Le village, dont Mason traça le plan deux jours après l'arrivée du Blossom dans l'île, dessinait un losange régulier dont les quatre angles coïncidaient avec les quatre points cardinaux. Les côtés de ce losange étaient constitués par les avenues du hameau (tel était, en effet, le nom que leur donna Mason) et les cabanes étaient placées en dehors du losange, perpendiculairement à un axe nord-sud, régulièrement espacées, et toutes faces au sud. Chaque maison se trouvait ainsi décalée par rapport à ses voisines, et aucune n'enlevait la vue et le soleil à celle qui se trouvait derrière elle.
Cet avantage, qui apparut dès qu'elles furent construites, n'était qu'accidentel. En exécutant son dessin, Mason n'avait pas eu d'autres préoccupations que d'imiter la rose des vents, et il aurait donné au village la forme d'un cercle, si un cercle ne lui avait paru plus difficile à tracer sur un terrain coupé d'arbres qu'un losange. Ce qui avait paru important à Mason, c'est que la position de chaque maison autour du losange correspondît à un point du compas. Ainsi, en partant du Nord, on trouvait, de chaque côté de la pointe Nord du losange, les maisons de Hunt et de White, puis en descendant East Avenue (Mason appela ainsi les deux côtés Est du losange) on passait successivement la cabane de Smudge au Nord-Est; celle de Mac Leod à l'Est; celle de Mason au Sud-Est, et celle de Purcell au Sud. En remontant West Avenue, c'est-à-dire les deux côtés Ouest du losange, on passait, au Sud-Ouest, la maison de Johnson; à l'Ouest, celle de Baker; au Nord-Ouest, celle de Jones.
Au centre du losange, Mason avait placé un carré de dix mètres de côté, qu'il appela Blossom Square. Quatre sentiers, que Mason appela des « rues », rattachèrent les « avenues » à cette petite place. Il eût été logique de les faire partir de chaque angle du losange. Mais quand Mason établit son dessin, il se préoccupa de prévoir son propre accès à Blossom Square, et traça la première « rue » devant sa maison, au point Sud-Est du compas. Pour cette raison, il l'appela Trade wind st. (La rue de l'Alizé). Par souci de symétrie, il traça ensuite la seconde à partir du Nord-Ouest, en face de la maison de Jones, et nomma celle-ci Nor'wester st. (La rue du Noroît). Deux autres rues complétèrent ce tracé : La Sou'wester st. (La rue du Suroît) partait en face de la maison de Johnson. Et la Nordester st. (La rue du Nordet) reliait celle de Smudge au centre.
Bien que le village ne comportât que deux avenues, quatre rues et une place, Mason fit exécuter sept écriteaux, cloués chacun sur un montant de bois, et peignit sur eux de sa propre main les noms qu'il avait attribués aux artères de sa ville. Celle-ci tracées (et sommairement empierrées), les Britanniques, tous réunis par les soins du capitaine sur le coup de midi, plantèrent les écriteaux en terre à chaque angle de rue avec un air de cérémonie qui intrigua les Tahitiens. Ceux-ci, d'ailleurs, n'adoptèrent pas les appellations anglaises, jugées par eux imprononçables. Ils se contentèrent d'appeler les « rues » du nom du Peritani le plus proche. Ainsi Tradewind st. devint pour eux « le sentier du chef » (Mason); Sou'wester st., « le sentier du Vieux » (Johnson); Nor'wester st., « le sentier de Ropati » (Robert Jones); et Nordester st., « le sentier du petit rat » (surnom de Smudge). Plus tard, quand leurs rapports avec les Peritani commencèrent à se tendre, ils ne donnèrent plus à ces « rues » les noms des Britanniques, mais les noms des femmes tahitiennes qui vivaient avec eux. Ainsi, « le sentier du petit rat » devint « le sentier de Toumata »; « le sentier du Vieux », « le sentier de Taïata », etc.
« Rues » et « avenues » (qui avaient même largeur, un mètre environ) ne présentaient pas ce bel aspect rectiligne que Mason leur avait donné sur son dessin, le désir de respecter le plus d'arbres possible ayant imposé à leur tracé quelques sinuosités. En fait, on n'abattit que ce qui fut strictement nécessaire pour élever les cabanes et dessoucher les petits jardins que chacune comportait. L'avantage de garder le bois presque intact fut de perdre les cottages dans la verdure et de limiter la vue de chaque maison à celle de ses voisins immédiats. La disposition en losange, quoique due, à l'origine, à une lubie de Mason, se révéla, de ce point de vue aussi, excellente, puisqu'on laissa subsister, à l'intérieur du losange, plus d'un demi-hectare de forêt.
Mason avait situé sa cabane au Sud-Est pour être le premier à recevoir l'Alizé qui, dans l'île comme partout, dans les mers du Sud, apportait une brise rafraîchissante en été et le beau temps en toute saison. Par contre, il avait pris soin de placer la cabane des Tahitiens en dehors du village et, à vingt-cinq mètres de la pointe Nord du losange, tant pour ne pas les mêler aux Blancs que pour utiliser leur maison comme un coupe-vent contre les vents du nord. Le calcul était astucieux, mais se révéla faux. Au moment où Mason établit son plan, il ne savait pas qu'il exposait, en fait, sa cabane au suroît qui apportait dans l'île froid et pluie, tandis que la maison des « Noirs » se trouvait protégée de ses effets par le demi-hectare de forêt laissé dans le losange.
Mason avait marqué sur son dessin un sentier qui, partant de la pointe Nord, entre les maisons de Hunt et de White, aboutissait à la volumineuse résidence des Tahitiens, et la contournant dans la direction de l'Est, s'infléchissait au Nord-Est vers la mer. Il appela ce sentier Cliff Lane (Le chemin de la falaise). Il porta, en outre, sur son plan, un autre sentier qui partait en un point d'East Avenue situé entre la maison de Purcell et la sienne et se dirigeait vers le Sud. Ce chemin qui, comme le précédent, était déjà tracé par les Iliens quand Mason exécuta son plan, conduisait vers le second plateau, et aboutissait au banian. Mason le nomma Banian Lane, mais l'usage prévalut parmi les Britanniques de l'appeler Water Lane, car c'était lui qu'on empruntait pour se rendre à la corvée d'eau.
Les six Tahitiens avaient, dès le début, annoncé l'intention de se construire une demeure où ils pourraient loger tous les six en compagnie des femmes qui les choisiraient comme tanés. A vrai dire, ils avaient vu grand, et leur maison était la seule de l'île qui s'enorgueillît d'un étage. Cet étage se composait d'une pièce unique de huit mètres sur six mètres. Comme le lit d'Ulysse à Ithaque, la poutre de chaque angle servait de support à un lit, et à un lit assez vaste pour recevoir trois ou quatre occupants. Cette chambre communiquait par une trappe centrale et une échelle avec le rez-de-chaussée, qui comportait lui-même deux lits, construits comme à l'étage, à partir d'une poutre d'angle. Ce rez-de-chaussée, comme l'étage, d'ailleurs, n'avait aucun des meubles qui ornaient et souvent encombraient les cabanes des Britanniques : placards, coffres, table, tabourets. Chaque locataire s'était contenté d'installer au-dessus et à côté de son lit, des étagères, où ses biens personnels étaient rangés. L'idée n'était venue à aucun des Tahitiens de mettre ces objets, pourtant si précieux, à l'abri de l'indiscrétion et du vol. Il n'y avait d'ailleurs pas de porte à leur demeure : y pénétrait qui voulait. Les murs étaient faits de parois de bois qui coulissaient dans des rainures et qu'on ouvrait, ou fermait, selon qu'on voulait admettre le soleil, ou s'en protéger.
