PROLOGUE
Rome – 15 juin 1992
Ils se rencontrèrent à midi pile, par un beau dimanche de juin, à la terrasse d'un petit restaurant à quelques pâtés de maisons du Colisée. Le coup de téléphone de la nuit précédente à un numéro sur liste rouge au cœur du Vatican avait été net et concis. L'interlocuteur inconnu avait stipulé le lieu et l'heure, le nom de la personne qu'il voulait voir, averti qu'il ne tolérerait pas de coups fourrés et mentionné une incroyable somme d'argent. Mais c'était la dernière phrase de la conversation qui avait emporté la décision d'honorer le rendez-vous. « Nous parlerons, » avait déclaré la voix mystérieuse d'un ton sinistre et froid, « de la Famille. »
Le père Naples arriva le premier. Il était toujours en avance à une entrevue. Surtout si elle s'annonçait d'importance. Homme de haute taille puissamment charpenté, approchant de la soixantaine, avec d'épaisses boucles grises, une barbe à l'avenant et des yeux noirs perçants, même en habits civils il avait l'air d'un prêtre. Il affichait l'autorité tranquille de celui qui est habitué à donner des ordres et à être obéi instantanément. Homme d'une foi et d'une détermination inébranlables, le père Naples s'appuyait sur la conviction absolue que procurent plusieurs siècles d'histoire ecclésiastique.
Comme indiqué dans le message de la nuit précédente, il vint sans arme. Non pas qu'il fût inquiet. Sa foi serait son bouclier. Ainsi que les cinq autres agents de la Société de Léopold présents dans le restaurant, y compris deux femmes déguisées en passantes. À eux tous, ils avaient une puissance de feu suffisante pour déclencher une petite guerre. Et, bien qu'il se soit retiré depuis des années du service actif sur le terrain, le père Naples continuait à pratiquer les arts martiaux. Expert à la fois en kendo et en karaté, il connaissait une douzaine de manières différentes de se débarrasser d'un agresseur.
Selon les instructions spécifiées, il réclama une table pour deux au fond du patio, à l'écart des allées et venues autour de la cuisine. À une centaine de mètres de là, dans une chambre d'hôtel, un microphone directionnel était braqué sur sa position exacte. Chaque parole de l'entretien serait captée et enregistrée pour être réécoutée et analysée plus tard. Le prêtre sourit faiblement en réclamant au garçon une bouteille de rouge de la maison. Le Seigneur veillait, mais les miracles de la science et de la technologie modernes avaient du bon aussi.
Il finissait tout juste son premier verre de vin quand l'autre homme le rejoignit. L'étranger, âgé d'environ vingt-cinq ans, grand et mince, avec des cheveux blonds onduleux et des yeux bleus très clairs, portait un costume blanc avec une chemise blanche à col ouvert. Il se déplaçait tellement silencieusement que le père Naples ne prit conscience de son approche que lorsque son ombre tomba en travers de la table.
« Père Naples, je suppose ? » dit l'étranger. Sa voix, basse et vibrante, était totalement différente de celle qui avait résonné dans le téléphone la veille. Le prêtre hocha la tête, autant pour lui-même que pour l'autre. Ils étaient donc au moins deux impliqués dans ce mystère. Il se demanda combien il pouvait y en avoir d'autres ? Avec un peu de chance, il ne tarderait pas à le savoir.
« C'est bien moi, » répondit-il, en se levant. Il tendit la main et le jeune homme la prit. Sa poigne était étonnamment forte. Les yeux sombres et cruels croisèrent et accrochèrent les yeux bleu clair. Peu d'hommes étaient capables d'affronter le regard implacable du père Naples pendant plus d'un instant. L'étranger ne cilla même pas. Il soutint sans broncher le regard menaçant du prêtre, avec une sérénité intérieure apparemment imperturbable. Poussant un grognement de dépit et de surprise, le vieil homme finit par rompre le contact. Un bref élancement saisit le prêtre dans la poitrine mais il l'ignora. Un autre verre de vin l'aiderait à se détendre. Il eut brusquement la sensation qu'il lui faudrait pas mal de vino avant la fin de l'après-midi.
