Chapitre VII

 

 

Les femmes durent attendre encore une longue semaine avant que toutes les cabanes de l'île eussent reçu leurs toits. En sa qualité de charpentier, Mac Leod avait décidé de ne laisser à aucun autre le soin de fixer les cadres de palmes sur les chevrons, et il s'acquitta de cette tâche avec une lenteur méticuleuse. Ces soins n'étaient d'ailleurs pas inutiles, le noroît soufflant parfois avec violence sur le village, en dépit du rideau d'arbres qui le protégeait de la mer.

Ce fut le 3 décembre, après avoir travaillé toute la journée sous un soleil de plomb que Mac Leod considéra que les cabanes étaient terminées. A midi, les Britanniques se rencontrèrent au centre du village et, après un bref conciliabule, décidèrent que l'assemblée se réunirait le soir même à neuf heures pour procéder au partage des femmes. Purcell traduisit aussitôt cette nouvelle, et elle provoqua sous la tente où les Tahitiennes étaient logées une effervescence subite. Pour chacune d'elles, cette soirée serait l'aboutissement — heureux ou malheureux — de trois mois d'attente, de projets et d'intrigues.

La dernière assemblée — celle qui avait ordonné l'incendie du Blossom et jugé Mason pour tentative de meurtre — s'était tenue à l'improviste sur la falaise.

Mais puisqu'on avait maintenant tout le loisir du choix, on élut sans discussion le banian comme lieu de réunion. L'arbre géant était, à vrai dire, assez éloigné du village, puisqu'il se dressait sur le deuxième plateau, et qu'il fallait, pour l'atteindre, gravir le coteau abrupt qui reliait le premier plateau au second. Mais il y avait à ce choix des raisons sentimentales. C'était sous le banian que les matelots s'étaient réunis pour la première fois en secret et avaient résolu, par un vote unanime, de ne plus donner leurs titres aux officiers. Bien que ce scrutin ne portât, en apparence du moins, que sur une question de détail, c'était à ce moment précis que les hommes s'étaient sentis libérés de l'esclavage du bord.

On avait dressé au centre du village une sorte de guérite qui abritait des intempéries la cloche du Blossom et l'horloge monumentale qui avait orné le carré des officiers. Chacun pouvait ainsi consulter l'heure, et en cas de besoin, sonner la cloche pour alerter la communauté. Le repas du soir à peine fini, toutes les femmes, sauf Ivoa, se groupèrent devant la guérite et regardèrent, de minute en minute, le mouvement brusque et saccadé de la grande aiguille. Comme aucune ne savait encore lire l'heure, cette contemplation n'avait pas beaucoup de sens, et Purcell qui avait vu leur groupe de loin entre les arbres, vint leur dire qu'elles étaient bien trop en avance.

Elles se mirent à rire. Cela ne faisait rien, elles attendraient, cela leur faisait plaisir d'attendre. Elles entourèrent Purcell, toujours riant. Est-ce qu'Adamo savait qui, parmi les Peritani, allait choisir Horoa? Itihota? Toumata? Vaa? Purcell fit mine de se boucher les oreilles, et les rires redoublèrent. Il était entouré de larges yeux noirs, de dents luisant en éclair blanc dans les  visages bruns. Blanches aussi, les fleurs de tiaré dans les magnifiques chevelures noires crêpées descendant jusqu'aux hanches. Purcell les regardait avec amitié. Leurs bonnes lèvres ourlées s'écartaient avec candeur sur leurs dents de cannibales, et leurs rires s'égrenaient en crescendo, clairs, perlés, chantants. Elles lui parlaient toutes à la fois. Hé Adamo é! Hé Adamo! Est-ce qu'Adamo allait choisir une autre femme qu'Ivoa? « Non, non! » dit Purcell avec énergie. Il y eut un bruissement de louanges. Si doux, Adamo! Si fidèle! Le meilleur tané de l'île! « Mon bébé! » dit Omaata en fendant la foule des vahinés. Et elle le serra avec tant de force contre sa poitrine que Purcell poussa un cri. Il y eut une    effervescence de rires. 

 «  Tu vas le casser, Omaata!... » La géante desserra son étreinte, mais sans libérer son captif. Ses larges yeux noirs humides d'affection, elle promenait sa grande main, sombre et musclée, sur ses cheveux blonds. « Mon bébé, mon bébé, mon bébé... » Purcell n'essayait même plus de se débattre. Maintenu par l'énorme bras qui pesait sur ses épaules, le visage enfoui dans un vaste sein nu, étouffé, gêné, ému, il écoutait se former dans la poitrine d'Omaata les échos de sa voix, grondante et profonde comme une cataracte. Au-dessus de la tête de Purcell, les yeux d'Omaata étaient des lacs de  tendresse.  Son  émotion, peu à peu, envahit les vahinés, elles cessèrent de rire, elles se refermèrent sur Purcell, elles  touchaient son dos du bout des doigts, elles s'attendrissaient. Adamo si blond, si propre, si doux. Notre frère Adamo, notre petit frère Adamo, notre gentil frère Adamo. Omaata le lâcha enfin. « Je vous ai prévenues, dit Purcell, rouge, décoiffé, reprenant son souffle, vous avez tout le temps. Vous avez le temps d'aller à la plage prendre un bain. » Non, non, elles attendraient. « Au revoir, Adamo. Au  revoir, frère. Au revoir, mon bébé. » Au même instant, la grande aiguille de l'horloge avança d'un petit pas décidé et saccadé, et s'immobilisa avec un léger recul comme si elle freinait son élan. Il y eut des rires, des exclamations. Mais non, on a tout le temps. Adamo a dit qu'on a tout le temps. « Aoué, je me recoiffe », dit Itia.

A 8 h 35, White apparut dans Nordester St., traversa la place et gagna la guérite. Les femmes se turent en le voyant et s'effacèrent pour le laisser passer. La marche silencieuse du métis, sa peau jaunâtre, ses yeux de jais à peine visibles dans les fentes de ses paupières les impressionnaient beaucoup. Cependant, elles avaient de la considération pour lui. Il était toujours si poli. White passa au milieu d'elles en les saluant du menton et, leur tournant le dos, il s'appuya, le bras tendu, au montant de la guérite. Il fronçait les sourcils pour suivre, dans le soir tombant, les progrès de l'aiguille. Lui aussi, il était en avance, et il resta dans la même position pendant cinq bonnes minutes. Une fois seulement il se retourna, et ses yeux impénétrables, parcourant les visages autour de lui, s'arrêtèrent un bref moment sur celui d'Itia. Quand la grande aiguille marqua moins vingt, il saisit avec une sorte de solennité le montant de la cloche, et lui imprima, pendant plusieurs secondes, un mouvement puissant et régulier de va-et-vient.

Purcell et Ivoa sortirent de leur cabane avec un peu de retard. Ils virent d'abord la vive lueur des deux torches qui dansaient le long de Banyan Lane, puis en approchant, ils distinguèrent, profilés en silhouettes sur le sous-bois illuminé, la longue file des Iliens. Des rires, des bribes de chansons, des exclamations tahitiennes leur parvenaient. Comme il faisait très doux, tous, sauf Mac Leod, étaient torse nu, et en approchant, Purcell distingua les Britanniques à la teinte plus claire de leur peau. Les deux torches, l'une en avant de la file, l'autre à l'arrière, éclairaient assez mal, et c'est seulement à son tricot blanc que Purcell reconnut que Mac Leod marchait devant lui. Quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il remarqua que l'Ecossais portait un rouleau de corde en bandoulière, deux piquets dans une main, et de l'autre, pendant au bout de son long bras maigre, une masse de menuisier. A côté de lui, Purcell reconnut la frêle silhouette de Smudge. Il balançait contre son flanc en marchant un bicorne d'officier. Les deux hommes étaient silencieux. Quand Purcell s'inséra dans la file, aucun des deux n'eut l'air de le voir. Cependant, au bout d'un moment, Smudge se retourna et dévisagea Ivoa.

Comme on atteignait le deuxième plateau, la torche de tête se détacha, quitta la file, et s'approcha d'eux, brandie à bout de bras par son porteur, sans doute pour éviter d'être brûlé par les étincelles qu'elle crachait en grésillant. Cette approche était saisissante, parce qu'on voyait, très haut au-dessus des têtes, la torche et son halo lumineux; au-dessous, le bras long et sombre qui la portait; et au-dessous encore, une silhouette obscure qui s'avançait sans bruit.

« Purcell? dit la voix chantante de White.

—  Ici », dit Purcell.

Il s'arrêta, mit la main devant ses yeux pour se protéger des étincelles de la torche, et White, l'abaissant à l'horizontale, inclina son extrémité vers la terre. Aussitôt son visage surgit de l'ombre, et la lumière, le frappant d'en bas, accentua ses pommettes orientales et la fuite de ses sourcils vers les tempes.

« Purcell, dit White, j'ai une lettre pour vous de Mason. Il ne vient pas à l'assemblée. Il dit que vous devez lire sa lettre, si on parle de lui.

—  Merci », dit Purcell.

Il prit la lettre, remarqua qu'elle était cachetée à la cire, et la mit dans sa poche.

« Ce n'était pas la peine de revenir sur vos pas, dit-il poliment, vous me l'auriez remise sous le banian.

— J'avais peur d'oublier », dit White. La torche s'éleva de nouveau dans l'air et repartit vers la tête de la colonne, mais cette fois, plus rapidement, sa flamme montant et descendant dans la nuit. White devait courir. « Comme il est consciencieux. On lui a dit de remettre une lettre, il la remet. On lui a dit d'éclairer la tête de la file, il l'éclaire. Et même, il court pour l'éclairer plus vite. Si seulement je savais pourquoi il m'est hostile », pensa Purcell avec tristesse. Il éprouva pendant quelques secondes un sentiment irritant d'injustice.

A la limite de la dernière grosse branche du banian, Mac Leod enfonça à coups de masse les deux piquets dans la terre à une distance de cinq pieds environ. Quand ce fut fait, il sortit de sa poche du fil à pêche et lia bois contre bois la partie effilée de chaque torche à l'extrémité de chaque piquet. Puis, traçant devant lui un vaste cercle de ses deux bras, il fit signe aux Britanniques de prendre place autour des luminaires. Lui-même s'assit, le dos appuyé commodément à une racine verticale qui descendait de la branche du banian.

Il y eut un instant de gêne et d'hésitation. Jusqu'ici, on avait toujours délibéré debout. Dès qu'on décidait de s'asseoir, le choix des places paraissait presque trop important. En fait, tout se passa comme on aurait pu le prévoir : Smudge s'assit à la droite de Mac Leod, le dos au banian, White à sa gauche. En face de Mac Leod, et séparé de lui par les torches, Purcell prit place, flanqué de Jones et de Baker. Aux deux extrémités du cercle, Hunt et Johnson. Que cette disposition reflétât exactement la physionomie de l'assemblée, tous, sauf Hunt, en furent frappés. « Et c'est moi, l'opposition de Sa Majesté, pensa Purcell avec une ironie amère. On en est là. On en est déjà là. Par la faute de ce fou de Mason. »

Les Tahitiennes s'assirent derrière Purcell avec des rires énervés et un chuchotement ininterrompu de paroles. Les six Tahitiens restèrent debout et un peu en retrait, derrière Hunt. Ils s'étaient attendus à ce que Mac Leod les fît asseoir autour des torches, et quand ils comprirent qu'ils étaient exclus du cercle, leurs visages impassibles ne trahirent ni déception, ni colère, mais ils se tinrent sur la réserve, les yeux fixés sur les Peritani, et s'efforçant de deviner ce qui allait se passer. Moins aptes que la plupart des Tahitiennes à assimiler une langue, aucun d'eux ne savait encore assez d'anglais pour suivre les débats.

Leur attitude distante et la taciturnité des Anglais finirent par impressionner les femmes. Elles cessèrent leurs rires. Et un silence tendu, inquiet et quasi solennel, plana sur cette trentaine d'êtres humains qui allaient vivre ensemble, jusqu'à leur mort, sur cet étroit rocher.

Mac Leod, le dos accoté à la racine du banian, était assis en tailleur, le torse droit. Il tenait dans ses mains le rouleau de corde avec lequel les matelots avaient failli pendre Mason. Le nœud coulant n'avait même pas été défait. Il ne coulissait pas, la corde étant un peu humide, et un peu avant le collier, la tache de goudron qui avait frappé Purcell le jour du procès de Mason, s'étalait, non pas noire, mais grise et ternie. La lumière des deux torches, tombant de haut sur le visage maigre de l'Ecossais, polissait son front étroit, creusait deux trous profonds dans ses orbites, et détachant son nez busqué, lui donnait l'aspect d'une lame recourbée. Dans le silence qui s'était établi, tous les regards s'étaient tournés vers lui. Très conscient de la place qu'il avait prise dans l'île, sûr de lui et des ressources de son éloquence, il se taisait. Ses yeux gris fixés droit devant lui, son torse squelettique immobile et raide dans son tricot blanc sale, il prolongeait, avec une habileté de comédien, l'attente des spectateurs.

« Si on commençait, dit Purcell d'une voix sèche.