Les habitations des Britanniques révélaient, dans le détail comme dans la conception, beaucoup plus de méfiance et de distance à l'égard des voisins. Il y avait neuf Britanniques dans l'île. Il y eut donc neuf cottages, chacun voulant avoir le sien. Et chaque maison comporta non seulement une porte, mais des coffres, des placards, et autour de la cabane, un enclos, le tout fermé par des serrures empruntées au Blossom, ou des nœuds marins compliqués qui en rendaient l'ouverture difficile, même pour le propriétaire.
Il avait été décidé, tant par souci d'égalité que pour aller plus vite, que tous ces cottages seraient identiques, par leurs dimensions (six mètres sur quatre mètres) et par leur plan, ce qui simplifiait la tâche des charpentiers. La cuisine étant, comme dans la maison des Tahitiens, en appentis à la maison, ces cottages auraient pu comporter une pièce unique servant à la fois de salle à manger et de chambre. Mais la décence britannique s'était révoltée à l'idée que le lit à deux places pût figurer dans la pièce où on recevrait ses amis, et chaque intérieur, sauf celui de Purcell, avait été cloisonné. Les murs de bois étaient fixes et avaient reçu deux ou trois hublots, ronds ou carrés, du Blossom, qui protégeaient avec beaucoup d'efficacité de la pluie et du vent, mais qui par beau temps — le temps le plus fréquent de l'île — n'admettaient, certes, pas autant de lumière et de soleil que les parois coulissantes des Tahitiens.
Ces neuf cottages ne manquaient pas de solidité. Leurs parois, faites dans les bordés de chêne du Blossom, étaient si épaisses et d'un grain si serré que les clous y pénétraient avec peine. Mais on les avait construits sans fantaisie et tous sur le même modèle. A vrai dire, cette identité ne gênait pas les Britanniques et Purcell avait été le seul à faire preuve d'invention : pour la face sud de la cabane il avait adopté les murs coulissants des Tahitiens, et prolongé le toit en auvent de façon à jouir de la vue de la montagne sans être incommodé par le soleil. Cet auvent achevé, Purcell avait constaté avec plaisir qu'il donnait de la dignité à sa demeure en allongeant la ligne du toit.
Chaque matin, Purcell allait l'admirer, après sa toilette sous l'appentis. Il tournait le dos à sa maison, marchait dans l'unique allée de son jardin jusqu'au fourré d'hibiscus qui en marquait la limite, et là, pivotait sur ses talons et regardait avec satisfaction l'ouvrage de ses mains. A cette heure, les portes coulissantes étaient déjà ouvertes, attendant les premiers rayons obliques qui, pour l'instant, caressaient à peine le seuil. D'où il était, Purcell pouvait voir Ivoa s'affairer pour le breakfast. Il attendait le moment où, ayant fini ses préparatifs, elle s'avancerait jusqu'aux rainures des portes coulissantes, comme un régisseur qui va faire une annonce sur une scène. Elle le regardait de loin, elle souriait, et chantait en prolongeant tous les sons : « A-da-mo! Tu viens man-ger, A-da-mo! » Comme ils étaient à vingt pas l'un de l'autre et se voyaient fort bien, il n'y avait aucune nécessité à cet appel. Mais l'habitude s'en était prise. Purcell écoutait en souriant, et les yeux fixés sur la silhouette d'Ivoa, il se gardait de répondre. Elle reprenait alors le même chant tendre et caressant : « A-da-mo! Tu viens man-ger, A-da-mo! » L'accent tonique sur le da d'Adamo était fortement frappé, et le reste de son nom s'envolait vers une note aiguë, modulée, d'un indescriptible charme. Ravi, attendri, Purcell lui laissait répéter une troisième fois son appel avant de faire signe, en levant la main, qu'il avait entendu.
Sur la lourde table de chêne fabriquée par son tané, Ivoa avait disposé une noix de coco ouverte, une mangue, une banane et des galettes d'arbre à pain, cuites la veille au four commun. Ivoa s'était pliée de bonne grâce à l'étrange habitude des Peritani de mettre la table, comme s'il était important, ou utile, de manger à soixante-dix centimètres du sol. Mais sur un point elle était restée inflexible : elle ne prenait pas ses repas avec Adamo, mais après lui. La religion tahitienne tenait, en effet (comme d'ailleurs, le christianisme), que dans l'ordre de la création l'homme était venu en premier, et la femme en second, comme une sorte de correction apportée, après coup, à la solitude de l'homme. Mais les Tahitiens, plus imaginatifs que les Hébreux, ou ayant peut-être plus d'appétit, avaient tiré de cette priorité masculine une application culinaire : l'homme devait manger avant sa compagne, et celle-ci, se contenter de ses restes.
Quand il eut fini son repas, Purcell sortit par la porte de devant, traversa West Avenue, et s'engagea dans le sous-bois. Au bout de quelques pas, il entendit des rires et des chansons. Il sourit. Les vahinés étaient déjà au travail. Il ne les avait jamais vues si laborieuses! Quelques cabanes n'avaient pas encore reçu leur toit et elles construisaient les claies qui devaient les couvrir.
« Tu es venu sans ta femme, dit Itia, dès qu'elle aperçut Adamo. C'est pour en choisir une autre? »
Les vahinés se mirent à rire et Purcell sourit.
« Non, je suis venu dire bonjour.
— Bonjour, Adamo », dit Itia.
Purcell s'approcha des vahinés. Il admirait la rapidité et la précision de leurs gestes. Elles s'étaient distribué les tâches : un groupe coupait les branches des pandanus. Un autre groupe laçait les feuilles autour des branches qui les portaient. Et un troisième groupe liait les branches entre elles à l'aide de lanières découpées dans l'écorce de l'arbre.
« Tu sais qui va me prendre pour vahiné? dit Vaa.
— Non, dit Purcell.
— Et moi, tu sais? dit Toumata.
— Non.
— Et moi? dit Raha.
— Non, non, dit-il. Je ne sais rien. »
Tout en parlant, elles se hâtaient. Elles vivaient pour l'instant toutes ensemble sous une vaste tente taillée dans les huniers du Blossom, et il leur tardait que les cabanes fussent finies. A Tahiti, puis à bord, une certaine promiscuité avait régné, qui, à la fin, avait lassé tout le monde, et à leur arrivée dans l'île, les Britanniques avaient rendu publique leur décision de choisir leurs femmes, à titre définitif, après l'achèvement des travaux.
« Je vais », dit Purcell en leur faisant un petit signe de la main.
Itia se redressa.
— « Tu reviens bientôt?
— J'ai du travail dans ma maison.
— Alors, je peux venir chez toi?
— Ma petite sœur Itia est toujours la bienvenue », dit Purcell.
Ce dialogue avait été écouté en silence par les vahinés, mais dès que Purcell fut parti, il y eut des rires et un bruissement rapide de paroles.
Purcell trouva le vieux Johnson qui l'attendait devant sa porte.
« Lieutenant, dit Johnson à mi-voix et en jetant autour de lui des regards furtifs, je peux vous emprunter la hache? J'ai une damnée souche dans mon jardin et je voudrais bien m'en débarrasser. »
Purcell prit la hache qui reposait contre le mur, sous l'appentis de la cuisine, et la tendit à Johnson. Le vieux prit la hache, la laissa pendre au bout de son bras maigre, et de son autre main, il se mit à frotter sa barbe. Il ne se décidait pas à s'en aller.
« Lieutenant, dit-il du même air furtif, on m'a dit que vous aviez un joli auvent.