« Et vous êtes… ? » demanda-t-il en regagnant sa chaise. L'autre s'assit directement en face de lui. Soigneusement, le jeune homme appuya un attaché-case de cuir noir flambant neuf contre le bord de la table.
« Appelez-moi… Ruben, » dit l'étranger blond. Il sourit. « Comme le sandwich. »
« Il y avait un Ruben dans la Bible, » dit le père Naples. « C'est un nom honorable. »
« Le premier fils de Jacob, » répliqua le jeune homme avec aisance. « La force de son père. L'un des fondateurs des douze tribus d'Israël. »
« Vous connaissez l'Ancien Testament, » dit le père Naples. « C'est rare chez les jeunes gens d'aujourd'hui. »
« J'ai une mémoire exceptionnelle, » répondit Ruben, avec un sourire. « Et je ne suis pas aussi jeune que j'en ai l'air. »
« Un verre de vin ? » demanda le père Naples, en se resservant.
« Non merci, » dit Ruben. « Je ne bois pas de vin. »
Il se tut un moment, comme s'il attendait un commentaire du prêtre. Comme rien ne vint, il fit signe au serveur. « Un Coca-Cola, s'il vous plaît. Et un menu. »
« Nous ne sommes pas ici pour déjeuner, » protesta le père Naples.
« Je vous l'accorde, » dit Ruben. « Mais la conversation s'effectue plus agréablement par-dessus un bon repas. Par ailleurs, je suis affamé. J'ai passé la plus grande partie de la nuit à voyager. Certains se satisfont peut-être de la nourriture des lignes aériennes, mais pas moi. J'ai besoin d'avaler quelque chose. » Il rit. « Après tout, c'est surtout vous qui parlerez. »
Le prêtre hocha la tête, son cerveau travaillant à toute vitesse. L'affaire se présentait bien. Les vampires ne mangeaient pas et ne buvaient rien. Pas plus qu'ils ne pouvaient supporter l'exposition à la lumière du soleil. L'étranger était humain, sans le moindre doute. Et pas très malin.
La remarque fortuite de Ruben au sujet de son trajet en avion faisait le jeu de l'Église. Le père Naples était certain que son équipe à l'autre bout du microphone était déjà en train d'appeler l'aéroport. Vérifier les arrivées de la veille au soir ne prendrait pas longtemps, en particulier avec tout le poids du Vatican pour appuyer la demande. Avant la fin de ce déjeuner, la Société de Léopold connaîtrait le véritable nom de Ruben et l'endroit d'où il venait. Tout devenait tellement simple quand vous disposiez des contacts adéquats. Et saviez quelles ficelles tirer.
« Vous avez l'argent ? »
« Juste ici, dans cet attaché-case, » répondit Ruben. Il se pencha pour ramasser la mallette de cuir noir et la posa sur la table. Insérant une clef étroite dans la serrure, il l'ouvrit avec un déclic. Prudemment, il souleva de quelques centimètres le couvercle de la mallette. Le père Naples ne put réprimer un hoquet de surprise. Elle était remplie de liasses bien ordonnées de billets de cent dollars.
« Vingt millions de dollars américains, » fit doucement Ruben. Il referma et verrouilla la mallette et la reposa sous la table. « Avec bien d'autres à venir si vous répondez à quelques questions à ma satisfaction. »
« Votre satisfaction, » dit le père Naples, dans l'espoir d'en apprendre davantage. « Ou celle de votre employeur ? »
Ruben se contenta de sourire et ne répondit rien. D'un geste de la main, le jeune homme fit signe au serveur d'approcher et lui commanda un plat de lasagnes avec sauce à la viande. Le père Naples s'excusa de ne pas l'accompagner. Il mangeait rarement à midi. Les déjeuners le rendaient somnolent. Le vin rouge lui suffisait amplement. Il apaisait la douleur sourde dans sa poitrine. Il s'en versa un autre verre.
