CHAPITRE X
Saint-Louis, 12 mars 1994
McCann rêvait…
Une lampe à huile solitaire vacillait dans la brise fraîche qui bruissait dans la chambre chichement éclairée. Des ombres noires immenses, reflets de grotesques gargouilles de pierre dispersées à travers la pièce, dansaient sur les murs de grès. Une spirale couverte de pictographies s'enroulait sur elle-même le long du sol de carreaux rouges. Les dessins se terminaient à la base d'une large table surélevée, construite en bronze, en pierre et en argent au centre exact du repaire.
Un cercle de treize chandelles de cire verte entourait la table. Elles brûlaient avec une mince flamme bleue. Sur la table se trouvaient des douzaines de pots en terre cuite. Chacun d'eux contenait un liquide ou un mélange de liquides. Deux personnages debout côte à côte, agrippant la table des deux mains, fixaient le plus gros des récipients. Leurs yeux brillaient d'un feu semblable à celui des chandelles.
L'homme mesurait largement plus d'un mètre quatre-vingt, avec des épaules larges et des hanches minces. Il portait un pagne et une paire de sandales. Ses cheveux à hauteur d'épaule étaient noirs comme la nuit. Son visage était mince et tiré, avec un nez plat, un menton pointu, et des lèvres minces. Sa peau trop blanche et les symboles mystiques de suie noire tracés sur ses joues indiquaient qu'il n'était pas un homme ordinaire. Ou un vampire ordinaire. Il était Lameth, infant d'Asshur, et le plus grand sorcier vampire que la Terre ait jamais connu.
La femme à ses côtés était tout aussi impressionnante. Vêtue avec une légèreté qui ne dissimulait rien de ses charmes généreux, elle était aussi grande que Lameth mais avec une longue et opulente chevelure blonde, de la couleur de la nouvelle lune. Sa poitrine ample, sa taille fine et ses hanches larges la faisaient considérer par beaucoup comme la plus belle femme, vivante ou morte, de la Deuxième Cité. Ses grands yeux, son sourire entendu et ses lèvres charnues montraient à l'évidence que même la mort n'avait pu mettre un frein aux passions qui l'habitaient. Elle était Anis, autrefois princesse d'Ur, désormais infante du vampire de la troisième génération connu sous le nom de Brujah.
« J'ai œuvré deux siècles, » déclara Lameth, « à perfectionner cet élixir. Nombreux furent les moments où je crus ne jamais pouvoir terminer. »
« C'est dans ces nuits-là que j'intervenais, » murmura Anis. « Que je t'offrais le courage nécessaire pour continuer. Comme il convient entre deux amants. »
Lameth rit, d'un rire moqueur. « Le rôle de l'amante fidèle te convient mal, ma chère Anis. Tu m'as encouragé, non par amour, mais sous l'impulsion d'une passion dévorante. Ta motivation provient du désir de vivre à jamais, libérée de la Bête qui rôde au sein de chaque vampire. »
Anis rit doucement. « Pourquoi un tel cynisme, Lameth ? Je ne me souviens pas que tu m'aies repoussée, ces nuits où je t'enseignais que même les morts-vivants peuvent encore jouir des plaisirs de l'amour physique. Tu étais un élève enthousiaste. »
« Un parmi beaucoup d'autres, » répliqua Lameth, en souriant. « Tes amants sont légion, Anis. Si je n'étais pas certain de tes origines mortelles, je soupçonnerais Brujah d'avoir Étreint une succube comme infante. J'ai entendu récemment des rumeurs incroyables te liant à Troïle. Même moi, j'ai du mal à concevoir ce que tu peux trouver à ce rebelle. »
Les yeux d'Anis s'étrécirent, et elle inspecta la pièce comme à la recherche d'espions. « À toi seulement, Lameth, je dévoilerai la vérité. Car, en dépit de tes accusations, je t'aime bel et bien. Nous étions amants dans la vie et nous l'avons été dans la mort. Rien ne saurait défaire les liens qui nous unissent. Tu es le seul vampire en qui je puisse avoir confiance. »