— Minute, dit Mac Leod en levant la main droite d'un air solennel, j'ai un mot à dire. Gentlemen, reprit-il aussitôt, comme si « fils » ou « matelots » n'eût pas convenu à une occasion aussi grave, l'moment est venu de s'partager les Indiennes (Les marins britanniques appelaient indifféremment Indiennes toutes les femmes du Pacifique, quelle que fût leur race.). Y a longtemps qu'on a dit qu'on le ferait, et maintenant, y faut l'faire, gentlemen, vu qu'on peut pas continuer à vivre dans la luxure et l'péché, comme à bord du Blossom. C'est pas qu'j'aie rien contre l'péché. Ça va bien un moment, quand on est jeune et qu'on bourlingue. Mais maintenant qu'on s'est mis à quai, et qu'on a chacun son cottage, y faut de l'ordre, Dieu me damne! Y faut qu'chacun aye sa  légitime! Sans ça y aurait jamais moyen d'savoir à qui seraient les p'tits gars qui naîtraient! Et à qui c'est qu'je léguerai ma maison si j'sais même pas qui est mon fils!... »

Il fit une pause. « Il a navigué vingt ans, pensa Purcell, mais c'est quand même un paysan des Highlands. Tout ce qu'il a, c'est quatre planches  dans une île perdue, et il pense à les léguer à son fils... »

Mac Leod reprit avec force :

« On va donc s'partager les Indiennes. Et voilà c'que j'vous propose. Une supposition qu'y ait un fils de garce qui soye pas d'accord et veut la même Indienne qu'le voisin d'à côté, on décidera par un vote entre les deux. Et ce qu'on aura voté, on l'fera! C'est ça, la loi!... Et y aura p't'être un matelot qui sera pas bien content qu'le vent a pas soufflé dans ses voiles. Dans c'cas, j'dis : fils, la loi, c'est la loi. On est entre Blancs ici, et c'est l'assemblée qui fait la loi. Si Mason préfère rester en cale sèche au lieu d'tirer un bord jusqu'ici, c'est son affaire. Mais la loi, c'est la loi, même pour Mason, tout officier qu'il est! On veut pas d'bagarre ici. S'y a un matelot qui tire son couteau contre un damné fils de garce de bon chrétien, qu'il s'rappelle la loi qu'on a votée sur la falaise après l'procès qu'on a fait à Mason... Y a une corde ici, c'est tout ce qu'je dis. La v'là, fils. Elle est p't'être bien un peu usée dans ses torons, mais c'est quand même une bonne corde de chanvre, et y a pas un gars dans l'île qui soye si lourd qu'elle pourrait pas l'porter... »

Il se tut, et tenant le rouleau de corde dans sa main gauche, de l'autre, il dressa le nœud coulant dans l'air, et le présenta à droite, à gauche et devant lui comme un prêtre qui offrirait une relique à l'adoration des fidèles. Puis il sourit, ses joues se creusèrent de chaque côté de son nez coupant, tous les muscles de sa mâchoire devinrent parfaitement visibles sous sa peau, et ses lèvres minces dessinèrent un pli sardonique.

« Fils, reprit-il, s'y a un gars qui désire jeter par c'te lucarne un dernier p'tit coup d'œil vers le ciel, il n'a qu'à tirer son couteau. » 

Il reposa la corde sur ses genoux, ses yeux brillèrent dans les trous d'ombre de ses orbites, et ses lèvres tendues dans un ricanement muet, il promena son regard sur l'assistance. Purcell sentit Baker le toucher du coude. Il tourna la tête. Baker se pencha et lui dit à l'oreille : « J'aime pas toutes ces menaces. Il a l'air de mijoter quelque chose. » Purcell inclina la tête sans répondre. Derrière Hunt, les Tahitiens parlaient entre eux à voix basse et rapide, puis Tetahiti lança tout haut dans la direction des femmes : « Qu'est-ce que dit le Squelette? » Omaata se dressa sur ses genoux : « Il dit qu'ils vont partager les femmes, et celui qui ne sera pas content, il le pendra. » « Toujours pendre! » dit Tetahiti avec mépris. Les murmures des Tahitiens reprirent, un ton plus haut, mais trop bas encore pour que Purcell pût comprendre ce qu'ils disaient.

Mac Leod leva la main pour réclamer le silence et attendit. Vu ainsi, le bras levé, les deux genoux repliés sous lui, le torse droit et hiératique, il avait l'air, à la lumière des torches, d'un sorcier en train de célébrer un rite. Derrière lui on devinait la haute muraille sombre du banian et les colonnes qui le soutenaient.

« Fils, reprit-il, voilà comment on va procéder. Smudge, qui sait écrire, a inscrit vos noms sur des bouts de papier. J'vais demander à Purcell de vérifier qu'il a oublié personne. Quand ce sera fait, on plie les papiers, on les fout dans le bicorne à Burt, et le plus jeune, c'est-à-dire Jones, tire au sort. Le gars qu'est tiré dit : « J'veux Faïna, ou Raha, ou Itihota... » Et s'y a pas d'opposition, il l'a. Mais s'y a un autre gars qui dit : « Opposition », alors on vote, et c'est celui qu'a la majorité qu'a la fille... »

Purcell se dressa et dit avec indignation :

« Je n'admets pas cette procédure. Elle est scandaleuse. Elle ne tient aucun compte du consentement de la femme. »

Mac Leod renifla avec dédain.

« Dieu me damne, dit-il en jetant un coup d'œil, si j'm'attendais à cette objection. On dirait qu'vous connaissez pas les Noires, Purcell. Un homme ou un autre pour elles, c'est du pareil au même. On l'a bien vu à bord du Blossom... »

Il y eut des rires, et Purcell dit d'un ton incisif :

« Ce que vous dites des Tahitiennes à bord du Blossom, on pourrait le dire aussi d'un certain nombre de respectables sujets de Sa Majesté. Les Tahitiennes ne se sont pas livrées seules à la promiscuité.

—  C'est pas pareil, dit Mac Leod d'un air de supériorité.

—  Je ne vois pas pourquoi, dit Purcell. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous réclamez des femmes une vertu que vous ne pratiquez  pas. Peu  importe, d'ailleurs. La question n'est pas là. Quand vous dites : « II faut de l'ordre », je suis de votre avis. Mais où je ne le  suis plus, c'est quand vous voulez vous passer du consentement des femmes. Ça, ce n'est plus de l'ordre, Mac Leod, c'est de la violence.

—  Appelez ça comme vous voulez, dit Mac Leod avec mépris, ça ne me fait ni chaud ni froid. J'ai mes petites idées sur l'mariage, moi, figurez-vous, et  c'est pas moi qui les ai inventées.  Supposez qu'j'serais retourné  dans mes Highlands au lieu d'moisir ici, et qu'j'aurais trouvé une lassie qui m'plaise, j'serais allé trouver son vieux, et j'y aurais dit : « Mister, j'ai ceci et cela, est-ce que vous m'donnez vot'fille?  »  Et si l'vieux avait topé j'vois pas qu'on aurait demandé son consentement à la chérie! Non, monsieur! Et j'vois pas qu’elle aurait renâclé non plus! Après tout, reprit-il avec un sourire sardonique, j'suis pas bâti autrement qu'un autre, sauf que mes os s'entrechoquent un peu quand j'm'assois, mais vous pouvez être sûr que j'aurais choisi une fille bien rembourrée pour pas m'faire mal aux côtes en tombant sur elle... »

Il y eut des rires. Quand ils se furent éteints, Mac Leod reprit :

« Voilà comment ça s'serait passé dans mes Highlands, Purcell, et j'vois pas d'raison, sous prétexte que j'suis condamné à vivre dans cette foutue île de sauvages au beau milieu du Pacifique, pour que j'me traîne aux genoux d'une damnée Négresse et que j'fasse ses quatre volontés.

— Il ne s'agit pas de faire ses quatre volontés, dit Purcell, irrité par la démagogie de Mac Leod, mais d'avoir son consentement pour la prendre pour épouse. »

Le vieux Johnson leva la main comme s'il demandait la permission de parler, regarda le long de son gros nez d'un air inquiet, et dit d'une voix fêlée :

« Si vous permettez, lieut...   »

Il jeta un regard de chien pris en faute dans la direction de Mac Leod et reprit aussitôt :

« Avec votre permission, Purcell. Une supposition que j'dise : « J'veux Horoa », et Horoa veut pas. J'dis : « J'veux Taïata », et Taïata veut pas. J'dis : « J'veux Vaa », et Vaa veut pas. Bref, j'les nomme toutes, et y en a aucune qui veut... »

Il leva les yeux, regarda Purcell et dit d'un air effrayé :

« Total : j'ai pas de femme.

—  Croyez-moi, dit Purcell, il vaut mieux ne pas avoir de femme que d'en avoir une sans son consentement.

—  J'sais pas, j'sais pas, dit Johnson en branlant son chef d'un air de doute et en passant ses doigts sur les plaques pourpres de sa barbe. Les femmes, quand c'est mauvais, c'est tout mauvais, dedans et dehors. Mais quand c'est bon, Jésus! c'est comme du miel. »

Il y eut des rires. Johnson s'interrompit d'un air étonné, jeta un regard peureux à la ronde, et dit :

« C'est pour dire.

—  C'est pour dire quoi? » dit Smudge en ricanant.

Mac Leod lui mit son coude dans la poitrine.

«  Laisse-le parler. Toujours à l'asticoter...   »

Johnson jeta un regard reconnaissant à l'Ecossais et Purcell comprit dans un éclair le jeu de Smudge et de Mac Leod : le premier brimait le vieillard, et le second le « protégeait ». Moitié peur et moitié gratitude, Johnson se liait à eux davantage.

« C'est pour dire », reprit Johnson, raffermi par l'intervention de Mac Leod.

Il se redressa avec un effort de dignité assez pitoyable, et dit d'un air d'autorité, comme s'il avait l'habitude d'être écouté avec respect :

« J'ai bien réfléchi quand vous parliez, Purcell. Y a cette affaire de consentement. Eh bien, pour l'consentement, j'suis pas d'accord. Non, non. L'consentement, c'est pas c'que vous croyez, Purcell. Exemple, Mrs. Johnson. Elle avait bien consenti, et ça a pas été mieux pour ça. »

Il y eut encore quelques rires, et Mac Leod dit :

« Y a encore quelqu'un qui veut parler? »

Un silence tomba et Mac Leod regarda un à un les assistants.

« Si personne n'a plus rien à dire, j'propose qu'on vote. Qui est d'accord pour qu'on d'mande aux Négresses leur consentement?  

— Demandez plutôt qui n'est pas d'accord », dit Purcell.

Mac Leod lui jeta un regard, haussa ses épaules pointues, et dit :

« Qui n'est pas d'accord pour qu'on demande leur consentement aux Indiennes? »

Il leva la  main. Hunt l'imita aussitôt. Puis, dans l'ordre, Smudge, White et Johnson.

«  Cinq voix sur huit, dit Mac Leod d'une voix neutre. Motion Purcell repoussée. »

Il y eut un silence et Purcell dit :

« Hunt n'a pas à craindre qu'Omaata le refuse. Je me demande bien pourquoi il a voté pour vous.

—  Demandez-le-lui », dit Mac Leod d'un ton  sec.

Purcell le regarda fixement, mais n'ajouta pas un seul mot.

« Smudge, dit Mac Leod, passe le bicorne à Purcell. »

Smudge se leva, franchit l'espace entre les deux torches et tendit le bicorne à Purcell. Burt mort, les matelots s'étaient partagés ses dépouilles et Smudge avait reçu son bicorne. Il était bien trop large pour que Smudge pût jamais rêver s'en coiffer, mais Smudge l'avait accroché comme un trophée au mur de sa cabane, et lui adressait des torrents d'injures chaque fois que la tyrannie de Burt et le souvenir de sa propre lâcheté revenaient l'assaillir.

Pendant que Purcell prenait les papiers dans le bicorne, les inclinait à la lumière des torches pour lire les noms et les pliait en quatre, il y eut une sorte de détente et les conversations reprirent. Les Tahitiens, qui s'étaient jusque-là tenus debout derrière Hunt, s'assirent, et toujours à voix basse, se mirent à commenter ce qu'ils venaient de voir. Omaata les rejoignit, et Purcell les entendit qui la questionnaient sur le vote. Hunt, ses petits yeux pâles perdus dans le vide, chantonnait pour lui seul. Ayant fait de grands efforts pour suivre les débats et n'y étant pas parvenu, il était soulagé que personne ne parlât. Ses gros poings posés sur ses énormes cuisses, il ne quittait pas des yeux Omaata, et attendait avec patience qu'elle vînt s'asseoir à ses côtés. Les Tahitiennes derrière Purcell avaient repris leurs rires et leurs chuchotements. Elles avaient parfaitement compris l'enjeu du vote, et se moquaient de la prétention des Peritani à choisir les vahinés, au lieu, comme cela s'est toujours fait, d'être choisis par elles.

Tout en vérifiant les papiers, Purcell surveillait du coin de l'œil le clan adverse. Smudge était engagé dans un long conciliabule à voix basse avec Mac Leod, et Mac Leod, apparemment, n'était pas d'accord. White restait en dehors de leur conversation. A un moment donné, il se leva, et alla redresser une torche qui penchait. Une fois seulement, Purcell le surprit à glisser un regard inquiet du côté des femmes. A sa droite, le vieux Johnson frottait les plaques pourpres de sa barbe d'un geste nerveux et saccadé. Bien que le vote lui eût donné l'assurance qu'il ne retournerait pas seul dans sa cabane, il n'était encore qu'à demi rassuré.

