CHAPITRE XVII

 

 

Le 16 juin — jour faste après la nuit de la Tamatea (lune éclairant les poissons au couchant), Ivoa accoucha d'un fils et l'appela Ropati.

Les vahinés, épouses de Tetahiti comprises, ne quittèrent plus le jardin de Purcell. Elles attendaient avec patience le moment où chacune, pendant quelques minutes, pourrait tenir dans ses bras le premier enfant né dans l'île. Elles ne l'embrassaient pas. Elles humaient, à la manière tahitienne, la bonne petite odeur de son corps. Elles ne se lassaient pas d'admirer sa couleur. Il avait les cheveux et les yeux d'un noir tahitien, mais sa peau, beaucoup plus claire que celle d'Ivoa, était d'un chrome éclatant, si bien qu'il avait l'air d'être en or, comme une idole.

Purcell connaissait le culte que les Tahitiens vouaient aux enfants, mais il n'aurait jamais imaginé que toute la vie de l'île allait s'organiser autour de Ropati. Cela commença avec Horoa qui déclara que la pêche n'était pas un métier de femme. Pourquoi irait-elle sur les rochers passer plusieurs heures par jour, alors qu'elle pourrait rester dans le jardin d'Adamo à regarder Ropati et à attendre que ce fût son tour de le humer.

Pendant deux jours, on resta sans poisson. Puis Tetahiti fit appeler Omaata. Il n'y avait que deux hommes dans l'île, Adamo et lui. Adamo devait continuer à travailler à sa pirogue, mais lui, Tetahiti, chef de l'île, il nourrirait la mère de Ropati. A la réflexion, Tetahiti dut s'apercevoir qu'il serait incommode de garder son fusil pour pêcher, car deux jours après sa décision, il fit sa paix avec les femmes. Il enleva des piques les têtes des Peritani, les fit placer dans des poini, et fit remettre les poini aux veuves afin qu'ils fussent enterrés avec les corps. Après quoi, il apparut sans armes dans le jardin d'Ivoa, demanda à voir son petit cousin, le berça avec compétence, et quand enfin Omaata le lui prit des mains, il s'assit avec un air de dignité pour attendre à nouveau son tour.

Il parut plus simple, toute la population de l'île vivant maintenant dans le jardin d'Adamo, de prendre à nouveau les repas en commun. Cependant, on portait toujours à Adamo son déjeuner dans la grotte aux chaloupes, et Tetahiti prenait son dîner dans le Pa. Chaque jour, en effet, le Tahitien disparaissait du jardin d'Ivoa un peu avant qu'Adamo revînt de la plage. Une de ses femmes devait faire le guet, car Purcell varia en vain l'heure et l'itinéraire de son retour. Il n'arriva pas à le rencontrer.

Dès que Tetahiti eut enlevé les têtes des piques, les vahinés considérèrent que réparation était faite de l'injure qu'elles avaient subie. Pourtant, Horoa et Toumata laissèrent passer un intervalle décent de quelques jours avant d'aller s'installer dans le Pa. Elles occupèrent avec Raha, Faïna et Taïata le rez-de-chaussée de la vaste maison tahitienne, Tetahiti s'étant réservé le premier. Il s'y retirait la nuit, tirait à lui l'échelle, et refermait la trappe. Dans la journée, l'échelle était enchaînée à l'extérieur de la maison, et la chaîne, fermée par un cadenas emprunté à Mac Leod. Un autre cadenas immobilisait la trappe. Ces précautions, qui ne choquaient personne, faisaient supposer aux femmes que c'était dans la pièce du haut que Tetahiti cachait ses armes.

Depuis que Ropati était là, Purcell partait plus tard à son travail et en revenait plus tôt. S'il l'eût osé, il l'eût interrompu pendant quelques jours pour se consacrer à son fils. Mais il craignait de donner à Tetahiti l'impression qu'il cherchait à retarder son départ de l'île. Il en était arrivé à la dernière partie de sa tâche : il vissait les bordés sur les barrots. Bien qu'il eût l'intention, pour assurer l'étanchéité de la cabine, de clouer une toile sur le sommet et les côtés du roof, et de la peindre, il s'efforçait de laisser assez peu de jour entre les planches pour que l'humidité, gonflant le bois, pût les souder l'une à l'autre. Mais cela supposait un ajustage très précis, et assez malaisé à réaliser, étant donné la dureté du matériau dont il disposait. Le beau chêne du Blossom avait durci en vieillissant, et y percer un avant-trou de vis n'allait pas sans mal. Cependant, même en tenant compte de ces difficultés et du ralentissement de son travail, Purcell pensait en avoir fini avant deux semaines. Ses engagements à l'égard de Tetahiti seraient respectés. Il quitterait l'île à la date qu'il avait lui-même fixée.

Ropati avait à peine dix jours quand on lui donna son premier bain de mer. Il y avait à l'ouest de Blossom Bay une étroite calanque, presque fermée du  côté de l’océan, et qui pénétrait, en s'élargissant, dans un petit cirque que la falaise en surplomb protégeait des vents.

Toujours calme, toujours limpide, le flot y venait mourir, à marée haute, sur une petite plage de sable ocre, fin au pied, délicieux à l'œil. C'est là que les vahinés se dirigèrent en procession presque solennelle, deux d’entre  elles portant un récipient d'eau douce pour rincer le bébé après son bain. Elles entrèrent dans l'océan jusqu'à la poitrine, puis épaule contre épaule, elles dessinèrent un cercle et, étendant les bras dans l'eau, elles joignirent leurs mains au centre afin de former un bassin de faible profondeur. Ivoa y déposa peu à peu Ropati. Gras, onctueux et sensuel, il commença aussitôt à s'ébattre, les murmures pieux des femmes tombant comme des caresses sur son petit corps doré. Purcell regardait son fils par-dessus l'épaule d'Itia. Les autres vahinés — celles qui n'avaient pas, ou qui n'avaient pas encore, le privilège de toucher Ropati — formèrent un deuxième cercle autour du premier. Le cheveu noir, bouclé et déjà abondant, l'œil vif, à demi clos à cause du soleil, une ébauche de sourire sur ses lèvres, Ropati prenait par moments un air dévot qui faisait rire les femmes. Mais c'étaient des rires contenus, comme les exclamations qui suivaient ses moindres mouvements. Purcell sentit toute l'émotion qui se cachait dans cette retenue. On aurait dit qu'il y avait quelque chose de religieux dans ce premier bain, comme si on fêtait à la fois l'enfant, la maternité et la joie d'exister.

Une ombre s'interposa entre le soleil et Purcell. Il leva la tête. C'était Tetahiti. Appuyé des deux mains sur les épaules d'Horoa, et la dépassant d'une tête, il regardait le bébé, les yeux baissés. C'était la première fois depuis trois semaines que Purcell se trouvait en sa présence et son cœur se mit à battre. Tetahiti lui faisait face. Ils auraient pu se serrer la main en étendant le bras au-dessus du double cercle formé par les vahinés. Mais le Tahitien ne paraissait pas le voir. Seule l'impassibilité exagérée de ses traits montrait qu'il avait pleinement conscience du regard que Purcell attachait sur lui. Purcell attendit un long moment, fixant par moments Ropati dans l'espoir que Tetahiti en profiterait pour glisser un coup d'œil dans sa direction. Son attente fut déçue. Tetahiti ne leva pas une seule fois les yeux.

Purcell pivota sur ses talons, sortit de l'eau, escalada le côté rocheux de la calanque et gagna Blossom Bay. Il entendait derrière lui, s'atténuant peu à peu avec la distance, les exclamations feutrées et joyeuses des femmes. Il se sentait exclu de leur bonheur, exclu de leur vie. Il pénétra, dans la grotte aux chaloupes et se remit au travail, la gorge serrée. Toute l'attitude de Tetahiti disait aussi clairement que des paroles que pour lui le Peritani n'était plus un habitant de l'île et qu'il le considérait déjà comme parti.

Le lendemain, Itihota apparut sur le coup de midi, dans la grotte aux chaloupes, apportant son repas à Purcell. Il se redressait pour lui sourire quand il aperçut derrière elle, plus courtaude et plus ronde que jamais, Vaa. Il fut surpris de sa présence. Elle ne descendait plus jamais à Blossom Bay, jugeant le sentier trop abrupt pour son état.

Itihota posa le plat de poisson et les fruits sur la chaloupe et dit :

« Je vais me baigner.  »

Elle s'éloigna aussitôt. Purcell la suivit des yeux et son regard se reporta sur Vaa. Elle s'était assise sur un tas de planches, l'air placide.

« Eh bien, Vaa?

—  Il m'a battue, dit-elle au bout d'un moment. Pour ce que tu sais.

—  Fort?

—  Très fort. Puis il a dit : « Viens dans ma maison. Tu seras ma vahiné, et l'enfant que tu portes sera à moi. » Alors, j'ai dit : « Je dois parler à Adamo. » Et il a dit : «  C'est vrai. C'est la coutume. Va. »

—  Là-dessus, je ne connais pas la coutume, dit Purcell. Qu'est-ce que je dois faire?

—  Si tu veux me garder, tu vas voir Tetahiti et tu dis :« Vaa est ma vahiné. » Si tu ne veux pas me garder, tu dis : « C'est bon. Va avec lui. »

—  Et toi, dit Purcell, qu'est-ce que tu préfères? » Vaa baissa les yeux et regarda le sol.

« Qu'est-ce que tu préfères?» répéta Purcell. Silence.

« Eh bien, dit-il en haussant les épaules, puisqu'il te veut, va avec lui. »

Vaa leva les yeux et son ravissant sourire apparut. « Tu es contente?

  Aoué ! Je suis contente!  » Elle reprit  :

« Il m'a battue très fort Pas de petites gifles comme toi. C'est un grand chef. Je serai la femme d'un grand chef.

—  Quand je serai parti, dit Purcell, toutes les vahinés de l'île seront les femmes d'un grand chef.

