Je n'aime pas lire les préfaces et moins encore, les composer. Et je me dispenserais bien d'écrire celle-ci, si mon entreprise n'appelait quelques éclaircissements.
L'événement qui, à l'origine, inspira ce roman est historique : A la fin du XVIIIe siècle, quelques mutins du Bounty s'enfuirent de Tahiti, où il eût été trop facile à l'Amirauté britannique de les retrouver, et découvrirent en plein Pacifique une petite île déserte et, par la configuration de ses côtes, quasi inaccessible : Pitcairn. Cet îlot était fertile, et les mutins y auraient vécu heureux jusqu'à la fin de leurs jours s'ils ne s'étaient pas pris de querelle avec les Tahitiens qui les accompagnaient. Britanniques et indigènes se livrèrent alors une lutte sans merci, dont on ne connut les détails que vingt ans plus tard, par le récit, peut-être infidèle, qu'en fit l'unique survivant au capitaine anglais qui découvrit la petite colonie.
Ce capitaine était un honnête homme, dévot et sentimental. Il mit d'autant moins en doute la parole de l'ancien marin du Bounty que celui-ci était devenu, sur ses vieux jours, fort pieux, et dirigeait ses administrés — femmes et enfants — de la façon la plus édifiante. Le capitaine revint donc en Angleterre, attendri et édifié, et raconta, dans un anglais charmant, la guerre de Pitcairn telle qu'il la tenait de la bouche du mutin repenti.
De ce rapport assez peu détaillé — source unique, et on l'a vu, bien incertaine — procèdent tous les récits qui, depuis, ont prétendu retracer le destin de la petite communauté qui vécut et s'entre-déchira dans l'île, dans le même temps où des massacres plus grandioses ensanglantaient l'Europe.
Cette histoire, pour des raisons qui apparaîtront dans la suite, m'a puissamment sollicité pendant des années : en 1952, je crois, je la racontais pour la première fois à Maurice Merleau-Ponty dans un restaurant de Rennes. Si je ne l'ai pas écrite plus tôt, c'est que je la concevais alors comme un roman historique. Conçue ainsi, il était évident que je ne pouvais pas l'écrire : ce qu'on connaissait de la guerre de Pitcairn était à la fois trop succinct, trop peu sûr, et dans sa brièveté même, trop énigmatique.
C'est en 1958 que je pris une décision dont le livre qu'on va lire est sorti : Je décidai de jeter l'Histoire par-dessus bord et de raconter une histoire qui, réduisant les événements réels à un simple schéma, me laisserait libre d'imaginer des personnages et des situations. Dès lors, je cessai de ressentir cet ennui qui est le prix payé par le roman historique pour toutes les paresses qu'il s'accorde. Ne parlons pas du style, ni de ce pastiche qu'il eût fallu trop facilement soutenir de bout en bout. Ni des événements tout faits sur lesquels, tant bien que mal, j'aurais dû accrocher, par raccroc, des caractères.
Non que je méprise, il va sans dire, un genre littéraire fort légitime, et auquel j'ai moi-même sacrifié. Mais précisément, il n'est légitime que dans la mesure où l'Histoire est importante, et non pas locale et anecdotique. Personne, je pense, ne me cherchera querelle, parce que j'ai placé sur un îlot du Pacifique d'autres personnages que ceux qui y vécurent.
Ce livre-ci n'est donc pas le récit de ce qui s'est passé à Pitcairn. C'est un roman romanesque, sans autre justification que sa propre vitalité et les confidences que j'y ai faites — en le voulant et sans le vouloir — sur ma propre vie, bien sûr, mais aussi sur l'angoisse qui menace l'existence des hommes sur notre frêle planète.
R. M.
Pour éviter que les lecteurs non prévenus ne prononcent le « e » tahitien comme un « E » muet, et disent, par exemple « Papete » au lieu de « Papéété », j'ai adopté, pour les mots tahitiens de ce récit, une orthographe phonétique (toupapahou, vahiné, tané, etc.).