« Comme je place ma confiance en toi avec le secret de mon élixir, » dit gravement Lameth. « Si les autres apprenaient son existence, nous subirions tous les deux la Mort Ultime. En particulier s'ils découvrent que j'avais à peine assez d'ingrédients pour deux doses. Mon destin est entre tes mains. Comme tu l'as dit, nous sommes liés l'un à l'autre. Tu peux me confier n'importe quel secret, aussi noir fut-il. »
« Je veux être libre, » dit Anis. « Libre, non seulement de cette soif de sang inextinguible qui menace ma raison, mais également des chaînes qui m'attachent à celui qui m'a faite ainsi, mon sire. Moi qui fut jadis la fille du roi de la plus grande ville du monde, je ne saurais tolérer d'être la servante de quiconque. Je dois briser mes liens. Celui qui commande à ma volonté doit périr. »
« Tu trames la mort de Brujah ? » murmura Lameth, abasourdi. « Impossible. Tu ne pourras jamais l'approcher d'assez près pour accomplir ton forfait. Il n'a confiance en personne. »
« Faux, » dit Anis. « Il fait confiance à son premier infant, son favori. Troïle. »
Lameth la dévisagea avec stupéfaction. « Troïle voue une véritable adoration à Brujah. Il traite son sire comme un demi-dieu. »
« Même les demi-dieux peuvent être détruits, » dit Anis avec un petit sourire supérieur. « Peut-être Troïle vénère-t-il son maître, mais il se consume d'amour pour moi. Et la passion l'emporte sur la loyauté, mon amour. La passion oblitère toute raison. Troïle m'appartient. »
Lentement, sensuellement, Anis fit remonter ses mains entre ses seins, les prenant en coupe au creux de ses paumes. Ses yeux flamboyaient.
« Bientôt, très bientôt, mon amant essaiera de tuer Brujah. S'il y parvient, je serai libre. S'il échoue, il y a d'autres vampires à séduire. Beaucoup d'autres. »
« Si Troïle boit le sang de Brujah, il deviendra de la troisième génération. »
« Peu m'importe, » dit Anis en riant. « Connaissant Troïle, il sera tellement accablé de culpabilité après coup qu'il s'enfuira à jamais de la Deuxième Cité. Le pouvoir ne signifie rien pour ce genre d'idéalistes naïfs. C'est sans importance. Troisième génération ou non, ma marque est sur lui. Maintenant et pour toujours. »
« Tu es folle, » dit Lameth. « Magnifiquement folle. Et pourtant, bien que je remette en cause les méthodes que tu emploies, je comprends parfaitement ton sentiment d'emprisonnement. Asshur ne demande rien de moi, mais malgré tout je renâcle sous son joug. Si je pouvais me débarrasser de mon sire, je n'hésiterais pas. »
« Trouve un pion à manipuler, » dit Anis. « Reste dans l'ombre, hors de vue, toujours. Laisse ton agent prendre les risques et subir les conséquences en cas d'échec. Chaque fois que c'est possible, lie-le par le sang avant d'agir et n'oublie pas de lui ordonner d'oublier ton rôle dans l'affaire. »
« Tu es une comploteuse consommée, » fit Lameth admirativement.
Anis se pressa contre lui. « Tu es le seul qui signifie quelque chose pour moi, Lameth. Comme il en était dans la vie, il en va dans la mort. Assiste-moi dans mon entreprise. Aide-moi à saper la troisième génération. Ensemble, nous pouvons régner sur le monde. »
Tendant le bras vers le récipient qui contenait l'élixir, Lameth remplit deux coupes avec le liquide ténébreux. « Bois, » ordonna-t-il. « Cette potion détruira la soif mauvaise en nous. Bois et nous pourrons discuter de l'avenir. »
McCann rêvait… L'homme en noir sourit.
