CHAPITRE VI

Paris France – 21 mars 1994 

Avec prudence, Phantomas se faufilait le long des travées silencieuses de Notre-Dame. Au cours des dernières nuits, à vrai dire depuis sa terrifiante rencontre avec la Mort Rouge, il avait évité le musée. En fait, il avait eu tellement peur du tueur spectral qu'il était demeuré caché dans les catacombes sinueuses profondément enterrées où il se sentait chez lui. Cette excursion de ce soir était sa première escapade hors des tunnels. Et elle le rendait vraiment nerveux.

À cette heure de la nuit, la cathédrale était déserte, à l'exception de quelques prêtres vaquant à leurs affaires et des policiers habituels nécessaires à la protection des monuments publics contre les cambrioleurs. La gigantesque église contenait des œuvres d'art qui valaient des millions. Plus d'une bande de voleurs avait essayé de piller les trésors de la nef centrale. Aucune n'avait réussi.

Prêtres et policiers, tous ignoraient Phantomas. Utilisant sa discipline du Masque aux Mille Visages, il apparaissait à chacun comme une figure familière et inoffensive. Tous voyaient une personne qui avait parfaitement le droit de se trouver là, aussi tardive que fut l'heure. Le seul risque possible avec cette mascarade se présentait lorsqu'il rencontrait plusieurs personnes simultanément. Comme il affectait directement chaque observateur, trois gardiens qui le verraient en même temps percevraient trois personnes très différentes. Ce genre de situation débouchait invariablement sur des complications.

Phantomas se donnait beaucoup de mal pour éviter de telles confrontations, mais même lui ne pouvait infléchir la destinée. Une fois, inopinément, alors qu'il contemplait la pieta de Nicolas Coustou, il était tombé sur trois prêtres et trois nonnes en route vers des réjouissances secrètes qui n'avaient certainement pas la caution de l'église. Leur stupéfaction, due en partie au pouvoir de Phantomas et en partie à l'incroyable quantité de vin qu'ils avaient déjà absorbée, entraîna un tel tumulte que les gardiens accoururent de toute la cathédrale. Le Nosferatu avait eu de la chance de pouvoir s'enfuir avant d'être découvert. Les six fauteurs de troubles avaient été sévèrement punis, et leurs divagations mises sur le compte de l'ivresse et de la débauche. Un siècle plus tard, le souvenir d'une nonne particulièrement plantureuse se jetant sur lui en hurlant « seigneur Satan, seigneur Satan, » arrachait encore un sourire à Phantomas.

Ce soir, il restait dans l'ombre. Sans un bruit, il passa la rosace sud, derrière l'entrée de la sacristie, et parvint finalement à la salle du trésor. C'était là qu'étaient conservés les trésors religieux de la cathédrale, y compris de nombreux manuscrits et reliquaires anciens. Phantomas avait passé des dizaines d'années à se pencher sur les documents fragiles, cherchant d'obscures références à la Famille pour son encyclopédie. Le vampire était peut-être la plus grande autorité au monde en ce qui concernait les secrets de Notre-Dame.

Habituellement, il y avait toujours plusieurs gardiens et prêtres dans le bâtiment extérieur. Pas pour le moment. Utilisant toute la puissance de sa volonté avant de pénétrer dans l'église, Phantomas les avait envoyés pour une vague raison à la crypte devant l'entrée ouest de la cathédrale. Il ne disposait pas de beaucoup de temps avant leur retour. Mais si ce qu'il soupçonnait s'avérait véridique, le temps était le cadet de ses soucis.

Il retrouva le manuscrit en quelques secondes. Il se trouvait exactement au même endroit que lorsqu'il l'avait parcouru pour la dernière fois, soixante ans auparavant. Personne n'y avait touché au cours des dernières décennies. Il n'en fut pas surpris.