— Comment? dit Purcell avec étonnement, vous ne l'avez jamais vu? J'aurais cru que depuis le temps... »
Johnson ne bougeait pas, et ses yeux bleus délavés et un peu pleureurs voletaient d'un objet à l'autre sans se poser. Il avait un front bossué, un gros nez avec une loupe à son extrémité, et dans son visage rouge brique, ses joues étaient semées de plaques pourpres qui rongeaient les poils blancs de la barbe.
« Je peux voir? dit-il enfin, le regard fuyant.
— Bien sûr », dit Purcell.
Et il l'emmena sur le derrière du cottage, dans son jardin : il commençait à comprendre que Johnson ne tenait pas à être vu, de West Avenue, en train de lui parler.
« Vous êtes bien ici, lieutenant, dit Johnson, vous êtes chez vous. Rien que la forêt et la montagne. »
Purcell le regarda et attendit.
« Lieutenant, dit Johnson, j'ai quelque chose à vous demander.
— Allez-y.
— Lieutenant, dit Johnson de sa voix fêlée, j'voudrais pas être malpoli avec vous, surtout après la façon que vous vous êtes conduit à la mort de Jimmy... »
Il s'interrompit, regarda le sommet de la montagne, et dit très vite comme s'il avait préparé sa phrase :
« Lieutenant, est-ce que vous me permettez de plus vous appeler lieutenant? »
Purcell se mit à rire. C'était donc ça!
« Et comment voulez-vous m'appeler? dit-il en riant.
— Oh! c'est pas moi, dit Johnson en ramenant la hache contre sa poitrine comme pour se défendre. Moi, j'aurais jamais pensé!... On s'est réunis, reprit-il d'une voix confuse, on a voté, et on a décidé de plus vous donner votre titre, à M. Mason et à vous.
— Vous avez... voté? dit Purcell, stupéfait. Mais où donc?
— Sous le banian, lieutenant. Hier, après le repas de midi. Soi-disant, vous n'êtes plus nos officiers, M. Mason et vous. Tout le monde a voté pour.
— Vous aussi, Johnson?» dit Purcell d'une voix neutre.
Johnson baissa la tête.
« Moi aussi. »
Purcell resta silencieux. Johnson passa sa grosse main rouge sur le fil de la hache et dit d'une voix fêlée :
« Faut comprendre. J'ose pas aller contre eux. J'suis vieux, j'ai plus beaucoup de forces, et ici, c'est bien pareil que sur le Blossom. J'suis tout juste toléré. »
Purcell détourna la tête. Le ton humble de Johnson ne lui plaisait pas.
« Après tout, dit-il au bout d'un moment, pourquoi les matelots continueraient-ils à nous traiter comme des officiers? Nous n'en exerçons plus les fonctions. »
Johnson écarquilla les yeux.
« C'est ce que Mac Leod a dit, lieutenant », fit-il à mi-voix, saisi de retrouver le même argument sur les lèvres d'un des intéressés.
Il ajouta :
« Je croyais pas qu'vous l'prendriez comme ça, lieutenant.
— Purcell.
— Pardon? dit Johnson.
— Purcell. Pas « lieutenant », Purcell.
— Oui, lieutenant », dit Johnson.
Purcell se mit à rire et Johnson fit en écho un petit rire fêlé et sans gaieté.
« Merci pour la hache », dit-il en se détournant.
Purcell le regarda. Il partait en boitillant, traînant la jambe gauche derrière lui, la hache pendant au bout de son bras maigre. Courbé, usé, peureux. Il ne paraissait pas à sa place dans cette aventure.
« Johnson », dit doucement Purcell.
Johnson s'arrêta et lui fit face. Il attendait. Il se tenait presque au garde-à-vous.
« Si je comprends bien, dit Purcell en se rapprochant, vos camarades ne vous faisaient pas la vie douce à bord.
— Faut comprendre, dit Johnson, les yeux baissés. J'suis vieux, j'ai ces boutons sur la figure, et j'ai pas plus de force qu'un poulet. Alors, ils abusent, forcément.
— Dans ce cas, dit Purcell en levant les sourcils, pourquoi diable les avez-vous suivis au lieu de rester à Tahiti? Vous n'étiez pas un des mutins. Vous ne couriez aucun danger en restant. »
Il y eut un silence. Johnson porta la main libre à son menton et frotta les poils blancs clairsemés de sa barbe. Ses yeux bleus un peu larmoyants regardaient le long de son gros nez.
« Eh bien, dit-il en relevant tout d'un coup la tête avec une expression qui pouvait presque passer pour du défi, j'tiens pas à retourner en Angleterre, voilà. Peut arriver à tout l'monde d'avoir commis une faute dans son jeune temps, pas vrai?
— Et vous avez commis une faute?
— Dans mon jeune temps, dit Johnson en regardant de nouveau le long de son nez. Lieutenant, poursuivit-il avec un brusque éclat de voix, j'voudrais savoir si c'est juste, vu qu'j'ai commis une faute, que j'en soye puni pour l'reste de ma damnée existence?
— Ça dépend, dit Purcell. Ça dépend si ce que vous avez fait a causé grand tort à quelqu'un. »
Johnson réfléchit là-dessus quelques secondes et dit : « Ça m'a surtout fait un grand tort à moi-même. » Ses yeux prirent un air absent comme si les événements du passé revenaient en masse dans son esprit. En une seconde, il devint cramoisi d'une oreille à l'autre, les veines de son front et de ses tempes se gonflèrent d'une façon inquiétante, et sa tête parut presque sur le point d'éclater sous la pression de ses souvenirs.
« J'peux pas dire qu'j'ai fait du tort à l'aut', lieutenant, dit-il d'une voix indignée. Ça non! J'peux pas l'dire! poursuivit-il en agitant son index devant son gros nez. Et l’aut', il a pas l'droit d’le dire non plus. Et s'y aurait un procès, mais peut pas y en avoir un, voilà, pour un cas pareil, Dieu me damne et m'pardonne, lieutenant, comme Job sur son fumier, et qu'j'ai jamais fait d'mal à personne. Mais c'est pour dire. S'y aurait un procès, j'sais bien c'que tous les voisins diraient, Dieu bénisse leurs bonnes âmes, si ça serait des témoins de bonafide, comme dit not' Squire, et pas des damnés menteurs, comme j'en sais certains. L'aut', il a plutôt profité d'moi, v'ià la vraie vérité, lieutenant, et s'il a un toit sur la tête à l'heure qu'il est, et d'quoi s'jeter un peu de bière dans l'gosier l'dimanche après l'office, à qui c'est qu'il le doit, bon Dieu, si c'est pas à moi, et que Dieu l'reçoive dans son enfer si c'est pas vrai, lieutenant, aussi vrai et bonafide que j'm'appelle Johnson. »
Il reprit :
« J'vais vous dire c'que j'ai fait, lieutenant : J'me suis marié. »
Il y eut un silence et Purcell dit d'un ton intrigué :
« Si vous me faites confiance, autant aller jusqu'au bout. Je ne comprends pas. Quel rapport a votre mariage avec « l'autre »? Qui est « l'autre »?
— Mrs. Johnson, lieutenant.
— Ah! bon », dit Purcell. Johnson le regarda et dit :
« Vous allez p'tête dire que c'était pas une faute bien grave de m'être marié. Ah! Dites pas ça, lieutenant, s'écria-t-il avec reproche, comme si Purcell avait effectivement soutenu cette opinion, fallait bien que ça soye grave, vu qu'j'ai été puni pour l'reste de ma damnée existence. »
Il regarda Purcell comme s'il attendait son assentiment, et comme Purcell se taisait, il reprit avec un air de fierté :
« J'étais pas pauvre, lieutenant. J'serais chez moi à l'heure qu'il est, j'serais pas à la charge de la paroisse. J'avais un petit cottage, lieutenant, un bout d'jardin, des lapins, des poules. Eh bien, j'ai aimé mieux laisser tout ça et reprendre du service sur l'Blossom. A mon âge, lieutenant!