—  Je serai la femme d'un grand chef », dit Vaa avec obstination.

Purcell sourit.

«  You are a stupid girl, Vaa.

—  I am ! I am !

—  Et tu as beaucoup de chance. D'abord, la femme du chef de la grande pirogue. Ensuite, la femme du chef de l'île...

—  Je suis une vahiné de chef », dit Vaa avec dignité. Purcell sourit.  Evidemment. Son mariage avec moi était une mésalliance. « Je vais maintenant », dit Vaa. Et sans même lui adresser un signe de tête, elle sortit de la grotte. Purcell la suivit des yeux. La vahiné du grand chef! Et il y a quelques semaines, elle voulait l'assassiner!

Dans la grotte aux chaloupes, Purcell vivait toute la journée avec le goût âpre de la mer dans les narines. Le sel et l'iode pénétraient tout, et même le bois fraîchement scié perdait en peu de temps sa bonne odeur. C'étaient ses dernières journées dans l'île. Il essayait de se concentrer sur sa tâche et de penser à ce que serait sa vie sur l'océan avec Ivoa. Mais le soir, en revenant de Blossom Bay dès qu'il entrait dans le sous-bois, l'odeur de la terre était là. Les tiarés et les hibiscus fleurissaient six mois sur douze, mais juin avait amené une profusion de fleurs dont il ignorait les noms et qu'à dix mètres il ne distinguait pas des petits oiseaux multicolores qui voletaient au-dessus d'elles. C'était une orgie incroyable de senteurs. Les dalles des sentiers s'étaient recouvertes d'humus et d'herbe, semée de touffes de petites fleurs jaunes à tige courte. Purcell marchait avec soin pour ne pas les fouler. Après les aspérités du sable et du roc, l'herbe était douce et tiède sous ses pieds nus.

Un peu plus tard, étendu dans l'obscurité à côté d'Ivoa, Purcell écoutait la respiration de Ropati. Merveilleux enfants tahitiens! Jamais un cri! Jamais  une larme! Ropati dormait nu dans son berceau, aussi silencieux qu'un petit animal bien portant. Depuis que Tetahiti lui avait donné le tabou, Purcell couchait de nouveau les portes coulissantes grandes ouvertes, et il attendait avec impatience que la lune sortît d'un nuage pour mieux voir Ropati.

Au bout d'un moment, il ferma à demi les yeux. Au-dessus de sa tête, les lézards qui vivaient dans les feuilles pandanus du toit glissaient de tige en tige avec un bruissement furtif qu'on pouvait confondre avec un souffle de vent venu de la montagne. Purcell donna de la main un coup léger contre la cloison de bois derrière sa tête. Aussitôt, tout s'arrêta. Et il imagina les longs et minces lézards tout en queue, tapis entre deux feuilles, terrorisés, le cœur battant sous leur peau verte. Depuis huit mois qu'ils vivaient avec lui, parfaitement camouflés et tout à fait hors d'atteinte, ils avaient toujours aussi peur.

Il avait dû s'endormir. Il rouvrit les yeux. La lune était là. Il se rappela qu'il voulait voir Ropati et se souleva sur son coude. Ivoa bougea dans son sommeil. Allongée bien à plat, nue elle aussi, ses longs cheveux répandus autour de sa tête en auréole noire, elle dormait, une main tenant son sein gonflé de lait, et l'autre posée sur le berceau de Ropati. Purcell passa le dos de la main contre sa joue. Pour Ivoa, un seul souci désormais, un seul but, tout le reste devenant secondaire. Le sens de sa vie donné une fois pour toutes, sans qu'elle ait à le chercher, comme lui, dans l'angoisse et la confusion.

Il se pencha et de nouveau la petitesse du bébé le surprit. Il faudrait bien dix ans avant qu'il arrive à remplir le solide lit de chêne qu'il lui avait fabriqué. Purcell eut tout d'un coup envie de rire. Il était vraiment très petit! Très petit et très gras! Et son corps, sous les rayons de la lune, avait une couleur chaude de bronze doré un peu ancien, comme si les douze jours qui s'étaient écoulés depuis sa naissance avaient suffi à le patiner.

« Tu ne dors pas, Adamo? »

Ivoa le regardait.

« Non.

—  Tu as des soucis dans ta tête?

—  Non.  »

Là-dessus il y eut un long silence. Il eut l'impression d'avoir répondu trop sèchement et il reprit :

« Je regardais Ropati. »

Elle tourna la tête à gauche et considéra le bébé avec une lente et scrupuleuse attention, comme si elle le voyait pour la première fois, puis elle dit à mi-voix d'un ton impartial :

« Aoué , il est beau!  »

Purcell eut un petit rire, puis il s'approcha d'elle, posa sa joue contre la sienne et ils regardèrent ensemble Ropati.

« Il est beau », répéta Ivoa.

Au bout d'un moment, Purcell laissa retomber sa tête sur son oreiller de feuilles. Il se sentait triste et fatigué. Dans le silence qui suivit, les glissements furtifs dans les palmes reprirent.

« A quoi penses-tu? dit Ivoa.

—  Aux lézards. » Elle se mit à rire.

« Mais c'est vrai! dit-il en tournant vivement la tête de son côté.

—  Qu'est-ce que tu penses?

—  Je les aime bien. Ils ont de petites pattes et ils courent. Ils ne rampent pas. C'est dégoûtant de ramper. »

Il reprit :

« Ils sont gentils. J'aurais voulu les apprivoiser.

—  Pourquoi?

—  Pour qu'ils n'aient plus peur de nous. » Il reprit :

« J’avais un plan pour les apprivoiser. Mais c'est trop tard maintenant. »

Elle le regardait en silence, et comme elle tournait le dos à la lune, il distinguait mal son visage. Il s'écoula un long moment. Ils écoutaient les lézards.

« C'est des portes coulissantes que j'étais le plus fier », dit-il tout d'un coup d'une voix étouffée comme s'ils reprenaient un sujet dont ils avaient déjà parlé.

Il y eut de nouveau un silence, et elle dit d'une voix tendre et basse, en glissant sa main dans la sienne.

« Et le fauteuil?

—  Le fauteuil, c'était plus facile. Rappelle-toi comme j'ai travaillé pour les portes.

—  Oui, dit-elle, tu as beaucoup travaillé. »

Elle se tut et sa respiration changea. Purcell avança la main et passa les doigts sur son visage. Elle pleurait.

Il lui toucha la joue du bout des doigts. Aussitôt elle se dressa sur son coude et attendit. C'était le rite. Il ramassa en une seule touffe la longue toison éparse, rejeta la touffe derrière l'oreiller, et glissa son bras sous sa nuque.

« Tu as du chagrin? » dit-il à voix basse, son visage tout près du sien.

Elle répondit au bout d'un moment :

« Pour Adamo. Pas pour Ivoa. »

—  Pourquoi pas pour Ivoa?  »

Il reprit d'une voix sans timbre : « C'était une belle maison. »

Elle poussa la tête dans le creux de son épaule et dit :

« Où Adamo va, je vais. Ma maison, c'est Adamo. »

« Ma maison, c'est Adamo! » De quel ton elle avait dit cela! Quelques secondes s'écoulèrent, puis il pensa :

«   Mehani, Ouili,  Ropati. Morts! Peut-être valait-il mieux quitter l'île, après tout... » Il secoua la tête avec irritation. Mais non, pourquoi se mentir, il ne pensait pas cela vraiment, même avec tous les morts qu'elle portait, l'île était encore l'île : le seul endroit du monde, le seul moment de sa vie où il avait été heureux.

Il s'écarta un peu pour essayer de distinguer les traits d'Ivoa.

« Tetahiti dit : « Quand le Squelette a tué Kori et Mehoro, c'est à ce moment-là que tu aurais dû venir avec nous. »

Comme elle ne répondait rien, il lui releva le visage de la main droite et scruta ses yeux. Mais seul le bord de sa chevelure était lumineux. Il ne vit que les taches sombres des iris se détachant à peine sur le blanc confus de l'œil.

« Et toi, Ivoa, qu'est-ce que tu dis?

— Tous les Tahitiens ont pensé cela.

—  Et toi, qu'est-ce que tu penses? » Pas de réponse.

« Et toi, Ivoa?

—  Adamo est mon tané. »

Elle aussi. Elle lui donnait tort, elle aussi. Une fois de plus, il se sentit seul. Séparé de tous. Blâmé par tous. Et luttant de toutes ses forces pour ne pas se sentir coupable. Il restait silencieux et il lui semblait que son propre silence était quelque chose de triste et d'amer dans lequel il s'enfonçait.

« Homme, dit Ivoa, si c'était à refaire?... »

Il fut stupéfait. Ivoa, poser une question! Et quelle question! Sa réserve, sa prudence, sa réticence à discuter les choses importantes, tout ce qu'il savait de son caractère démenti en  quelques mots...  Mais  peut-être, tout simplement, faisait-elle effort sur elle-même pour l'aider?

«Je ne sais pas », dit-il enfin. Il fut étonné de sa réponse. Il y avait trois semaines à peine, il avait encore justifié son abstention devant Tetahiti. Mais depuis, le doute avait dû cheminer en lui comme une taupe. Et tout d'un coup, il était là, flagrant, non plus à l'état de pensée qu'on repousse, mais comme une opinion qu'on exprime.

Il dégagea son bras, se leva, fit quelques pas au hasard dans la pièce, puis vint s'appuyer sur les portes coulissantes et regarda le jardin illuminé. Il avait tué Timi, mais oui, il l'avait tué, l'intention seule comptait, et depuis ce meurtre, il ne comprenait plus sa propre position. De temps en temps il se répétait que la vie d'un homme — quels que fussent ses crimes — était sacrée. Mais c'est précisément le mot sacré qui paraissait maintenant privé de sens. Pourquoi sacré! Pour lui permettre de commettre d'autres crimes?