« Quelles questions ? » demanda-t-il, une fois que le serveur eut quitté la table. « Demandez-moi ce que vous voulez. »
« La Famille, » dit Ruben, ses yeux bleu clair pétillant sous l'éclat du soleil. « Les Enfants de Caïn. Votre Ordre les pourchasse depuis le Moyen Age. La Société de Léopold en connaît davantage à leur sujet que n'importe qui d'autre au monde. Racontez-moi l'histoire de la Famille. »
Le prêtre fronça les sourcils. Il ne s'attendait pas à moins. Mais cela ne voulait pas dire qu'il appréciait pour autant. « Il y a des secrets que je n'ai pas le droit de révéler. Pas sans la permission de Monseigneur Ameliano. »
« Entendu, » dit Ruben. Il hocha la tête en voyant le serveur déposer devant lui une salade et un Coca, avant de s'éloigner. « Dites toujours. Je déciderai ensuite si j'ai besoin d'en savoir plus. »
« Par où voulez-vous commencer exactement ? » demanda le père Naples. « Les vampires existent depuis la création de l'homme. Ils sont les rejetons de Satan en personne. Bien qu'ils affirment descendre d'Adam et Eve, nous autres à la Société pensons différemment. Ils sont les instruments du démon. Ils sont aussi anciens que l'humanité, et leur histoire est tout aussi complexe. »
Ruben lâcha un petit rire. « Commencez par le tout début. Par Caïn. Mais n'hésitez pas à résumer. »
« Résumer ? » répliqua le père Naples d'un ton sarcastique. Il se versa un autre verre de vin, terminant la bouteille. D'un signe de main, il fît signe au serveur d'en apporter une autre. « Comment résumer dix mille ans de mal absolu ? Une tâche impossible, mais je vais essayer. »
Le prêtre baissa la voix. Bien que toujours aussi belle et ensoleillée, la journée ne paraissait plus aussi chaude. Ni agréable.
« Treize clans de vampires dirigent le monde en secret, et ce depuis les premiers jours de l'histoire connue. Peu nombreux, immortels quoique pas indestructibles, ils constituent ce qu'ils appellent la Famille. Car tous font remonter leur origine à un unique ancêtre commun. Vous avez prononcé son nom. Il s'agit de Caïn, le Troisième Humain. Premier enfant d'Adam et Ève, il fut tenté par Lucifer, l'Ange Déchu. Dans sa faiblesse, il prêta l'oreille aux paroles de Satan et devint le premier meurtrier – et le premier vampire. »
Le père Naples prit une profonde inspiration. Ruben restait patiemment assis, ses yeux bleus limpides ne trahissant aucun trouble devant ces révélations. Comme si elles n'avaient rien de nouveau pour lui. Pour la millième fois depuis la veille au soir, le père Naples se demanda qui était Ruben. Ou, plus important, qui il représentait.
« Pour avoir tué son frère, Caïn fut frappé par Dieu de la marque de la bête. Ce n'était pas un signe physique mais mental. Caïn avait introduit le meurtre dans le monde, et par le meurtre il serait contraint de survivre. Aussi longtemps qu'il continuait à tuer et à boire le sang de ses victimes, il demeurerait vivant. Immortel, il devint le symbole immortel du monstre qui sommeille en chacun de nous. Satan était très satisfait.
« Mieux encore, le sang donnait à Caïn des pouvoirs sans commune mesure avec ceux des simples mortels. Il avait besoin de ces facultés surnaturelles pour survivre à la haine et au dégoût qu'il rencontrait partout où il allait. Lucifer se moquait de lui, et il en vint à haïr Dieu. Le Troisième Mortel souffrait le martyre sous le poids de sa malédiction. Seul, hanté par ses démons, il aspirait à partager son chagrin avec d'autres. »
Le père Naples se ménagea une pause théâtrale et sirota une gorgée de vin. L'histoire, bien qu'il l'ait racontée une centaine de fois à des nouvelles de l'Ordre, le fascinait toujours autant. C'était la légende du mal personnifié. Et elle était terriblement véridique.
