œil, McCann vit revenir Flavia. Il préférait la tenir dans l'ignorance de cette conversation mentale. Hâtivement, il envoya sa réponse.

Vous soulevez un point intéressant. Où peut-on se rencontrer ? Et quand ? 

Au Washington Navy Yard, répondit la Mort Rouge. Demain à minuit. Venez seul. Ou ne venez pas du tout. 

Entendu, formula McCann avant de rompre le contact.

C'était une ruse. Le détective était certain que la Mort Rouge n'avait pas réellement envie de s'associer avec qui que ce soit. Il y avait une raison derrière cette confrontation et ce n'était pas la coopération. McCann s'en moquait. Les pièges avaient une fâcheuse tendance à se retourner contre ceux qui les avaient tendus. En particulier lorsque Lameth, le Messie Ténébreux, venait y fourrer son nez.

« Aperçu quelque chose ? » demanda-t-il à Flavia.

« Pas un chat, » dit l'Assamite. « Vous avez l'air réjoui. Pourquoi ce grand sourire ? »

« Je crois avoir une idée sur la manière de trouver la Mort Rouge, » dit McCann. « Un coup hasardeux, mais qui pourrait marcher. Malheureusement, ça va nécessiter pas mal de recherches dans la journée. Retrouvez-moi ici, même heure, même endroit, demain soir. D'ici là, je devrais avoir la réponse. »

Flavia plissa les yeux en dévisageant McCann. L'Assamite, devina-t-il, essayait de lire ses pensées. C'était impossible. Il voilait même ses pensées superficielles. « Je n'aime pas cette idée, McCann, » déclara-t-elle en fin de compte d'une voix glaciale. « Je n'aime pas être prise pour une imbécile. »

« La Mort Rouge, » répéta le détective. « Je peux la localiser. Demain soir. Donnez-moi vingt-quatre heures. »

Inopinément, Flavia sourit. C'était l'une des rares occasions où le détective avait vu l'assassin sourire, et cette vision le prit par surprise. « Vous êtes un comploteur, McCann, » dit-elle avec un petit rire. « C'est l'une des nombreuses raisons pour lesquelles je crois que vous êtes plus que ce que vous prétendez. Bien plus.

« Vous jouez avec les mots. Je ne vais pas me chamailler avec vous sur le choix des termes et des définitions. Agissez comme vous l'entendez. Je vous attendrai ici demain comme vous le demandez. Soyez au rendez-vous. Je n'aime pas qu'on se moque de moi. Quelle que soit la personne. »

Puis Flavia disparut, avec le même léger murmure qui avait signalé son arrivée. McCann secoua la tête. Il aurait presque souhaité que Flavia l'accompagnât à son entrevue avec la Mort Rouge. Elle aurait fourni un soutien solide en cas de traîtrise. Cependant, le spectre avait spécifié qu'il vienne tout seul. McCann n'en était pas contrarié le moins du monde. Il préférait conserver certains aspects de son identité cachés même à ses plus proches alliés. Car bien que le détective sût qu'il allait droit dans un piège, il gardait de son côté quelques petites surprises dans sa manche.