Purcell entendit la voix de Baker à son oreille : « Ils ont travaillé Johnson et fait la leçon à Hunt. » Purcell inclina la tête, et Baker reprit d'une voix basse et tremblante : « Mac Leod va me faire opposition pour Avapouhi, et le vote sera pour lui. » Purcell tourna la tête et regarda, à trois pouces du sien, le visage fin et brun du Gallois. Ses yeux étaient pleins d'angoisse. « Il l'aime vraiment », pensa-t-il. « Je vais revoir ces papiers, dit Purcell. Pendant ce temps, allez dire à Avapouhi de prendre la brousse si vous levez la main droite, et d'y rester. Quant à vous, si le vote la donne à Mac Leod, choisissez Horoa.

—  Pourquoi Horoa? dit Baker d'un air de doute.

—  Je vous expliquerai. » Baker hésita, parut comprendre et se leva. Purcell ne tourna pas la tête, mais reprenant les papiers dans la main gauche, les déplia un à un, les replia et les remit dans le bicorne.

Il achevait à peine quand Baker vint se rasseoir à côté de lui. En face de lui, Mac Leod s'entretenait toujours à voix basse et de la façon la plus véhémente avec Smudge. Baker dit : « Posez votre main droite à terre. J'ai quelque chose à vous remettre. » Purcell obéit, et sentit un objet froid et dur sous sa paume. Il referma les doigts. C'était le couteau de Baker. « Gardez-le, dit Baker, j'ai peur de perdre mon cap. » Purcell enfonça sa main fermée dans sa poche.

« Eh bien », dit Mac Leod à voix haute.

Il leva les deux mains en l'air et le silence se rétablit.

« J'ai lu et compté neuf papiers, dit Purcell. Tous les neuf au nom des neuf Britanniques. Mais je n'ai pas vu de papier portant le nom des Tahiliens. J'en conclus que vous avez l'intention de les exclure du partage.

—  Vous ne vous trompez pas, dit Mac Leod de sa voix traînante.

—  Ce n'est pas équitable, reprit Purcell avec force. Vous léseriez gravement les Tahitiens par un procédé pareil. Ils ont tout autant de droits que nous à choisir leur femme. »

Mac Leod regarda tour à tour Smudge, White et Johnson d'un air entendu et triomphant comme s'il les prenait à témoin qu'une de ses prophéties se réalisait. Puis il pointa son menton aigu dans la direction de Purcell, laissa retomber ses cils pâles sur ses yeux, et dit avec mépris :

« Ça, ça m'étonne pas venant de vous, Purcell, vu que vous êtes, comme qui. dirait, cul et chemise avec les Noirs. Dieu me damne, j'ai jamais vu un Blanc aimer les sauvages comme vous! Toujours fourré avec eux! Toujours à les lécher, ou à s'faire lécher par eux! Et j'te prends dans mes bras! et j'te palpe, et j'te bise, et j'te cocotte! Homme ou femme! C'est de la passion! »

Smudge ricana, et Johnson sourit en détournant rapidement la tête d'un air gêné comme s'il avait voulu accorder ce sourire à Mac Leod tout en le cachant à Purcell. « Le salaud! » dit Baker entre ses dents. Le petit Jones effleura le coude de Purcell et dit à mi-voix : « J'lui botte les fesses? » Jones était petit, mais très athlétique. Purcell ne répondit pas. Son beau visage, blond et sévère, paraissait taillé dans du marbre. Au bout d'un moment, il fixa un point de l'espace au-dessus de la tête de Mac Leod et dit d'une voix calme :

«  Je suppose que vous avez d'autres arguments.  »

Baker le regarda avec admiration. Dédain pour dédain, Purcell battait Mac Leod tous les jours. Ça avait plus de classe : on ne sentait pas l'intention de blesser.

« Ouais, dit Mac Leod, ouais, Purcell, puisque vous voulez l'savoir, j'ai d'autres arguments, et ils font le poids. Retirez vos pieds que j'les laisse tomber sur le tapis. Y a des fils d'garce dans c'te île qui s'sont p't'être pas aperçus qu'on était quinze hommes ici, Britanniques et Noirs, et qu'y avait qu'douze femmes... Une supposition maintenant qu'on mette tous les noms dans l'bicorne. Qu'est-ce que ça veut dire? Ça veut dire que les trois derniers tirés s'passent de femme. »

Il regarda autour de lui d'un air sardonique.

« C'est p'têtre des Noirs... Mais c'est p'têtre bien aussi des Blancs, et moi ça m'botte pas que ce soye des Blancs, figurez-vous, Purcell. J'préfère que ce soye vos chéris qui s'passent de femme plutôt que Smudge, White ou Jones...

—  Te tracasse pas pour moi, dit le petit Jones en carrant les épaules. J'me débrouillerai bien toujours.

—  Mac Leod, dit Purcell en se penchant en avant, nous ne sommes pas souvent d'accord, mais cette fois-ci, écoutez-moi, c'est grave. Imaginez-vous ce qui va se passer quand les Tahitiens resteront seuls sous le banian avec les trois femmes que vous leur aurez laissées.

—  Eh bien, quoi? dit Mac Leod, trois femmes, pour six, c'est pas si mal. Ça fait une demi-femme pour chacun. C'est pas si mal, ça, une femme pour deux. J'en ai pas toujours eu autant.

—  Comprenez donc, vous allez les choquer au-delà de toute...

—  Ils se déchoqueront, coupa Mac Leod. J'ai rien contre eux, remarquez,   Purcell. J'passerais pas mon temps à leur lécher l'portrait, mais j'ai rien  contre eux. Et s'il faut choisir entre eux et nous, j'dis c'est nous. Nous, d'abord.

—  Vous vous contredisez.

—  Comment? dit Mac Leod en se redressant, piqué au vif dans sa logique d'Ecossais.

—  Vous n'avez pas voulu que dans l'île les officiers soient privilégiés par rapport aux matelots, et maintenant, vous privilégiez les Britanniques par rapport aux Tahitiens.

—  J'privilège rien du tout, dit Mac Leod de sa voix traînante, mais j'vais vous dire, Purcell, y a un ordre dans mes préférences. Celui que j'pense d'abord, à terre et à bord, par bonne brise ou par grain, c'est l'numéro un : James Finchley Mac Leod, le propre fils de sa mère. Ensuite, j'pense aux copains. Ensuite, aux autres gars du Blossom. Ensuite, aux Noirs.

—  C'est un point de vue égoïste, dit Purcell avec indignation, et croyez-moi, il est gros de conséquences.

—  Gros ou pas, c'est l'mien, dit Mac Leod, les deux mains sur ses genoux, sa tête de mort, creusée par la lumière des torches, ricanant sans bruit.   Et pour l'égoïsme, vous avez bien raison, Purcell, j'crains personne. Et ces petits gentlemen non plus, ajouta-t-il avec un mouvement de son bras maigre qui embrassait l'assistance. Des égoïstes! Des petits égoïstes, tous, jusqu'au dernier! Et va y avoir une bonne majorité de damnés petits égoïstes contre votre motion, Purcell. »

Il fit une pause et dit sans cesser de sourire :

« Personne n'a plus rien à dire? »

Il reprit, presque sans attendre :

« Aux voix. Qui est contre?»

Il leva le bras, imité aussitôt par Hunt, puis par Smudge, enfin par Johnson. White ne bougea pas. Il y eut un mouvement de stupeur. Sans abaisser son bras, Mac Leod tourna la tête à gauche, et dévisagea le métis. White, ses yeux noirs à peine visibles, soutint son regard sans broncher, puis détourna la tête sans hâte, et regarda droit devant lui.

« Je m'abstiens, dit-il de sa voix douce et chantante.

—  Tu t'abstiens? dit Mac Leod avec une fureur contenue, le bras droit toujours levé, ses petits yeux gris lançant des éclairs.

—  Je vous rappelle, dit Purcell d'un ton coupant, que vous n'avez pas le droit d'influencer les membres de l'assemblée, et pas plus White que Hunt ou Johnson.

—  Je n'influence personne », dit Mac Leod avec un brusque éclat de voix.

White s'abstenant, il gagnait quand même. Il avait quatre voix. Purcell : trois. Mais l'abstention de White l'inquiétait. Il n'était plus sûr de ses troupes. 

Il abaissa le bras, mais continua à dévisager White.

« Je ne suis pas de ton avis », dit White de sa voix chantante.

Son visage était tranquille et détendu, ses bras, sagement croisés sur sa poitrine, et il y avait dans sa voix polie une douceur inflexible.

« Dans ce cas, c'est pour moi que vous auriez dû voter », dit Purcell.

White resta silencieux. Il avait dit ce qu'il pensait. Il n'avait plus rien à dire.

« Pour une surprise... » dit Baker en se penchant vers Purcell. « Non, dit Purcell à mi-voix, pas tellement. »

« Quatre voix contre, dit Mac Leod au bout d'un moment. Une abstention. Motion Purcell repoussée. »

Mais il était visible que l'abstention de White lui avait enlevé de l'élan.

« Purcell, dit-il avec humeur, passez le bicorne à Jones. Il est temps de s'y mettre, si on veut pas passer la nuit. »

Jones se mit à genoux, s'assit sur ses pieds, et posa le bicorne sur ses cuisses nues. Seul des Britanniques, il portait un pareu, et à vrai dire, il était aussi le seul dont le corps pût se comparer, sous un format plus réduit, à ceux des Tahitiens. Le plus jeune à bord après Jimmy, il venait d'atteindre dix-sept ans, et son torse fin, délié, athlétique, portait une tête blonde, aux cheveux coupés ras. Son nez, semé de taches de rousseur, était bref, un peu retroussé, et son menton, encore à peu près imberbe, tournait court, comme s'il n'avait pas encore fini de pousser. Ses yeux d'un bleu de porcelaine, fixés sans détour sur les gens, rappelaient ceux du mousse. Mais il était plus viril et plus agressif que Jimmy. Fort conscient de ses muscles, il tenait ceux de sa poitrine en contraction quasi constante, soit par coquetterie, soit par souci d'augmenter leur  volume.

« Alors, dit Mac Leod, tu te décides? »

Jones maintenait le bicorne contre ses cuisses de la main gauche, et de la main droite, il remuait les papiers. Il était très ému, il ne se décidait pas à commencer le tirage au sort. Il craignait que le premier Britannique dont il tirerait le nom choisît Amoureïa. Quand le Blossom, après la mutinerie, avait touché Tahiti, Jones avait connu pour la première fois l'amour dans ses bras. Elle avait tout juste seize ans. Ni à Tahiti, ni à bord, il ne lui avait été fidèle, mais la nouveauté de ses conquêtes s'épuisant, il revint à elle. Et depuis le débarquement, on les rencontrait, dans tous les sentiers de l'île, enfantins, solennels, se tenant par la main.

« Eh bien, dit Purcell à mi-voix, qu'attendez-vous?

— J'ai la pétoche, dit Jones. J'ai une pétoche folle. J'ai peur qu'ils m'fauchent Amoureïa.

— Allez-y! dit Purcell en souriant, je vous parie mon shilling que vous allez l'avoir. » Et fouillant dans sa poche, il en retira un shilling percé qu'il jeta sur le sol entre Jones et lui. Jones regarda le shilling, impressionné. « Vas-y donc! » dit Baker, de l'autre côté de Purcell, et posant une main à terre, il se pencha en avant pour mieux voir son beau-frère.

Jones tira un papier, le déplia, l'inclina à la lumière de la torche, et le lut. Il ouvrit la bouche, la referma, avala sa salive, et retrouvant enfin sa voix, il dit :

« Jones. »

Il avait l'air si naïvement stupéfait d'avoir tiré son propre nom que tous, sauf Hunt, se mirent à rire.

Jones contracta ses pectoraux et carra ses épaules pour signifier qu'il ne tolérait pas les rires. Mais sous cette apparence guerrière, il se sentait sans force, et si terriblement ému qu'il n'arrivait pas à parler.

« Alors? dit Mac Leod, c'est pour ce soir? Vu que t'es le premier t'as le choix entre les douze femmes, fiston. Mais tâche de faire vite pour peser le pour et le contre.

— Amoureïa », dit Jones.

Et les sourcils froncés sur son nez d'enfant, il regarda anxieusement autour du cercle pour voir si quelqu'un allait lui disputer sa femme...

« Pas d'opposition? » dit Mac Leod en brandissant comme un gourdin l'extrémité de la corde. Il la balança en arrière, laissa s'écouler quelques secondes et la fit retomber avec force à terre entre ses jambes.

« Adjugée!

—  Amoureïa» dit Jones d'une voix étranglée en se retournant.

Elle apparut aussitôt, entra dans le cercle de lumière, s'agenouilla en souriant à côté de lui et lui prit la main. Elle était fine et jolie avec quelque chose de naïf dans son visage qui l'apparentait à son tané. Jones décontracta ses muscles d'un seul coup avec un souffle prolongé qui tenait à la fois du sifflement et du soupir. Ses épaules retombèrent en avant, sa poitrine se creusa, et penchant sa tête sur son épaule, il regarda Amoureïa avec émerveillement. Elle était là. Elle était à lui. La joie le soulevait presque de terre. Il sentait que la vie s'étendait devant eux et qu'elle n'aurait jamais de fin.