« C'est alors que, au plus profond de son désespoir, Caïn apprit de Satan un monstrueux secret. Non seulement il était damné, mais il avait le pouvoir de transmettre son fardeau par l'Étreinte, comme Lucifer appelait ce rituel impie, par dérision envers l'amour humain. Une goutte du sang du Troisième Humain, transmise à ses victimes au moment de leur mort, les transformerait en morts-vivants, en vampires immortels. Ces infants, comme ils furent dénommés par la suite, n'auraient pas la puissance de leur géniteur, ou sire, mais ils commanderaient néanmoins à des forces redoutables.
Encouragé par Satan, Caïn engendra trois de ces monstres. Ensemble, ce trio de morts-vivants vécut avec leur créateur dans la première cité, Enoch, où ils furent adorés par les habitants comme s'ils étaient des dieux. Tous vampires immortels, Caïn et sa progéniture. Et Satan rit de son triomphe. »
« La deuxième génération, » intervint Ruben. « Caïn représentait la première. Les trois qui suivirent étaient la deuxième. »
« Exactement, » dit le père Naples. « Et, à leur tour, poussés par Lucifer, ils octroyèrent eux aussi le don de la vie éternelle à un groupe de victimes choisies. Car la deuxième génération avait appris du Malin que n'importe quel vampire pouvait transmettre la malédiction à sa proie par la méthode même que Caïn avait employée. Une goutte de sang de vampire, donnée à une victime agonisante, entraînait la création d'un nouvel infant. Là encore, le nouveau vampire avait des pouvoirs inférieurs à ceux de son sire, car c'était une génération de plus qui découlait de la toute première. »
« En dix mille ans, combien de générations se sont ainsi succédé ? » demanda Ruben, en souriant au serveur qui lui apportait son assiette de pâtes.
Le père Naples attendit qu'ils soient seuls pour répondre. « Douze, peut-être treize. La malédiction de Caïn est devenue si faible que c'est à peine si les membres des dernières générations possèdent encore le moindre pouvoir surnaturel. Ils ne représentent plus qu'un désagrément mineur. Abominations aux yeux du Seigneur, ils méritent d'être détruits. Mais il est rare que l'Ordre de Léopold perde son temps à les pourchasser. Nous nous préoccupons surtout des générations plus anciennes. Ce sont les anciens de la Famille, notre gibier. Ils sont les rejetons du Diable et, par là même, les véritables ennemis des fidèles. »
« Délicieux, » murmura Ruben en goûtant les lasagnes. Il paraissait tout aussi attentif à son plat qu'au récit du père Naples. « Poursuivez, je vous en prie. Vous me parliez de la troisième génération. »
« Ils étaient au nombre de treize, » dit le prêtre, grattant son épaisse chevelure d'un air confus. Il pria pour que ses compatriotes trouvent un sens à cette étrange conversation. Lui s'en sentait tout à fait incapable. « Infants de ceux de la deuxième génération, ils furent les véritables fondateurs de la Famille. Car ces treize Antédiluviens étaient ambitieux. La faute de Caïn ne signifiait rien pour eux. Ils ne connaissaient pas le Seigneur, mais seulement Lucifer, l'ange déchu. Par conséquent, ils n'éprouvaient aucune honte, aucun remords pour les actions de Caïn. Et ainsi, sous l'impulsion de Satan, ils reproduisirent le crime du Troisième Humain. Ils se dressèrent contre leurs sires et les détruisirent. Au cours de cette grande bataille, Enoch fut détruite. Caïn disparut, et on n'entendit plus jamais parler de lui. Et les vampires de la troisième génération régnèrent en maîtres.
« Ils bâtirent une Deuxième Cité, peuplée d'esclaves humains, et la dirigèrent avec le concours de leur nouvelle progéniture, des vampires de la quatrième génération. Pendant deux mille ans, les Antédiluviens maintinrent l'humanité en esclavage. Jusqu'à ce que, un beau matin, l'homme finisse par se révolter contre ses maîtres. Car les vampires étaient immortels, mais pas invulnérables. La lumière du soleil ou le feu leur étaient fatals. » Le prêtre émit un ricanement sinistre. « Ou la décapitation. Comme Enoch avant elle, la Deuxième Cité fut détruite. Et ce qui restait de la Famille fut dispersé à travers le monde.