— Je suppose, dit Purcell, que vous étiez comme moi : vous ne saviez pas qui était Burt.
— J'le savais, dit Johnson. J'avais déjà servi sous lui. »
Purcell le regarda, stupéfait. « Et vous avez préféré...
— J'ai préféré », dit Johnson sobrement. Il y eut un silence et Purcell reprit :
« Et c'est aussi la raison pour laquelle vous êtes venu avec nous?
— Oui, lieutenant.
— Il me semble, dit Purcell au bout d'un moment, que vous avez choisi une solution bien radicale. Après tout, vous auriez pu fuir Mrs. Johnson tout en restant en Angleterre.
— Non, lieutenant », dit Johnson.
Et il ajouta avec le ton de la certitude la plus totale :
« Elle m'aurait retrouvé. »
Il s'arrêta, fit un geste de sa main libre, comme pour supprimer d'un coup ses souvenirs, et reprit :
« Oh! j'me trouve bien, maintenant, lieutenant. J'me plains pas. »
Il ajouta d'un air humble :
« J'vais peut-être être tranquille à la fin. »
Au même instant il y eut un bruit de pas pressés sur le devant de la maison et quelqu'un cria d'une voix excitée :
« Purcell! Purcell!
— Je suis là », cria Purcell.
Il fit le tour de la cabane, Johnson sur ses talons. C'était White. Il était hors d'haleine, les yeux exorbités, les lèvres tremblantes. Il dit d'une voix entrecoupée :
« Tout le monde est sur la falaise. Avec les fusils. Je vous cherchais. »
Il reprit son souffle, avala sa salive et ajouta :
« Il y a une voile. »
Purcell reçut le choc comme un coup de poing en plein visage.
« Loin? dit-il d'une voix sans timbre. Elle vient sur nous? »
White haussa les épaules, tourna les talons et repartit en courant sans ajouter un mot.
« Venez, Johnson, dit Purcell en résistant à l'envie de se mettre à courir. Mais non, reprit-il avec impatience, laissez donc la hache ici, vous n'avez pas besoin d'elle. »
Au lieu de prendre West Avenue, il coupa par le sous-bois, Johnson peinant à ses côtés.
« Quelle affaire! Lieutenant! marmonna le vieux.
— Oui, dit Purcell, les dents serrées, vous n'avez peut-être pas choisi le bon coin pour être tranquille. »
En traversant Blossom Square, ils passèrent à côté du groupe des femmes. Elles les regardèrent en silence. Elles savaient déjà. On avait dû leur défendre d'approcher de la falaise. Et elles se tenaient massées à côté de leur tente. Elles avaient cessé tout travail.
Comme Purcell atteignait la brèche qui s'ouvrait sur la falaise Nord dans la brousse, la voix de Mason lui cria de ne pas se montrer. A vrai dire, la précaution, pour l'instant, était inutile : le navire était encore très loin. Il ne devait apercevoir de l'île que les contours.
Les hommes — Tahitiens et Britanniques — étaient assis, le fusil sur les genoux, à la lisière de la brousse sous le couvert de quelques petits palmiers qui dépassaient à peine la taille d'un homme. Mason était debout, l'œil collé à la longue-vue. Personne ne soufflait mot. Tous les regards étaient fixés sur la voile.
« Elle fait route vers l'Est, dit enfin Mason. Elle ne se dirige pas sur nous. »
Mais cela ne voulait rien dire, ils le savaient tous. L'île n'était portée sur aucune carte. Le commandant voudrait sûrement la reconnaître.
Mason abaissa sa longue-vue, la passa dans sa main gauche et se mit à se masser l'œil droit. Ce geste de Mason était si familier à Purcell qu'il s'étonna presque de le lui voir répéter dans un tel moment.
Mason cessa de se masser l'œil droit et tendit la longue-vue à Purcell. Cela aussi faisait partie de la routine.
« Monsieur Purcell, dit Mason d'une voix calme, distinguez-vous son pavillon? »
Les mains de Purcell transpiraient sur la longue-vue, il n'arrivait pas à se concentrer pour distinguer les couleurs. Puis une boule se noua dans sa gorge et il dit d'une voix à peine audible :
« Elle bat pavillon britannique. C'est une frégate.
— La longue-vue! » dit Mason d'une voix blanche.
Il la lui arracha presque des mains, Purcell posa la paume de sa main droite sur son œil, et comme il l'enlevait, il vit les hommes, le visage tendu et anxieux, regarder, non pas la voile, mais Mason.
« C'est exact », dit Mason.
Il y eut une tension subite, et le silence devint presque insupportable.
« Lieutenant, dit Baker à Purcell, pensez-vous que ce soit nous qu'elle cherche? »
Purcell le regarda. Le visage brun et régulier du Gallois paraissait impassible, mais Purcell remarqua qu'un petit tic, de seconde en seconde, tirait sa lèvre inférieure. Purcell ne trouvait rien à répondre. Il venait de s'apercevoir que ses jambes tremblaient sous lui, et il essayait, en raidissant ses muscles, de maîtriser ce tremblement.
« Je me fous qu'elle nous cherche ou pas », dit Mac Leod avec une violence subite.
Sa pomme d'Adam remonta dans son cou maigre, et il ajouta :
« Ce que je sais, c'est que c'est nous qu'elle va trouver. »
Après cela, personne ne dit plus rien. Une frégate! Comment résister à une frégate! Purcell regarda les hommes. Ils étaient pâles sous le haie de leurs visages, mais aucun, sauf Smudge, ne trahissait de panique. Les yeux de Smudge roulaient dans leurs orbites, sa mâchoire inférieure pendait, et il frottait ses deux mains l'une contre l'autre d'un mouvement incessant.
Purcell s'assit au pied d'un petit palmier. Il était vêtu d'un pantalon et d'une chemise, et ne se sentait pas très à l'aise. Le noroît assez vif soufflait et là brousse à l'est de la falaise était si dense qu'elle arrêtait le soleil. Il enfonça les deux mains dans ses poches et ramenant les épaules en avant, il banda les muscles de son dos. A ce moment ses yeux tombèrent sur ses jambes. Elles tremblaient.
Purcell avala sa salive et jeta un coup d'oeil autour de lui. Personne ne le regardait. Tous les yeux étaient fixés sur la mer. Il prit une inspiration profonde, s'appuya d'un bras sur le sol à côté de lui, et sa main rencontra des fusils. Il y avait dans l'île deux fois autant d'armes que d'hommes, et Mason avait fait disposer sur des rondins, pour les isoler du sol, une réserve d'armes.
« Attention, dit Baker en suivant le regard de Purcell, elles sont chargées. »
Purcell haussa les épaules. C'était fou! Des fusils contre une frégate! Quant à lui, pour rien au monde, il ne consentirait à tirer sur qui que ce soit. Il prit le fusil que sa main avait rencontré, le posa sur ses genoux, et le considéra avec une attention subite. Quel dommage que l'arme eût cette destination inhumaine! Elle était belle. Sa crosse était substantielle, tournée dans un beau bois poli, et le métal du canon brillait d'un éclat mat, rassurant. Purcell caressa la crosse et il sentit avec plaisir le poids de l'arme sur ses jambes. « Je comprends qu'on aime un fusil, pensa-t-il, c'est élégant, c'est viril. » Les mêmes hommes qui avaient inventé cet objet infernal, avaient su aussi lui donner de la grâce. Il caressait l'arme sur ses genoux : il la sentait peser sur eux, lourde, chaude, amicale. Ses jambes s'étaient arrêtées de trembler.