« Si tu lâchais la main de ton Indienne, cria Smudge avec aigreur, tu pourrais peut-être continuer à tirer. »

Jones prit un papier dans le bicorne.

«  Hunt!» dit-il d'une voix claironnante.

Hunt cessa de chantonner, grogna, redressa la tête et fixa avec étonnement ses petits yeux pâles sur Jones, le bicorne, et le papier que Jones tenait à la main.

Après quoi, il regarda Mac Leod avec anxiété comme pour l'appeler à son secours.

« C'est ton tour, dit Mac Leod. Tu choisis ta femme.

—  Quelle femme? dit Hunt.

—  Ta femme. Omaata.  » Hunt parut réfléchir et dit :

« Et pourquoi c'est que je la choisis?

—  Pour qu'elle soye à toi.

—  Elle est à moi, dit Hunt en avançant son mufle et en fermant sur ses genoux ses énormes poings.

-— Bien sûr. Elle est à toi. Tu dis : « Omaata », et elle s'assied à côté de toi. »

Hunt le regarda avec méfiance.

« Pourquoi que tu as dit « choisis »?

—  Il y a onze femmes. Tu choisis parmi les onze femmes.

—  J'me fous des onze femmes! grogna Hunt en faisant  un geste  de  la main, comme s'il les balayait de son existence. J'ai Omaata.

—  Eh bien, dis : « J'veux Omaata », et Omaata est à toi.

—  Elle est pas à moi maintenant? dit Hunt en regardant Mac Leod avec menace.

—  Si, elle est à toi. Ecoute donc. Fais ce que j'te dis. Tu dis « Omaata ». Elle s'assied à côté de toi et c'est fini.

—  Et pourquoi que j'dois dire « Omaata »?

—  Jésus! » dit Mac Leod en portant les deux mains à sa tête.

Purcell dit d'une voix mordante :

« Mac Leod, vous me direz comment vous vous y prenez pour amener Hunt à voter avec vous. Cela doit vous prendre du temps. »

Mac Leod lui jeta un regard furieux, mais ne dit pas un mot.

« Finissons-en, dit Baker avec nervosité. Je propose que Purcell dise à Omaata de s'asseoir à côté de Hunt et qu'on considère l'affaire comme réglée. »

Mac Leod inclina la tête et Purcell traduisit. Aussitôt la masse considérable d'Omaata surgit de l'ombre derrière lui. Il se retourna, il était étonné. Il la croyait encore avec les Tahitiens. D'être assis, il lui sembla qu'elle était plus grande encore que de coutume, et comme elle passait entre Baker et lui pour traverser le cercle, il fût surpris de l'énormité de ses cuisses. Elle s'arrêta une seconde devant la torche, éblouie par la lumière, et cherchant Jono des yeux. Elle tournait ainsi le dos à Purcell qu'elle couvrait de son ombre, et la flamme, détachant les contours de sa colossale silhouette, fit jouer des reflets sur ses épaules noires et leur donna, l'espace d'une seconde, l'aspect d'un marbre poli.

Elle s'assit à côté de Hunt, et d'une voix basse et roucoulante, elle lui adressa un flot de paroles dans son incompréhensible jargon. Hunt grogna doucement en retour. « Il ronronne », dit Jones à mi-voix. Purcell sourit, mais le visage fin et brun de Baker resta tendu. Ses yeux s'étaient creusés, et un petit tic tiraillait sa lèvre inférieure.

Le silence se prolongea. Mac Leod et Smudge étaient engagés dans une conversation à voix basse, comme si le différend qui avait eu l'air de les diviser quelques minutes plus tôt venait tout d'un coup de se ranimer. Jones attendait qu'ils eussent fini pour tirer un troisième nom.

Purcell eut un léger frisson. Comme tous, sauf Mac Leod, il était torse nu, et le vent s'était levé, plus vif, plus marin. Les torches parurent pâlir tout d'un coup.

C'était la lune des tropiques qui venait d'apparaître. Elle était énorme, et si brillante qu'elle ressemblait à une aurore. La clairière fut illuminée, et le dédale des allées de verdure du banian apparut derrière Mac Leod, avec ses ombres et ses taches claires, prolongé vers des profondeurs mystérieuses par la perspective des piliers. Purcell se retourna, sourit à Ivoa, et promena son regard sur ses compagnes. Baignées de clarté suave, leurs dents et le blanc de leurs yeux luisant au milieu des chevelures sombres, elles attendaient avec patience. Purcell fut saisi par le pouvoir indestructible qui émanait de ces visages doux, de ces corps sans arrogance, et dont toutes les formes, rondes comme des coupes, annonçaient qu'elles porteraient la vie. Les Peritani pouvaient brandir des fusils, agiter leur corde, discuter et « choisir ». Quelle incroyable futilité! L'île, qu'eût– elle été sans les femmes? Une prison. « Et nous, pensa Purcell, que serait-il resté de nous d'ici quelques dizaines d'années? Une poussière d'ossements. »

« Adamo, dit Ivoa d'une voix taquine et avec un geste éloquent des deux mains vers sa poitrine, tu es sûr que c'est bien moi que tu vas prendre?

—  Oui, dit Purcell en souriant. C'est toi. C'est toujours toi. Toi seule.

—  Tu dors, fiston? » dit la voix traînante de Mac Leod.

Purcell se retourna et vit Jones, l'air fautif, retirer sa main des mains d'Amoureïa, et la plonger dans le bicorne.

«  Mason! » cria-t-il d'une voix claire.

Purcell leva le bras.

« J'ai une lettre de lui.  »

Il la sortit de sa poche et la présenta à la lumière. Elle était close d'un cachet de cire aux initiales de Mason, et l'adresse, tracée d'une petite écriture minutieuse et appuyée, était ainsi libellée :

Lieutenant Adam Briton Purcell Premier lieutenant du Blossom . A terre par   130° 24' de longitude Ouest et 25 g' de latitude Sud.

Purcell fit sauter le cachet, déplia la lettre et lut à haute voix :

« Monsieur Purcell, vous veillerez à ce que me soit attribuée une femme capable de faire ma cuisine et de veiller à mon linge.

« Capt. Richard Hesley Mason  Cdt le Blossom »

Purcell regardait le papier. Il n'arrivait pas à y croire : Mason voulait une femme, après tout!

Purcell le revit dans la cabine du Blossom, au départ de Tahiti. Ecarlate, les bras au ciel. Avec quelle indignation il avait refusé d'emmener trois femmes de plus. « Des femmes, monsieur Purcell, nous n'en avons déjà que trop! Elles ne m'intéressent en aucune façon. Si j'avais consulté ma propre commodité, je n'en aurais emmené aucune. » Et maintenant « il consultait sa propre commodité » et il en réclamait une!

Mac Leod dit au même moment :

« C'est pas une épouse qu'il veut, le vieux, c'est une femme de ménage. »

Il y eut des rires, et les matelots se mirent à échanger des remarques sur la frigidité supposée de Mason. Le thème leur parut plaisant, et l'échange dura cinq bonnes minutes.

« J'suis bon prince, dit Mac Leod en levant la main pour mettre un terme aux plaisanteries. Même si le vieux a voulu m'tirer dessus, il sera pas dit que j’le laisserai laver son linge. »

Il regarda à la ronde, son nez coupant retombant sur ses lèvres minces. « Généreux quand ça lui coûte rien », dit Baker à mi-voix.

« Si personne la veut, reprit Mac Leod sans avoir l'air d'entendre, j'propose de lui donner Vaa. »

Personne ne bougea. Mac Leod abattit à terre l'extrémité de la corde et pria Purcell de traduire.

Vaa se dressa, solide et sans beauté. Elle s'approcha du cercle et se campa sur ses robustes jambes de paysanne. Ses larges pieds, bien étalés sur le sol, se recroquevillaient des orteils comme pour s'accrocher plus fermement à la terre. Elle mit ses deux fortes mains derrière son dos et dit d'une voix polie que c'était un honneur pour elle d'avoir pour tané le chef de la grande pirogue. Les Tahitiennes se mirent à rire et Itia lui cria : « Hé Vaa é! Il est très froid, ton tané!... » Le large visage rustique de Vaa se fendit d'un sourire. Elle dit : « Je le réchaufferai. » Et elle partit aussitôt dans la direction du village pour faire comme elle avait dit.

Jones déplia un papier et cria d'une voix forte :

« Johnson! »

Johnson tressaillit, baissa les yeux, et regarda la loupe à l'extrémité de son gros nez tout en frottant sa barbe clairsemée du dos de sa main droite. Puis il décroisa les jambes, et mettant un genou à terre, il se leva avec plus de vigueur qu'on n'aurait attendu de son âge, et se tint tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre, jetant autour de lui des regards furtifs, et frottant toujours sa barbe. Malgré la maigreur de son corps, son ventre saillait. Il était remonté, rond et dur, jusqu'à son estomac, où il paraissait vouloir rejoindre son torse, creusé et courbé par la fatigue de tant d'années. Cette voussure obligeait Johnson à tendre le cou en avant dans un effort pour se redresser. Mais ses bras avaient abandonné depuis longtemps toute tentative pour rester dans le plan des épaules. Ils pendaient très en avant d'elles, si maigres qu'ils ressemblaient à des filins mis en paquet, piqués sur leur face interne de petites taches noires, et striés d'énormes veines, saillantes et bleuâtres.

Johnson jetait des coups d'œil méfiants et peureux autour de lui comme s'il se demandait si le silence qui avait accueilli son nom ne renfermait pas un piège; Son choix était depuis longtemps décidé, mais il hésitait à le révéler, ne sachant pas s'il y aurait opposition, et craignant, malgré la décision de l'assemblée, que l'intéressée ne voulût pas de lui. Toujours avec la même expression furtive, son regard alla de Mac Leod à Purcell, comme s'il cherchait tour à tour un appui dans la majorité et dans la minorité, puis glissa du côté des femmes, et ses paupières ridées papillotant sans arrêt comme pour dissimuler la direction de son regard, ses yeux bordés de rouge se fixèrent sur elles avec une extraordinaire expression de peur et de convoitise. Il avait l'air d'un gamin qui, ayant volé un penny, et le tenant dans le creux de sa main, regarde à travers la vitrine d'un pâtissier le gâteau de son choix, et ne se décide ni à entrer ni à s'en aller.

« Alors? » dit Mac Leod d'une voix brusque.

Johnson tourna vers lui ses yeux peureux, cessa de frotter sa barbe, et dit d'une voix grêle, et sans regarder personne :

« Taïata. »

Son choix était modeste : Taïata était la moins jeune et la moins jolie des Tahitiennes.

« Objection? » dit Mac Leod en levant derrière sa tête l'extrémité de la corde.

Sans presque attendre il l'abattit sur le sol. Johnson releva la tête et appela d'une voix tremblante d'excitation :

« Taïata!... »

Il y eut des chuchotements dans le groupe des Tahitiennes, mais personne ne se leva, personne ne répondit. Les lèvres de Johnson se mirent à trembler. Il ramena ses bras à l'horizontale, et prenant son pouce droit entre l'index et le pouce de la main gauche, il se mit à le frotter d'un mouvement lent et machinal. « Il va pleurer », pensa Purcell.

« Taïata! » reprit Mac Leod d'une voix forte.

Le silence se fit dans le groupe des femmes, puis les chuchotements reprirent. Taïata se leva. Elle avança avec lenteur vers le cercle, courtaude, trapue, les jambes un peu arquées, et se dandinant en marchant. Ses paupières bouffies cachaient ses yeux, et son visage, tout d'un coup éclairé par les torches, parut maussade et fermé. Johnson fit entendre un petit rire grêle, alla au-devant d'elle, la prit par la main et exécuta sur place une sorte de petit pas de danse si ridicule et si pitoyable que personne ne songea à en rire. Il s'assit, mais dès que. Taïata eut pris place à côté de lui, elle dégagea sa main d'un geste brutal et le dévisagea d'un air froid, ses petits yeux noirs paraissant tapis dans les bouffissures de ses paupières, « Pauvre Johnson », dit Purcell à mi-voix. Mais personne ne lui répondit. Jones fixait Amoureïa, et Baker regardait droit devant lui, pâle, les dents serrées.

« Jones! » dit Mac Leod d'une voix sévère.

Lui aussi paraissait nerveux et tendu. Jones lâcha les mains d'Amoureïa, saisit le bicorne et tira un papier.

« White! » cria-t-il avec autant de force que si White avait été à l'autre bout de la clairière.

White ne bougea pas, et son visage resta impassible. Cependant, il ne parla pas aussitôt. Assis en tailleur, les deux mains sagement à plat sur ses genoux, il ne faisait pas d'autre mouvement que de tapoter son pantalon de l'index et du médius de la main droite. Ses autres doigts, courts, boudinés, carrés du bout, étaient levés avec une sorte de légèreté, comme s'ils allaient parcourir un clavier. Deux ou trois secondes s'écoulèrent. . « Itia », dit White d'une voix douce.

Il y eut dans le groupe des femmes une effervescence subite, et les murmures grandirent, plus passionnés qu'auparavant. Purcell se retourna. Itia était à genoux, Les yeux baissés, les lèvres serrées, elle faisait non de la tête. Itihota était à sa droite, le bras sur son épaule. De l'autre côté, Raha et Toumata. Itihota dit : « Prends-le. Il n'est pas méchant. Il ne te battra pas.