« La troisième génération, alors incroyablement ancienne, disparut. Bon nombre de vampires la crurent perdue. D'autres, plus sages, soupçonnèrent que les Antédiluviens étaient partis se cacher. Après plusieurs milliers d'années d'existence, ils avaient besoin de repos.
« Les légendes de la Famille racontent que les vampires de la troisième génération gisent dans un état de léthargie connu sous le nom de torpeur dans des tombeaux dissimulés partout à travers le monde. Un jour, prédisent ces légendes, ils se lèveront, et leur réveil ébranlera le monde des morts-vivants. » Le prêtre cracha par terre. « Le retour de ces rejetons du Diable est annoncé dans l'Apocalypse de Jean. »
« Que sont devenus ceux de la quatrième génération ? » demanda Ruben. Il avait fini ses lasagnes et sirotait tranquillement son Coca. « Combien ont survécu à la chute de la Deuxième Cité ? »
« Un petit nombre, » répondit le père Naples. « Aucun document ne précise exactement combien. Ces Mathusalems, âgés de plusieurs milliers d'années, passèrent dans la clandestinité. Ils se rendirent compte que la poursuite de leur existence dépendait de leur faculté à faire croire aux hommes que la Famille était détruite. Ils instituèrent donc ce qu'on appela par la suite la Mascarade, qui exigeait de chaque vampire qu'il dissimule son existence aux yeux des humains. Toute violation de la Mascarade par un membre de la Famille était punie de mort. Des siècles passèrent et, avec le temps, l'humanité finit par oublier que les vampires avaient véritablement existé. Ils devinrent des créatures mythiques, une légende. Exactement comme les anciens de la Famille l'avaient prévu.
« C'est alors, et seulement alors, que la quatrième génération enfanta une nouvelle progéniture. Après la cinquième génération vint la sixième, puis une septième, et ainsi de suite au fil des siècles. Treize clans se constituèrent, chacun possédant certains traits et caractéristiques de l'Antédiluvien de la troisième génération qui l'avait fondé. Œuvrant dans l'ombre, guidés par Lucifer et ses agents, ces clans de vampires complotèrent, luttèrent, marchandèrent et conspirèrent pour la domination de la Terre. Usant de leurs pouvoirs surnaturels, ils devinrent les maîtres secrets de la planète. Ils étaient la Famille et l'humanité, sans le savoir, constituait son bétail. »
« Mais si chaque vampire a le pouvoir d'en engendrer autant qu'il veut, la Terre devrait être submergée par ces montres, » déclara Ruben, ses yeux pétillant d'amusement. « N'est-ce pas la preuve que toute cette histoire n'est qu'une légende ? »
Le père Naples secoua la tête. Il se sentait légèrement groggy. Trop de soleil et trop de vin trop tôt dans la journée. « Les vampires ne sont pas stupides. La Mascarade n'est qu'une de leurs lois. Ils ont six Traditions qui gouvernent les principaux aspects de leur vie. L'un de leurs édits les plus importants concerne la création de nouveaux vampires. Les anciens des treize clans ont soigneusement maintenu le nombre de vampires à un seuil raisonnable, de manière à ne pas épuiser les réserves de sang. N'oubliez pas, mon jeune ami, que nous sommes leur nourriture. Un mort-vivant pour dix mille humains, c'est la règle. Ce qui représente tout de même une bonne centaine de milliers de vampires éparpillés à la surface du globe. »
« Une minorité non négligeable et extrêmement influente, » fit Ruben avec un petit rire. « Cependant, malgré tous leurs pouvoirs, les vampires sont incapables d'agir pendant la journée. La lumière du soleil les anéantit. J'ai du mal à comprendre comment ils maintiennent leur emprise sur l'humanité alors qu'ils sont si vulnérables. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? »
« Des traîtres, » cracha le père Naples. « Des adorateurs du Diable. Des humains qui vendent leur propre race en échange de la vie éternelle. Maudits à l'instar de leurs maîtres démoniaques, ils sont connus sous le nom de goules. »
Le prêtre marqua une pause, tâchant de retrouver son calme. « Une goutte de sang de vampire donnée à une victime agonisante la transforme en membre de la Famille. Tueur et proie deviennent sire et infant. Ce même sang, donné à intervalles réguliers à un humain ordinaire, interrompt le processus de vieillissement. Il confère également à celui qui le boit une force surhumaine ainsi que d'autres pouvoirs surnaturels mineurs. Cependant, le prix réclamé par le vampire en échange de son sang est une servitude éternelle. Aptes à opérer en plein jour, ces goules effectuent les tâches qui seraient impossibles à leurs maîtres morts-vivants. C'est l'immortalité en échange de la liberté. »
« Un pacte avec le Diable est toujours difficile à refuser, » dit sombrement Ruben. Il fit signe au serveur de lui apporter un autre Coca. « Encore quelques questions, et je pense que ma curiosité sera satisfaite. Parlez-moi de la Camarilla. Et du Sabbat. »
Le prêtre poussa un reniflement de dérision. Il restait un fond de vin dans la deuxième bouteille et il le vida goulûment. Tout ce discours lui avait desséché le gosier.
