CHAPITRE IV
Lexington, KY – 20 mars 1994
« Tu parles d'un putain de camion, » chuchota Junior.
« MG Enterprises ? » dit Sam. « MG, c'est pour quoi ? »
« Mucho Grande, » dit Pablo en riant. Pablo se considérait comme le comique de la bande. Âgé de seize ans, il avait deux ans de plus que Junior et Sam. Il se figurait tout savoir. « Sur qu'il est plein à craquer de trucs de valeur. Visez comme il écrase le macadam. Avec un poids pareil, il y a forcément des tas de machins à l'intérieur. Qui attendent juste qu'on les emporte à la maison. »
« Ouais, ben c'est certainement pas en restant plantés là à prendre le vent qu'on va le savoir, » dit Junior. « Vous avez emmené la pince ? »
« Je l'ai là, » dit Sam, sortant une énorme pince, du genre dont l'usage nécessite les deux mains, de sous son pardessus. « De quoi faire sauter n'importe quel putain de cadenas. »
« Bon, alors qu'est-ce qu'on attend ? » dit Junior. Dépassant tout juste le mètre cinquante, avec un visage de bébé, des yeux bleus limpides et une voix aiguë de petit garçon, il était le chef de leur groupe. Junior avait le cerveau et l'ambition de quelqu'un du double de son âge. « On n'a pas toute la putain de nuit. Le vieux Adams va inspecter cette partie du parking dans à peu près deux heures. Bougez-vous. »
Prudemment, l'adolescent souleva la section arrachée du grillage qui entourait le parking et dépôt routier Adams. Des enseignes rouge vif et noires accrochées sur tout le pourtour du grillage prévenaient qu'il était sous haute tension. Junior et ses copains n'étaient pas dupes. Le vieil Adams était trop radin pour s'offrir une telle dépense d'électricité. Suspendre des panonceaux avertisseurs tape-à-l'œil était bien meilleur marché.
Le parking se trouvait dans le pire quartier de Lexington, non loin de la voie d'accès menant à la US Highway 64. Il faisait office d'escale pour les camionneurs qui avaient besoin d'une pause après de longues heures passées à convoyer des marchandises à travers le pays. Une douzaine de bars, trois motels miteux et un bordel notoire, tous situés à quelques pas, assuraient le succès du dépôt auprès des routiers.
Dans des circonstances normales, le parking aurait aussi été une cible favorite pour les pirates de la route et autres braqueurs de camions. Cependant, le vieil Adams avait des relations. On racontait dans le milieu qu'il valait mieux éviter de jouer les trouble-fête dans son parking. Les bandes, petites ou grandes, évitaient la propriété Adams comme la peste. Junior et ses deux copains étaient les seuls voleurs assez courageux pour se risquer à y cambrioler les camions. Avec l'impétuosité de la jeunesse, ils se croyaient au-dessus de concepts aussi vulgaires que le crime et le châtiment.
Le camion, massif, racé, impudemment peint en argent, noir et rouge, était isolé tout au fond du parking. Les trois garçons se déployèrent sur le macadam, trio de scarabées humains entourant sa proie. Courant précipitamment, ils atteignirent leur destination en quelques secondes. Suivant les instructions de Junior, ils se regroupèrent entre les énormes pneus noirs du semi-remorque.
C'était la nuit idéale pour un cambriolage. Des nuages épais voilaient la lune et les étoiles. Un réverbère solitaire jetait une lueur diffuse sur la cabine vide. Le reste du gigantesque véhicule était plongé dans l'obscurité. Les trois gamins accroupis sous les portes de la remorque étaient invisibles à plus de quelques pas de distance.