Cette pensée le frappa en plein cœur. Il sortit dans le jardin et fit quelques pas en titubant comme un homme ivre. La sueur ruisselait sur son front et sous ses aisselles. Il avait dit : « Je ne tuerai pas! » Il avait cru choisir une attitude exemplaire. Et c'est vrai, elle était exemplaire! Mais l'exemple était inutile. Personne ne pouvait se payer le luxe de le suivre. Où qu'on fût, il y avait toujours un criminel à abattre : Burt sur le Blossom, Mac Leod dans l'île... et Timi! « Timi que j'ai tué. Personne n'a pu suivre mon « exemple »! Pas même moi! »

« Adamo! » dit la voix d'Ivoa.

Il revint vers la maison en chancelant comme s'il avait reçu un choc. Il éprouvait le même sentiment de malaise et de dépaysement qu'il avait ressenti le jour où Ouili l'avait frappé au visage. Il s'allongea à côté d'Ivoa, et au moment où il allait glisser son bras sous sa nuque, mécaniquement, il rassembla ses cheveux en touffe et les rejeta sur l'oreiller.

« Tu n'es pas content? » dit Ivoa.

Dans le langage réticent d'Ivoa « tu n'es pas content? » voulait dire : « Tu es malheureux? »

Purcell fit non de la tête, et comme elle continuait à le regarder, il dit :

« J'ai des soucis dans ma tête pour Ropati.

—  Pourquoi?

—  Sur la pirogue. Quand on sera en mer.

—  J'y ai pensé », dit Ivoa. Elle reprit :

« Il faut le donner. »

Il se souleva et la regarda, stupéfait.

—  Le donner!

—  Oui, dit-elle avec calme, les larmes coulant sur ses joues.

—  Donner Ropati! s'écria Purcell.

—  Avant notre départ.  »

Il y avait un contraste saisissant entre ses pleurs et le calme de sa voix.

« J'ai pensé, reprit-elle.

—  Qu'est-ce que tu as pensé?

—  Peut-être dans la pirogue le vent s'en va. Et tous les jours il faut manger. Et un jour il n'y a plus rien. Et Ivoa n'a plus de lait... »

Il dit au bout d'un moment :

« Et dans l'île, qui nourrira Ropati?

—  Vaa.

—  Nous partons dans deux semaines.

Non, dit Ivoa. Pas avant que Vaa accouche. J'ai demandé à Tetahiti. » Il dit d'une voix sèche : « Tu as tout arrangé?

—  Adamo est en colère? dit-elle en se serrant contre lui et en levant la tête pour voir ses yeux.

—  Oui.

—  Pourquoi?

—  Tu décides. Et tout le monde sait, sauf moi.

—  Personne ne sait, dit-elle avec vivacité, sauf Tetahiti. Et il fallait bien que je demande à Tetahiti avant de te parler. Et ce n'est pas Ivoa qui décide, ajouta-t-elle avec un mouvement de tout son corps contre lui, c'est son tané. »

Il se rendait compte que sa colère était sans objet, mais il n'arrivait pas à la maîtriser. Il se dégagea de l'étreinte d'Ivoa, se leva et fit quelques pas dans la pièce. Elle avait raison, elle avait mille fois raison : un bébé d'un mois sur une chaloupe! Le froid, la tempête, la faim...

« A qui veux-tu le donner? dit-il durement.

—  A Omaata. »

Là aussi, il n'y avait rien à dire. Ses jambes étaient faibles et sans force. Il s'assit sur le rebord des portes coulissantes et appuya sa tête contre le montant de bois.

« Adamo », dit la voix d'Ivoa derrière lui.

Il ne répondit pas.

« Adamo! »

Il n'arrivait pas à répondre. Elle était courageuse, elle était admirable, et à cet instant, obscurément, absurdement, il lui en voulait. « Comme si tout cela n'était pas ma faute! » pensa-t-il tout d'un coup dans un éclair déchirant de remords et de désespoir. « Ces morts! Ce départ! Tout est ma faute! »

Il l'entendit qui pleurait à petits coups derrière lui. Il se leva et retourna s'étendre à côté d'elle.

A mesure que le départ de Purcell devenait proche, un mécontentement se faisait jour parmi les vahinés, y compris celles qui vivaient dans le Pa. Pendant les longs après-midi dans le jardin d'Ivoa, les langues, en présence de Tetahiti, étaient actives. Personne, à vrai dire, n'osait s'adresser à lui, mais les plaintes qui s'élevaient avaient toutes le même objet : Adamo et Ivoa allaient partir pour Tahiti, et elles, pauvres vahinés, elles restaient là, avec un seul tané pour dix! Aoué ! Tahiti! A Tahiti, il y avait un lagon, et jamais le froid comme ici, et les hommes étaient doux et sans ressentiment.

Ce thème fut ressassé tous les jours sous différentes formes jusqu'au moment où plusieurs vahinés — parmi lesquelles Horoa figurait — demandèrent à Purcell de partir avec lui pour Tahiti dans la seconde chaloupe. Il refusa. La seconde chaloupe était mauvaise. La troisième ne valait pas mieux. Les vahinés ne sauraient pas diriger un bateau en mer. Et de toute façon, il n'avait lui-même que peu de chances d'arriver.

Le rêve de revoir Tahiti fut ainsi tué dans sa fleur. La consternation fut si vive qu'elle se mua en grief, et comme on ne pouvait en vouloir à Adamo — pauvre Adamo! — les conversations de l'après-midi prirent un tour plus piquant. Un autre thème apparut alors : l'hypocrisie de Tetahiti. Le chef n'osait pas tuer Adamo, parce qu'Adamo n'avait rien fait, mais il l'envoyait se noyer sur mer avec sa femme. Cette vue des faits fut développée avec tant d'ingéniosité et sous des formes si perfides que Tetahiti, exaspéré, se leva sans un mot, rentra chez lui et ne parut pas le lendemain dans le jardin d'Ivoa.

Quand il revint, on lui fit tant de caresses qu'il put penser que sa fermeté avait eu raison des femmes. Mais dès le lendemain, l'offensive recommençait. Elle prit  abord des formes plus voilées : joli petit Ropati, que son teint était agréable! Les Tahitiens étaient trop noirs, les peritani, trop  pâles, Ropati avait la couleur qu'il fallait! Aoué, pauvres vahinés, maintenant c'est  fini : seules Ivoa et Vaa auraient des enfants couleur d'or!

Le lendemain, on loua de nouveau Ropati pour une couleur de peau désormais si rare dans l'île, mais cette veine, déjà trop exploitée la veille, menaçait de s'épuiser, quand Itihota, émergeant de son silence, trouva une nouvelle idée. Elle décrivit l'existence d'Adamo et d'Ivoa sur la pirogue et les périls qu'ils allaient courir. On renchérit. Et bien qu'Adamo fût au même instant bien au sec dans la grotte de Blossom Bay, et Ivoa en train d'allaiter Ropati on les tint déjà pour morts l'un et l'autre. Aoué ! Que l’Eatua nous protège! Mort, le gentil Adamo, qui n'avait fait de mal à personne ! Morte, la douce Ivoa, fille du grand chef Otou, nièce du père de Tetahiti!

On insista beaucoup, bien entendu, sur des liens de famille qui eussent dû la préserver, elle et son tané, de cette mort imbécile, et on esquissa même, à ce propos, un retour au thème de l'hypocrisie. Mais Omaata le jugea dangereux et coupa court.

L'élégie sur la mort, maintenant certaine, d'Adamo et d'Ivoa, occupa deux après-midi, puis Itia découvrit un sujet neuf : Adamo allait partir. Tetahiti serait le seul, homme de l'île et que deviendraient les pauvres vahinés  si Tetahiti venait  à tomber malade et à mourir? Il devint alors tout à fait évident que la maladie allait guetter Tetahiti à chaque tournant de sa vie, et que les dix vahinés seraient, à bref délai, vouées au veuvage, sans aucun tané pour les nourrir ou les protéger. On pleura donc Tetahiti devant lui. On fit même son éloge. Et ses futures veuves se lamentèrent sur leur propre sort, une fois qu'il serait parti. Ce nouveau thème était splendide et on allait l'exploiter à fond, quand tout se gâta par la faute de Vaa. Satisfaite de son nouveau tané, et de sa position, Vaa n'avait pris aucune part aux complaintes de ses compagnes. Mais tout d'un coup, l'idée qu'elle pût devenir veuve sans espoir de remariage pénétra sa cervelle avec beaucoup de force. Elle en fut bouleversée. Aoué, si Tetahiti mourait, que deviendrait Vaa? Ses intérêts étaient méprisés, on la lésait, c'était évident. Le départ d'Adamo la privait d'un tané de secours. Car mieux valait, après tout, un tané qui ne fût pas un grand chef que pas de tané du tout.

Sa réaction fut prompte. Elle marcha droit sur Tetahiti, se campa devant lui sur ses fortes jambes courtaudes, et soutenant son ventre des deux mains, elle éclata en reproches véhéments.

Tetahiti, qui était assis sur les rainures des portes coulissantes, en train de dorloter Ropati, ne leva même pas les yeux. Quand Vaa eut fini, il se mit sur pied, rendit le bébé à sa mère, gifla Vaa sans brutalité, et se tournant vers les femmes, il leur tint un langage résolu. Il avait pris une décision au sujet du Peritani, et rien de ce qu'elles pourraient dire ne le ferait changer d'avis. Il savait, certes, qu'il était plus facile de faire lâcher prise à un poulpe que de faire taire une femme. Mais si les vahinés s'obstinaient à bavarder à tort et à travers en sa présence, il irait vivre seul dans la montagne et n'en reviendrait que pour s'assurer du départ d'Adamo.

Cette déclaration imposa le silence et le silence dura. Mais il y avait encore les regards, les soupirs, les larmes, les hochements de tête douloureux. Et du moins quand Tetahiti était là, les femmes en usèrent sans aucune retenue.

