CHAPITRE XI

Washington, DC – 22 mars 1994 

Il était presque minuit au Lincoln Mémorial. Des nuages occultaient la lune et les étoiles. Il faisait froid, un froid glacial pour un moi de mars à Washington. Une silhouette solitaire se tenait à côté de la gigantesque statue d'Abraham Lincoln. C'était une femme blonde entièrement vêtue de cuir blanc. Son regard filait de ci, de là, balayant les ombres. Elle attendait quelqu'un avec impatience. Mais personne ne venait.

La forme noire, plus sombre que la nuit, passa comme un éclair à travers le terrain devant le bâtiment. Atteignant les escaliers de marbre, elle vola en haut des marches blanches jusque dans le renfoncement entre les colonnes. Elle se déplaçait silencieusement, sans quasiment générer aucun son. Ce peu de bruit suffit pourtant pour que la femme en cuir blanc fasse volte-face, cherchant le responsable. Les yeux étincelants, elle tomba en position de combat, les bras tendus devant elle, pliés au coude.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle. « Que voulez-vous ? »

À quatre mètres de la femme en blanc, l'ombre se solidifia, se transformant en une jeune femme à la longue chevelure brune, vêtue en tout et pour tout d'un justaucorps noir. Elle hocha la tête, comme si ses soupçons se confirmaient.

« Je suis Madeleine Giovanni du clan Giovanni. Je suppose que vous êtes l'Assamite connue autrefois sous le nom de Sarah James, et qu'on appelle aujourd'hui Flavia, l'Ange Noir ? »

Flavia acquiesça mais n'abaissa pas les mains. Madeleine aurait été surprise qu'elle le fît. Les Assamites n'étaient pas réputés pour leur naturel confiant.

« Vous connaissez mon identité, Giovanni, » dit la femme en blanc. « Et votre réputation est parvenue jusqu'à mon clan. Bien que nous servions des maîtres différents et des causes différentes, je crois que nous observons le même code de conduite. »

« L'honneur par-dessus tout, » dit Madeleine, d'un ton solennel. « Les dettes de sang doivent être payées de même. »

Flavia sourit. Cependant, elle resta sur ses gardes. « Que me vaut l'attention d'un célèbre saboteur Giovanni ? En particulier dans une ville où les anarchs du Sabbat affrontent les anciens de la Camarilla. »

« J'ai rendu visite à votre Prince, Alexander Vargoss, plus tôt dans la semaine, » dit Madeleine. « Il m'a dit que vous étiez à Washington, en compagnie d'un humain du nom de Dire McCann. Que vous étiez tous les deux sur les traces d'une sorte de spectre qui se faisait appeler la Mort Rouge. »

« Correct, » dit Flavia. Elle ne souriait plus. « En quoi cela vous concerne-t-il ? »

« J'ai besoin de trouver McCann, » dit Madeleine. Mentir à Flavia ne servirait à rien. Lorsque c'était nécessaire, l'approche directe était parfois payante. « Mon sire m'a envoyé à sa recherche. Comme c'est un humain, je ne peux pas utiliser mes facultés spéciales pour le localiser dans une ville de cette taille. Toutefois, je maîtrise une discipline qui me permet de sentir la présence des grands vampires dans les environs immédiats. Même la compagnie de centaines d'autres vampires dans le secteur n'affaiblit pas cette capacité. C'est un talent qui m'a beaucoup servi dans les Chasses de Sang. En arrivant dans la capitale, j'ai lancé mon filet psychique et détecté deux puissants Assamites dans les parages. Je suis venue ici d'abord. Grâce à la description de Vargoss, je vous ai reconnue immédiatement. »

« Vous avez perçu deux Assamites ? » interrogea Flavia. « L'autre doit être Makish. Les rumeurs étaient fondées. »

« L'assassin renégat ? » dit Madeleine. « J'ignorais qu'il se trouvait en ville. Travaille-t-il pour la Camarilla ou le Sabbat ? »

« Je n'en sais trop rien, » dit Flavia. « Un certain nombre de membres des deux sectes ont disparu dernièrement. La plupart des morts ont été portées au crédit de la guerre de sang livrée par le Sabbat. Mais trop de morts ou de disparitions n'ont été revendiquées par personne. Ça me paraît louche. »

Madeleine hocha la tête. Elle savait, tout comme Flavia, que la plupart des vampires nouveau-nés ne pouvaient pas s'empêcher de se vanter de leurs exploits. Tuer un ancien Caïnite était quelque chose d'important. Qu'un vampire disparaisse sans que personne ne vienne raconter comment il avait accompli ce tour de force était éminemment bizarre. La dame sombre ne voyait qu'une seule explication possible.