« Pablo, sers-toi de la pince, » dit Junior. « Sam, mets ton manteau au-dessus du cadenas pour étouffer le bruit. Dès que la putain de chaîne est coupée, tu la retires vite fait. Je me faufile en premier, et je jette un coup d'œil avec ma torche. Dès que je trouve un truc qui en vaut la peine, je le signale en frappant un coup. Deux-trois minutes après, je commence à vous passer la marchandise par la porte. Empilez-la comme on a dit, entre les roues. Quand on a suffisamment de trucs, on se tire. »
« Putain, c'est le pied, » chuchota Pablo. « C'est la partie que je préfère. Je me sens comme un gosse le jour de son anniversaire. On sait jamais les cadeaux qui vous attendent à l'intérieur. »
« Ouais, ouais, » dit Sam, le plus pragmatique des trois. « On a déjà entendu tout ça, champion. Tu veux bien prendre cette putain de pince et couper le cadenas ? Je me gèle, à t'écouter déblatérer. »
Leur première surprise fut de constater qu'il n'y avait ni chaîne ni cadenas pour maintenir closes les grandes portes du semi. La seconde fut que les lourds battants d'acier s'ouvraient vers l'intérieur, et non vers l'extérieur. Presque comme s'ils étaient conçus pour laisser sortir, et non rentrer dans la remorque. Le troisième choc, le plus intense, survint lorsque, silencieusement, sans un bruit, les deux grandes portes commencèrent à s'écarter sans que personne les ait touchées. Une lumière provenait de l'intérieur.
« Qu'est-ce qui se passe, putain ? » chuchota Sam.
« Je vais pas rester pour le savoir, » dit Pablo. « Je me casse. »
C'est alors que les membres du trio découvrirent qu'ils ne contrôlaient plus les mouvements de leur corps. Malgré leurs jurons et leurs menaces, qui se transformèrent rapidement en gémissements et en pleurs, ils ne pouvaient pas bouger d'un centimètre. Ils ne pouvaient qu'attendre et voir venir.
Dans l'espace entre les battants, une silhouette solitaire apparut. S'attendant à un monstre, les garçons se retrouvèrent en train de fixer une magnifique jeune femme. Vêtue d'une robe fourreau noire moulante, elle semblait s'amuser de leur sort.
« Encore des enfants, » déclara-t-elle doucement, parlant avec un curieux accent. « Les adultes de ce pays ne savent pas comment élever leur progéniture. Leur éducation est un désastre. Comme c'est dommage. »
Souriant à leur adresse, la femme claqua des doigts. « Venez à l'intérieur, » ordonna-t-elle. Et, comme des automates dépourvus de volonté propre, traînant les pieds, ils passèrent humblement dans le camion. Les portes d'acier claquèrent derrière eux.
Junior cligna des yeux d'émerveillement. L'intérieur de la remorque était aménagé comme un bureau. Il y avait un bureau, plusieurs fauteuils et une rangée de meubles à classeurs. Écran allumé, un ordinateur était posé sur le bureau. Contre un mur était accroché un énorme système téléphonique d'aspect complexe. Il y avait même un fax. Tous les meubles étaient boulonnés au sol, de manière à ne pas bouger lorsque le camion roulait.
Au-delà du bureau se dressait une armoire pleine de vêtements de femme. À quelques rares exceptions près, tous les habits étaient noirs. Dans un tiroir ouvert scintillaient des bijoux en argent.
Derrière la garde-robe, tout à l'avant de la remorque, à l'endroit le plus proche de la cabine, se trouvait un grand cercueil noir. Les poignées et la décoration étaient argentées, de même que la doublure en satin. Le couvercle était ouvert, mais il n'y avait personne à l'intérieur. Junior avait vu suffisamment de films d'horreur pour savoir que l'occupante de cette boîte se tenait devant eux.
« Trois jeunes criminels, » dit la jeune femme. Mince et pas particulièrement grande, elle avait des cheveux bruns et des yeux noirs perçants. Sa peau avait la blancheur de la neige et ses lèvres la rougeur du sang. « Trois enfants qui se prennent pour des adultes. »
Son regard se fixa sur Sam. Elle fit la grimace. « Comment t'appelles-tu ? Et pourquoi n'es-tu pas à la maison, en train de faire tes devoirs ? »
La langue de Sam fut libérée. « Je-je-je m'appelle Sam Carroll. Ma mère m'a fichue à la porte il y a six mois. Son petit copain me détestait. C'est lui qui l'a convaincue de le faire. Un sacré fils de pute – j'ai eu de la veine qu'il ne dise pas à maman de m'étrangler. Elle aurait été assez bête pour le faire.