Mason abaissa sa longue-vue, promena son regard sur les hommes et dit d'une voix sans timbre :
« Elle met le cap sur nous. »
Pendant quelques secondes il ne se passa rien, puis Mac Leod dit à mi-voix :
« Nous sommes cuits. »
Tous les regards convergèrent vers lui. Il fit alors de la main droite le geste de se passer un nœud coulant autour du cou, tira vers le haut le bout d'une corde imaginaire, et tordant la tête sur l'épaule, sortit la langue, les yeux révulsés. Mac Leod ayant déjà au naturel l'air d'un cadavre, cette mimique fit beaucoup d'effet. Les hommes détournèrent la tête. Mason rougit, cilla, pencha le front en avant et dit sans regarder personne, et avec tant d'énergie que ses mots avaient l'air d'exploser un à un :
« Pour moi, ils ne m'auront pas vivant! »
Il releva la tête. Il lut dans les yeux des hommes que sa résolution avait trouvé en eux un écho. « Je suis leur chef, pensa-t-il avec un mouvement de fierté, et ils attendent de moi que je les sauve. »
« Capitaine, dit Purcell, puis-je avoir la longue-vue? »
Mason la lui tendit, aperçut l'arme que Purcell avait sur les genoux et pensa « même Purcell, même cet agneau... ». Une vague d'orgueil le souleva. Il eut l'impression que l'île était un vaisseau de haut-bord dont il était le chef et qu'il jetait sur la frégate pour la couper en deux. Jamais sa vie n'avait été plus pleine. « Détruire la frégate! pensa-t-il avec fureur. Qu'importe que je sois tué! La détruire! C'est sa destruction à elle qui compte! »
« Capitaine », dit White.
Le métis était si taciturne qu'on fut étonné d'entendre sa voix. Lui-même parut surpris, jeta un regard gêné à la ronde, et hésita. Purcell remarqua que l'émotion se marquait chez lui, comme chez les Tahitiens, par la coloration grisâtre de la peau.
« Capitaine, reprit White, voilà ce que je pense. La mer est creuse, y a du ressac, et p'tête bien que la frégate, elle va pas risquer une baleinière...
— Elle hésiterait s'il n'y avait pas le Blossom », dit Mason.
C'était vrai! Personne n'y avait songé. Ils étaient trahis par le Blossom! Démâté, démantelé, réduit à l'état de carcasse, il se dressait, visible de fort loin, sur l'unique plage où il était possible de débarquer.
« Capitaine », dit Baker.
Mac Leod poussa alors un grognement si hostile que Baker s'interrompit. Depuis qu'il avait mimé la pendaison qui attendait les mutins, Mac Leod avait affecté de se désintéresser du danger et des débats. Il s'était allongé sur le dos, les deux mains sous la nuque, les yeux mi-clos, un fusil à côté de lui.
« Tu dis? dit Baker sans aménité en tournant vers lui le regard de ses yeux noirs et brillants.
— Je dis, dit Mac Leod d'un ton méprisant, qu'il y a des gars qui oublient le lendemain ce qu'ils ont décidé la veille. »
Baker rougit sous son hâle. C'était vrai qu'il avait appelé Mason Capitaine, mais tout le monde, depuis le matin, en avait fait autant, et c'est lui que Mac Leod reprenait. Il regarda Mac Leod fixement. Il était furieux contre lui, mécontent de lui-même et ne trouvait rien à répondre.
« Eh bien, dit Mason avec impatience.
— Est-ce qu'il n'y a pas une autre façon de se défendre que d'tirer sur les gars qui vont débarquer? «
Le visage de Mason se ferma et il dit d'une voix brève :
« Pourquoi?
— Eh bien, dit Baker d'un air gêné, tirer comme ça sans avertir sur des gars qui s'doutent de rien...
— C'est eux ou toi », dit Smudge, les dents serrées. Blanc de peur, replié sur lui-même, il avançait sa lèvre inférieure, et sous les mèches grises qui les voilaient à moitié, ses petits yeux de rat brillaient, anxieux et furtifs.
« Smudge vous a répondu, dit Mason.
— Ouais! dit Mac Leod en ouvrant les yeux, il a répondu et il a pas répondu. »
Il ramassa son fusil et se leva. Il se passa bien une seconde avant qu'il se dépliât tout à fait, et quand ce fut fini, il se déhancha, s'appuya sur son fusil avec nonchalance et promena son regard sur les matelots. Son pantalon était si serré qu'il dessinait les os de son bassin et sous le tricot blanc sale qu'il était le seul à porter, on pouvait compter ses côtes. Les yeux mi-clos, campé, hautain, et l'air plus que jamais d'un squelette ricaneur, il prenait tout son temps avant de parler. Tous les yeux étaient tournés vers lui. Mason lui tourna le dos ostensiblement et colla son œil droit à la longue-vue.
« Ouais, répéta Mac Leod. Moi, j'dis que Smudge, il a pas répondu, et la preuve qu'il a pas répondu, fils, c'est qu'il a répondu à côté. Moi, je m'en fous de bousiller tous les gars de la frégate, commandant compris. Mais comme j'ai dit, c'est à côté de la question, et la véritable question, la v'là, fils : la frégate fout une baleinière au jus, et dans la baleinière une douzaine de fils de putain de matelots. Ils passent le ressac, ils abordent, et alors quoi? On tire, on en casse un ou deux, on en mutile autant, le reste rembarque. Et qu'est-ce qu'elle fait, la frégate? Elle lève l'ancre et met la barre au vent? C'est ça que vous croyez? On a tué deux marins de Sa Gracieuse Majesté, et la frégate fout le camp? Jésus! C'est comme ça que vous voyez les choses? Ça a des canons, une frégate, vous avez peut-être pas remarqué? »
Il promena sur l'assistance un regard de mépris.
« Eh bien, moi, j'vais vous dire ce qui va se passer, fils. Le commandant de la frégate, il s'dit : « On m'a tué deux sacrés fils de garce, c'est donc qu'on m'veut pas de bien dans l'coin! C'est des bandits! Des pirates! Peut-être même bien des Français! Eh bien, moi, c'te île, j'va la réduire en miettes, et quand elle sera réduite en miettes, j'vas y planter un drapeau, et lui donner mon nom, et ça fera une île de plus pour Sa Gracieuse Majesté... » Vla ce qu'il s'dit, l'commandant! Alors il met à l'eau la moitié d'ses chaloupes avec la moitié d'ses gars, mais avant d’les lâcher sur nous, il s'met à cracher sur nous avec ses cinquante bouches à feu pendant une heure ou deux, ce salaud de fils de garce d'officier. Et ce qui s'passe après, fils, ça regarde plus personne ici, vu qu'y aura pas de survivants. »
Mason tourna la tête par-dessus son épaule et jeta un regard sur les hommes. Il était clair que l'Ecossais les avait séduits par sa verve et convaincus par ses raisons. La description qu'il avait donnée des événements futurs était si expressive, si colorée, et, au demeurant, si vraisemblable que pas un ne doutait qu'elle ne fût prophétique.
Mason tendit la longue-vue à Purcell, se tourna d'un seul bloc, et fit face à Mac Leod.
« Eh bien, que proposez-vous? dit-il d'une voix que la colère faisait trembler. Que nous nous rendions? Il ne suffit pas de semer la panique, Mac Leod. Il faut un plan.
— J'sème pas la panique, dit Mac Leod, furieux d'être réduit à la défensive après le succès qu'il venait de remporter, j'dis les choses comme elles sont. Et quant au plan, faut en discuter entre nous. On a tout l'temps. La frégate sera pas là, avant une heure.
— Discuter! éclata Mason avec violence, discuter! Ce n'est pas un parlement, ici! Pendant que nous discutons, nous ne préparons rien.
— Ecoutez, Mason, dit Mac Leod.
