CHAPITRE X
Washington, DC – 21 mars 1994
Le charmant jeune couple était assis dans une encoignure au fond du restaurant Geppi's, grignotant une pizza à pâte épaisse et buvant du Coca-Cola. Aucun des membres du personnel ne se rappelait exactement quand ils étaient entrés. Ni qui avait pris leur commande. Mais comme ils semblaient passer un bon moment, personne ne s'en souciait. Leur présence dans le restaurant paraissait en quelque sorte parfaitement naturelle.
L'homme semblait avoir dans les vingt-cinq ans. Il était mince, avec des cheveux blonds ondulés et des yeux bleu clair. Son teint, légèrement bronzé, rayonnait de santé. Il portait une chemise blanche à col ouvert et des pantalons blancs. Même ses chaussures et ses chaussettes étaient blanches.
Sa compagne était vêtue de pantalons bleu foncé et d'une tunique scintillante à sequins bleus. Ses yeux s'accordaient avec la couleur de ses habits, tandis que ses cheveux étaient d'une éclatante nuance de roux. Elle portait un soupçon de maquillage. Le flou de ses vêtements ne pouvait pas dissimuler les courbes voluptueuses de sa silhouette. Alors que l'homme était simplement séduisant, elle était éblouissante.
Un observateur attentif aurait pu noter une légère ressemblance faciale entre les deux. Quiconque l'aurait demandé aurait appris qu'ils étaient frère et sœur. Mais personne dans le restaurant ne leur accorda un second regard. Ils souhaitaient qu'il en fut ainsi. Et leurs souhaits devenaient toujours réalité.
« Ils ont tous les deux accepté cette prétendue trêve, » déclara le jeune homme. Sa voix était chaude, incroyablement douce et relaxante. Bien que ce ne fut pas son vrai nom, il se faisait appeler Ruben. « Demain soir, nos Mascaradeurs doivent rencontrer la Mort Rouge au Washington Navy Yard. »
« Je sais, » dit sa sœur, qui se faisait appeler Rachel. Sa voix était rauque et sensuelle, sexy sans être menaçante. « J'ai suivi les deux conversations télépathiques, moi aussi. Il y aura un beau feu d'artifice. Je suis surprise que ni Anis ni Lameth n'aient deviné la vérité. Ils ne saisissent pas l'envergure de l'étrange identité de la Mort Rouge. »
« Pas encore, » dit Ruben. « McCann a failli le découvrir par hasard à la boîte de nuit, mais ensuite l'idée lui est sortie de la tête. Alicia n'a jamais eu la moindre raison d'avoir des soupçons. À Washington, le brouillage télépathique dû à l'invasion protège efficacement le secret de la Mort Rouge contre leurs sondes mentales. Je crains que ton analyse de la situation ne soit la bonne. Ils vont tous les deux se risquer dans un piège mortel, persuadés d'être entièrement en sécurité. »
Rachel secoua la tête. « Tu ne comprends pas ce que je veux dire. Nous ne sommes pas en train de discuter de jeunes anarchs naïfs. Tous les deux, ensemble ou chacun de son côté, ont pris part à plus de dix mille ans de duplicité, de trahison et de tricherie. Ils savent très bien que la Mort Rouge trame leur élimination. Ils se doutent qu'elle ne compte pas respecter son serment. Ils s'en moquent. Tout ce qu'ils veulent, c'est une occasion de rendre au monstre la monnaie de sa pièce. Aucun d'eux n'est affligé de stupidité, seulement d'une incroyable vanité. »
Ruben hocha la tête. « C'est bien pourquoi il a été si difficile de les orienter vers la bonne direction. Tous les deux sont pratiquement incapables de concevoir qu'ils puissent jamais se tromper. »
« Un peu comme toi, en somme, » dit Rachel, sirotant délicatement son Coka. En fond sonore, le juke-box dans le coin se mit à jouer « You're So Vain » par Carly Simon. Personne dans le restaurant ne parut s'apercevoir que la machine s'était mise en route sans que quiconque n'y glisse une pièce.
La rousse sourit devant le mélange d'irritation et de consternation affiché sur le visage de son frère. « En fait, quoique nous n'ayons pas encore été présentés, je trouve ce Dire McCann assez fascinant. J'espère qu'il survivra à cette rencontre. »
« Je ressens la même chose à propos d'Alicia, » dit Ruben, son expression s'éclairant. « Elle est sans conteste la femme la plus dangereuse du monde. Mademoiselle Varney est à la fois magnifique et brillante. » Il retourna son sourire à sa sœur. « Et je crois qu'elle m'aime bien. »
Le frère et la sœur se dévisagèrent un moment, puis éclatèrent de rire. Personne dans le restaurant ne prêta attention au comportement du couple. Personne ne le faisait jamais.
« Nous pensons trop de la même façon, » déclara-t-il, riant toujours. Le juke-box passa à « Shut Up And Kiss Me » par Mary Chapin Carpenter.