« J'avais nulle part où aller. Il était pas question que je vende mon corps à des pervers rien que pour pouvoir bouffer. Alors je suis allé vivre avec Junior et Pablo.
« On habite ensemble dans un motel incendié au coin de la rue. C'est eux, ma famille. J'ai pas vu l'intérieur d'une école depuis un an. Ils acceptent pas les gamins comme moi. »
Junior voulait dire à Sam de la fermer, de ne dévoiler aucun de leurs secrets, aucune de leurs planques. Mais il n'y parvenait pas. Il était incapable de parler.
« Et toi ? » demanda la dame en noir, se tournant vers Pablo. « Dis-moi ton nom et pourquoi tu voles. »
« Je m'appelle Pablo Luis Alvarez Cortina, » dit Pablo. « Ma mère et mon père sont morts dans les grandes émeutes d'il y a deux ans quand le Klan a mis le feu au barrio. L'incendie a tué toute ma famille sauf moi. Un terrible accident, qu'ils ont dit, ces putains de flics. Vous parlez d'un putain de mensonge. Deux des gars en uniformes appartenaient au KKK. Même sans leur cagoule je les ai reconnus. Et ils s'en sont aperçus.
« Ils sont venus me chercher dans la casse, les abrutis. Ç'a été leur grosse erreur. Je les attendais. Junior m'avait aidé à préparer les pièges. Le premier, une grosse limace du nom de McGraw, il est tombé dans un trou qu'on avait creusé. Il s'est empalé sur une chouette petite barre de fer pointue. Il a gueulé comme un porc pendant une heure avant de finir par saigner à mort.
« Son partenaire, un taré de protestant hystérique, le sergent Grayson, il a paniqué et il a essayé de se cacher dans une grande benne à ordures en acier. J'aurais pas pu rêver mieux. On a bouclé le couvercle pour qu'il ne puisse pas s'échapper. Ensuite, on a versé de l'essence à l'intérieur jusqu'à ce qu'elle soit à moitié pleine. C'est Junior qui m'a passé les allumettes. » Pablo se mit à rire. « Whoosh ! »
Pablo prit une profonde inspiration. « Il n'y a aucun endroit pour les gars comme moi. Si les flics me mettent la main dessus, c'est au-revoir-tout-le-monde. J'aurai un accident, exactement comme ma famille. Alors, je vis dans la rue. Et je vole parce que c'est la seule manière de pouvoir bouffer. »
Secouant la tête, la femme en noir se tourna vers Junior. « Tu es le chef de cette petite bande, je crois. Eh bien, Junior, puisque tes compagnons m'ont tous les deux raconté leur triste histoire, pourquoi ne pas me révéler à ton tour quelque chose sur toi. »
Junior ne voulait pas parler. Il s'était juré qu'il ne parlerait pas. Mais lorsque leur ravisseuse se tourna vers lui, il se mit à raconter.
« Tout le monde m'appelle Junior, » commença-t-il. « C'est parce que personne ne sait mon vrai nom. On m'a trouvé en haut des marches de l'hôpital. Ma mère, qui que ça ait pu être, m'a abandonné. Sans message, sans rien. Sans même une putain de couche. Au moins, elle m'a laissé devant le bâtiment. Dieu sait ce qui aurait pu arriver si elle m'avait balancé derrière.
« J'ai grandi dans un orphelinat avec des tas d'autres gamins. On m'a envoyé dans un tas de familles d'accueil, mais ça n'a jamais duré. Ces gens ne voulaient pas un enfant. Ils voulaient un petit esclave. Ou bien c'étaient des pervers. Je me suis enfui de chaque maison où on m'a placé. Mais ils me retrouvaient toujours et ils me renvoyaient à l'orphelinat.
« Je me suis échappé de leur foutu endroit quand j'ai eu onze ans, il y a trois ans. Je suis sorti par un trou dans le toit et ils ne m'ont jamais revu. Je suis en cavale depuis. Je n'ai pas de vrai nom, pas de famille, pas d'argent. Pablo et Sam sont mes seuls amis.