Une semaine après l'incident provoqué par Vaa, Purcell vit Tetahiti entrer dans la grotte aux chaloupes. Il entra sans le saluer, tourna d'un pas rapide autour de l’embarcation et dit sans le regarder : La pirogue est finie? »

Purcell fut irrité de ce début abrupt. Il saisit une râpe dans la caisse aux outils et se mit à donner de l'arrondi à la lisse. Au bout d'un moment, il vit du coin de l'oeil que Tetahiti lui faisait face, et dit d'une voix sèche :

« Presque.

—  Qu'est-ce qui manque?

—  Je peins, je mets la toile, je peins la toile, et c'est fini. »

Il y eut un silence et on n'entendit plus que le petit bruit patient de la râpe sur le bois.

 « Pourquoi la toile?

—  Pour empêcher l'eau d'entrer. » Tetahiti passa la main sur le roof.

« Mais la pirogue, elle peut marcher comme ça?

—  Oui. »

Il y eut un silence et Tetahiti reprit : « C'est bien. Nous l'essaierons demain.

—  Nous? dit Purcell en relevant la tête et en fixant le Tahitien d'un air stupéfait.

—-Toi et moi », dit Tetahiti, impassible.

Il pivota sur ses talons, gagna l'entrée de la grotte, dit par-dessus son épaule : « Demain à marée haute » et disparut.

Quand il rentra le soir chez lui, Purcell ne dit rien aux vahinés de cette scène et s'aperçut à leur comportement que Tetahiti s'était tu, lui aussi. Mais la nuit tombée, quand chacun fut rentré chez soi, il se rendit chez Omaata en compagnie d'Ivoa.

Deux doédoé  — un devant chaque hublot grand ouvert — brûlaient pour éloigner les toupapahous, mais c'était pure habitude : la lune éclairait comme en plein jour. Omaata s'était assoupie, Itia dans ses bras comme un bébé. Sa masse, creusant le lit sous elle, donnait l'impression qu'elle dormait plus profondément qu'aucune autre.

Purcell lui toucha la joue et aussitôt elle ouvrit les yeux. Bien qu'ils fussent proportionnés à sa taille et à son visage, c'était à chaque fois pour Purcell la même surprise, ils paraissaient immenses. « Adamo », dit-elle en souriant.

Itia se réveilla à son tour, ronde et menue, regarda les arrivants, les cils battants, et tout d'un coup, elle bondit du lit et courut embrasser Adamo. Elle était heureuse comme une enfant qu'Adamo eût surgi subitement devant elle à un moment où elle ne s'attendait pas à le voir.

Purcell raconta son entrevue avec Tetahiti. « Peut-être, dit Itia, les yeux encore émerveillés du plaisir de l'imprévu, peut-être il va sur la pirogue avec toi, il te jette à l'eau, il revient, et il dit : « C'est un accident. »

— J'ai déjà pensé », dit Ivoa.

Omaata se souleva sur son coude, et tous les muscles et les rondeurs de sa masse sculpturale s'animèrent. « Il a donné le tabou.

—  Il est rusé », dit Ivoa. Omaata secoua sa lourde tête. « Il a donné le tabou.

—  Peut-être, dit Itia, il voit si la pirogue est bonne. Si elle est bonne, il prend et il part pour Tahiti. »

Ayant dit, elle rit, et son rire voleta dans la pièce comme un oiseau. Puis elle courut se jeter de nouveau au cou de Purcell. Mais cette fois-ci, elle embrassa aussi Ivoa. Celle-ci lui rendit ses caresses de bon cœur, mais son visage resta sombre.

—  Tetahiti n'est pas méchant, dit Omaata en fixant Ivoa de ses yeux immenses.

—  Peut-être il tue Adamo, dit Ivoa.

—  Non, dit Itia en regagnant le lit et en s'asseyant sur les pieds d'Omaata sans que celle-ci parût s'en apercevoir. Il est fâché, parce qu'Itia a dit : « Tu envoies  Adamo et  ta cousine  Ivoa sur la pirogue peritani, et ils se noient. » Il veut voir si la pirogue est bonne. Il ne veut pas avoir honte dans son cœur.

—  L'enfant a raison, dit Omaata. Tetahiti est très humilié à cause des choses que nous avons dites.

—  Peut-être il est curieux, dit Purcell. Il n'est jamais monté sur une petite pirogue peritani avec un toit.

—  Peut-être il te tue, dit Ivoa.

—  Ropati est seul. Je vais aller garder Ropati! » s'écria tout d'un coup Itia, comme si elle estimait qu'elle avait résolu le problème et que la discussion pouvait désormais se passer d'elle.

Comme elle s'élançait vers la porte, Ivoa la retint par le bras.

« Avapouhi est à la maison.

—  Je vais quand même! » s'écria Itia.

Le retour de ses mauvaises manières surprit tout le inonde. Ivoa secoua la tête d'un air ferme.

« Nous allons. Adamo a besoin de sommeil. »

Itia devint grise de honte, fit la lippe comme si elle allait se mettre à pleurer et se précipita dans les bras d'Omaata.

« A demain, Itia, dit Ivoa d'une voix douce en se penchant sur elle. Viens demain de bonne heure. Tu verras Ropati. »

Omaata tapotait la petite épaule ronde d'Itia du plat de son énorme main, mais ses yeux restaient fixés sur ceux d'Ivoa.

« Tu deviens une vraie Peritani, dit-elle avec un demi-sourire. Tu  te  fais  beaucoup de soucis  dans  ta tête.

—  Ils seront sur mer, dit Ivoa. Le tabou a été donné dans l'île. »

Purcell  lut  sur le visage  d'Omaata  que l'argument avait  porté. Il se  souvint  tout  d'un  coup : un tabou perdait sa force hors du lieu où on l'avait donné.

« Demande à Tetahiti d'aller aussi sur la pirogue, dit Omaata au bout d'un moment.

— Je demanderai », dit Ivoa, et son visage se détendit.

Le lendemain matin, dès que Tetahiti eut rassemblé  les vahinés sur la plage pour pousser la pirogue à l'eau, elle « demanda », en effet, et essuya un refus des plus secs.

Blossom Bay faisant face au nord, et le vent, ce matin-là, soufflant du sud-est, il n'y avait pas de ressac et la mise à l'eau fut facile. Purcell donna la barre à Tetahiti et hissa les voiles, mais la chaloupe se trouvant sous le vent de l'île, elles faseyèrent, et Purcell, revenant dans le cockpit, mit en place l'aviron de godille pour se déhaler jusqu'au cap Horoa. On appelait ainsi la falaise abrupte et déchiquetée qui, à l'est, séparait Blossom Bay et Rope Beach. Elle devait son nom à une chute dangereuse qu'Horoa y avait faite au début mai en tentant de dénicher des œufs de sterne.

Dès que la chaloupe eut doublé cette pointe, les voiles se gonflèrent d'un seul coup, le gréement vibra, l'embarcation bondit en avant, et Tetahiti,  rendant la barre à Purcell, s'assit  devant la cabine, le dos tourné. La brise était fraîche, la gîte assez forte, et Purcell lâcha de l’écoute pour venir grand largue, puis vent arrière. Le bateau se redressa et se mit à courir sur la houle. Purcell raffermit sa prise sur la barre. Il y avait huit mois qu'il n'avait pas senti un caillebotis frémir sous ses pieds. Bien qu'il eût prévu un banc pour le barreur, il restait debout, un genou sur le banc, le regard fixé sur la proue, prêt à corriger, d'un coup léger de la main, les embardées. La vibration du manche de chêne au creux de ses doigts lui faisait plaisir. La chaloupe avait pris de l'erre et donnait une magnifique impression de glissement et d'envol. Elle rattrapait une lame, en écrasait la crête en dérapant sur elle comme un traîneau sur la neige, et aussitôt une autre lame la surprenait par-derrière et la lançait dans le creux. Mais à peine son étrave avait-elle le temps d'y plonger jusqu'à la lisse que la voile l'arrachait de l'eau et la projetait en avant. Vague et vent la poussant, la chaloupe progressait ainsi de bond en bond, avec des ralentis dans l'entre-deux des lames et des envolées grisantes. On avait l'impression qu'elle pouvait parcourir ainsi sans fatigue, d'un bout à l'autre du monde, des milliers de milles.

En se retournant, Purcell vit le groupe des femmes sur la plage de Blossom Bay. Il était déjà si petit qu'il ne distinguait plus les visages, ni la haute taille d'Omaata. Peut-être agitaient-elles les bras vers lui. Il ne les voyait pas. L'île n'était pas plus grosse elle-même qu'un îlot couronné de verdure. « C'est comme cela, pensa Purcell, qu'elle m'apparaîtra quand je partirai. » Le ciel était un peu brumeux, le soleil n'arrivait pas à percer et il sentit pour la première fois sur son dos nu l'humidité des embruns. Il regarda le sillage, tira sa montre, et jeta de nouveau un coup d'oeil à l'île : sept ou huit nœuds. A cette allure, en moins d'une heure, elle ne serait plus qu'un point noir dans l'immensité de l'horizon.

Purcell, les yeux encore fixés sur l'île, sentit que le bateau dérapait, il donna un coup de barre à bâbord, puis regarda la proue, et donna un coup de barre en sens inverse. Le vent avait fraîchi, l'entre-deux des lames était plus petit, les lames elles-mêmes, plus hautes.

Tetahiti se retourna. Il ne se retourna pas tout à fait. Il offrit seulement à Purcell son profil et le coin de son œil gauche.

« Ivoa m'a dit que tu regrettais. »

Il ouvrait largement la bouche et devait parler fort à cause du vent, mais Purcell l'entendait à peine.

« Je regrette quoi?

— De n'être pas venu avec nous. »

Il n'avait pas dit cela. Pas tout à fait. Il avait dit : « Je ne sais pas. » Mais c'était vrai, au fond. Il regrettait. Au moment où Tetahiti avait posé la question, il avait su qu'il regrettait.