« Ainsi les clans font officiellement la paix avec les Giovanni à dater de cette nuit ? »
« Exactement comme vous l'aviez escompté, » répondit son compagnon, dont les traits basanés et les vêtements sombres trahissaient l'assassin Assamite. « Ils acceptent l'inévitable. Augustus Giovanni a été reconnu comme un Caïnite de la troisième génération ayant remplacé Asshur par diablerie. Les infants vénitiens ont été reçus officiellement dans la Famille, leur clan prenant la place des Enfants d'Asshur. »
L'homme en noir acquiesça du chef. « Même les morts-vivants se lassent après plusieurs siècles de guerre. Je m'étonne seulement qu'il ait fallu si longtemps aux chefs de clans pour reprendre leurs esprits. Quelle est la substance de l'accord ? »
« Les Giovanni ont accepté de continuer à s'occuper des affaires de la Famille. Ils ont juré sur Caïn de rester neutres dans toutes les disputes de clans. Et ils ont renoncé à traquer les quelques Enfants d'Asshur survivants. »
« Attendu qu'ils les ont pratiquement tous exterminés jusqu'au dernier, le marché n'a pas dû leur sembler trop douloureux, hein ? » L'homme en noir rit. « Les Giovanni ont obtenu la paix et la reconnaissance qu'ils désiraient en échange d'une poignée de promesses qui ne leur coûtent rien. »
« Ils ont juré sur Caïn, » protesta l'Assamite. « Ils n'oseraient pas rompre ce serment. »
« J'appartiens à la Famille depuis plus d'un millénaire, » dit l'homme en noir solennellement. « Au cours de cette période, j'ai vu rompre des milliers de serments, des centaines de pactes, des millions de promesses. Nous autres vampires ne sommes pas meilleurs que la graine dont nous sommes issus. L'humanité n'a jamais su honorer sa parole. Pourquoi la Famille le ferait-elle ? »
« Alors les Giovanni ont menti ? »
« Ils observeront une neutralité de façade, » dit l'homme en noir. « En tant que nécromanciens, ils s'intéressent davantage aux défunts qu'aux vivants. Ou aux morts-vivants. Je doute qu'ils fassent grand-chose de nature à contrarier les autres clans. Leur jeu est un jeu d'observation et d'attente. Mais ce qu'ils trament au bout du compte pour la Famille et le bétail est un mystère auquel je préfère ne pas songer. »
« Vous vous faites des idées, » dit l'Assamite. « Les Giovanni sont trop peu nombreux pour jamais constituer une menace. Ils gaspillent leur énergie dans le commerce et la finance. Comme si l'argent pouvait avoir de l'importance pour des vampires. »
« Personne au conclave ne s'est préoccupé de savoir quel vampire avait stupidement Étreint Augustus Giovanni ? Ou pourquoi il en avait pris le risque ? » demanda l'homme en noir.
« La question n'a même pas été soulevée. Il est inutile de vous soucier de lui. L'imbécile a payé son arrogance de sa vie et de son sang. Il n'aurait jamais dû se mesurer à un nécromancien. »
« Peut-être n'en a-t-il pas eu le choix, » dit l'homme en noir. « Peut-être n'a-t-il pas eu le moindre choix. »
Et Lameth, dont l'homme en noir était la voix et les oreilles, eut un sourire de satisfaction.
McCann se réveilla…
Il faisait noir dehors. Une autre nuit était entamée. Il était temps pour lui d'enfiler ses vêtements et de se mettre en route. Le Prince voulait le voir au club. Peut-être Vargoss aurait-il du nouveau au sujet de la Mort Rouge. Ou de la mystérieuse Rachel Young, la goule dont le véritable maître était source de multiples interrogations.
Bien qu'il fut totalement réveillé, McCann était encore troublé par ses rêves. Les deux conversations avaient eu lieu plusieurs siècles en arrière. Il semblait extrêmement curieux qu'il repense aux deux au cours de la même nuit. McCann se sentait mal à son aise, nerveux. Il soupçonnait que des pouvoirs dépassant son entendement étaient en train de manipuler son esprit. Ce n'était pas une pensée agréable.
C'est alors qu'il remarqua un petit paquet sur la table de chevet à côté de son lit. Ses yeux s'écarquillèrent de surprise. Le paquet ne se trouvait pas là lorsqu'il s'était couché. Mentalement, il vérifia les défenses protégeant sa maison. Toutes étaient intactes. Aucune ne montrait le moindre signe d'interférence. Et cependant, le paquet apportait la preuve tangible que quelqu'un s'était introduit chez lui pendant son sommeil.
McCann déplia précautionneusement les coins de l'emballage. À l'intérieur se trouvaient les lettres et les papiers de son bureau. Sur le dessus s'étalaient les photos de Russie du Tremere.
Il n'y avait pas de message. Ç'aurait été inutile. Posé sur les photos scintillait un unique sequin vert.