Peu d'érudits s'intéressaient au concept cabalistique selon lequel Dieu aurait créé d'autres mondes avant celui-ci. C'était un sujet qui dérangeait les fanatiques religieux et troublait les non-croyants. Peu de mages se penchaient sur la question, bien qu'elle aidât à comprendre certains des mystères les plus vexants concernant leur vision du cosmos. Phantomas s'en moquait. Il ne se sentait nullement responsable d'expliquer les merveilles de l'univers à l'humanité. Ou à la Famille. Aucune des deux ne connaissait la vérité sur la nature changeante de la réalité. Mais la Mort Rouge savait. Et exploitait cette connaissance à des fins maléfiques.

Phantomas parcourut rapidement les quelques brefs paragraphes qui l'intéressaient. Il mémorisa les passages significatifs. Maintenant, au moins, il connaissait la source de la discipline de Corps de Feu de la Mort Rouge. Même s'il n'avait pas pour autant la moindre idée concernant la manière de la combattre.

Le Nosferatu haussa ses épaules difformes. La meilleure façon d'échapper au courroux de la Mort Rouge était de rester caché. Ce qui était exactement ce que Phantomas avait l'intention de faire. Après cette sortie, il comptait rester dans ses gentils petits tunnels pendant des années et des années. Bien qu'il ne vît toujours pas pourquoi le spectre voulait sa mort. Il avait été incapable de découvrir dans son encyclopédie le moindre indice indiquant le lignage du monstre. Et il ne l'avait jamais vu avant l'autre nuit au Louvre.

À moins que… ? L'évocation de sa visite au fabuleux musée le soir de la réception de Villon fit travailler les méninges de Phantomas. Les habits et le comportement de la Mort Rouge détournaient l'attention de son visage. Les traits du monstre, sinistres et menaçants, étaient cependant caractéristiques. Et, plus Phantomas y repensait, vaguement familiers.

Avec un grognement, le Nosferatu sut qu'il lui fallait retourner au Louvre. La réponse à la question de l'identité de la Mort Rouge l'attendait quelque part dans les salles majestueuses du palais reconverti. Ce serait une expédition pleine de risques. Si le mystérieux tueur se manifestait une seconde fois, Phantomas n'était pas certain de pouvoir lui échapper si facilement. La Mort Rouge avait tué un nombre non négligeable de vampires au cours de ses attaques de la semaine écoulée. On pouvait la tromper une fois, soupçonnait Phantomas. Mais pas deux.

Pestant rageusement en lui-même, le vieux Caïnite se faufila hors de la salle du trésor. Il était résigné à son destin. La plupart des vampires avaient le culte du sang, de ce vitæ qui était à la fois leur nourriture et leur boisson. Quelques-uns glorifiaient la mort, proclamant que leur plus grand plaisir provenait de l'acte de tuer. Certains se vantaient de rester immortels grâce au sexe. Mais seul Phantomas se nourrissait de connaissance. C'était la drogue qui le maintenait immortel. Sans informations, il n'était rien.

Il entra au Louvre sans autre indication que celles de son subconscient. Quelque part dans la plus vaste collection d'œuvres d'art du monde il avait aperçu un visage, et les traits de ce visage sinistre correspondaient à ceux de la Mort Rouge. Heureusement, il pouvait retrouver son parcours de quelques nuits auparavant sans effort. Il avait suivi ces étapes un millier de fois.

Prêtant attention à la moindre perturbation de ses sens, Phantomas passa de galerie en galerie. Il se sentait dans la peau du criminel qui revient sur le lieu du crime. Dans un renversement des rôles, toutefois, il était la victime qui remonte la piste de son évasion, à la recherche d'un indice concernant l'identité de son agresseur. Ce n'était pas un rôle que Phantomas appréciait beaucoup, mais il l'acceptait. Il se rendait compte maintenant que la Mort Rouge voulait l'éliminer. Et que la seule manière de sauver sa vie consistait à entraîner la fin du monstre.