« Oui, dit-il, c'est vrai. »

Il resta immobile,  debout, la main sur la barre, à regarder le profil de Tetahiti. Ivoa, si discrète d'habitude... Qu'espérait-elle donc? A quoi tout cela rimait-il? Ces questions sur le passé? Cette sortie à deux pour essayer la chaloupe? C'était absurde. Tout depuis hier soir était anormal, bizarre. Tout se passait comme dans un rêve, sans suite, sans transition, sans cohérence. Quelques secondes se passèrent et Tetahiti bougea, bougea   avec une lenteur résolue et Purcell le regarda faire, fasciné. Il passa d'abord les jambes par-dessus le banc comme s'il voulait faire face au Peritani, et il lui fit face, en effet, mais avec un temps de retard, comme si sa tête suivait avec regret la direction de son corps. Son visage reçut aussitôt les embruns de plein fouet et Tetahiti plissa davantage encore  ses  traits creusés et burinés. Dans les fentes de ses lourdes paupières ses prunelles sombres, tranchant sur le blanc de l'œil, brillaient avec une intensité gênante. Sa tête sévère appuyée sur ses mains, et ses coudes reposant sur ses longues jambes musclées — si lisses et si mates. qu'elles avaient l'air d'être gainées de noir — il resta là, face à Purcell, ses yeux scrutant les siens.

« Adamo, dit-il d'une voix grave, une grande pirogue peritani vient dans l'île. Elle nous fait tort. Qu'est-ce que tu fais?

—  Tort comment? dit Purcell.

—  Comme le Squelette », dit Tetahiti d'une voix sourde.

Il y eut un silence et Purcell dit : « Je me bats contre eux.

—  Avec des armes?

—  Oui », dit Purcell d'une voix nette. Il ajouta :

« Mais il n'y a plus qu'un fusil.

—  Il y a deux fusils », dit Tetahiti.

Un éclat sombre traversa ses yeux et il ajouta avec un accent de triomphe :

« J'ai caché celui de Mehani. »

Il reprit aussitôt d'un ton bas et contenu, comme s'il faisait un violent effort pour dominer l'excitation de sa voix :

« Tu prends le fusil de Mehani?

—  S'ils nous font tort, oui.

—  Tu tires sur eux avec le fusil de Mehani?

—  Oui.

—  Toi Peritani, tu tires sur des Peritani ?

—  Oui. »

Il y eut un silence et comme Tetahiti n'ajoutait rien, Purcell dit :

« Pourquoi as-tu voulu venir avec moi sur la pirogue? »

Tetahiti n'eut pas l'air choqué par une question aussi directe. Il répondit sans hésitation :

« Pour voir si elle est bonne.

—  Et si elle est mauvaise?

—  Elle n'est pas mauvaise », dit Tetahiti d'un ton sec.

Purcell avala sa salive et chercha les yeux du Tahitien. Il ne les vit pas. Tetahiti avait abaissé ses paupières comme on referme une porte.

Au bout d'un moment, il passa les jambes par-dessus le banc, pivota sur ses hanches, tourna le dos à Purcell et dit par-dessus son épaule :

« Il y a beaucoup d'eau dans la pirogue. »

Purcell jeta un coup d'œil sur le caillebotis. La chaloupe depuis un moment embarquait. Rien d'inquiétant, mais il fallait écoper.

«  Prends la barre », dit Purcell.

Tetahiti se dressa sans dire un mot. En prenant la barre, il toucha par mégarde la main de Purcell, mais ne leva pas les yeux sur lui.

Purcell détacha un seau fixé sous le banc du cockpit, enleva les caillebotis et commença à vider l'eau des fonds. Pour aller plus vite, il redressait à peine la tête, mais au sifflement du gréement au-dessus de lui, il jugea que le vent avait encore fraîchi.

Il sentit que Tetahiti lui touchait l'épaule. Il se redressa.

« Regarde!  »

L'île, à l'horizon, n'était guère plus grosse qu'un rocher, et derrière elle, s'étendait à fleur d'eau, bouchant tout le sud, un long nuage d'un noir d'encre. Purcell jeta un coup d'œil autour de lui. La mer était grosse et confuse. Et les lames courant vers le nord faisaient maintenant prendre de flanc par d'autres lames venues du sud-ouest, et déferlaient en cataractes.

« The Southwester! » ( le suroît) cria Purcell en laissant tomber le seau.

Il s'aperçut qu'il avait parlé en anglais. Il prit la barre des mains de Tetahiti et lui cria dans le vent : « Le foc! » puis comme Tetahiti s'élançait en avant, il rentra l'écoute de grand-voile et porta la barre à bâbord. La chaloupe vira, passa le lit du vent, et Purcell laissa porter pour diminuer l'impact du vent sur les voiles avant de passer au plus près.

C'était la première fois depuis l'arrivée du Blossom en vue de l'île que Purcell voyait le terrible suroît se substituer au sudet sans préavis. Tetahiti se débattait avec les écoutes du foc. Purcell lui cria : « Plus plat! » . Tetahiti obéit et, en revenant, prit le temps de remettre en place les caillebotis et d'amarrer le seau d'écope sous le banc.

La chaloupe tenait un bon cap sur l'île, mais tanguait dur sur une mer chaotique et si peu voilée qu'elle fût, elle gîtait à donner le vertige. Purcell s'assit au vent et Tetahiti vint s'asseoir à côté de lui, comme si leurs deux poids pouvaient suffire à redresser l'embarcation. La lisse sous le vent disparaissait tout entière sous l'eau, et en se penchant en arrière, Purcell pouvait voir la moitié de la coque totalement déjaugée, la base de la quille, et par moments, la courte quille elle-même apparaissant dans la transparence de l'eau glauque. Purcell avait l'impression que la chaloupe, penchée sur l'océan presque à l'horizontale, gardait par miracle son équilibre et que la plus petite poussée supplémentaire allait la faire basculer dans les flots.

Il poussa la main à quelques degrés à tribord afin de déventer un peu sa voile, passa la barre à Tetahiti, lui cria dans le vent : « Tiens-la comme ça! » et, plongeant dans la cabine, en ressortit aussitôt avec deux filins. Il amarra l'un à la taille de Tetahiti, l'autre à la sienne Et fixa les extrémités au montant du banc. Il reprit la barre, remplit la voile de vent, et la chaloupe recommença à gîter. Elle montait splendidement la lame, mais  embarquait d'énormes masses d'embruns. Le pont avant en était balayé sans arrêt, l'écume tourbillonnait au pied du mât jusqu'au bas de la bôme, et malgré la protection du roof, l'eau, dans le cockpit,  atteignait déjà la hauteur du seau d'écope.

La houle devenait, à chaque instant, plus confuse. Elle brisait et déferlait en tous sens avec une sorte de fièvre comme si elle bouillonnait dans un chaudron trop petit. Mais par bonheur, elle n'était pas encore très haute, le ciel restait clair, et quand la chaloupe balançait une seconde au sommet d'une crête, Purcell avait le temps d'apercevoir l'île. Puis il retombait dans le creux, aveuglé par les paquets de mer, la main gauche accrochée à la barre, la main droite agrippée à la lisse.

Et le grain ne faisait que commencer! Le suroît! A Noël, trois semaines de bourrasques, un déluge d'eau, des arbres déracinés, un morceau de falaise  arraché à l’île! Quand le nuage noir derrière l'île serait sur eux, la chaloupe allait danser!

Le torse nu ruisselant d'eau, tremblant de froid, le visage coupé par le vent, les mains bleues et raidies, Purcell faisait des efforts continuels pour  reprendre son souffle entre deux paquets de mer. Il n'avait jamais essuyé un grain de cette violence à bord d'un bateau aussi petit. Et autre chose, certes, était d'étaler un coup de temps du haut de la dunette du Blossom et d'être ici, à ras de mer, au milieu des vagues, et  presqu’autant sous elles que dessus.

Tetahiti se pencha, colla presque ses  lèvres contre son oreille et hurla en détachant les mots :

« La pirogue!... trop dur!... »

Et de la main il fit le geste d'affaler les voiles. Purcell inclina la tête. C'était vrai. Il souquait la chaloupe comme un fou! C'était insensé de courir dans ce vent avec toute sa toile. Mais il n'avait pas le choix.

Il hurla à son tour :

« Arriver... à l'île... avant le nuage. »

Il répéta, toujours hurlant :

« Avant le nuage!... »

Au même instant, un gros paquet d'embruns le gifla avec violence, lui remplit la bouche et les yeux, et le renversa en arrière. Il émergea enfin de l'eau, crachant, toussant, à demi noyé, la main crochée sur la barre, et sentant bouger, contre son épaule, l'épaule de Tetahiti.

Il aperçut l'île de nouveau. Ils allaient un train d'enfer, mais elle avait à peine grossi depuis qu'il avait viré de bord. C'était désespérant. Il avait beau forcer la chaloupe, il lui faudrait encore une heure pour l'atteindre. II  ne l'atteindrait pas! Le ciel noircissait déjà, l'eau devenait verte, le grain serait là avant.

Ce matin en se réveillant, il avait observé le ciel et humé le vent. Temps clair, joli sudet. Il avait poussé jusqu'à Rope Beach : houle maniable. Il avait même pris la précaution d'aller jeter un coup d'œil au baromètre de Mason : beau fixe. Toutes les conditions pour une petite promenade de plaisance! Et maintenant, ils étaient en pleine mitraille et le temps allait crever sur eux! Il grelottait de froid, il arrivait à peine à penser. Il n'arrêtait pas de se dire, comme un maniaque, que s'il avait fait demi-tour vingt minutes plus tôt, il serait bien près d'être sous le vent de l'île, en eau calme, sans même un ressac pour gêner l'échouage.

Il vit venir à lui une grosse houle et pensa : « Si elle ne déferle pas, je vais voir l'île. » Au même instant, la proue de la chaloupe escalada la lame, l'horizon apparut, le nuage noir était partout : l'île avait disparu.