« Ce sont les deux grandes sectes de vampires, » déclara-t-il. « Les membres de la Camarilla pensent que les Antédiluviens ont rencontré la Mort Ultime lors de la destruction de la Deuxième Cité. À leurs yeux, le risque le plus grave encouru par la Famille est que l'humanité apprenne, un jour ou l'autre, la réalité de son existence. Toutes leurs actions sont gouvernées par la Mascarade. Ce sont les plus traditionalistes des descendants de Caïn.
« Sept clans principaux composent la majeure partie de la secte. Les Ventrues en sont les dirigeants, une sorte d'aristocratie inavouée. Les Toréadors s'intéressent plutôt à l'art. Les Tremeres représentent une lignée de vampires magiciens apparue au Moyen Age. Les Nosferatus sont d'une laideur monstrueuse car leur chef fut maudit par Caïn. Certains de la quatrième génération seraient des monstres grotesques appelés Nictuku. Les Malkavians sont des bouffons, apparemment fous mais probablement plus rusés que la plupart des vampires ne l'imaginent. Les Brujahs sont de nature rebelle, tandis que les Gangrels, maîtres métamorphes, entretiennent des relations étroites avec les Gitans et les loups-garous. »
Ruben sirotait son Coca en silence. Il était venu pour écouter, pas pour faire des commentaires.
« Le Sabbat réunit les rebelles de la Famille. Mon Ordre le considère comme la plus dangereuse des deux sectes. Il est dirigé par deux grands clans, les Lasombras et les Tzimisces. La plupart des autres clans sont représentés par de petits groupes de rebelles connus sous le nom d'Antitribu.
« Les dirigeants du Sabbat soutiennent que la troisième génération vit toujours et qu'elle manipule sa descendance pour des raisons qui lui sont propres. » La voix du prêtre descendit dans les graves. « Ils redoutent un Armageddon imminent qu'ils appellent Géhenne. Une époque qui verrait les Antédiluviens se lever pour prendre le contrôle de la Famille. Le Sabbat soupçonne la troisième génération de vouloir se nourrir de ses descendants. »
« Plus longtemps vit un vampire, » dit Ruben, sans changer d'expression, « plus puissant est le sang dont il a besoin. Le sang humain ne saurait satisfaire des vampires de la troisième ou de la quatrième génération. Il leur faut quelque chose de plus stimulant. Seul le sang de leurs descendants, d'autres vampires, peut étancher leur soif impie. Ils sont devenus cannibales. »
« Correct, » dit le père Naples, sans se laisser perturber par cette révélation inattendue dans la bouche de son interlocuteur. « Personne ne sait avec certitude si les Antédiluviens existent toujours où s'ils sont tombés en poussière voilà plusieurs millénaires. Mais s'ils ne sont qu'endormis, lorsqu'ils se réveilleront après des siècles passés sans rien boire, ils seront pris d'une soif irrépressible. »
« Vous n'avez nommé que neuf cultes, » dit Ruben, changeant de sujet. « Quels sont les autres ? »
« Il y a les Ravnos, une société d'exclus et de marginaux, » entonna le père Naples en comptant sur ses doigts. « Puis les Assamites, un ordre d'assassins que même les autres vampires redoutent, et les adorateurs de Set, qui adorent une abomination égyptienne endormie, véritable incarnation du mal ancien de ce pays. Et enfin, n'oublions pas les Giovannis, un autre clan d'apparition récente avec deux sujets de préoccupation – la mort et l'argent. »
« Bien, » fit Ruben, reposant son verre vide. « Je connais désormais tous les clans. Mais leurs relations restent floues. »
Les yeux bleu ciel du jeune homme brûlèrent d'un ardent feu intérieur. « Qu'est-ce que le Jyhad ? » demanda-t-il.
