CHAPITRE VIII

Vienne, Autriche – 16 mars 1994 

Etrius rêvait… 

Il attendait impatiemment dans une ancienne chambre de pierre, dans les entrailles de la forteresse appelée Malagris. Située au cœur des Alpes transylvaniennes, la citadelle était l'une des sept chanteries des mages de la Maison Tremere. Le maître en était son rivai honni, Goratrix.

Ce soir, sept des plus puissants mages du monde étaient réunis là, attendant l'arrivée de leur chef. Ils avaient été convoqués de toute l'Europe par le maître de leur ordre, le sorcier Tremere. Dans son message, il spécifiait la nuit et le lieu de la réunion. Il n'en donnait pas la raison, et personne n'aurait osé la demander. Ils comptaient parmi les plus puissants mages actuels. Tremere était très certainement le premier d'entre eux.

Parmi eux, seul Goratrix semblait étrangement serein. Son sourire sardonique proclamait qu'il en savait davantage qu'il ne voulait bien le dire sur les événements de la soirée. L'Expérimentateur, comme l'appelaient les autres membres du Conseil, était de l'avis d'Etrius une tête brûlée, un fou imprévisible. Il présentait un terrible danger pour l'Ordre tout entier avec ses recherches secrètes dans le domaine de l'immortalité et de la jeunesse éternelle. Que Tremere ait demandé à ses plus importants disciples de se rendre à Malagris troublait profondément Etrius.

Un jour, quand Tremere mourrait ou disparaîtrait, Etrius comptait bien diriger l'Ordre. Goratrix avait clairement manifesté les mêmes prétentions. Seule la discipline de fer de Tremere avait prévenu une guerre ouverte entre eux. Même si chacun avait essayé à plus d'une reprise d'user de moyens détournés pour faire périr son rival. Etrius se considérait lui-même comme la voix de la raison au Conseil. Il avait obéi à son maître pendant des centaines d'années. Il paraissait logique qu'il fût choisi pour succéder à Tremere. Il constituait même le seul choix possible.

Avec le crissement de l'acier sur la pierre, la porte de la chambre s'ouvrit largement. Tremere, grand et aristocratique, le visage sombre et sardonique, s'avança à l'intérieur. Etrius fronça les sourcils. Derrière son maître, à quelques pas en retrait, se tenait l'énigmatique comte de Saint-Germain. Le noble était un confident et ami de longue date de Tremere, mais Etrius n'avait aucune confiance en lui. Saint-Germain était un peu trop mystérieux, un peu trop maître de lui, au gré d'Etrius. Il se tenait toujours dans l'ombre. Tout le monde savait que le comte était un mage extrêmement puissant. On murmurait qu'il était également un vampire. Nul ne connaissait avec certitude les liens qui existaient entre lui et Tremere. D'abord Goratrix, ensuite Saint-Germain. Pour Etrius, c'était une combinaison dangereuse, de bien mauvais augure.

« Vous êtes tous ici, » dit Tremere, sa voix forte curieusement atténuée. « Bien. Nous allons commencer le rituel immédiatement. »

« Le rituel ? » demanda Meerlinda. Seule femme du Conseil, on disait qu'elle avait été autrefois la maîtresse de Tremere. Elle ne faisait rien pour dissiper la rumeur. Cela n'avait pas d'importance. Meerlinda était membre du Conseil en vertu de ses compétences de mage. Pas de ses talents au lit. « Quel rituel ? »

« Goratrix a découvert le secret de l'immortalité, » dit Tremere. Son regard parcourut ses disciples. « Ce soir, nous allons boire l'élixir de la vie éternelle. Nous nous souviendrons de cette nuit pendant les millénaires à venir. »

« D'où provient cette boisson miraculeuse ? » interrogea Etrius, incapable de se taire. « Certaines histoires ont circulé récemment. On raconte que Goratrix aurait affaire avec… les Enfants de Caïn. »

Goratrix sourit à Etrius, son expression doucereuse indiquant son triomphe. « Ces récits sont vrais. Voilà un an, deux de mes plus proches assistants furent Étreints dans les montagnes par un ancien membre de la race caïnite. J'ai immédiatement éliminé le misérable, naturellement, mais le mal était fait. Sachant que les vampires sont immortels, j'ai décidé d'exploiter à fond cette opportunité unique qui se présentait à moi. Depuis un an, j'étudie de près la condition de mes serviteurs réduits à l'impuissance. J'ai conduit de multiples expériences sur eux, jusqu'à finalement découvrir le secret de leur sang vampirique. En travaillant à partir de ce vitæ, j'ai concocté mon élixir d'immortalité. »

« Vous avez conçu une potion contenant le sang des Damnés, » fit Etrius avec inquiétude. « Le résultat pourrait être désastreux. Pouvons-nous courir ce risque ? Il est des sorts pires que la mort. »