« L'île! » hurla Purcell en saisissant convulsivement le bras de Tetahiti.

Il s'était embarqué sans carte, sans compas, sans sextant! S'il passait dans le noir à côté de l'île, il n'avait aucun moyen de la retrouver! Il pouvait errer des jours et des jours dans la brume à sa recherche. Sans eau, sans vivres, sans un vêtement! La seule île dans un rayon de cinq cents milles marins!

« L'île! » hurla-t-il à nouveau.

Tetahiti le fixait, les yeux agrandis. Et ils restèrent quelques secondes à se regarder, hébétés, épaule contre épaule, leurs visages se touchant presque. Il y eut un sifflement de vent strident. Purcell vit la mer à bâbord venir à sa rencontre, et avant même de réfléchir, il donna un coup de barre. La mâture s'immobilisa à un mètre de l'eau, puis avec une lenteur infinie se redressa. Les voiles se mirent à battre avec violence dans le lit du vent, et Purcell les regarda, stupide, tremblant, sans pouvoir bouger un seul muscle. Tout s'était passé si vite. Il venait à peine de se rendre compte qu'ils avaient failli chavirer.

« Les voiles! » cria Tetahiti à son oreille.

Et de nouveau, il fit les gestes de les affaler. Il avait raison. C'était imbécile d'avoir attendu si longtemps!

Purcell passa la barre à Tetahiti, gagna le pont avant à quatre pattes, et le filin de sécurité accroché à sa ceinture, défit les drisses.

Il jeta l'ancre flottante, et passa dix minutes pénibles dans les paquets de mer et le tangage à rouler la grand-voile autour des espars et à les amarrer. Mais il agissait, tout était clair, c'était presque une routine. Il se mettait à sec de toile, la chaloupe dérivait comme un bouchon sur son ancre, ils étaient en sécurité. Un paquet de mer plus fort arriva, Purcell raffermit sa prise, s'ébroua, et pensa dans un éclair : « Dériver! » II ne pouvait pas se permettre de dériver! Le suroît pouvait durer des jours. Et même s'il ne le poussait vers le nord-ouest que quelques heures, il ne retrouverait plus jamais l'île. Il fallait faire du chemin, coûte que coûte, ou du moins étaler la dérive, rester presque sur place.

Purcell gagna en rampant la cabine, en ressortit avec un petit foc et appela Tetahiti. Accroché au mât, Tetahiti devrait le tenir ferme par le filin de sécurité, tandis qu'il démaillerait le grand foc, passerait la drisse en bout de mât et frapperait le petit foc sur l'étai avant. C'était une folie, en plein grain, de tenter une opération pareille, mais Purcell la réussit. Quand enfin il hissa la toile et revint à la barre, il avait les mains déchirées, et à force d'avoir reçu les énormes gifles des embruns, sa tête était vide et meurtrie.

Ahuri, les oreilles sifflantes de vent, Purcell fixait la proue sans la voir. La résistance de la barre le réveilla. Il regarda le petit foc. Il était gonflé à craquer. Il tenait! Il faisait même gîter la chaloupe! On avançait, on gagnait encore sur la houle!

Il s'aperçut qu'il était assis sur le grand foc qu'il venait de démailler et l'idée lui vint de s'en envelopper. Il fit signe à Tetahiti et tous deux, luttant contre le suroît qui le leur arrachait des mains, réussirent à faire de la voile un manteau qui leur couvrait la tête, les épaules et le dos. Pour plus de sûreté, ils passèrent un filin dans les œillets, serrèrent et l'amarrèrent au banc.

Il fallait que Purcell pût avoir des vues pour continuer à barrer, et ses yeux et son bras gauche émergeaient du foc Tetahiti, par contre, disparaissait tout entier dans la cage de toile où ils étaient tapis tous les deux, comme deux chiens au fond d'une niche, mouillés, tremblant de froid, serrés l'un contre l'autre.

Au bout d'un moment, Purcell sentit que Tetahiti passait le bras derrière son cou, posait la main sur son épaule gauche et collait sa joue contre la sienne.

« Bon! dit la voix de Tetahiti à son oreille.

— Quoi? » cria Purcell.

Une gerbe d'éclairs aveuglants jaillit devant la proue et il ferma les yeux.

« Le foc! Bon! »

Tetahiti devait hurler lui aussi, mais c'était une voix mince et lointaine qui lui parvenait au milieu de l'énorme cataclysme.

Purcell regarda le foc. C'était vrai, il était « bon »! Il n'était ni arraché, ni déchiré. Leurs vies étaient suspendues à ce mouchoir de poche, et il tenait. La chaloupe avançait dans les dents du suroît. Une onde d'espoir envahit Purcell.

Il tient! » hurla-t-il de toutes ses forces en se tournant vers Tetahiti.

Tetahiti fit quelque chose de surprenant. Il sourit. Dans la pénombre du capuchon de toile qui recouvrait sa tête, Purcell le vit distinctement. « Comme il est brave! » pensa Purcell avec gratitude. Au même instant, l'évidence lui sauta aux yeux : le plus près n'était pas efficace. Il ne pouyait pas l'être. Peu de voile, peu de quille. La chaloupe avançait, mais avançait en crabe, et au moins autant de côté qu'en avant. S'il continuait cette route, il risquait de passer à l'est de l'île. Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt? Puisqu'il perdait à l'Est, il fallait remonter à l'Ouest — tirer des bords. Des bords assez courts. Plus ils seraient courts, moins on risquait de s'écarter de l'île.

« Tetahiti! » cria-t-il.

Tetahiti décolla sa joue de la sienne et lui fit face.

«  Il faut faire... comme ça! » hurla Purcell.

Et calant la barre avec son genou, il libéra sa main gauche et fit le geste de louvoyer. Tetahiti hocha la tête et hurla :

« Je vais!  »

Aussitôt, et comme s'il était heureux d'agir, il se glissa, par-dessous, hors de leur cage de toile, et à quatre pattes, alla libérer l'écoute. Purcell donna un coup de barre et, à son grand soulagement, la chaloupe obéit, passa le lit du vent. C'était splendide! Elle avançait, puisqu'elle avait assez d'erre pour virer.

Une nappe de lumière fulgurante miroita et Purcell aperçut Tetahiti. Il avait du mal à border plat le foc. Purcell pensa avec anxiété : « Pourvu qu'il ne tire pas trop sur l'écoute! » Il poussa la barre pour déventer la voile une ou deux secondes pour l'aider.

Tetahiti revint vers lui, ruisselant d'eau, spectral dans la lumière trouble, le sommet de sa tête étrangement phosphorescent.

Purcell tira sa montre et attendit un nouvel éclair pour lire le cadran. Puisqu'on ne voyait rien, il fallait fixer arbitrairement le temps que durerait un bord. Dix minutes à l'Ouest. Six à l'Est. Le bord à l'Ouest devait être plus long, puisqu'il ne risquait pas de les éloigner de l'île.

La routine des bords s'installa, le temps passa, le grain n'augmenta pas de violence, ils étaient misérables, c'était tout. Le froid, les paquets de mer en pleine figure, les éclairs aveuglants, le tangage fou de la coque...

Il n'y avait rien à faire qu'à attendre et à subir. La chaloupe embarquait beaucoup, et Purcell décida d'écoper. Ils se relayèrent, et après trente minutes de travail acharné, ils arrivèrent à ramener l'eau à peu près au niveau où elle se trouvait avant le grain. Purcell amarra le seau, se glissa sous la toile à côté de Tetahiti, celui-ci passa son bras par-dessus son épaule et appuya sa joue contre la sienne. Purcell tira sa montre. Il y avait maintenant quatre heures que la chaloupe avait quitté l'île.

La sensation de froid était abominable. Ses mains étaient bleues, et i! entendait contre sa joue les dents de Tetahiti s'entrechoquer.

Il se tourna et lui cria à l'oreille :

« Va... sous le toit... pirogue.   »

Tetahiti fit « non » de la tête. Les éclairs cessèrent et ce fut un soulagement indicible de ne plus entendre le fracas des coups de foudre. Bien que le suroît continuât à siffler et les lames à s'entrechoquer, Purcell eut, pendant une ou deux minutes, une impression extraordinaire de paix et de silence. Puis cette impression se dissipa et il entendit à nouveau le vent.

Tetahiti colla sa bouche contre son oreille :

« Rien... à manger?                     

—  Non! » hurla Purcell.

Une brèche s'ouvrit dans le plafond, la visibilité s’améliora, mais sans s'étendre à plus d'une encablure, Purcell se fatiguait les yeux à essayer de distinguer dans la brume une forme qui laissât deviner l'île.

Il  eut atrocement peur tout d'un coup. Et s'ils avaient déjà dépassé l'île? Si l'île était déjà derrière eux? S'ils étaient en train de s'éloigner d'elle à chaque bord? Son coeur se mit à battre avec violence, et bien qu'il fût transi de froid, la sueur ruissela sur son front.

« Tetahiti! »

Un paquet d'embruns le gifla et ruissela à l'intérieur de la toile. Quand il put rouvrir les yeux, il vit que Tetahiti lui faisait face. Le froid avait marqué et décoloré son visage, mais ses traits restaient fermes.

« L'île... devant?

—  Devant! cria Tetahiti sans hésitation.

—  Pourquoi?

—  Devant!... »

Tetahiti ouvrit de nouveau la bouche, mais une bourrasque violente dispersa ses paroles et Purcell n'en attrapa que des bribes.

«  Beaucoup... soucis... tête... vivants!... »

Le regard de Purcell se reporta sur le foc, il corrigea sa route, et de nouveau il scruta la pénombre. Ah! voir, voir à travers le brouillard! Il devrait y avoir un sens spécial pour deviner la présence des lieux qu'on aime! C'était affreux! Peut-être allaient-ils passer à une encablure de l'île et la perdre!