— Comment osez-vous m'appeler? s'écria Mason, rouge de colère. Je ne supporterai pas plus longtemps votre damnée insolence.
— Va bien falloir que vous la supportiez, Mason, reprit Mac Leod de sa voix traînante, car j'ai pas l'intention d'vous appeler autrement. On est pas à bord ici. L'Blossom, il est en train de pourrir sur l'sable, et il peut plus servir à rien. Son capitaine, non plus, il sert plus à rien, comme j'ai l'regret d'vous l'dire, Mason. Vous savez diriger un rafiot, Mason, j'dirais ça en vot' faveur. Mais sur terre, vous valez pas plus qu'un aut'. Vous avez l'droit à vot' opinion, c'est tout. Et pour l'parlement, j'vais vous dire, vous êtes tombé pile, Mason : c'est un petit parlement ici, et pas plus tard qu'hier on a voté, à l'unanimité on a voté, et vous savez quoi? De plus vous donner vot' titre, à Purcell et à vous. Vous êtes plus rien ici, Mason, faut vous faire à c'te idée. Comme j'ai dit, vous avez droit à vot' opinion, et c'est tout. »
Mason resta une pleine seconde, béant, privé de parole et presque de mouvement. Puis il se reprit, se redressa et, le visage rigide, il regarda les matelots.
« White? dit-il d'une voix brève.
— Je dis comme Mac Leod.
— Baker?
— J'ai rien contre vous, dit Baker d'un air gêné. Mais j'suis d'accord. On est plus sur l'Blossom, ici.
— Jones?
— J'suis d'accord avec Baker.
— Johnson?
— Pareil, dit Johnson en baissant les yeux.
— Hunt »
Hunt grogna, mais ne répondit pas. « Smudge?
— Qu'est-ce que vous croyez. Mason? dit Smudge en pointant son gros nez en avant avec une sorte d'impudence, qu'on va vous lécher les pieds à Purcell et à vous? On veut plus de damnés officiers, ici!... On en a soupé…
— Boucle-la, dit Baker, y a pas de raison d'être malpoli. »
Mason se retourna vers Purcell qui, le dos accoté à un arbre, suivait cette scène d'un air impassible.
« Vous étiez au courant, monsieur Purcell? dit-il d'un air soupçonneux. Vous étiez au courant de ce... vote?
— Je viens de l'apprendre », dit Purcell.
Il se redressa, agacé. La méfiance de Mason venait de tarir d'un seul coup toute la pitié qu'il lui inspirait.
Il y eut un silence et Mason dit d'un ton hostile :
« Eh bien? Qu'en pensez-vous? »
Purcell resta silencieux quelques secondes. Il cherchait un moyen de faire comprendre à Mason qu'il ne le suivait pas, sans avoir l'air de le désavouer devant les hommes.
« Eh bien? répéta Mason.
— En ce qui me concerne, dit Purcell d'une voix nette, je continuerai, par déférence, à vous appeler capitaine, mais si les hommes veulent m'appeler Purcell, ça ne me gêne pas.
— Ça ne vous gêne pas? s'écria Mason avec indignation.
— Non, capitaine.
— Eh bien, vous... », commença Mason avec mépris. Il allait dire : « Vous n'êtes pas dégoûté », mais il s'arrêta, la bouche ouverte. Il avait failli oublier : Jamais de querelles entre officiers devant les hommes. Sa bouche se referma comme une huître, il se tourna d'un bloc vers Mac Leod, le dévisagea et dit d'une voix furieuse :
« Bien entendu, c'est vous qui avez manigancé tout cela, Mac Leod! C'est vous le meneur! C'est vous qui avez détourné les hommes de leur devoir!
— J'suis l'meneur de personne! dit Mac Leod en se redressant avec dignité, et j'ai rien manigancé du tout. J'ai droit à mon opinion, et j'la dis. Et puisque vous parlez d'devoir, Mason, j'vais vous dire une chose : C'est pas moi qui vous ai conseillé d'mettre en l'air vot' capitaine et d'mutiner son bateau... »
Mason devint écarlate, sa main se crispa sur son fusil, et Purcell eut tout d'un coup l'impression qu'il allait tirer sur l'Ecossais. Mac Leod dut avoir le même sentiment, car il mit son propre fusil sous son bras droit, et il attendit, le doigt sur la détente, le canon dirigé vers les jambes de Mason. Deux ou trois secondes se passèrent ainsi, puis Mason mit l'arme à la bretelle avec toutes les apparences du calme, et la tension se relâcha.
« Matelots, dit-il enfin d'une voix assez ferme, mais sans regarder personne, si vous croyez pouvoir vous passer de votre capitaine, très bien! »
Il hésita, s'aperçut que sa main gauche tremblait, la mit derrière son dos, et répéta avec un effort assez pitoyable pour mettre de l'ironie dans sa voix :
« Très bien! »
Il s'arrêta, il voulait partir sur une parole de chef, ferme et bien sentie. Son esprit était un blanc total. Il n'arrivait pas à parler.
Les matelots attendaient, immobiles. Même Mac Leod ne disait rien. Ils sentaient que Mason cherchait le mot de la fin, qu'il ne le trouvait pas, et loin de voir du ridicule dans sa situation, ils en étaient gênés pour lui.
« Matelots, dit Mason, rouge, raide, les yeux cillants, la main gauche crispée derrière son dos, je... »
Il s'arrêta, derechef. Smudge ricana et Baker, aussitôt, lui mit son coude dans le creux de la poitrine.
« Très bien! » répéta enfin Mason avec le même effort dérisoire pour donner à sa voix une intonation ironique.
Puis il carra les épaules, pivota sur ses talons et s'en alla.
Il y eut un silence, puis les yeux se reportèrent vers la mer et sur la frégate. Elle grandissait de seconde en seconde, portant la mort sur chaque pied carré de son pont.
« Eh bien, dit Smudge en avançant agressivement son nez en avant, où il est ton plan?
— Mon plan? dit Mac Leod en lui jetant un regard noir.
— Faut quand même faire quelque chose! reprit Smudge à qui fa peur de la frégate donnait le courage d'affronter Mac Leod. Si t'as débarqué l'capitaine, c'est qu'tu savais où mettre le cap... »
Il y eut un murmure d'approbation parmi les hommes. Mac Leod mit une main sur sa hanche maigre et jeta sur eux un regard de dédain.
« Fils! dit-il en traînant sur les mots d'un air sardonique, vous avez perdu un capitaine. Faut pas compter sur moi pour l'remplacer. J'ai pas d'goût pour le galon. Et j'vais vous dire une chose. S'y a des gars ici qui ont encore besoin d'un papa pour leur dire ce qu'il faut faire, c'est pas à moi qu'il faut s'adresser. Mettez-vous bien ça dans la tête, fils : J'suis l'papa de personne. Et j'ai pas d'plan non plus. »
Il s'arrêta, jeta à ses compagnons un regard de défi, et reprit :
« Le plan, c'est à nous tous de l'trouver. »
Il y eut un silence et Purcell dit d'une voix polie :
« J'ai une suggestion. »
Tous les regards convergèrent sur lui. Assis au pied d'un petit palmier, son fusil sur les genoux et la longue-vue à l'œil, il s'était tenu si tranquille qu'on l'avait presque oublié. Les matelots furent presque choqués de sa présence. Ils auraient estimé plus normal qu'il suivît Mason. Purcell lut ce sentiment dans le silence qui accueillit ses paroles et dit d'un ton roide :
« Bien entendu, si vous ne voulez pas entendre ma suggestion, je suis tout prêt à m'en aller.
— Purcell, dit Mac Leod avec gravité et en promenant son regard sur ses compagnons pour les prendre à témoin de son libéralisme, comme j'ai dit à Mason, tout l'monde ici a l'droit à son opinion, et vous faites pas exception.