 — Non, non! » dit Itia.

« Itia! » cria Mac Leod d'une voix forte.

Itia se leva, s'avança vers le cercle et se campa entre Amoureïa et Johnson, face à Mac Leod. Ses yeux étincelaient.

« Ecoute, squelette Peritani, dit-elle en dévisageant l'Ecossais avec colère, tu devrais avoir chaud à la figure d'agir comme tu agis. Quel sens il y a à choisir une femme qui ne t'a pas choisi? »

Elle parlait exactement comme si c'était Mac Leod, et non White qui l'avait élue. Elle reprit :

« Tu sais ce qui arrive quand tu choisis une femme qui ne t'a pas choisi : tu es cocu. »

Les Tahitiennes firent entendre des rires étouffés, et les Tahitiens rirent en écho, deux fois plus fort. Que l'Eatua soit loué! Les mauvaises manières d'Itia avaient du bon!

Mac Leod se redressa.

« Que dit-elle?

—  Elle vous demande, dit Purcell d'une voix neutre, si vous désirez être trompé par votre femme. »

Il ajouta :

« La question est de pure rhétorique. Elle ne vous vise pas personnellement. »

Les yeux de Mac Leod brillèrent de colère, mais il se contint.

« Dites-lui de tenir sa langue, dit-il d'une voix calme, et d'aller s'asseoir à côté de White. »

Purcell  traduisit.

« Je ne déteste pas l'homme jaune, dit Itia avec un effort de courtoisie. Il n'a pas une main pleine de sang glacé (Il n'est pas égoïste...)  comme le Squelette. L'homme jaune est un homme d'un usage poli. Toujours doux comme l'ombrage... »

Elle se redressa, cambra son ferme petit corps, et dit avec force :

« Mais je ne veux pas de lui comme tané. Comme tané, je veux Mehani. »

Mehani se leva. Il avait été choisi. En se levant, il signifiait qu'il acceptait. Mehani aimait impartialement toutes les femmes. Mais il avait de l'amitié pour Itia.

Le regard de Mac Leod alla d'Itia à Mehani. Il n'était pas nécessaire de lui traduire ce qu'Itia avait dit. Il serra les dents, brandit l'extrémité de la corde et dit d'une voix furieuse :

« Dites-lui que si elle ne va pas s'asseoir à côté de White, je vais la corriger.

—  Je ne traduirai pas cette menace, dit Purcell. Elle est  très  dangereuse.   Mehani  la  considère  maintenant comme sa femme. Si vous la touchez, il vous assomme.

—  Il y a une loi, dit Mac Leod. On le pendra.

—  Si vous pouvez », dit Purcell en le regardant fixement.

Mac Leod leva son menton aigu et voila son regard. S'il y avait combat, il aurait contre lui Purcell, Jones, Baker, les six Tahitiens, les femmes peut-être. Il regretta amèrement de ne pas avoir apporté de fusil.

Il tourna la tête à gauche.

« White, lève-toi, et va chercher ta femme. »

C'était une défaite déguisée : il remettait l'affaire dans les mains de White.

White n'essaya pas de saisir Itia par surprise. Il se leva avec une lenteur pleine de dignité et se dirigea vers elle. Elle fut hors d'atteinte en deux bonds, pivota sur ses talons, et avec une légèreté inouïe, détala dans la clairière, ses longs cheveux volant derrière elle. Elle piquait droit vers l'ouest dans la direction de la brousse.

«  Halte, Mehani!  » hurla Purcell.

Mehani s'immobilisa en plein élan, posé sur une jambe, son torse athlétique tourné de profil, la tête dressée, les narines palpitantes, comme un lévrier qu'on arrête en plein galop.

« Si tu la rejoins, dit Purcell en tahitien, ils vont te traquer avec leurs fusils. Reste. Rentre avec nous au village. » Il ajouta :

« La nuit est longue... »

Mehani s'assit, les yeux fixés sur Purcell. White était immobile. Il regardait Itia s'enfuir sous la lune. C'eût été perdre la face que de courir après elle. Quand elle eut disparu dans le sous-bois, il retraversa le cercle sans hâte et revint s'asseoir à sa place. Depuis le moment où il avait dit « Itia », il n'avait pas articulé un seul mot.

« On la retrouvera, dit Mac Leod, il faut bien qu'elle mange et qu'elle boive. »

Il y eut un silence. Les yeux de Purcell se plissèrent et il dit d'un ton neutre :

« Je propose que White choisisse une autre femme. Par exemple, Itihota. Itihota accepterait White volontiers. »

White ouvrit la bouche, mais avant qu'il ait eu le temps de parler, Mac Leod intervint.

« Oui, monsieur, dit-il d'une voix pleine de sarcasme, certainement, monsieur. De grand cœur, monsieur. Itihota pour White et Itia pour Mehani. Très malin, Purcell, mais Dieu me damne si ça va se passer comme ça. Il y a une assemblée ici, vous l'avez peut-être oublié. Et c'est pas un Noir qui va nous faire la loi, même si c'est votre copain de coeur. Quant à Itia, vous en faites pas, Purcell, on la retrouvera. »

Purcell dit d'une voix froide :

« Cinq kilomètres de brousse en collier autour de l'île. Une montagne avec un point d'eau. Dix-sept complicités actives.

—  On la retrouvera », dit Mac Leod, et il fit signe à Jones de continuer.

Jones plongea sa main dans le bicorne.

« Baker », dit-il presque à mi-voix, et il regarda son beau-frère d'un air fautif.

Depuis qu'Amoureïa s'était assise à côté de lui, il n'avait pas une seule fois pensé à lui et à ses craintes.

Baker leva son visage brun et dit d'une voix nette :

« Avapouhi.  »

 Il y eut un silence. Tous les yeux convergèrent sur Mac Leod. L'Ecossais avait attendu ce moment. Il était là. Il parut le surprendre. Deux ou trois secondes s'écoulèrent. L'extrémité de la corde reposait par terre entre ses jambes, et les yeux baissés, sa tête de mort rigide et droite sur son cou maigre, il ne faisait pas un mouvement. « Il hésite, pensa Purcell, la fuite d'Itia l'a fait réfléchir. Et s'il n'y avait pas les autres... »

« Opposition », dit Mac Leod, et relevant les yeux, il les fixa sur Baker.

Baker lui rendit son regard, mais ne dit rien. Mac Leod s'appuya de la main sur le sol, se releva et s'accota contre la racine du banian. Il s'attendait à ce que Baker se jetât sur lui, et il préférait être debout pour soutenir le choc.

« Fils, dit-il de sa voix traînante et en promenant son regard sur ses compagnons, si je réclame Avapouhi, c'est pas que j'veuille faire tort à Baker...

—  Oh! non! dit Baker d'une voix vibrante.

—  Mais y faut de l'ordre, reprit Mac Leod en méprisant l'interruption. On peut pas tolérer qu'les femmes passent de l'un à l'autre dans cette île. Qu'est-ce qui avait Avapouhi à Tahiti? Papa Mac Leod. Qu'est-ce qui l'avait à bord du Blossom? Le propre fils de sa mère. Mais vous savez comment elles sont! A peine débarquée dans l'île, v'là mon Indienne qui s'enroule autour de Baker. Du  caprice, fils! Pas autre chose! Les Noires, elles s'y connaissent, en caprices! Et moi j'dis, reprit-il en haussant la voix, que si on s'laisse faire par elles, c'est la fin d'tout! Plus d'ordre! Plus d'famille! On s'ra même plus les patrons! Fils, j'vous dis : autant s'mettre tout de suite une jupe autour des fesses et laver la vaisselle! »

Smudge et Johnson se mirent à rire, mais sans entrain.

Les yeux de Baker ne laissaient aucun doute sur ses intentions, ils avaient peur que la mêlée devînt générale, et dans ce cas, ils ne pourraient même pas compter sur la force de Hunt. Enfermé dans les bras d'Omaata, il se désintéressait de la scène, et ronronnait comme un gros chat.

« Bon, reprit Mac Leod, reprenons. Quand Avapouhi m'a laissé tomber, j'ai rien dit. J'suis l'bon gars. J'voulais pas d'bagarre avec Baker...

—  Tu préfères un vote à une bagarre », dit Baker d'une voix à la fois si calme et si insultante que Mac Leod blêmit.

Purcell jeta un coup d'oeil à Baker. Il était assis, les jambes en tailleur, les deux mains dans les poches. A part le tic qui tiraillait par instants sa lèvre inférieure, son visage était immobile. Mais ses yeux noirs, cernés et fiévreux, étaient fixés sur ceux de Mac Leod avec une intense expression de mépris.

« J'me laisserai pas provoquer, dit Mac Leod en retrouvant tout son calme. Si c'est la bagarre que tu cherches, tu l'auras pas, Baker. Y a une loi, et j'me tiens à la loi.

—  Et qu'est-ce qui l'a faite, la loi, dit Baker en parlant très lentement,  c'est pas toi? Et maintenant, tu t'abrites derrière la loi pour pas te  bagarrer. Pour parler, oui. Pour parler, tu crains personne. Mais j'ai jamais remarqué que tu t'mettais au premier rang pour recevoir les coups. Quand Burt t'a dit d'jeter le corps du petit à la mer, tu as obéi, non? Toi et ton copain Smudge, vous avez filé doux. Là aussi, t'as obéi à la loi... »

Il parlait en détachant les mots avec une telle force qu'il avait l'air de les jeter un à un au visage de l'Ecossais.

« J'répondrai pas à tes provocations, dit Mac Leod, plus immobile qu'un roc. J'ai dit ce que j'avais à dire sur Avapouhi. A toi de parler. Quand tu auras fini, on passera au vote. »

Baker reprit sur le même ton lent et implacable :

« Il te tarde qu'on passe au vote, hein, Mac Leod ? C'est facile, le vote, hein, Mac Leod? Aussi facile que d'mettre une lame dans la poitrine d'un gars qui n'peut pas s'défendre, comme tu as fait pour Simon. »

Il se passa alors quelque chose de singulier: les Tahitiens firent entendre un murmure d'approbation. Ils n'avaient jamais entendu parler de Simon et ils n'avaient pas compris un mot à ce que Baker avait dit. Mais ils voyaient bien à son ton et à ses yeux qu'il malmenait Mac Leod et ils en étaient satisfaits. L'Ecossais ne détourna même pas la tête. Il était adossé à la racine du banian, les mains derrière le dos, le menton levé, les yeux mi-clos. Il attendit que le murmure des Tahitiens fût calmé et il dit en regardant Baker à travers les fentes de ses yeux :

 « Tu as fini?

—  Je n'ai pas fini, dit Baker de sa même voix froide et insultante. Je parlais des choses faciles, Mac Leod. Exemple : pendre Mason, quand il a les pieds et les mains liés, ça, c'est une chose facile. Ça ne demande pas de tripes. Seulement un vote.

—  Je n'empêche personne d'avoir la majorité, dit Mac Leod.

—  La majorité aussi, c'est facile, reprit Baker de sa même voix lente,  calme et en même temps chargée d'une incroyable tension. Facile  d'entortiller un gars qu'a jamais rien compris à rien. Facile d'intimider un pauvre vieux qui peut pas s'défendre. Tiens, regarde!... »

Il se tourna tout d'un coup vers Johnson et le perça jusqu'aux moëlles d'un coup d'oeil furieux. Purcell fut stupéfait de la force, ou pour mieux dire, de la brutalité inouïe de ce regard. Johnson ouvrit la bouche comme si la respiration lui manquait et parut se recroqueviller sur lui-même, comme un insecte qu'on arrose d'eau bouillante. Il pressa ses genoux de ses deux bras, baissa la tête et resta dans cette position, tassé, réduit, foudroyé.

Baker haussa les épaules avec pitié et reporta ses yeux sur Mac Leod.

« Une autre chose qu'est pas dure, reprit-il, la vibration de sa voix communiquant à ses paroles une intensité extraordinaire, c'est de battre une femme. Surtout une femme qui s'défend pas comme Avapouhi. C'est bien pour ça q'tu la regrettes. Avec Horoa, c'est pas pareil. Horoa, elle te rend tes coups. Ça te déplaît, ça. Cogner, oui. Tirer les cheveux, oui. Envoyer des coups de genou, oui. Mais se battre, non. Pas même avec Horoa. Oh! non! Horoa, c'est une dure! Horoa, quand tu la touches, elle te jette n'importe quoi à la figure. Hier soir, c'était ton marteau!...

— J'savais pas ça! » dit Jones, et il s'esclaffa comme un enfant.

C'était une gaieté jeune et sans arrière-pensée qui fusa tout d'un coup et fit le silence dans le cercle. Mac Leod avait supporté sans broncher toutes les injures. Le rire innocent de Jones lui cassa les nerfs. Il sentit d'un seul coup toutes les banderilles que Baker lui avait plantées dans la peau. Ses yeux perdirent leur lucidité. Ils devinrent troubles et bizarrement fixes. Il laissa tomber les épaules en avant et plongea la main droite dans sa poche.

Au même instant, Baker mit le pied gauche à terre, et le genou droit à peine soulevé du sol, il avait l'air d'un coureur qui va prendre son départ. Il avait oublié qu'il avait remis son couteau à Purcell, et dans la rage froide qui soulevait son petit corps compact et nerveux, il était prêt à se battre avec Mac Leod les mains nues. Haletant, ramassé sur lui-même, tous les muscles tendus, il dardait sur l'Ecossais des yeux ivres, où brillait l'absolue certitude qu'il allait le tuer.