« Makish ne se vante jamais de ses meurtres, » dit Madeleine. « Il se considère comme un artiste. En tant que tel, il laisse son œuvre parler d'elle-même. Malgré tout, pourquoi irait-il tuer des vampires dans les deux camps ? Il faut bien qu'il soit engagé par l'un ou l'autre. Le renégat n'est pas bon marché. Et il ne travaille certainement pas pour rien. »

« C'est un mystère, » dit Flavia. « Qui ne me plaît pas du tout. »

L'Assamite hésita, puis continua. « McCann n'est pas ici. Mais il devrait arriver d'une minute à l'autre. »

« Je vais attendre, » dit Madeleine.

Les deux vampires, ombre et lumière, restèrent un moment sans rien dire, sans bouger. Patientes. Discrètement, chacune étudiait l'autre, s'interrogeant sur sa compétence, sur ses faiblesses. Cela faisait partie de leur nature et de leur entraînement. Bien qu'elles fussent totalement dissemblables de par leur histoire et leur apparence, elles étaient plus proches que des sœurs sur le plan de l'esprit.

Ce fut Flavia qui rompit le silence. « Que savez-vous de la Mort Rouge ? » demanda-t-elle avec prudence.

« Rien de plus que ce que votre Prince m'en a dit, » répondit Madeleine. « On m'a fait le récit de son attaque et de la mort de votre sœur. Vargoss semblait persuadé que le spectre était un ancien du Sabbat. »

« Vous n'en êtes pas convaincue ? » dit Flavia, inclinant légèrement la tête et souriant.

« Je crois aux faits, pas aux suppositions, » dit Madeleine. « À en juger par votre ton, je soupçonne que c'est également votre cas. »

« McCann pense que la Mort Rouge opère pour son propre compte. Depuis le peu de temps que je connais le détective, je l'ai rarement vu se tromper. »

« Vargoss disait que McCann était un mage ? »

« Tradition d'Euthanatos, » confirma Flavia. Madeleine, formée depuis des siècles à détecter la plus infime trace de doute ou d'hésitation dans la voix, que ce soit celle d'un vampire ou d'un mortel, nota que l'Assamite avait marqué un temps. Il y avait quelque chose que Flavia ne révélait pas au sujet de l'identité de McCann. C'était sans importance. Du moins dans l'immédiat. « C'est le mortel le plus intéressant que j'aie jamais rencontré. Et de loin le plus dangereux. »

Là encore, Madeleine releva une note bizarre dans la remarque de Flavia. Comme si elle la mettait au défi de la contredire. Il y avait quelque chose d'étrange, de très étrange, à propos de ce Dire McCann. Elle se demanda si c'était la véritable raison de sa mission. Maintenant, elle était impatiente de rencontrer cet humain hors du commun. Pour plusieurs raisons.

« Vous devez vraiment retrouver le détective ici ce soir ? »

« À minuit, » dit Flavia, avec une légère trace d'inquiétude. « D'habitude, il est très ponctuel. »

La femme en blanc fronça les sourcils. « Vous disiez que vous aviez perçu Makish ? Où ? Et quand ? Certaines rumeurs prétendent qu'il serait de mèche avec la Mort Rouge. Et la nuit dernière, McCann parlait d'une piste susceptible de le conduire au repaire du spectre. »

« Oserait-il mener l'enquête sans vous ? » interrogea Madeleine.

« McCann oserait n'importe quoi, » dit Flavia.

Les yeux de Madeleine s'étrécirent, et ses doigts se refermèrent en poing. Elle se tint immobile, balayant mentalement la ville avec sa formidable volonté.

« Je l'ai à nouveau, » murmura-t-elle. « Au sud d'ici. Vers l'est. » Madeleine grimaça, comme sous l'effet de la douleur. « Il n'est pas seul. L'assassin est en compagnie de plusieurs autres. Ils attendent quelqu'un. Je peux le sentir. Ils sont tous en train d'attendre. »

« Plusieurs ? » Dans la bouche de Flavia, le mot sonnait comme un juron. « Pas seulement un ? »

Les lèvres de Madeleine se pressèrent en minces lignes. « Je dois malheureusement admettre que je suis incapable de me figurer leur nombre, ou le clan auquel ils appartiennent. Leur esprit a quelque chose d'étrange. Ils semblent reliés les uns aux autres, peut-être par télépathie. Et ils ne montrent aucune des caractéristiques des treize clans. Et pourtant, je sens qu'il s'agit de vampires extrêmement puissants. Ils dégagent une énergie brute, élémentaire. »

« La Mort Rouge, » dit Flavia, avec une note de désespoir dans la voix. « Nous avions discuté de cette possibilité avant de quitter Saint-Louis, mais sans jamais trop y réfléchir. Il y en a plusieurs, et non une seule. »

« Croyez-vous que McCann soit en train de tomber dans leur piège ? »

« J'en suis certaine, » dit Flavia. « Mais elles découvriront bientôt qu'il n'est pas une proie facile. »

« Au sud et à l'est, » répéta Madeleine. « Au sud et à l'est. »

Son corps se troubla, devint indistinct. Ce qui était forme se fit ombre. Une tache de ténèbres fonça au bas des marches de marbre et disparut dans la nuit.

Avec un grondement de rage, Flavia suivit.