— Eh bien, dit Purcell, je pense d'abord que le noroît a beaucoup fraîchi, la mer s'est faite, et je ne crois pas maintenant que la frégate jettera l'ancre dans la baie et mettra une embarcation à l'eau. »
Les hommes tournèrent en même temps la tête vers l'océan et scrutèrent la houle. Au bout d'un moment, Johnson secoua la tête et dit de sa voix fêlée : « C'est pas pire qu'le jour où on a débarqué. » Il fut aussitôt contredit, mais avec une certaine timidité : On n'osait pas s'abandonner à l'espoir, ni même le formuler, de peur d'une représaille du destin.
« Pour les fusils, reprit Purcell, Mac Leod a raison. S'en servir, c'est un suicide. Voici ce que je vous propose. Si des hommes débarquent, seuls les Tahitiens doivent se montrer en haut de la falaise, pousser des cris de guerre, et, au besoin, jeter des pierres. Il faut que la frégate croie qu'elle a affaire à des indigènes. » Il y eut un silence et Smudge dit avec hargne : « J'vois pas la différence avec le plan de Mason.
— Moi non plus », dit White, ses yeux de jais luisant avec malveillance dans les fentes de ses paupières.
Mac Leod mâchonna sa lèvre inférieure et ne dit rien.
« Il y en a une, dit Purcell. Avant de quitter Londres, nous avons reçu une instruction de l'Amirauté interdisant de toucher terre en Océanie partout où les indigènes adopteraient une attitude hostile. »
Il y eut un silence. Mac Leod scrutait avec attention le visage de Purcell.
« Vous avez lu cette instruction, Purcell? dit-il avec lenteur.
— Oui », dit Purcell.
Il gardait sur Mac Leod ses yeux transparents et tout en soutenant son regard, il pensait : « Que Dieu me pardonne ce mensonge. »
« J'suis pour, dit Baker.
— J'suis pour aussi », dit Jones.
Les autres se taisaient. Purcell les regarda. Hunt fixait le vide de ses petits yeux pâles. Il n'avait rien compris à ce qui s'était dit devant lui et il regardait Mac Leod comme pour l'appeler à son secours. Le vieux Johnson branlait le chef d'un air approbateur, mais aux regards furtifs qu'il lançait à Mac Leod, Purcell comprit qu'il n'osait pas dire son opinion avant l'Ecossais. White et Smudge étaient hésitants. Ils étaient si hostiles à Purcell qu'ils ne se décidaient pas à approuver sa suggestion Eux aussi attendaient que Mac Leod se prononçât. Si parlement il y a, pensa Purcell, dans un éclair, ce sera un parlement dominé par Mac Leod.
« Ouais, dit enfin Mac Leod avec lenteur, il serait pas mauvais, votre plan, Purcell, s'il y avait pas cette damnée carcasse de Blossom sur le sable qu'y a même le nom qu'est encore écrit dessus sur la poupe, bien visible d'ici vingt minutes pour la longue-vue du commandant. Et quand ce fils de putain l'aura vu, vous pouvez m'croire, fils, qu'il va commencer à se poser des questions. .Et qui sait s'il croira pas que les Noirs de l'île, ils ont bousillé les gars du Blossom. Et alors ça m'étonnerait pas qu'il insiste pour nous faire une petite visite, même si les Noirs lui balancent des pavés sur la tête.
— Alors? dit Smudge.
— Alors, dit Mac Leod, v'là mon avis, faut d'abord faire comme Purcell a dit, mais si les gars de la frégate insistent, faut piquer dans la brousse du côté de la montagne avec les femmes, les provisions et les fusils. »
Il s'arrêta, huma le vent, et jeta un coup d'oeil sur la mer. Le noroît avait encore fraîchi, ou c'était une illusion?
« Pourquoi du côté de la montagne? dit Smudge.
— Y a de l'eau.
— Et qu'est-ce qu'on foutra dans la brousse?
— On se les roulera », dit Mac Leod en reniflant avec dédain.
Puis tout d'un coup il rougit, pencha vers Smudge sa haute taille et dit d'une voix furieuse :
« Jésus! T'as pas compris? Qu'est-ce que t'as dans le crâne? Rien? On te l'a vidé? C'est une coquille? T'as pas compris qu'il fallait pas s'battre avec ces fils de putain, et que si on s'bat, on est foutu!
— Eh bien, pourquoi les fusils? » dit Smudge. Mac Leod se redressa et reprit d'une voix calme et sardonique :
« Ils sont tenaces, nos bien-aimés compatriotes. S'peut qu'ils nous traquent. S'peut qu'ils nous affament. S'peut même qu'ils foutent le feu à la brousse pour nous en faire sortir.
— Alors? dit White.
— Alors on sortira et on vendra sa peau. »
Il y eut un silence, White leva la main et dit de sa voix aiguë et chantante :
« J'suis pour. »
Tous l'imitèrent, à l'exception de Hunt. Les mains levées arrivaient à peu près à la hauteur de sa bouche et ses petits yeux porcins étaient fixés sur elles d'un air inquiet.
« Eh bien, dit Smudge, en lui poussant son coude dans la hanche, tu votes pas? »
Hunt leva la main.
« Purcell, dit Mac Leod, voulez-vous dire aux Noirs de ramasser tout, ce qu'ils pourront comme vivres dans le village et de s'tenir prêts à mettre tout en sûreté dans la brousse. »
Purcell traduisit et les Tahitiens obéirent aussitôt, l'air impassible. Depuis que Mason leur avait distribué les fusils, ils étaient restés assis dans leur coin et n'avaient pas articulé un seul mot.
« Je m'demande ce qu'ils pensent, ces oiseaux-là, dit Mac Leod en se frottant l'aile du nez de l'index. Faudrait pas qu'ils nous trahissent quand on sera planqué dans la brousse.
— Ils ne nous trahiront pas », dit Purcell d'un ton sec.
Il porta la longue-vue à son œil et fut un moment avant de trouver la frégate. Cette fois, ce n'était pas une erreur : la mer s'était faite, et certaines lames étaient si hautes qu'elles cachaient par moment la proue du navire.
« A mon avis, dit Purcell en réprimant avec peine le tremblement de sa voix, elle ne peut plus approcher de la terre avec un vent aussi peu maniable. »
Il tendit la longue-vue à Mac Leod qui se mit à jurer parce qu'il n'arrivait pas du premier coup à la mettre au point. Il s'immobilisa. Les tendons et les muscles saillaient dans son cou maigre, et sa nuque se mit à rougir. Les matelots avaient les yeux fixés sur la mer, mais un rideau de brume était tombé sur l'île et ils n'arrivaient pas à voir assez bien les voiles de la frégate pour être certains de son cap.
« Elle fuit devant l'temps! hurla Mac Leod, regardez, Purcell! Elle fuit devant l'temps! »
Purcell prit la longue-vue et tandis qu'il la réglait, entendit autour de lui la respiration haletante des hommes. C'était vrai, la frégate faisait de nouveau route vers l'est. Elle avait rentré beaucoup de toile, recevait le vent grand largue sur bâbord, et dansait péniblement. Il était évident que, dès qu'elle aurait doublé l'île, elle mettrait le cap sud-est pour diminuer sa gîte. La mer se creusait de minute en minute.
Purcell abaissa la longue-vue et prit une inspiration profonde. Il eut l'impression que ses poumons, jusque-là, avaient été fermés et qu'il les ouvrait à l'air de nouveau.