Mac Leod avait ouvert son couteau dans sa poche, et la sueur ruisselant sur son front, il faisait un effort désespéré pour résister à l'impulsion qui le jetait au-devant de Baker. Il pensa avec dérision : « Se battre pour une Noire! » C'était absurde, il pouvait l'avoir par un vote, sans aucun risque. « Je me laisse manœuvrer », pensa-t-il avec mépris. Au même instant, il avança d'un pas, rigide comme un automate, la main crispée sur son couteau. « Mac Leod! » cria Purcell.

Mac Leod tressaillit comme un homme qu'on réveille, regarda Purcell une pleine seconde, prit une inspiration profonde, et retira la main de sa poche. Sans cesser de faire face à Baker, il recula jusqu'à ce qu'il sentît derrière son dos la racine verticale du banian. C'était fini. Purcell remarqua comme ses côtes maigres soulevaient son tricot blanc dans l'effort qu'il faisait pour maîtriser sa respiration.

« Si personne n'a plus rien à dire, dit Mac Leod au bout d'un moment, je propose qu'on passe au vote. » Baker fit un mouvement et Purcell posa sa main sur son bras. « Il fallait m'laisser faire, dit Baker d'une voix basse et furieuse, j'I'aurais tué. » Purcell accentua sa pression. Baker s'assit et ferma les yeux. Il paraissait tout d'un coup épuisé.

Mac Leod se rassit, reprit en main l'extrémité de la corde et dit d'une voix terne :

« Proposition de m'attribuer Avapouhi. »

Il leva le bras, imité par Hunt, Smudge, White et, deux secondes plus tard, Johnson.

« Cinq voix sur huit, dit Mac Leod de la même voix terne et sans élan. Proposition adoptée. »

Il gagnait, et sa victoire ne lui donnait pas de joie. Dans les projets dont sa tête active était pleine, cela lui avait paru merveilleux d'arracher Avapouhi à Baker par un vote. Et maintenant qu'il l'avait, c'était lui qui se sentait battu.

« Avapouhi! » dit-il enfin.

Baker leva la main droite au-dessus de sa tête, il y eut un remue-ménage dans le groupe des femmes, et Purcell résista au désir de se retourner.

« Un instant, dit Baker comme s'il avait levé la main pour demander la parole, j'suppose que j'ai le droit de choisir une autre femme?

—  Et comment, matelot! dit Mac Leod en faisant effort pour retrouver sa verve, et comment, et comment! C'est pas mon genre de laisser un gars du Blossom se dessécher sans compagnie. Même Mason, il a eu l'droit à son Indienne. Fais ton choix, matelot!  »

Mais toute cette truculence sonnait faux. Sa voix elle-même sonnait faux. Il paraissait déçu et fatigué.

Baker le regarda dans les yeux et dit d'une voix nette :

« Horoa. »

Mac Leod tiqua. « Est-ce qu'il y tient? pensa Purcell. Et s'il y tient, pourquoi a-t-il voulu Avapouhi? Pour ne pas rester sur une défaite? Pour humilier Baker? »

Mac Leod répéta mécaniquement :

« Horoa?

—  Tu la veux aussi pour toi? » dit Baker d'une voix mordante.

Il y eut un silence. Mac Leod ferma à demi les yeux et leva son menton.

« Y a-t-il opposition?» dit-il d'une voix neutre et sans timbre.

Il brandit l'extrémité de la corde et, sans attendre, l'abattit sur le sol. « Adjugée!

— Horoa », dit Baker.

Horoa surgit dans le cercle avec un mouvement souple et puissant de la croupe comme une jument qui sortirait d'un fleuve. Elle se dressa devant Mac Leod dans toute l'élégance de ses cinq pieds dix pouces, et l'œil en feu, le doigt accusateur, elle entama, avec des gestes amples, un discours véhément. Tout en parlant, elle ne tenait pas en place, mais pour ainsi dire, caracolait sans arrêt de droite et de gauche comme impatiente de s'élancer. L'encolure fière, le poitrail généreux, les jambes longues et nerveuses, elle levait haut ses narines palpitantes avec de brusques impatiences du cou qui secouaient sa crinière.

Accompagnée par les rires, les encouragements, et même, de temps à autre, les claquements de mains rythmés des Tahitiens, Horoa parla pendant cinq bonnes minutes avec la même impétuosité, sans jamais paraître reprendre son souffle, sans jamais chercher un seul mot, hennissant et piaffant sur place comme si elle se disposait à partir vers des horizons meilleurs. Puis elle finit aussi abruptement qu'elle avait commencé, et la poitrine encore houleuse de son effort, s'assit à côté de Baker, et lui prenant la tête dans l'étau de ses bras, l'attira à elle, et écrasa ses fortes lèvres contre les siennes.

« Traduction? » dit Mac Leod.

Purcell eut l'air amusé et leva les sourcils.

« Littérale?...

—  En gros, dit Mac Leod hâtivement.

—  En gros, elle vous a fait une scène de jalousie pour lui avoir préféré Avapouhi. »

Purcell regardait Mac Leod avec attention, et il lui sembla voir passer une ombre de plaisir sur son visage cadavérique. Il reprit :

« Elle a dit en conclusion que Baker était plus gentil que vous et qu'elle était enchantée de l'avoir comme tané. Je suppose, ajouta Purcell généreusement, qu'elle parlait par dépit.

—  De toute façon, ça m'est bien égal », dit Mac Leod, le visage comme un masque.

Il prit un temps et appela  :

« Avapouhi. »

Le silence se fit et le groupe des femmes resta figé. Mac Leod répéta d'une voix forte :

« Avapouhi. »

Et comme personne ne répondait, il se leva. Les visages des femmes étaient tournés vers lui, et son regard glissa de l'un à l'autre.

« Itihota, dit-il avec sévérité, où est Avapouhi? »

Itihota se leva pour répondre comme une élève docile.

« Partie, dit-elle en anglais d'une voix chantante, et de la main droite, l'index pointé, elle montra l'ouest.

—  Tu peux t'asseoir », dit Mac Leod avec calme. Lui-même revint à sa place et s'assit. Son visage ne reflétait rien. « Il tient bien le coup », dit Jones à voix basse avec admiration. Purcell inclina la tête.

« On la retrouvera », dit Mac Leod sans élever la voix.

Il regarda Jones et dit aussitôt :

« Continue. »

Jones plongea la main dans le bicorne, retira un papier, le déplia, et lut :

« Mac Leod.

— Mon choix est fait, dit Mac Leod avec sang-froid. Continue. »

Jones tira un autre papier et dit d'une voix claire :

« Purcell.  »

Purcell eut un demi-sourire. Cela lui paraissait un peu ridicule de choisir sa propre femme. Il dit presque à voix basse « Ivoa ». Elle était debout derrière lui. Elle vint s'asseoir à sa droite, et ses magnifiques yeux bleus fixés sur les siens, elle appuya son épaule contre la sienne.

« Opposition! » cria Smudge d'une voix forte.

Ce cri frappa l'oreille de Purcell sans parvenir d'abord à sa conscience. Ce fut le silence tendu qui tomba dans le cercle qui lui fit comprendre sa signification. A cet instant, il avait le visage presque couché sur son épaule, et souriait à Ivoa. Son sourire resta figé sur les lèvres une pleine seconde après que Smudge eut parlé. Puis il s'effaça avec lenteur, et les traits, d'ordinaire si calmes de Purcell, furent envahis par la stupeur. Il ouvrit les yeux tout grands, tourna la tête, regarda Smudge comme pour s'assurer qu'il avait bien entendu, puis promena son regard sur l'assistance. Il avait l'air de douter de la réalité de la scène qu'il était en train de vivre.

Son incrédulité était si manifeste que Smudge répéta d'une voix hargneuse : « Opposition. »

Les yeux agrandis de Purcell se fixèrent sur Smudge. Il le regarda sans aucune colère et comme s'il avait peine à admettre qu'il existât.

« Voulez-vous dire, dit-il avec une extrême lenteur, que vous réclamez Ivoa?

—  Et comment!  » dit Smudge.

Il y eut un silence. Purcell n'arrivait pas à détacher ses yeux du visage de Smudge. Il le regardait comme s'il essayait de déchiffrer une énigme.

« C'est inouï! » dit-il presque pour lui-même, et scrutant tous les traits de Smudge comme si l'un d'eux , allait lui révéler le secret qu'il cherchait. Puis il dit à mi-voix : « Mais nous sommes mariés! » avec ce même air d'incrédulité profonde et comme s'il avait peine à énoncer une telle évidence.

« Ça, j'm'en fous », dit Smudge. Il était vautré par terre, un coude sur le sol. Quand il avait crié « Opposition! » il n'avait pas bougé. Entre son menton en retrait et son front fuyant, son gros nez saillait avec une sorte d'impudence, et comme ses joues paraissaient tirées en avant par son relief, cette conformation donnait à son visage l'aspect d'un museau. Il ne regardait pas Purcell. Ses petits yeux, brillants et noirs comme des boutons de bottine, et très enfoncés dans les orbites, furetaient de droite et de gauche avec une férocité inquiète. En même temps, par des petits mouvements continuels, et qu'il ne paraissait pas contrôler, il poussait sans cesse son gros nez en avant dans le vide, comme un porc fouillant du groin dans sa nourriture. Purcell continuant à se taire, Mac Leod se tourna vers Smudge avec la gravité d'un juge et dit :

« Si tu fais opposition, faut que tu expliques pourquoi.

—  Et comment! dit Smudge, son accent londonien prêtant à ses moindres paroles une insolence indéfinissable. Et c'est pas long à expliquer non plus. J'vous prends à témoin, matelots. On a dit qu'on s'partagerait les femmes, ou on l'a pas dit? Si on l'a dit, faut que Purcell remette la sienne dans le tas, et qu'elle suive le sort commun. J'sais bien que Purcell va ramener que son Indienne, elle est collée à lui depuis trois mois. Mais j'vois pas qu'ça lui donne un titre. Au contraire! Pourquoi toujours lui? Pourquoi pas un autre pour changer? Pourquoi pas moi? Ivoa, à mon avis, c'est peut-être pas la mieux, mais c'est la classe qu'elle a. Les manières. Comme une lady, les manières. Fière et tout. J'ai eu l'œil sur elle dès le début. Et Dieu me damne si j'ai pas autant droit à l'avoir qu'un damné officier!

—  Vous perdez l'esprit, dit Purcell, encore plus stupéfait  qu'indigné  par l'énormité de ce discours, vous réclamez ma femme! C'est monstrueux!

—  Votre femme! dit Smudge en s'asseyant et en pointant son gros nez en avant d'un air de triomphe comme s'il avait enfin trouvé la nourriture de son choix, votre femme! J'pensais bien que vous alliez encore nous ramener ça! Et moi, j'vous dis et j'vous répète : votre mariage, j'm'en fous.  Il compte pas pour moi, il a pas d'valeur. C'est rien que des grimaces de  clergyman! J'm'en fous, j'vous dis!  Et j'suis prêt à vous prendre Ivoa, mariée ou pas, clergyman ou pas clergyman! »

Purcell faisait moins attention aux paroles de Smudge qu'au fait qu'il ne pouvait pas arriver à rencontrer son regard. Ses yeux firent lentement le tour de la « majorité ». A part Hunt qui le fixait sans le voir en chantonnant, ni Mac Leod, ni White, ni Johnson ne le regardaient. « Ils étaient au courant, pensa Purcell dans un éclair. Ils sont prêts à se faire les complices de cette infamie. »

Il sentit le coude de Baker contre le sien. Il tourna la tête vers lui. « Il va quand même falloir se bagarrer », dit Baker à mi-voix. Jones l'entendit, se pencha en avant pour le regarder, lâcha les mains d'Amoureïa et resserra son pareu autour de ses reins. « Rendez-moi mon outil », reprit Baker à voix basse en posant sa main gauche à terre à côté de Purcell. Purcell fit « Non » de la tête. Il se mit à genoux, dans la position que Baker avait adoptée quelques instants plus tôt quand il défiait l'Ecossais. Ce mouvement le réveilla de sa stupeur. Il pâlit, son cœur battit plus vite, et ses mains se mirent à  trembler. Il les mit dans ses poches. Il rencontra sous ses doigts le couteau de Baker. Le manche était dur et chaud et son contact lui fit plaisir. « Je comprends qu'on en arrive à tuer », pensa-t-il, les phalanges crispées sur le couteau. Aussitôt un flot de honte l'envahit. Il lâcha l'arme, et sortit la main de sa poche. Quelques secondes s'écoulèrent. Il voulut parler, il n'y parvint pas, et il s'aperçut que ses mâchoires étaient si contractées qu'il n'arrivait pas à ouvrir la bouche. Il avala sa salive et, à la troisième tentative, au prix d'un effort inouï, il réussit à émettre un son.

« Smudge, dit-il d'une voix étranglée, son visage trahissant dans le frémissement et la décoloration de ses lèvres la violence qu'il se faisait pour conserver son sang-froid, vous ne savez pas ce que c'est qu'un mariage. Ce n'est pas une grimace, c'est un serment. Le rite ne compte pas. Ce qui compte, c'est la promesse de vivre ensemble jusqu'à la mort.