« Le monde m'avait baisé depuis ma naissance. Alors, j'ai décidé que j'allais le baiser un peu, pour changer. Et c'est ce que j'ai fait. Jusqu'à ce soir. Vous nous avez chopés, j'en ai rien à foutre. Tout le monde doit bien crever un jour. »
« C'est très vrai, » dit la dame sombre. Elle claqua des doigts. « Vous pouvez bouger à nouveau. Ce n'est pas une invitation à tenter quelque chose de stupide, comme de me sauter dessus. Asseyez-vous. Détendez-vous. Malheureusement, je ne peux pas vous offrir de rafraîchissement. Il n'y a rien à manger ici. »
Pablo et Sam se laissèrent tomber par terre. Ils paraissaient terrifiés par la dame sombre. Pas Junior. Il n'avait pas eu peur de quoi que ce soit depuis très, très longtemps.
« Vous êtes un vampire, » dit-il. « Vous buvez du sang. »
« Bien, » dit la femme. « Tu es plus instruit que je ne le pensais. »
Elle sourit, dévoilant des dents blanches parfaites. Mais pas de crocs. Junior était certain qu'elle aurait des crocs. « Désolée, » dit la dame sombre. « Pas de crocs. »
« Vous lisez dans mon cerveau ! » s'exclama Junior.
« Je peux détecter les pensées superficielles, » dit la vampire. « Nombre de mes congénères possèdent cette faculté. Ne te plains pas. Cela m'a permis de savoir que c'étaient trois gamins, et non une bande de criminels, qui tournaient autour de mon véhicule. Si vous aviez été un peu plus vieux, vous ne seriez pas ici en ce moment. »
« On serait où ? » demanda Sam avec nervosité.
« Dans mon estomac, » fit la dame sombre en riant. Même Junior frissonna à ces paroles. La dame sombre ne plaisantait pas.
« Mon nom est Madeleine Giovanni, » poursuivit-elle. « Je suis une vampire, un mort-vivant. Il existe des milliers d'entre nous qui vivent au sein de l'humanité. Nous appelons notre race la Famille. Et les hommes constituent notre bétail. »
« Qu'est-ce que vous comptez faire de nous ? » demanda Pablo. « Un casse-croûte de fin de soirée ? »
Madeleine Giovanni se mit à rire. « En fait, j'ai besoin de vous pour me rendre un service beaucoup plus trivial. Ces dernières nuits, j'ai été prise à partie par une bande de vampires renégats. Ils compliquaient singulièrement mon voyage. En fin de compte, un peu plus tôt dans la soirée, je les ai traqués jusque dans leur repaire et je les ai éliminés.
« Cependant, ces événements m'ont conduite à penser que ma couverture est compromise. J'ai une importante mission à accomplir dans ce pays pour les anciens de mon clan. Quelqu'un, peut-être un membre de ma propre lignée, m'a trahie. Je ne peux plus me fier à mes contacts habituels. Mais j'ai besoin d'alliés qui puissent me servir durant la journée. Des alliés humains. »
« Vous voulez, » dit Junior, les yeux écarquillés de surprise, « qu'on travaille pour vous. C'est cinglé. On est des gosses. »
« Les enfants font les meilleurs espions, » répliqua Madeleine Giovanni. « Les adultes leur prêtent rarement attention. On les voit mais on les ignore. Par ailleurs, comme je le disais, vous pouvez agir durant la journée, privilège qui m'est refusé. Je pense que vous pourriez m'être assez utiles. »
« Ça a l'air vachement dangereux, » dit Sam. « Si vous avez des ennemis, ça serait suicidaire de travailler pour vous. »
« Les risques sont grands, » reconnut la dame sombre. « Mais la récompense également. Je vous rémunérerai extrêmement bien pour votre assistance. »
« Combien ? » interrogea Junior.
« Un million de dollars pour chacun d'entre vous, » dit Madeleine Giovanni avec un sourire. « En liquide. »
« M'dame, » dit Junior. « Vous avez vos trois espions. »