Goratrix rit, d'un rire désagréable, dérangeant. « Nommez-en un, poltron. » Il agita une main en l'air. « Etrius le Brave, mes amis. Seule la Conscience des Tremeres pouvait s'inquiéter des conséquences possibles de la vie éternelle. »

« Je ne suis pas un poltron, » dit Etrius, s'efforçant de garder son calme. L'heure était à la discussion froide et raisonnée, pas à l'emportement des passions. « Mais je sais que les Enfants de Caïn ne sont pas heureux de leur sort. Ils sont maudits pour l'éternité. Et vous proposez que nous rejoignons leurs rangs. »

« Assez discuté, » dit Tremere, sur un ton qui ne souffrait pas de contradiction. « Etrius, votre argument n'est pas faux. Cependant, vous ignorez le fait que les vampires sont liés au fils d'Adam par l'acte de l'Étreinte. En buvant l'élixir préparé à partir de leur sang, nous échappons à ce lien. Nous obtiendrons tous les bénéfices de l'immortalité sans en souffrir les inconvénients. »

« Cela me paraît être une magnifique opportunité, » dit Abetorius, un autre membre du Conseil. « Pour ma part, je suis disposé à courir le risque. »

« Moi aussi, » dit Meerlinda. « Etrius, vous êtes trop timoré. N'oubliez pas que nous sommes des sorciers Tremeres. Nous n'avons rien à craindre. »

« C'est vrai, » s'exclama Xavier de Cincao. « Pourquoi, dans ce cas, est-il présent ? »

Il n'était pas besoin de préciser à qui de Cincao faisait référence. Aucun des membres du Conseil n'avait confiance en Saint-Germain. Il y avait trop de questions sans réponse au sujet de son identité – et de ses motivations. Et tous sentaient qu'il exerçait beaucoup trop d'influence sur Tremere.

« C'est moi qui ai demandé au comte d'être à mes côtés ce soir, » dit Tremere, avec une pointe de méchanceté dans la voix. « Il en sait long sur la Famille et me conseille à son sujet depuis des décennies. Nous avons besoin de son assistance. Y a-t-il des objections ? »

Il n'y en avait aucune. Tremere était maître de l'Ordre par la seule force de sa volonté. Sa parole faisait loi.

Saint-Germain, toujours à demi dans l'ombre, s'inclina jusqu'à la ceinture. « Je ne suis ici qu'en simple observateur et assistant, » déclara-t-il. « L'intérêt de mon cher ami Tremere est également le mien. De même que celui de ses disciples. »

Etrius en doutait, mais il savait que formuler ses doutes ne servirait de rien. Jetant un regard à la cantonade, il vit que ses compagnons ressentaient manifestement la même chose. Tremere n'était pas d'humeur à être contrarié.

« Nous avons déjà trop parlé, » dit Tremere. « Goratrix, où se trouve cette potion miraculeuse que vous avez préparée ? »

« Suivez-moi, » dit Goratrix, pressant un moellon dans le mur de la chambre. Avec un grondement de rouages, toute une section du mur pivota, révélant un escalier de pierre menant vers le bas. « L'immortalité nous attend en bas. »

Ils s'enfoncèrent au cœur de la montagne. Le laboratoire de Goratrix était construit à près de trente mètres sous son château. Il était brillamment illuminé par des lampes qui brûlaient sans flamme. Posés sur la table d'expérimentation au centre de la pièce se trouvaient un énorme bol et presque une douzaine de cornues remplies d'essences indéfinissables. Huit gobelets d'argent étaient disposés sur un côté.

« Tout est paré pour la dernière incantation, » déclara Goratrix. « Le breuvage nécessite de chanter certains sorts à chaque étape de la préparation. »

« Et le sang ? » demanda Saint-Germain, avec à peine un soupçon de curiosité dans la voix. « Où se trouve-t-il ? »

Goratrix rit. « La formule exige du sang frais, comte. » Il tira un levier dans le mur du fond. Comme précédemment, une partie de la salle pivota, dévoilant une petite pièce. Deux jeunes gens hagards étaient enchaînés au mur.

« Mes sources de vitæ vampirique, » dit gaiement Goratrix. Il s'approcha de l'un des prisonniers. Sèchement, il le gifla en travers du visage.

Mollement, le captif leva les yeux sur son tourmenteur. Voyant qu'il s'agissait de Goratrix, il montra les dents. Goratrix rit de plus belle, d'un rire qui portait sur les nerfs d'Etrius.

« Mes sorts et la privation de sang humain sont cause de leur faiblesse. Je les ai gardés ici dans cette chambre pendant presque un an. L'endroit ne sera plus le même sans leur présence. »

« Ils ont servi leur Ordre honorablement, » dit Tremere. « Laissez-les mourir maintenant de la même façon. Procédons. »

Il avait fallu des heures d'enchantements et d'incantations pour préparer la potion. Dans le rêve, ce fut accompli en un instant. 