—  Eh bien, ça fera rien qu'une promesse de plus qui sera pas tenue, dit Smudge avec une sorte de ricanement et poussant son museau en avant, ses petits yeux durs étincelant de rage. Et venez pas encore me ramener votre mariage! et m'faire le coup de la douceur, avec la Bible et tout! Votre mariage, j'ai mon opinion sur lui, figurez-vous. S'y a un gars qu'vous avez pas trompé avec ces grimaces, c'est moi! J'ai bien vu l'coup, Purcell, et comment qu'vous l'avez mijoté! Vous êtes malin, Purcell, j'dirais ça en votre faveur. Toujours l'doux Jésus, mais l'œil sur vos petits intérêts. Quand vous avez vu, sur l’Blossom, qu'y avait que douze femmes pour quinze hommes, vous vous êtes dit : « Va y avoir de la bagarre pour s'les partager en arrivant  dans l'île! » Alors hop! Vous sautez sur la plus jolie, manières et tout, vous l'entortillez, vous lui faites le coup de Jéhovah, et j'te baptise, et j'te marie devant Mason! Comme ça, en arrivant dans l'île, vous vous pensez : « Tranquille! Plus dans l'coup! Chasse gardée  par Dieu le père!  Un petit coup de prière à la coupée, et vous arraisonnez l'Indienne! »

Smudge poussa du nez en avant, reprit son souffle, et comme si le récit qu'il venait de faire avait réveillé ses rancœurs contre Purcell, il reprit avec ce qui ressemblait à de l'indignation morale :

« Que vous pensez! Que vous vous êtes figuré, Purcell! En homme qui dit : «  Moi, d'abord », et les autres, après, s'il en reste! En officier qu'est habitué à être servi l'premier, et du meilleur! Toujours l'dessus du panier et la crème du lait! les déchets pour les copains! Qu'est-ce que je suis, moi? Un chien? J'ai quatre pattes? J'me couche quand on m'appelle? Quelle chance j'ai-t-il eu dans la vie par rapport à vous? A trimer sur les quais de la Tamise à quinze ans avec une croûte de pain moisi et une goutte de gin dans le ventre? A décharger les balles de coton seize heures par jour? Pour qui c'était les ladies à dentelles qui venaient sur les quais avec deux  canassons devant et deux larbins au  cul? Pour moi? Vous pensez! De la boue, moi, comme celle des quais! Pas question de tacher leurs jolis petits souliers! Elles descendaient même pas de carrosse! « Gamin, allez m'chercher le lieutenant Jones!... Ou le lieutenant Smith!... Ou le lieutenant Purcell, ajouta-t-il dans une explosion de rage qui lui fit venir les larmes aux yeux. Et moi, tout juste un penny! Un penny pour regarder le baisemain, le battement de cils, le coup d'éventail sur les doigts! Misère! toutes ces jolies manières! Et moi, rien qu'un petit tas de boue sur les quais! Mais on est pas à Londres, ici, Purcell, reprit-il en grinçant des dents. Y a pas de carrosses, ici, pas d'officiers, pas de dentelles! Ni de juges qui vous envoient pendre un honnête garçon à Tyburn pour un vol de cinq shillings! On est entre égaux, ici, Purcell. J'vaux autant que vous, Dieu me damne, voilà ce que je dis! Et c'est aux copains d'décider qui de nous deux va avoir votre Indienne, mariée ou pas, et même si ça doit lui briser son joli petit cœur de vous quitter! »

L'évocation de son enfance avait attendri Smudge. Il se sentit justifié par son émotion, et il eut le courage, pour la première fois, de regarder Purcell en face. Il fut saisi de ne trouver dans ses yeux aucune espèce de ressentiment. Cette découverte redoubla sa rage. Et comme Purcell se taisait, il pointa agressivement son nez dans sa direction et dit avec une insolence furieuse :

« Eh bien, qu'est-ce que vous avez à répondre à cela?

—  Rien », dit Purcell avec le plus grand calme.

Il lui semblait qu'il n'y avait plus de problème, maintenant qu'il avait compris ce qu'il y avait dans l'esprit de Smudge quand il avait réclamé Ivoa. Il lui restait le plus facile : il n'avait plus qu'à se battre.

« Je considère, reprit-il d'une voix égale et avec une sorte de douceur, que cette discussion est terminée.

—  Dans ce cas, dit Smudge, ses  petits yeux de rat brillant d'un éclat  subit, je demande qu'on  passe au vote. »

Il tourna la tête vers Mac Leod, mais Mac Leod ne l'honora pas d'un regard.  Il avait les yeux fixés sur Purcell, et il essayait de refouler l'inquiétude qu'il éprouvait.

« Si quelqu'un demande un vote, dit-il d'un ton curieusement hésitant, naturellement, je dois mettre aux voix. »

Purcell se leva et regarda Mac Leod.

«  Vous ne mettrez pas aux voix, Mac Leod, dit-il d'une voix ferme. Ce vote est une ignominie. Je le refuse.

— Vous le refusez! dit Mac Leod exactement sur le ton d'un magistrat  outragé dans  ses  fonctions. Vous refusez un vote de l'assemblée! On se passera de votre permission, dites-vous bien! » Purcell dit sans hausser le ton : « Dans ce cas, vous légiférerez tout seul. » Il y eut un silence  et   Mac Leod dit d'une voix tendue :

« Que voulez-vous dire, Purcell?

— Je veux dire qu'à la minute même où vous mettrez aux voix, je me retirerai de cette assemblée et cesserai de reconnaître son autorité. »

Baker se dressa alors et vint se placer à côté de Purcell. Jones les regarda l'un après l'autre, se leva et se tint debout à gauche de Purcell, une jambe en avant, les muscles de sa poitrine pour une fois décontractés, mais les yeux vigilants.

Les Tahitiens se mirent à parler tous à la fois sur le ton de l'excitation la plus vive. N'entendant pas la langue des protagonistes, toute cette scène se réduisait pour eux à une pantomime et ils hésitaient parfois à comprendre sa signification. Mais maintenant, il n'y avait pas à s'y tromper. Les trois Peritani, debout face au Squelette, étaient en train de défier son pouvoir.

« J'aurais voulu éviter cette rupture, reprit Purcell d'une voix calme. Et j'étais résolu à faire bien des concessions pour l'éviter. Si elle s'accomplit, elle va créer une situation très dangereuse. Ne me poussez pas à bout, Mac Leod. Si Jones, Baker et moi quittons l'assemblée, l'atmosphère de la communauté deviendra vite irrespirable. Il y aura deux partis dans l'île. Deux clans qui se feront la guerre, ou qui, dans le meilleur des cas, s'ignoreront. L'île est petite. A la longue, la vie ne sera pas tenable.

—  Si vous vous retirez de l'assemblée, on vous traitera comme des rebelles, cria Smudge avec véhémence, on vous pendra!

—  Boucle-la », dit Mac Leod.

Bien que son attitude restât apparemment ferme, il hésitait. Si Purcell s'en allait, tous les Tahitiens iraient rejoindre son camp. Purcell aurait le nombre, la force, la complicité des femmes. Et tout cela à cause de ce maniaque de Smudge, pensa-t-il avec rage. Pas moyen de le dissuader de sa folie! Obligé même de le soutenir pour conserver sa voix! Mac Leod découvrait avec une surprise amère que, s'il régnait dans l'île grâce à ses partisans, il était aussi leur esclave.

« Réfléchissez, Mac Leod, reprit Purcell. Je ne suis pas hostile à l'assemblée. Au contraire. Tant qu'on vote et qu'on discute, on ne tire pas son couteau. Mais si la majorité profite de son pouvoir pour brimer la minorité, alors, c'est une tyrannie bien pire que celle de Mason, et même en usant de violence, vous ne me la ferez pas accepter. »

Mac Leod ne se méprit pas sur le sens de ces paroles. C'était une mise en demeure. Elle était voilée en ce sens qu’il était loin de proférer des menaces.

Mais voilé ou non, l'ultimatum était là, avec toutes ses implications.

Smudge sentit l'hésitation de Mac Leod. Rouge de colère, de peur et d'excitation, il serrait les poings, redressait sa petite taille et, pointant son nez en avant, il se mit tout d'un coup à crier d'une voix hystérique : « Te laisse pas avoir Mac Leod! L'écoute pas! Fais voter! Qu'est-ce que tu attends? C'est pas un damné officier qui va te faire la loi! »

Sa mimique et ses cris frappèrent les Tahitiens d'étonnement. « Maamaa  (Fou) », dit Tetahiti en se frappant le front de l'index. Il y eut des rires, et Omaata cria à pleine gorge :

« Qu'est-ce qu'il a, le petit rat, Adamo? » Purcell tourna la tête vers elle.

« Il veut me prendre Ivoa, et les autres vont voter pour lui. »

Un murmure courut parmi les Tahitiens. Il s'enfla peu à peu jusqu'au grondement, accompagné par les exclamations véhémentes des femmes. Mehani se leva avec décision. Ivoa était sa sœur : il s'estimait presque aussi offensé qu'Adamo par l'impudence de Smudge. Il étendit les deux mains devant lui pour réclamer le silence, et entama un discours indigné et élégant où il reprochait à Smudge et au Squelette leurs procédés inamicaux. Il regrettait de le dire : ces deux Peritani se conduisaient comme les fils de la truie avec Adamo, et tout aussi mal avec les Tahitiens. Il était clair que le Squelette les avait exclus du partage et qu'à eux six, ils devraient se contenter de trois femmes. Non que cela changeât quoi que ce soit. Lui, Mehani, il se faisait fort de jouer avec toutes les femmes des Peritani (rires). Mais c'était un affront. C'était un affront pour Tetahiti, fils de chef. C'était un affront pour lui-même. C'était un affront pour tous. Lui, Mehani était le fils d'un grand chef. Et tout le monde savait, ajouta-t-il avec pudeur, de qui son père, le grand chef Otou, était le fils... C'est pourquoi Otou avait été bon et généreux avec les Peritani. Et maintenant le chef de la grande pirogue était maamaa. Il s'enfermait toute la journée dans sa hutte. Le Squelette avait pris le pouvoir. Il traitait les Tahitiens plus mal que des prisonniers de guerre, et il voulait spolier son frère Adamo en lui arrachant sa femme. C'est pourquoi, lui, Mehani, fils d'Otou, disait ceci : il faut lutter aux côtés d'Adamo contre le Squelette. Et que celui qui est de cet avis le dise.

Mehoro et Rori se levèrent aussitôt, imités, avec un temps de retard, par Ohou et Timi. Tetahiti se leva en dernier, non qu'il fût moins décidé que les autres, mais étant lui aussi le fils d'un chef, et ayant même le pas sur Mehani en raison de son âge, il voulait montrer qu'il réfléchissait davantage avant de prendre un parti. Comme le voulait l'étiquette, il fut, par contre, le premier à parler, et il dit d'une voix grave : « e a roa (J'approuve entièrement.). » Phrase qui fut reprise en écho par ses compagnons.

Mac Leod enveloppa les six Tahitiens du regard, puis ses yeux se reportèrent sur le groupe que formaient Purcell, Jones et Baker. Ses lèvres ne faisaient qu'une seule ligne, mince et sinueuse sous l'arête coupante du nez.

« J'propose, dit-il, qu'on ajourne le débat. On peut pas délibérer sous la pression des Noirs.

—  Pas d'échappatoire, Mac Leod, dit Purcell d'une voix sèche. Les Tahitiens ne menacent personne. Si l'assemblée s'ajourne maintenant sans avoir rien résolu, nous la quittons.

 —  L'écoute pas! hurla Smudge de nouveau. L'écoute pas! Mets aux voix, Mac Leod! »

Mac Leod n'eut pas le temps de répondre. Omaata se dressa. Hunt fit entendre un grognement plaintif, mais elle n'en tint pas compte. Elle s'avança d'un pas, et aussitôt le cercle s'emplit de sa présence. L'œil noir, le sourcil courroucé, elle promena son regard sur les Tahitiens et les Peritani.

« Vous, hommes, dit-elle de sa voix de cataracte, vous parlez, vous parlez... Moi, Omaata, je vais faire quelque chose. »

En deux enjambées, elle passa devant White et Mac Leod, et atteignit la place où Smudge était assis. Celui-ci eut un mouvement de recul, mais Omaata le prit de vitesse.  Elle  se baissa et, saisissant à pleine  main  son pantalon au niveau du nombril, elle éleva le petit homme dans l'air à la hauteur de ses yeux, le tenant sans effort au bout de son bras énorme. « Iti ore (Petit rat) », dit-elle de sa voix profonde. Et, de la main droite, elle commença à le gifler. A vrai dire, c'étaient des tapes plutôt que des gifles. Exactement le genre de petites tapes qu'on donne à un chat qui s'est  oublié. Mais Omaata ne connaissait pas sa force. Smudge hurlait. Etouffé par les doigts qui tordaient son pantalon sur son ventre, la tête rouge des coups qu'il recevait, il se débattait comme un diable, ruant des  jambes,  lançant en avant ses petits poings dérisoires, et poussant sans arrêt des cris stridents. L'ébaudissement des Tahitiens fut prodigieux. Toute l'humiliation de cette soirée était vengée. Tandis que les vahinés faisaient entendre des ululements aigus, les hommes riaient à gorge déployée, et élevant leurs jambes repliées au niveau des hanches, ils se donnaient de grandes claques sonores sur les cuisses. « Omaata! cria Mac Leod.