« L'inconvénient d'être jumeaux, » répondit-elle. « Crois-tu que McCann ou Varney aient la moindre idée de qui nous sommes en réalité ? Ou de pourquoi nous les avons aidés ? »
« Pas encore, » dit Ruben. « Lameth, cependant, communique par rêves avec McCann. Tôt ou tard, le Mathusalem va comprendre pourquoi ton visage lui est si familier. C'est là que les choses vont devenir intéressantes. »
« Phantomas a déjà des soupçons, » dit Rachel, changeant de sujet. « Il a vu le bas-relief de Khoufou au Louvre. »
« J'avais oublié cette sculpture, » dit Ruben, secouant la tête d'un air irrité. « J'aurais préféré m'en souvenir. Ce Nosferatu est terriblement malin. Et cette encyclopédie sur laquelle il travaille lui donne un avantage déloyal. »
« La Mort Rouge veut sa mort, » dit Rachel. « Le spectre a conclu un marché avec ces trois rustres pour éliminer Phantomas. Le Nosferatu court un terrible danger. »
« Ne sous-estime pas notre horrible ami, » dit Ruben. « Il n'a pas vécu deux millénaires en fuyant devant le danger. Phantomas évite le conflit, mais ce n'est pas un lâche. Souviens-toi qu'il a accompagné les légions de César. Il a éliminé Urgahalt. Je pense que le Trio Impie, comme ils aiment bien s'appeler, risque d'être surpris par son gibier. Le Nosferatu ne se laissera pas tuer facilement. »
« J'ai bien aimé ton astuce avec l'ordinateur, » dit Rachel. Elle attaqua une autre part de pizza tout en parlant. « Tu as toujours eu le sens théâtral. »
« Ça a retenu son attention », dit Ruben. « Et puis, ça m'a donné l'occasion de m'amuser un peu avec la mécanique. Phantomas avait besoin d'un petit coup de pouce. Le message le lui a donné. Depuis, il a rempli les blancs lui-même. »
Rachel prit une autre gorgée de Coka. « Il a l'information. Lameth et Anis ont le pouvoir. S'ils entrent en contact, crois-tu qu'à eux trois ils puissent faire échouer la Mascarade de la Mort Rouge ? »
Ruben haussa les épaules. « Je l'ignore. Seker prépare ce coup depuis des siècles. Sa lignée a toujours été extrêmement puissante. La coopération des Sheddim les rend presque omnipotents, lui et ses adeptes. Je ne sais même pas si la Mort Rouge peut être stoppée. »
« Nous pourrions contrarier ses plans, » dit Rachel.
« Peut-être, » fit Ruben. « Je n'en suis pas aussi convaincu que toi. La réalité ne peut être distordue que dans certaines limites. Et Père nous a clairement fait comprendre que notre implication dans le Jyhad devait rester minimale. À présent, nous pouvons tout juste observer et voir venir. »
Rachel fit la moue. « Je déteste attendre. »
« Ne m'en parle pas, » dit Ruben. « Le prix à payer pour l'immortalité revient à s'accommoder d'une infinie lassitude. Je suis convaincu que malgré tout ce que peuvent raconter les Mathusalems, comme quoi leur destinée serait de régner sur la Famille, ceux qui participent encore au Jyhad le font principalement pour ne pas sombrer dans la folie. »
Le juke-box quitta le country pour revenir au rock. Les clients ne firent pas une remarque en entendant le « Who Wants to Live Forever ? » de Queen jaillir des haut-parleurs.
« Peut-être, » répondit Rachel. « Malgré tout, et nous en avons déjà discuté dans le passé, je ne suis pas entièrement persuadée que tu aies raison. J'espère que tu te trompes, dans notre intérêt à tous. » Elle soupira. « Le seul qui le sait vraiment, c'est Père. »
« Correction, » dit Ruben, sur un ton solennel. « Il y en a un autre. »
« Nous ferions mieux de partir, » dit Rachel. « Cette conversation devient trop sérieuse. J'ai mon compte de pizza. Et il se fait tard. »
« Plus tard qu'ils ne se l'imaginent, » dit Ruben.
Il fit signe à une serveuse proche et lui tendit un billet de cinquante dollars. « Nous devons partir, » fit-il sur un ton enjoué. « Pouvez-vous prendre notre addition ? Nous avons une pizza à pâte épaisse et un pichet de Coka. »
La jeune femme cilla, paraissant légèrement décontenancée. « Je ne sais pas exactement qui s'occupe de votre table, » déclara-t-elle. « Mais, pas de problème, si vous êtes pressés. Attendez une seconde et je vous rapporte votre monnaie. »
Quand la serveuse revint, le couple était parti. Le gérant, inquiet de l'importance du pourboire, interrogea le reste du personnel. Mais personne ne se souvenait des deux clients. Ni, d'ailleurs, de les avoir vu entrer ou de les avoir servis. En fait, personne ne se rappelait grand-chose à leur sujet.