Sa main serra avec force celle de Tetahiti. Il avait raison! Nous sommes vivants. « Ça devrait me suffire. » Cette imagination de l'avenir qu'ont les Blancs! Ne plus penser, accepter le présent, se débarrasser de l'angoisse!

Tout s'assombrit. Purcell vit distinctement le nuage noir arriver sur eux, et paraissant le précéder, la pluie, de nouveau, en lignes verticales très serrées, comme les lances d'une armée d'assaillants. Elles fondirent sur la chaloupe avec une violence incroyable, le ciel tout entier creva, et les gouttes, frappant leurs têtes comme des milliers d'aiguilles, battirent le pont et le roof avec un crépitement haineux. Une obscurité de poix, épaisse et sinistre, submergea tout, mais ce ne fut qu'un passage. La voûte noire des nuages s'éclaircit, tout devint gris et cotonneux, et la visibilité s'étendit à une demi-encablure. En même temps, une lumière blafarde et cruelle se répandait sur la mer et le creux glauque des lames prit un aspect repoussant qui glaça Purcell. Petit à petit, le plafond au-dessus de leurs têtes, si bas qu'il paraissait toucher l'étrave quand elle montait à la lame, se disloqua en nuages d'un gris verdâtre et vénéneux. La tête du mât devint phosphorescente, et le gros de l'orage éclata.

Les éclairs jaillirent autour d'eux avec des grondements et des roulements inhumains, projetant sur la chaloupe une lumière blanche, intermittente, intolérable, avant de frapper les vagues, dont ils détachaient, tranchant tout d'un coup sur le noir, des silhouettes vertes, diaboliques. Les éclairs tombaient par centaines, en véritable pluie, avec des formes variées à l'infini, en flèches brisées, en zigzags, en lignes sinueuses, en paraphes, en toiles d'araignée, en énormes boules de feu, laissant sur l'eau des traînées incandescentes, des zones de sang et de flamme. Purcell ne tremblait plus seulement de froid, mais de peur, et il pouvait voir, à quelques centimètres de lui — non pas même gris, mais véritablement blanchâtre — le visage révulsé du Tahitien.

Le fracas était assourdissant, bien au-delà des limites de ce qu'une oreille  humaine pouvait supporter. A chaque salve de tonnerres, explosant et se répercutant avec une sorte de rage, Purcell sentait son corps sauter, tressaillir, comme si le vacarme était, à lui seul, capable de le déchiqueter.  Assis au banc du barreur, attaché par une corde au bateau comme un galérien, sa torture ne finissait pas. Tout, était atroce, tout lui brisait les nerfs  : le suroît qui lui fendait le visage, la pluie qui le criblait de ses épingles, les paquets de mer qui l’asphyxiaient, et le  bruit, le  bruit surtout, ce  tohu-bohu monstrueux, cet écroulement de fin du monde. Il y eut une accalmie de quelques secondes, puis la tempête atteignit un paroxysme inouï. Purcell, le visage ruisselant d'eau, sentit ses traits se contracter, et se mit à gémir. Il n'y avait dans cette affreuse cacophonie aucune mesure avec ce qu'ils avaient supporté jusque-là. Le vent n'avait pas fraîchi, peut-être même soufflait-il moins fort, comme si l'eau qui tombait en cataractes l'alourdissait. Mais le bruit! Le bruit! Il était écervelé par le bruit! Les éclairs jaillissaient de tous les côtés à la fois, comme si ciel et mer s'embrasaient et Purcell eut l'impression horriblement nette et réelle que le monde allait finir. Les coups de tonnerre se succédaient dans un crescendo terrifiant. Ils évoquaient des montagnes en train de s'effondrer, d'énormes glissements de terrain, des fleuves asséchés, des fissures béantes coupant des villes en deux.

Purcell  ne pouvait plus supporter le miroitement blanc et glacé des éclairs, il sentait sa raison chanceler; il mit sa tête sous la toile, ferma  les yeux.  Mais des visions incroyables le poursuivaient. Il voyait le monde, lancé au milieu des étoiles et tandis qu'il roulait, l'océan  fou submergeait  les terres, des morceaux de continent partaient à la dérive, emportant sur leur mince croûte de boue leurs habitants terrifiés. La planète se défaisait comme une boule de sable humide que le soleil a fendillée. Elle se partageait en fragments qui tombaient en pluie dans l'espace, y projetant pêle-mêle les arbres, les hommes, les maisons. Puis les étoiles s'éteignaient une à une, le soleil se résorbait, et réduite à un noyau de feu, la terre éclatait dans une  explosion gigantesque. 

A travers la toile, Purcell sentait la pluie assaillir sa tête et il avait l'impression stupide que les os de son crâne allaient céder... Il voyait sans fin la terre fendue, béante, pulvérisée... Il ne fallait rien voir, rien entendre, se réduire au rôle de machine! Les yeux rapetisses pour se protéger de l'éclat atroce des éclairs, il se força à fixer le foc. Il tira sa montre. Dans une minute, il faudrait virer de bord. Il regardait le cadran, puis le foc, puis de nouveau sa montre...

« Tetahiti, le foc!  »

Il n'y eut pas de réponse. Purcell souleva le pan de la toile et regarda. Tetahiti avait les yeux clos comme un aveugle et son visage grisâtre était torturé.

« Le foc! » hurla Purcell à son oreille.

Pendant une minute, rien ne bougea, puis Tetahiti sortit du sac comme un automate, et les mains en avant, tâtonna dans les paquets de mer pour changer les amures du foc. Il revint, plié en deux, pataugeant dans l'eau du cockpit, ses cheveux crépitant d'étincelles. Il reprit sa place. A chaque nouveau coup de foudre, il sursautait avec violence.

Purcell éprouvait de plus en plus de mal à retrouver son souffle. Le ciel se déversait sur lui à pleins baquets, il avait l'impression d'être pris sous une cascade. Il y eut une accalmie et Purcell se surprit à regarder une lame qui déferlait. Il fut comme glacé de terreur par sa hideuse coloration verdâtre. Il détourna les yeux. Une nappe d'éclairs tomba sur sa droite avec un fracas inhumain et il ressentit de telles douleurs dans ses deux jambes qu'il crut que la foudre les avait arrachées.

Tetahiti se mit à crier et, un moment, Purcell pensa qu’il' avait été atteint par la foudre. Les deux mains accrochées au banc de chaque côté de ses genoux, recroquevillé sur lui-même, le front contre le bras de Purcell, il huirlait. Purcell l'entendait à peine, mais il sentait le souffle de sa bouche sur son biceps. « Il devient fou! » pensa-t-il avec une horrible angoisse, et pendant une minute il lutta contre l'envie de se mettre à hurler, lui aussi. Il passa sa jambe par-dessus la barre et, écartant les deux mains de Tetahiti, il lui donna des petites tapes sur les joues. La pluie se déversait sur eux avec une telle violence que les traits de Tetahiti lui paraissaient brouillés et déformés. Purcell frappa plus fort. Le Tahitien le laissait faire, la tête inerte, les yeux clos.

« Il n'était pas occupé », pensa Purcell tout d'un coup. Ses nerfs ont lâché, parce qu'il n'avait rien à faire. Il empoigna la tête de Tetahiti à deux mains, colla ses lèvres contre son oreille et hurla :

« Prends la barre!  »

Pas de réponse. Pas le moindre signe de vie. Le visage de Tetahiti était vide, hébété. C'était fini. Le bruit lui avait brisé les nerfs. Il se laissait mourir.

« Prends la barre! » hurla Purcell avec une énergie sauvage.

Il secouait entre ses deux mains la tête ballante de Tetahiti, il le suppliait, il frottait  sa joue  contre  la sienne, il pleurait presque. Finalement, il  sortit  du sac de toile, prit la main de Tetahiti et la posa sur la barre.

Il ne vit pas arriver le paquet de mer, il s'affala, sa tête disparut sous l'eau, il pensa : « Je suis à la mer », il tira sur le filin de sécurité, son front heurta un corps dur, il tâtonna des deux mains. C'était le banc du cockpit. Il se mit sur les genoux, essayant de reprendre son souffle. Un éclair illumina la chaloupe et il s'immobilisa, effaré. L'eau des fonds commençait à recouvrir le banc. Si la pluie torrentielle continuait, en moins d'une demi-heure, la chaloupe serait entre deux eaux. Ce serait la fin...

Il s'assit de l'autre côté de la barre. La tête de Tetahiti émergeait du sac de toile. Ses yeux à demi clos se fixèrent comme à tâtons sur Purcell et il ouvrit la bouche. Mais cette fois, il ne criait pas. Il parlait. Il hurlait des mots. Purcell n'entendait pas un seul son, mais aux mouvements des lèvres, il comprit que Tetahiti l'appelait par son nom. Il approcha son oreille et une voix fluette et lointaine dit : « Avec... moi.

—  Quoi? hurla Purcell.

—  Avec... moi.  »

Il comprit enfin. Tetahiti lui demandait de revenir avec lui sous la toile.

Purcell posa les doigts sur la barre à côté des siens et fit le geste de gouverner. Un peu de fermeté parut revenir dans le regard de Tetahiti. Ses yeux se posèrent sur sa propre main, puis se promenèrent jusqu'au foc et revinrent sur Purcell. A ce moment, une embardée dévia la chaloupe, et sans même regarder la proue, Tetahiti corrigea.

Purcell se glissa sous la toile. Aussitôt Tetahiti passa son bras sur son épaule et colla sa joue contre la sienne.

Assis comme il l'était maintenant à sa droite, Purcell se rendit compte qu'il ne pouvait rien sur la barre. « Et même s'il se trompe de route! » se dit-il en haussant les épaules. A chaque miroitement d'éclairs il regardait le niveau de l'eau dans le cockpit. Dans dix minutes la chaloupe ne serait plus qu'une épave.