Le père Naples se sentait tout drôle. Pourtant, il savait qu'il lui fallait répondre. Il était de la plus haute importance pour lui et pour la Société de Léopold qu'il réponde à la moindre question de Ruben. De la plus haute importance.
« Une légende chez les vampires, » dit le prêtre. » C'est le nom d'une guerre qui se livrerait depuis des millénaires. La plupart prétendent qu'elle opposerait les quelques membres restants de la quatrième génération, les Mathusalems, par le truchement involontaire de leur progéniture. Ces créatures d'une puissance surnaturelle incommensurable chercheraient toutes à conquérir le contrôle absolu de la Terre pour des raisons qui leur sont propres. D'autres prétendent que le Jyhad serait en réalité un jeu que se livreraient les vampires de la troisième génération, manipulant adroitement les Mathusalems à leur insu. Le monde de la Famille est semé de trahisons et de tromperies. N'oubliez pas que Lucifer, leur patron, est le Père du Mensonge. Il y aurait ainsi des ruses dans les ruses dans les ruses. Nul hormis les Antédiluviens, s'ils ont vraiment survécu, ne sait ce qu'il en est réellement. »
« Sur ce point, » objecta Ruben, « j'ai peur que vous vous trompiez. »
Le jeune homme fit signe qu'on leur apporte l'addition. « Y a-t-il autre chose, un élément important au sujet de la Famille, que vous souhaitiez porter à ma connaissance ? Peut-être au sujet de l'Inconnu ? Ou des problèmes récents qui ont surgi en Russie et au Pérou ? »
Le père Naples secoua la tête. « L'Inconnu ? La Russie ? Le Pérou ? Non, je ne vois pas. Pourquoi ? »
« Simple confirmation de certains soupçons personnels, » dit Ruben. Il sortit un peu d'argent de son portefeuille et paya le serveur. « Il est temps que je m'en aille. Vous m'avez dit tout ce que je voulais savoir. »
Le jeune homme se leva. « Restez assis. Je trouverai la sortie. Merci de m'avoir consacré un peu de votre temps, père Naples. J'apprécie les informations dont vous m'avez fait part, même si je crains que votre position vis-à-vis du Diable n'ait quelque peu altéré votre compte-rendu. Ç'a toujours été le problème avec l'Inquisition. Vous vous souciez trop du Malin, et pas assez du mal. Je regrette, mais je ne peux pas vous laisser parler de notre conversation à qui que ce soit. En particulier à vos supérieurs de la Société de Léopold. Puisse Dieu vous accorder la paix. »
Aucun des cinq agents de la Société de Léopold en poste dans le restaurant ne vit sortir Ruben. Pas plus qu'ils ne purent se rappeler par la suite le moindre détail concernant son aspect. Quand elle fut repassée, la bande magnétique du microphone directionnel se révéla complètement vierge. Et aucun des opérateurs du magnétophone ne put se souvenir d'un seul des mots qu'ils avaient censément enregistrés.
Le père Naples resta immobile à sa table pendant un bon quart d'heure jusqu'à ce qu'un serveur curieux s'approche pour voir si tout allait bien. À sa stupéfaction horrifiée, il découvrit que le prêtre était mort.
Selon un rapport secret rédigé par une équipe d'enquêteurs, le père Naples avait succombé à une attaque cardiaque foudroyante. Qui l'avait frappé quelques minutes après midi, après qu'il se fut assis. Personne ne put dire, ni même essayer d'expliquer, comment un homme décédé avait réussi à vider deux bouteilles de vin. L'attaché-case noir retrouvé sous la table était vide.