CHAPITRE VII

New York, NY – 15 mars 1994 

L'humeur d'Alicia était aussi morose que le ciel de l'après-midi. D'épais nuages gris pesaient sur la ville, écrasant la métropole sous une pluie persistante. Le monde au-delà de ses fenêtres était froid et sinistre, blême comme un linceul. Le martèlement incessant des gouttes de pluie sur le toit du penthouse interdisait toute réflexion profonde. Impossible d'échapper à la tristesse et au désespoir avec un temps pareil. Alicia était une créature du soleil.

Ne tenant pas en place, elle faisait les cent pas dans le salon, creusant un sillon dans l'épaisseur du tapis. La chaîne jouait en fond sonore le « chant funèbre de Siegfried » extrait du Götterdämmerung. La musique sombre, mélancolique, avec son lent crescendo, convenait parfaitement à ses pensées. Le crépuscule des dieux était proche. Et elle semblait incapable de l'arrêter.

Tandis que la musique montait vers son ultime point culminant, dans le fracas des cymbales et le rugissement des cuivres, puis retombait dans le calme de sa triste conclusion, le visage d'Alicia bouillait de rage impuissante. Elle refusait de se laisser dominer par les circonstances.

Revenue à son appartement presque à l'aube, elle avait dormi toute la matinée et venait juste de se lever. Elle avait trouvé sur son répondeur un message de Justine, lui fixant rendez-vous à minuit dans une boîte d'anarchs, le Perdition, située dans le quartier sud de Manhattan. L'Archevêque semblait soucieuse.

Alicia ne pouvait l'en blâmer. Elle aussi était inquiète. De toute son existence, elle n'avait jamais rencontré une entité telle que la Mort Rouge auparavant. Elle n'avait même jamais soupçonné qu'il fût possible pour un membre de la Famille de contrôler le feu aussi facilement que le monstre y parvenait. Si Ruben n'avait pas été là, Alicia ne doutait pas qu'elle aurait été réduite en cendres dans le club.

Penser à Ruben provoqua une crispation en elle. Physiquement, le jeune homme était assez extraordinaire. Pourtant, à ce moment précis, savoir s'il la trouvait également séduisante était le dernier des soucis d'Alicia. Le mystérieux étranger était une énigme. Il possédait des pouvoirs inexplicables, inouïs. Et il en savait trop au sujet de la Famille – et d'Anis.

« Voulez-vous jeter un œil sur le courrier, mademoiselle Varney ? » demanda Jackson, brisant le fil de sa concentration. « Rien de très important. Aucune de nos recherches et enquêtes en cours n'a encore reçu de réponse. »

« Magnifique, » dit Alicia d'une voix sarcastique. Elle marcha jusqu'à son assistant et lui prit les lettres des mains. « L'univers approche de sa fin. Mais nos espions semblent incapables de découvrir ce qui cloche. »

« Ils essaient, » dit Jackson. Il sourit. « Ils n'ont pas envie d'encourir votre colère. »

Elle rit en dépit de son humeur massacrante. « Mieux vaut moi que Justine Bern. S'ils échouaient dans une mission pour elle, elle ne serait pas aussi commode. Ou aussi indulgente. Elle ne tolère aucune excuse. La mort est la plus douce de ses sentences. »

« Difficile de fidéliser ses employés avec une pareille attitude, » dit Jackson, l'air sombre. Il savait, pour avoir vu Justine en action sur bande vidéo, à quel point l'Archevêque pouvait être féroce.

« N'oubliez pas que le Sabbat considère les humains comme du bétail, » dit Alicia. « Les mortels fournissent du sang et rendent à l'occasion de menus services. Pour le reste, ils sont sans intérêt. C'est pourquoi les membres du Sabbat exécutent machinalement tous les malades du SIDA qu'ils rencontrent. À leurs yeux, ce n'est pas un meurtre, mais une simple mesure d'hygiène alimentaire. »

Alicia parcourut rapidement son courrier. Les deux premières lettres, émanant de ses avocats, concernaient des questions financières qui réclamaient son attention immédiate. Elle lut en diagonale le contenu de chaque missive, puis gagna le téléphone et fit le numéro du service juridique. Il ne lui fallut que quelques minutes pour régler les deux problèmes.

Ceci fait, elle ouvrit le reste de ses lettres. Rien d'important n'apparut jusqu'à ce qu'elle déchire la dernière enveloppe. Elle provenait de son service de presse et contenait deux articles découpés dans un journal australien daté de la semaine précédente, à un jour d'intervalle. En lisant les deux coupures de presse, Alicia sentit le froid de la tombe s'insinuer dans ses veines.

Le premier document décrivait une émeute qui s'était déroulée la veille au soir dans la ville de Darwin, dans le Territoire du Nord. Des centaines d'aborigènes avaient dévasté les rues pendant des heures, au cours d'un incident présenté comme le plus sérieux conflit indigène de l'histoire du territoire. Dix-huit personnes avaient trouvé la mort – trois commerçants et quinze aborigènes. La police avait d'abord eu recours aux canons à eau et aux balles en caoutchouc, mais, ces mesures s'étant révélées inefficaces, elle avait ensuite ouvert le feu sur la foule à balles réelles.

Le maire et le conseil municipal, en une rare démonstration d'unité, s'étaient unanimement félicités de la réaction des forces de l'ordre. Plus encore, ils avaient clairement fait comprendre que toute autre provocation des indigènes serait traitée comme une « guerre civile ». Ils ajoutaient qu'ils dégageaient toute responsabilité quant aux actions qui s'ensuivraient. Alicia connaissait un peu la tragique histoire de l'Australie. Génocide était le premier mot qui lui venait à l'esprit.