La connaissance, Phantomas le comprenait, était la clef. Son projet d'encyclopédie effrayait la Mort Rouge parce qu'il contenait des renseignements importants à propos des plus anciens membres de la race caïnite. Enfoui profondément dans cet amoncellement d'informations se trouvait un indice, ou des indices, sur l'identité de la Mort Rouge. Et, très vraisemblablement, sur ses faiblesses.

Voilà pourquoi le spectre écarlate voulait la mort de Phantomas. La Mort Rouge n'était ni invulnérable ni imparable. Le passé détenait la clef de son avenir. Si le Nosferatu parvenait à retrouver l'information avant qu'il ne soit trop tard.

Malgré toute sa concentration, il faillit manquer l'objet de sa recherche. Fidèle à ses habitudes, il s'était arrêté un moment dans la salle égyptienne pour contempler la statue voilée de Nefertiti. Sa perfection le touchait par-delà les siècles. Elle était aussi belle qu'il était hideux. Phantomas haussa les épaules. La reine aussi était un vampire, une des Enfants de Set. Elle serait éternellement belle et éternellement maléfique. Il n'y avait pas de justice en ce monde.

En se tournant, son regard balaya la crypte d'Osiris, avec ses statues de divinités du Premier Royaume. Elles étaient inchangées depuis le jour de leur sculpture, des milliers d'années auparavant. Elles étaient déjà anciennes bien avant sa naissance ;

Soudain, son regard se figea. Son attention se concentra intensément sur l'un des anciens dieux de l'Égypte. Phantomas cligna des yeux d'émerveillement. Parfois, l'étendue de sa mémoire le stupéfiait lui-même. Là, entouré d'une coterie de sept serviteurs identiques à tête de faucon, apparaissait une silhouette accroupie massive, possédant les traits abominables de la Mort Rouge.

Phantomas avait espéré découvrir quelque part l'identité de son mystérieux adversaire. Il ne s'attendait pas à la trouver sur un bas-relief vieux de plusieurs milliers d'années. Tremblant de peur et d'excitation mêlées, il étudia la plaque sur le fronton de la tombe qui dressait la liste des dieux. La sinistre entité était Seker, L'une des plus anciennes divinités infernales égyptiennes. Elle était associée aux ténèbres et à la mort, et elle reposait dans la nuit.

Elle était sans aucun doute, conclut Phantomas, un membre de la Famille. D'après le bref paragraphe qui décrivait le dieu, les habitants de l'antique Memphis auraient adoré Seker plus de cinq mille ans auparavant. Seker devait être un Mathusalem, un vampire de la quatrième génération.

Phantomas fit une grimace de frustration. Selon ses dossiers, les deux seuls Caïnites assez puissants pour être la Mort Rouge étaient Lameth et Anis. Maintenant, il avait découvert un troisième candidat. Il était certain qu'aucun Seker ne figurait dans son encyclopédie des Damnés. Ce qui voulait dire que le spectre appartenait à une lignée inconnue et insoupçonnée. C'était tout à fait troublant.

Après quelques secondes, Phantomas haussa les épaules. Cela signifiait simplement davantage de travail. Seker existait, il avait donc un sire. Une recherche déterminée révélerait ses antécédents et son histoire. Personne, pas même le plus grand des vampires, n'évoluait dans un néant d'informations. Quelque part, il existait des données au sujet de la Mort Rouge. Et lui, Phantomas, allait les découvrir.

Cette idée bien arrêtée, Phantomas tourna les talons et se dirigea vers la sortie. C'est alors que sa chance le servit à nouveau. Le regard focalisé droit devant lui, il se retrouva en train de contempler un bas-relief du visage de Khoufou, le roi légendaire du Premier Royaume et bâtisseur de la plus haute pyramide connue de l'homme. Pour la deuxième fois de la soirée, Phantomas se rendit compte qu'il reconnaissait ces traits. Hormis quelques infimes variations, le visage de Khoufou était identique à celui du charmant jeune homme qui l'avait mis en garde contre la Mort Rouge quelques nuits plus tôt.