« Elle pense à tout sauf à toucher terre, dit-il d'une voix joyeuse. Dans une heure elle sera hors de vue. »
Tous voulurent mettre l'œil à la longue-vue pour s'assurer de la route de la frégate. Le danger était encore trop proche. Ils auraient craint de le voir revenir en en parlant. Alors ils s'émerveillèrent de la longue-vue. Quand vint le tour de Johnson, il déclara avec fierté que toute sa vie il avait vu Burt coller son œil dans ce machin-là, et qu'il n'aurait jamais cru qu'un jour viendrait où il y collerait le sien. C'était vrai. C'était la longue-vue de Burt. Et maintenant elle était à eux, Burt était mort, Mason ne comptait plus, ils étaient libres.
Mac Leod, le fusil à la bretelle, la main appuyée contre un petit palmier, regardait l'horizon. Quand Johnson rendit la longue-vue à Purcell il se redressa et dit :
« Je propose une chose : Qu'on foute le feu au Blossom. Et tout de suite. »
Il y eut un silence et Baker dit d'un air choqué :
« A tout ce bois? »
L'objection porta. Les hommes regardèrent Mac Leod et détournèrent les yeux. Ils n'osaient pas le contredire, mais mettre le feu au Blossom, ils n'étaient pas d'accord. D'abord il était à eux, l'Blossom. Pour des bricoleurs, rien que de la carcasse, c'était encore une sacrée richesse. On pourrait en fabriquer, des centaines de petits trucs utiles avec tout ce bois, et toute la ferraille qu'il y avait dedans.
Mac Leod promena sur eux son regard méprisant.
« Jésus! dit-il de sa voix râpeuse, le danger à peine passé, on n'y pense plus : Voilà le matelot!... Pas plus de cervelle qu'une sardine! C'est possible que l'gars Baker, il veut s'tailler une pipe dans la quille du Blossom, mais moi, fils, j'dis qu’j'veux pas risquer mon précieux petit cou pour la pipe à Baker. L'Blossom, il sert à rien qu'à nous faire repérer, vous avez pas encore compris ça? C'est la carte de visite sur notre île : « Ici les mutins du Blossom. Bienvenue aux frégates de Sa Majesté! » Et une carte de visite bien visible, à des milles en mer! L'Blossom, s'y a un bateau dans les parages, il va l'attirer comme le sucre attire les mouches. Faut comprendre! Les commandants, ça les rend fous, les cadavres de bateaux. Ils voient une épave, ils piquent droit dessus, même qu'ils soyent très pressés, et ils commencent à s'exciter sur les débris en s'posant des tas de questions. Fils, vous pouvez m'croire : Y a pas un damné commandant dans tout l'Pacifique qui voudra pas toucher terre pour venir coller son nez sur c'te carcasse. »
Purcell regarda les hommes. Une fois de plus. Mac Leod les avait convaincus.
« Mac Leod, dit Purcell, s'il doit y avoir un vote, je pense que M. Mason devrait être là.
— C'est son droit », dit Mac Leod. Il ajouta en haussant les épaules :
« Mais j'vous parie un penny qu'il voudra pas venir. White va chercher le... »
Il allait dire le capitaine. Il se reprit.
« Va chercher Mason. »
White obéit. Il n'y avait plus de capitaine. Mais il continuait à faire fonction de stewart. On l'envoyait porter des messages d'un bout à l'autre du village. Tout le monde trouvait cela normal, White le premier!
White revint quelques minutes plus tard.
« Il veut pas venir », dit-il essoufflé.
Mac Leod leva les sourcils et ouvrit sa main droite devant lui d'un air démonstratif.
« Vous lui avez dit qu'il s'agissait du Blossom? dit Purcell.
— Oui, dit White, et une fois de plus Purcell lut dans ses yeux une inexplicable hostilité.
— Vous lui avez dit qu'il s'agissait de brûler le Blossom?
— Non, dit White.
— J'mets aux voix ma proposition », dit Mac Leod avec dignité.
Toutes les mains se levèrent, sauf celle de Purcell. « Je pense, dit Purcell, que si on avait dit à M. Mason qu'il s'agissait de brûler le Blossom, il serait venu.
— Ça aurait rien changé, dit Smudge. Même sans sa voix et sans la vôtre, y a une majorité.
— Ce n'est pas la question, dit Purcell avec patience. Personnellement, je suis d'accord pour brûler le Blossom. Mais je trouve qu'on devrait donner une chance à M. Mason. Je demande qu'on fasse une deuxième démarche pour engager M. Mason à venir.
— Je mets aux voix cette proposition », dit Mac Leod.
Mac Leod, White, Smudge, Hunt — et avec un temps de retard — Johnson votèrent contre. Jones, Baker et Purcell, pour. Ce vote produisit sur Purcell une impression pénible. Il était clair qu'au « parlement », Mac Leod disposait, à son gré, d'une majorité. White et Smudge voteraient avec lui par conviction. Hunt, par bêtise, Johnson par peur.
« Proposition Purcell écartée », dit Mac Leod.
Il fit une pause et reprit :
« Proposition de brûler sur-le-champ le Blossom. »
Tous votèrent pour. Purcell se tut.
« Purcell? dit Mac Leod.
— Je m'abstiens, dit Purcell.
— Qu'est-ce que ça veut dire : « Je m'abstiens »? dit Johnson. »
Mac Leod haussa les épaules.
« Ça veut dire que tu votes ni oui ni non.
— Ah! ça alors! dit Johnson en écarquillant les yeux. Tu dis : « Je m'abstiens » et ça veut dire ni oui ni non. Et t'as l'droit d'faire ça? reprit-il, saisi d'un doute.
— Naturellement. »
Johnson hocha la tête, émerveillé.
« Eh ben, tu vois, reprit-il, j'aurais pas cru. « Je m'abstiens », répéta-t-il avec une sorte de respect comme s'il était étonné qu'un simple mot eût tant de pouvoir.
— Eh bien, maintenant qu'tu l'sais, fous-nous la paix », dit Smudge.
Mac Leod toussa et dit avec solennité :
« Proposition de brûler l’Blossom : Sept voix pour. Une abstention. Un absent. Proposition adoptée.
— Allons-y! » dit Smudge avec entrain. Maintenant que la chose était décidée, mettre le feu au Blossom devenait une partie de plaisir. Quelle flamme le sacré rafiot allait faire! Les cailloux de la crique étaient capables de fondre! Les matelots se précipitèrent vers la falaise, et Purcell les entendit qui sautaient de rocher en rocher en descendant le sentier abrupt qui menait à la plage.
Purcell tourna le dos à la mer, gagna le village et prit par East Avenue. Il évitait ainsi de retraverser Blossom Square et d'être accablé de questions par les femmes.
Une heure plus tard, Purcell était dans son jardin, torse nu, en train de fendre du bois quand il s'entendit héler. Il leva la tête. C'était Baker. Il était pâle.
« Venez vite, cria Baker, vite! Je vous prie! Courons! Vous seul pourrez peut-être empêcher!... »
La voix de Baker était si anxieuse que Purcell le rejoignit et se mit à courir à ses côtés à travers bois dans la direction de la falaise.
« Que se passe-t-il? cria-t-il tout en courant.
— Y a eu une scène terrible avec Mason. Les Noirs avaient dû l'avertir!... Le vieux était comme fou! Il criait. Il pleurait presque! Il voulait s'foutre dans les flammes! Finalement, il a mis Mac Leod en joue!...
— Il l'a tué?
— Non, ils ont réussi à l'désarmer, ils lui ont attaché les mains, ils l'ont remonté sur la falaise, ils ont renvoyé les Noirs... Courons! Lieutenant! Courons!
— Qu'y a-t-il?» cria Purcell, la poitrine serrée par la peur.
Baker trébucha, reprit son équilibre, et tourna son visage vers Purcell.
« Ils veulent le pendre! »