—  Lâche-le, Omaata! cria Purcell en tahitien.

Iti ore », dit Omaata, les dents serrées.

Elle n'écoutait personne. Elle continuait à administrer à Smudge de petites tapes, et Smudge, hurlant, ruant, griffant, le museau pointé en avant, avait l'air d'un animal pris au piège. Ses bras avaient trop peu d'allonge pour que ses poings ou ses ongles pussent atteindre le visage d'Omaata, mais de ses pieds nus il arrivait à battre le ventre de la géante, sans que celle-ci, d'ailleurs, en parût incommodée. « Quels abdominaux elle doit avoir! » dit Jones, béant d'admiration.

Mac Leod se leva et s'avança vers Omaata. Ce fou de Smudge n'avait pas volé sa correction. Cependant, en tant que chef de la majorité, il n'avait pas le choix : il fallait intervenir. Smudge, c'était une voix.

Mac Leod, les oreilles vrillées par les hurlements de la victime, s'approcha d'Omaata avec circonspection. Il avait peur qu'elle retournât contre lui son bras puissant, ou que Hunt lui sautât dessus pour la défendre.

« Arrête, Omaata », dit-il avec sévérité.

Elle ne tourna même pas la tête, mais trouvant à la fin un peu fatigant de tenir Smudge à bout de bras, elle fit un pas de côté, écartant l'Ecossais de l'épaule droite, apparemment sans même le voir, et accota le corps pantelant de Smudge à la racine du banian dont la base avait servi de dossier à Mac Leod. A vrai dire, elle avait beaucoup atténué la force de ses coups. Ce n'étaient plus que des chiquenaudes.

« Monsieur Purcell! lieutenant! cria Smudge, le visage cramoisi, dites-lui de cesser! »

Purcell traversa le cercle, les yeux inquiets, et posant sa main sur l'épaule d'Omaata, il s'écria :

« Lâche-le, je te prie. Tu vas l'assommer.

Oa! Homme! dit Omaata, sa voix roulant comme un tonnerre, des tapes de bébé!

—  Arrête, Omaata, cria Purcell à son oreille.

—  Il se souviendra! » dit Omaata en haussant ses épaules colossales.

Sourde comme la justice, elle continuait à frapper. Elle frappait Smudge impartialement sur chaque joue, et comme il se protégeait des mains et des coudes, elle l'obligeait à baisser sa garde en pointant de temps en temps son index dans le creux de son estomac. Chaque fois que ce doigt monstrueux l'atteignait à ce point sensible, les hurlements de Smudge s'étranglaient en un seul cri aigu et perçant comme celui d'un rat pris au piège.

« Non, non! » cria Purcell.

Et des deux mains il s'accrocha, ou pour mieux dire, il se pendit au bras d'Omaata. Elle donna une petite secousse. Et Purcell roula à terre.

—  Bébé, dit Omaata en le regardant d'en haut avec sollicitude, je ne t'ai pas fait mal?

— Non, dit Purcell en se relevant, mais lâche-le, je te prie! Lâche-le, Omaata!

—  Lieutenant! hurla Smudge, vous garderez Ivoa! Dites-lui de cesser! »

Mac Leod posa la main sur l'épaule de Hunt : c'était son dernier espoir.

« Hunt, dit-il, arrête ta femme! Elle est en train de tuer Smudge! »

Hunt se tourna d'un seul bloc vers Omaata comme si son cou et son torse avaient été soudés. Ses petits yeux pâles se fixèrent sur la scène. Il avait l'air de la découvrir pour la première fois. Un sentiment qui ressemblait à de la surprise envahit ses traits écrasés et couturés, et il grogna  : « Tuer Smudge?

—  Tu vois pas! cria Mac Leod à son oreille. Le copain Smudge! Arrête-la, Hunt! Elle va le tuer! »

Hunt considérait la correction de Smudge en frottant de sa main droite les poils roux de sa poitrine. Il ne comprenait pas pourquoi Omaata agissait ainsi avec Smudge, mais il ne mettait pas en doute le bien-fondé de son action.

« Elle va le tuer! » cria Mac Leod à son oreille.

Hunt cessa de frotter sa toison rousse, prit un air méditatif, et dit :

« Pourquoi pas?  »

Il secoua la tête comme un chien qui sort de l'eau. Il était heureux de sa réponse. Pour une fois, les choses étaient claires et faciles. Tout ce que Omaata faisait était bien. Si Omaata voulait tuer Smudge, c'était bien.

« Le copain Smudge! » cria Mac Leod.

Hunt se dressa de toute sa taille, écarta Mac Leod du plat de la main et dit :

« Je vais t'aider, Omaata.

—  Reste où tu es! » cria Omaata en le regardant du coin de l'œil, et comme il avançait d'un pas, elle cria : « Sit down! »

Hunt se rassit.

« Omaata, je te prie! » cria Purcell.

Il était revenu à la charge. Il s'accrochait de nouveau à son bras. De peur de lui faire mal, elle n'osait pas donner de secousses. Mais elle continua à frapper, le poids de Purcell freinant ses coups, mais sans parvenir à les arrêter.

« Omaata!» cria Purcell.

Il y eut un craquement comme une étoffe qu'on déchire. Smudge s'aplatit à terre. Son pantalon avait cédé, laissant un large lambeau dans la main de la géante. Aussitôt Smudge se releva, tenant à deux mains les pans déchirés et cachant comme il pouvait sa nudité. Les rires des Tahitiens redoublèrent.

« Tti ore! » dit Omaata en retroussant ses lèvres épaisses sur ses grandes dents.

Elle s'ébranla dans sa direction. Aussitôt, Purcell se jeta contre elle et la prit à bras-le-corps, sa tête au niveau de ses seins. Omaata, surprise en plein élan, se prit les jambes dans les siennes et perdit l'équilibre. Elle eut le sang-froid, en s'affalant, de ne pas tomber sur Adamo, mais de rouler sur le côté, afin de ne pas l'écraser sous son poids.

Smudge détalait, ses petites jambes tricotant dans la clairière, et comme celle-ci était en pente, son petit derrière, par un effet de perspective, avait l'air de danser à ras du sol. Tous s'étaient dressés avec des rires et des cris pour le voir s'enfuir. Comme ils le regardaient, un nuage d'un noir d'encre voila la lune, et Smudge disparut, comme escamoté dans le sol.

Malgré les deux torches, la disparition de la lune parut plonger la scène dans la pénombre et Purcell éprouva une curieuse impression de crépuscule quand il regagna sa place. Le vent soufflait maintenant en orage, l'humidité tombait sur ses épaules nues, il frissonna.

Jones se pencha vers lui, son visage puéril fendu d'un sourire.

« Je n'ai jamais tant ri de ma vie.

—  Eh bien, vous avez eu tort », dit Purcell avec brusquerie.

Omaata regagnait sa place, acclamée par les Tahitiens. Mac Leod était adossé à la racine du banian, mais il ne s'était pas rassis. Il attendit que le bruit fût apaisé, leva la main et dit d'une voix terne :

« J'propose qu'on lève la séance. »

Jones regarda au fond du bicorne.

« Il reste un nom.

—  Eh  bien, tire-le », dit Mac Leod en passant la main sur son visage d'un air fatigué. La fuite de Smudge avait évité la rupture avec Purcell, mais White et lui-même étaient  sans femme, Smudge, ridiculisé, Purcell plus fort que jamais, les Noirs au bord de la rébellion.

Jones déplia le papier et lut :

« Smudge.  »

Il éclata d'un rire jeune. Comment n'y avait-il pas songé plus tôt? Il y avait neuf noms dans le bicorne. Le dernier ne pouvait être que celui de Smudge. Personne ne fit écho au rire de Jones. Un air de tristesse et de fatigue s'était abattu sur l'assemblée. L'opposition n'était pas plus satisfaite de l'issue des débats que la majorité. Baker était sans femme, lui aussi. Quant aux Tahitiens, ils avaient cessé de rire et se concertaient à voix basse. Des trois partis de l'île, le leur était le plus lésé.

« Smudge n'étant pas là, dit Baker d'un ton acide, on ne peut pas lui attribuer de femme.

—  C'est bien pourtant ce qu'on va faire, dit Mac Leod en retrouvant un peu de son agressivité. Car si on l'fait pas avant d'se séparer, et qu'on laisse quatre femmes aux Noirs, ça fera toute une histoire, ensuite, pour leur en reprendre une.  »

Personne ne répondit. Personne n'avait envie de discuter. La pluie commençait à tomber en larges gouttes espacées qui résonnaient sur les dures feuilles du banian comme sur des tôles.

« J'propose Toumata, dit Mac Leod. J'crois qu'elle est bien avec Smudge. » Purcell se retourna et dit :

« Toumata, est-ce que tu veux de Smudge comme tané?

—  Oui », dit Toumata en se levant. Elle regarda Omaata d'un air de reproche et dit : « Avec moi il a toujours été gentil. » Cette parole fit de l'effet sur Purcell. Il regarda Toumata avec plus d'attention. Elle avait des traits assez communs, mais des yeux doux et quelque chose de ferme dans le visage.

« Opposition? dit Mac Leod.

—  Il ne peut pas y avoir d'opposition, dit Jones. Tout le monde est servi. »

Jones avait parlé en toute innocence, sans réfléchir que Mac Leod, lui, n'était pas « servi ». Mais l'Ecossais vit une intention ironique dans son propos, et lui jeta un regard noir. Baker, toujours prêt à voler au secours de son beau-frère, intercepta le regard et le rendit à Mac Leod avec usure. Cette bataille des yeux dura à peine une seconde, mais quand elle fut finie, un silence lourd tomba dans le cercle. « Déjà! » pensa Purcell. Le moindre mot, maintenant, le moindre geste... « Finissons-en, dit-il tout haut.

— Adjugée! » dit Mac Leod en faisant le geste de taper le sol de sa corde, mais sans aller jusqu'au bout de son mouvement.

Il ajouta d'une voix maussade : « La séance est levée. »

Comme si l'orage avait attendu ces paroles pour se déclencher, la pluie creva sur le cercle avec une violence inouïe. Les Britanniques et les Tahitiens eurent des réactions différentes. Les premiers s'enfuirent avec leurs femmes dans la clairière en direction du village. Les seconds se retirèrent dans les chambres de verdure du banian. Purcell les y suivit, la main d'Ivoa dans la sienne.

Il faisait très sombre dans le dédale du banian, et c'est à la voix que Purcell retrouva les Tahitiens. Dès qu'il fut parmi eux, ils cessèrent de parler.

« Qui est là? dit Purcell, gêné par ce silence.

—  Nous sommes tous là, Adamo, dit Mehani. Tous les six. Et en plus, Faïna, Raha et Itihota.

—  Les trois femmes que les Peritani nous ont laissées », dit Tetahiti d'une voix sèche.

Purcell se taisait, désarçonné par le ton de cette remarque. Ses yeux s'étaient habitués à la pénombre. Ils voyaient le contour des visages autour de lui et distinguaient le blanc de leurs yeux.

« Je vais rejoindre Itia », dit Mehani.

C'est à lui qu'il s'adressait. Sa voix était normale. Purcell leva la tête.

« Par cette pluie?

—  Il le faut. Elle va avoir très peur.

—  Peur de quoi?

—  Des Toupapahous. »

Il y eut un silence et Purcell dit :

« Tu la retrouveras ?»

Mehani eut un petit rire  :

« J'ai déjà joué à cache-cache avec elle. »

Il ajouta :

« Au revoir, Adamo mon frère. »

C'était la même formule, la même chaleur dans la voix, la même confiance. Non, Mehani n'avait pas changé.

Purcell essaya de le suivre des yeux. Le Tahitien s'éloignait sans faire plus de bruit qu'un chat. Quand il fut à l'orée de l'immense banian, sa silhouette athlétique se profila un bref instant dans une trouée de verdure sur un coin de ciel plus clair, puis se pencha et disparut.

Après le départ de Mehani, tout parut d'un coup plus froid à Purcell. La pluie battait les feuilles de banian au-dessus de leurs têtes avec une sorte de rage. Les Tahitiens se taisaient.

Purcell dit :

« J'ai demandé à l'assemblée que vos noms soient mis avec les nôtres. »

Tetahiti dit de sa voix grave :

« Nous le savons. Omaata nous l'a dit. »

Purcell attendit, mais aucun commentaire ne vint.

« Frères, dit Purcell au bout d'un moment, on vous a fait une injustice, mais je ne me suis pas associé à cette injustice. Au contraire, j'ai essayé de lutter contre elle. »

Il y eut un silence, puis Tetahiti dit avec une courtoisie froide :

« Nous le savons. Tu as essayé. »

Qu'est-ce que ça voulait dire, ce « Tu as essayé »? Est-ce qu'ils lui reprochaient de ne pas avoir réussi?

Purcell attendit un long moment, mais personne ne parla. Ivoa pressa sa main et dit à son oreille : « Partons. »

« Au revoir, Tetahiti mon frère, dit Purcell. Au revoir, tous. Au revoir, frères.

—  Au revoir, Adamo », dit Tetahiti.

Après lui, il y eut un murmure poli de voix. Purcell tendit l'oreille jusqu'à ce qu'il prît fin et son cœur se serra. Aucun des Tahitiens ne l'avait appelé « frère ».