A la pensée de perdre l'île il avait été atteint quelques instants plus tôt d'une angoisse folle. Mais l'île perdue, l'idée qu'il allait mourir ne lui faisait pas d'effet. Il regarda Tetahiti.  Il barrait parfaitement. Peut-être avait-il été choqué par la foudre? Sous l'avalanche de pluie ses traits étaient calmes, concentrés.

Purcell se sentait faible, apathique. Coup sur coup deux paquets de mer le secouèrent. Il serra les lèvres. Agir, agir, jusqu'au bout ! Il tira sa montre. Trois minutes avant de virer de bord. Il ricana : le dernier bord! Il cessa subitement de voir le cadran, il y eut comme un blanc dans son esprit, il reconnut le froid du métal contre son oreille et comprit ce qu'il était en train de faire. C'était enfantin, ça ne ressemblait à rien de sérieux. Et pourtant, malgré lui, il écouta. Avec une force et une netteté stupéfiantes dans le déchaînement des éléments, le tic-tac courait, infatigable, découpant le temps en petites tranches précises, comme si le temps appartenait à l'homme. Purcell ressentit une extraordinaire impression de sécurité. C'était stupide et merveilleux, ce petit battement à son oreille. Cette vie. Il pensa : je deviens fou. Mais la main ruisselante de pluie crispée sur sa montre, la tête vidée par le bruit, les yeux mi-clos, il écoutait.

La pluie cessa. Aussitôt, Purcell se glissa hors de la toile et se mit à écoper. Il n'éprouvait ni soulagement ni espoir. Il y avait quelque chose à faire. Il le faisait.

Tetahiti le relaya et, pendant une demi-heure, à tour de rôle, ils travaillèrent à rejeter l'eau des fonds. Ils étaient trop épuisés pour échanger une parole. Par peur de laisser tomber le seau par-dessus bord, ils se l'attachaient par un filin au poignet. Parfois un paquet de mer venait rendre inutile cinq minutes d'efforts. Ils n'y prêtaient pas d'attention. Ils gagnaient peu à peu sur l'eau.

La visibilité était meilleure. Ils étaient de nouveau dans une zone blanchâtre, cotonneuse. Purcell avait l'impression d'avoir déjà vécu ce moment. Le souvenir de sa vie dans l'île s'était effacé. Il avait le sentiment d'être depuis des années sur cette chaloupe, affamé, grelottant de froid, ballotté par les vagues. Il était assis à la barre et regardait Tetahiti écoper. Le Tahitien lui faisait face, les jambes écartées, les jarrets appuyés contre le  banc, le filin de sécurité  lové devant  lui  dans  l'eau  comme  un  serpent. Son grand corps se ployait, ses longs bras se détendaient, et du même mouvement rond qui faisait passer le seau dans l'eau du cockpit, il en envoyait le contenu sous le vent. De temps en temps, il levait les yeux dans la direction de Purcell pour s'assurer qu'il était toujours là.

Tetahiti vida le seau à bâbord et s'immobilisa. Purcell suivit son regard.  Dans le nuage blanchâtre qui recouvrait tout autour d'eux se découpait, à faible distance au-dessus de l'eau, une tache ronde dont l'intérieur était plus blanc et plus brillant que le pourtour. Un soleil qui n'aurait pas réussi  à percer un épais brouillard aurait pu produire  cet effet.  Mais le soleil n'était sûrement pas si bas à l'horizon. On avait à peine passé midi.

Purcell se dressa et posa un genou sur le banc du barreur. La tache claire  se présentait sur le travers de bâbord et dans une direction qui, à en juger par celle des vagues, devait être le sud. Elle n'était pas ronde comme il l'avait cru d'abord, mais oblongue. Ou plus exactement, elle paraissait tantôt augmenter en hauteur, et tantôt s'aplatir. Le ciel, au cours d'un grain, présente souvent des phénomènes optiques insolites, mais ils  voyagent, ils se déforment, ils disparaissent. Cette tache persistait et ne se déplaçait pas.

Tetahiti avait repris l'écope et Purcell se rassit. Il tremblait de froid, il se sentait comme hébété, et des souvenirs bizarres l'assaillaient.

 « Un feu! » hurla Tetahiti.

Purcell se dressa, le cœur battant et regarda autour de lui sans comprendre.

Tetahiti se précipita sur lui, le seau attaché à son poignet sautant derrière lui et heurtant les lisses sans qu'il s'en aperçût.

« Un feu!  »

Il prit Purcell aux épaules et le secoua. Le seau bringuebalait contre les jambes de Purcell et Purcell le saisit par l'anse. Il lui paraissait très important tout d'un coup de faire cesser les mouvements désordonnées de l'écope.

« Un feu! » cria Tetahiti en le secouant avec violence.

Un paquet de mer arriva sur eux et les affala sur le banc. Purcell se redressa, toussa, ouvrit les yeux. La tache claire! Ce fut comme un voile qui se déchire. Les femmes avaient allumé un feu sur la plage! L'île était là!

« Prends la barre! » cria Purcell en se précipitant vers le roof. Une secousse brutale le tira en arrière. C'était le seau. Il le tenait toujours à la main et il avait oublié qu'il était attaché au poignet de Tetahiti.

Il ne prit pas le temps de dénouer les amarres de la grande voile. Il les coupa. Couché sur la toile que le vent lui arrachait des mains, il réussit à prendre des ris, il hissa la voile, fixa la drisse. La chaloupe se mit à gîter,  de gros paquets  embarquèrent, il fallait tout risquer, souquer à mort!  Si le grain revenait, la tache claire à bâbord serait engloutie par la poix!

Purcell reprit la barre et un doute affreux le traversa. Est-ce qu'ils ne se trompaient pas? Comment les vahinés auraient-elles pu allumer et entretenir un feu sous cette pluie torrentielle?

« Tetahiti... »

Bien qu'avec les paquets de mer qu'on embarquait, ce fût maintenant totalement inutile, Tetahiti écopait. Il écopait avec une sorte de rage. Les traits fermés, contractés.

« Tetahiti... »

Il releva la tête, regarda Purcell et Purcell vit à son regard que lui aussi n'y croyait plus. Un feu sous un déluge! Et pourtant la tache claire était toujours là, au même endroit à ras de l'eau.

A l'instant d'après, Tetahiti était assis à côté de lui,

Il montrait ses dents, son visage luisait, il était fou d'excitation. « Adamo! cria-t-il, les pirogues!... Les pirogues peritani! » Purcell le regarda et se mit à rire d'un rire saccadé, interminable. La grotte avait servi aux femmes de cheminée. Elles avaient mis le feu aux chaloupes!

La voile battit. Purcell vit Tetahiti démarrer l'aviron de godille. Il n'y eut plus de suroît d'un seul coup, plus de lames, ils étaient sous le vent de l'île. En même temps la brume s'épaissit. A part la tache claire, ils ne voyaient rien.

Purcell remplaça Tetahiti à la godille et il l'entendit derrière son dos qui affalait les voiles. Sans tangage, sans le moindre roulis, la chaloupe glissait dans l'eau et sa stabilité donnait presque le vertige à Purcell. Il ne voyait rien, pas même la pale de l'aviron. Tout était blanc, tout était assourdi. Il avait l'impression d'entrer dans du coton, un coton lâche, léger, élastique qui se refermait au fur et à mesure derrière lui. Il godillait des deux mains, la tête par-dessus son épaule pour se guider sur la tache. Tetahiti devait être sur la proue. Il ne le distinguait pas.

Tetahiti vint le remplacer à la godille, et la chaloupe avança plus vite. Purcell gagna l'avant, et une main sur l’etai du foc, l'autre appuyée sur le mât, il respira. Sa poitrine se soulevait convulsivement. Il ne voyait rien. Même l'eau sur laquelle il glissait était invisible. Quelques minutes s'écoulèrent, puis l'odeur des arbres et du feu de bois lui parvint, sa gorge se noua et il eut envie de pleurer.

La quille racla sur le sable, la chaloupe se coucha sur bâbord, ne bougea plus. Il jeta l'ancre, sauta à l'eau et se mit à courir sur la plage dans la direction du feu. Au bout de quelques mètres, ses jambes se dérobèrent. Il tomba face contre terre, et les bras étendus, il pressa ses lèvres contre le sable.

« Adamo! »

C'était la voix de Tetahiti. Elle était assourdie, inquiète. Il le cherchait.

« Adamo! »

Peut-être n'avait-il pas entendu le floc, quand Purcell avait sauté dans l'eau après l'échouage.

« Tetahiti », dit Purcell d'une voix faible.

Il se releva et attendit la réponse du Tahitien pour marcher dans la direction du son.

« Adamo! »

Purcell se mit en marche, les bras en avant. Il ne voyait même pas l'extrémité de ses mains. Tout était blanc et ouaté.

« Adamo! »

Il fut surpris d'entendre la voix derrière lui. Mais c'était peut-être l'écho de la falaise. Ou le brouillard qui mêlait tout.

« Tetahiti!  »

De longues minutes s'écoulèrent. Ils n'arrivaient pas à se joindre. Ils devaient tourner en rond à quelques mètres l'un de l'autre. Il ne fallait pas crier. L'écho faussait tout. Il reprit à mi-voix :

« Tetahiti...  »

Et tout d'un coup, tout près de lui, si près qu'il sursauta :

« Ne bouge plus. »

IIlse retourna. Il ne vit rien. Il s'immobilisa et la voix nouveau, la voix grave et profonde de Tetahiti : « Parle...

—  Tetahiti... Encore.

—  Tetahiti...

—  Encore.  »

La voix était sur sa droite, mais Purcell résista à l’envie de se précipiter de ce côté.

  « Tetahiti... »

 Une main se posa sur son épaule. Il se retourna. La haute silhouette athlétique de Tetahiti se dessina en gris dans la brume. Purcell distinguait avec assez de netteté la main sur son épaule, mais à partir du coude, le bras devenait imprécis, et au-dessus de lui, la tête n'était qu'une tache sombre sur le blanc du brouillard.

«  O Adamo! dit Tetahiti, je t'ai trouvé! »