Les deux vampires étaient morts. Leur sang, avec le reste des ingrédients magiques, était mélangé et préparé comme il convenait. Saint-Germain, agissant de sa propre initiative, avait précautionneusement rempli les huit gobelets et les avait passés à Tremere et ses disciples.

« Soyez prêt si nécessaire, » dit le chef des mages.

« Vos désirs sont des ordres, » dit Saint-Germain.

« Buvez, » ordonna Tremere en levant sa coupe à ses lèvres. Il avait été entendu, pour des raisons de confiance, qu'ils avaleraient tous l'élixir au même moment. « Buvez. »

Le gobelet aux lèvres, Etrius croisa le regard de Saint-Germain. Il y avait un air de satisfaction rusée sur le visage du comte qu'Etrius n'appréciait guère. Dans un éclair d'intuition, Etrius se rendit compte brusquement que le comte leur tournait le dos lorsqu'il préparait les verres. Il aurait pu aisément ajouter quelque chose à la mixture. Il était trop tard. Du feu liquide coulait dans la gorge d'Etrius. Il déglutit.

Et hurla et hurla et hurla. Comme le faisaient ses compagnons. Les entrailles d'Etrius étaient en feu. Submergé par la douleur, il s'écroula au sol, inconscient. La dernière chose dont il se souvint fut le visage de Saint-Germain. Le visage pâle, souriant du comte de Saint-Germain.

Lorsqu'il reprit ses sens, il sut que Goratrix, Tremere et les autres s'étaient trompés. Ingérer le sang des Enfants de Caïn les avait bel et bien rendus immortels. Cela les avait également transformés en vampires. Ils comptaient désormais au nombre des Damnés..

Etrius s 'éveilla… 

Tremblant, il se leva de son cercueil. Il y avait plusieurs décennies qu'il n'avait pas rêvé de cette funeste nuit où le breuvage de Goratrix avait détruit leur âme. Cette fois-ci, pourtant, le souvenir en était plus clair, plus précis que dans le passé. Il avait oublié depuis longtemps ses soupçons au sujet de Saint-Germain. Il se demandait maintenant s'il avait réellement oublié ou si le souvenir avait été délibérément effacé. Par la volonté d'un autre.

Etrius fronça les sourcils. Sa mémoire comportait des trous curieux, dont il n'avait jamais encore reconnu l'existence. Saint-Germain était indiscutablement un membre de la Famille. Pendant des siècles, il avait été le plus proche conseiller de Tremere. Et cependant, Etrius était incapable de se rappeler quand le comte avait été Étreint. Ou par qui. Ou encore où. Après le rêve de ce soir, Etrius n'était plus aussi certain que le mystérieux mage ait réellement appartenu au clan Tremere. Et pourtant, aucun membre du Conseil n'avait jamais soulevé la moindre question sur lui ou sur ses origines.

Était-il possible que le comte fut déjà l'un des Caïnites cette nuit funeste en Transylvanie ? Etrius commençait à se le demander – et à s'inquiéter. Ses souvenirs, si nets au sujet de détails très anciens, étaient brumeux en ce qui concernait l'apparition de Saint-Germain ce soir-là – comme sur la plupart de ses faits et gestes durant la cérémonie.

La notion était effrayante. Il semblait tout à fait possible que Saint-Germain fut en partie responsable de l'existence même du clan Tremere. Quel avis avait-il donné à son « cher ami » Tremere ? Quelle aide avait-il apportée à Goratrix dans le développement de sa formule secrète, la formule qui les avait transformés de mortels en vampires ? Et, plus inquiétant que tout, qu'avait-il ajouté à la potion avant de leur tendre leurs verres ?

La grimace d'Etrius s'accentua. Il avait la terrible impression d'avoir été manipulé depuis des siècles. Que le Conseil tout entier avait été exploité de la même façon. Il paraissait très possible que Tremere, aujourd'hui plongé dans la torpeur, membre de la troisième génération par diablerie, eût agit secrètement d'après les instructions d'un autre. Que tout le clan Tremere ne fût qu'un pion inconscient dans le jeu du comte de Saint-Germain, un vampire aux origines et aux pouvoirs inconnus. Ce n'était pas une pensée agréable.

C'est alors qu'il fut frappé d'une autre révélation. D'une manière ou d'une autre, après tout ce temps, il avait soudain pris conscience de cette subtile manipulation de sa mémoire et de sa volonté. Saint-Germain était resté dans l'ombre pendant des siècles avec succès. Aujourd'hui, de manière inattendue, un rêve mettait à jour ses manigances. Etrius ne croyait pas aux coïncidences. Aucun vampire n'y croyait. En particulier, lorsqu'elles prenaient une telle ampleur. Le rêve n'était-il qu'un autre mensonge, une autre tentative d'influencer sa réflexion ? Ou bien s'agissait-il d'un avertissement ? Dans ce cas, contre quoi ? Et, tout aussi préoccupant, émanant de qui ?