Rejetée en fin d'article apparaissait l'explication de l'incident. Un peu plus tôt dans la soirée, les premiers camions du gouvernement étaient arrivés dans le bidonville des indigènes. Ils avaient commencé à les charger à bord pour les reconduire chez eux au pied des Macdonnell Ranges. De toute évidence, c'était la nouvelle de ce plan de relocalisation forcée qui avait poussé les indigènes dans la rue. Ils ne voulaient pas retourner dans le désert de Tanami. Même si aucun colonial de Darwin n'aurait su dire pourquoi.

La deuxième coupure de presse datait du lendemain. C'était le compte-rendu bref et laconique d'un effroyable massacre qui s'était déroulé, le même soir que l'émeute, dans un ranch d'élevage à une cinquantaine de kilomètres en dehors de la ville. La police s'était rendue sur place à la requête du frère du fermier, qui avait essayé de le joindre au téléphone toute la journée en vain. Les corps de l'homme, de sa femme et de leurs trois enfants avaient été découverts gisant dans l'herbe à l'extérieur de la maison, privés de leur tête. On n'avait relevé aucune trace de lutte, bien que le sol autour des cadavres fût détrempé de sang.

Bien que les blessures des victimes ne fussent pas décrites avec une abondance de détails, il était clair dans l'article que les têtes n'avaient pas été retrouvées. Et que d'après l'état de leur cou, broyé et mâchonné, elles semblaient avoir eu la tête arrachée par les crocs de quelque animal colossal.

Pour ajouter à l'horreur, un examen de l'étable et des champs avait fait apparaître que tous les animaux du ranch – du bétail aux poulets en passant par le chien – avaient été tués de la même manière. Une chose inimaginable était venue et avait tranché et emporté les têtes de tous les mammifères de l'endroit. C'était totalement incompréhensible.

« Tout va bien, mademoiselle Varney ? » demanda Jackson. L'inquiétude perçait dans sa voix. « Les nouvelles sont mauvaises ? »

Alicia acquiesça. « Ça va mal, Jackson. Ça ne pourrait pas aller plus mal. »

« Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? »

« Je ne crois pas que quiconque pourrait y faire grand-chose, » répondit Alicia. Elle marqua une pause, comme si les mots lui ramenaient un vieux souvenir en mémoire. « Sauf peut-être quelqu'un. Un vieil ami, un très vieil ami. Je ne l'ai pas vu depuis de nombreuses années. Il a toujours une solution à chaque mystère. »

« Vous devriez peut-être l'appeler, » suggéra son assistant. « Les vieux amis sont faits pour cela. »

Alicia sourit. « Il est différent de moi, monsieur Jackson. C'est un vagabond, qui ne reste jamais longtemps au même endroit. Je n'ai aucune idée de l'endroit où il se trouve ou de la façon de le joindre. Tout ce gâchis est mon problème, et, d'une manière ou d'une autre, c'est à moi de le résoudre. »

Avec un soupir, elle passa les deux coupures de presse à son assistant. Il les parcourut sans commentaire. Depuis qu'il travaillait avec Alicia, plus rien ne le surprenait de tout ce qu'elle pouvait lui montrer.

« Avons-nous quelqu'un en Australie ? » interrogea Alicia. « Plus spécifiquement, dans le Territoire du Nord ? »

Jackson secoua la tête. « Pas que je me souvienne. Nos intérêts là-bas sont gérés par des compagnies associées aux Conglomérats Asiatiques. Ils fournissent la main-d'œuvre à bon marché et les ressources. Nous apportons la technologie. »

« Et nos opérations moins officielles ? » demanda Alicia.

« Pas de chance, » dit Jackson. « Les Triades tiennent la pègre australienne dans un poing de fer. Personne n'échappe à leur emprise. Même la Mafia se tient à l'écart de leurs affaires. »

« Je veux l'un de nos meilleurs hommes à Darwin avant la fin de la semaine, » dit Alicia. « Malin, coriace, et vif à la détente. Trouvez-moi quelqu'un et envoyez-le là-bas très vite. Je veux un rapport de première main sur la situation sur place. Dans l'intervalle, demandez au service de presse de chercher dans les journaux australiens s'il y a une suite à ces histoires. En particulier, dites-leur de prêter attention au nom de Nuckalavee. »

« Comment écrivez-vous ça ? » interrogea Jackson. « C'est un mot aux consonances sinistres. »

« L'Écorché, » dit tranquillement Alicia. « C'est une créature de la mythologie aborigène australienne. Un horrible démon des ténèbres qui, selon la légende, dort sous les Macdonnell Ranges en attendant la fin du monde. Il en émergera alors pour dévorer toute la sagesse qui restera sur la Terre. »

« Dévorer la sagesse ? » répéta Jackson.

Alicia se tapota la tête. « Ça. Le siège de l'intelligence d'un homme. Sa tête. Prenez le cerveau d'un homme, et vous lui prenez sa sagesse. »

Elle soupira. « Il existe des centaines de dialectes aborigènes différents, Jackson. Toutefois, il existe un mot commun à tous. Nuckalavee. Une énigme qui laisse sans voix les rares savants à s'être penchés sur les langages des indigènes. Personne n'est vraiment parvenu à le traduire en anglais. Mais je connais la signification de ce mot. Il veut dire Dévoreur de Crânes. »