CHAPITRE IX

 

 

 

Les fugitives revinrent le soir même. Ce fut un grand triomphe pour les femmes, une petite satisfaction pour les Tahitiens, une perte de face pour le Squelette. Omaata sonna la cloche de Blossom Square, et sauf les membres de la majorité, tout le village accourut. Itia et Avapouhi étaient couronnées de fleurs comme pour un sacrifice, et les yeux luisants, le rire étincelant, elles éclataient de santé.

Ce fut une grande liesse. On leur frotta les joues, on les palpa, on leur donna de petites tapes. Purcell arriva, leur pétrit les épaules, et approchant son nez de leurs cous, il les huma. Cela fit rire. C'est ainsi que les mères tahitiennes embrassent leurs bébés. Purcell adorait la peau de ces femmes, douce, parfumée, fondant sous les doigts.

Omaata fit un discours. Les choses avaient repris leur cours normal. C'étaient les femmes, finalement, qui avaient choisi leurs tanes, et non l'inverse. Quand elle eut fini, on pressa les fugitives de questions : pourquoi n'étaient-elles pas mouillées? Où s'étaient-elles réfugiées pendant la grande pluie? Comment s'étaient-elles nourries? Mais elles refusèrent avec obstination de répondre et, souriantes, les cils noirs baissés sur les joues, leurs têtes l'une contre l'autre, elles se refermèrent sur leur secret.

Le soir, à la lumière des doédoé, il y eut sur la place du marché des danses et des chants qui dépassèrent en lascivité et en explosion de joie de vivre tout ce que Purcell avait vu jusque-là. Ouili et Ropati étaient là, presque aussi déchaînés que les Tahitiens. Il y eut des ululements de contentement quand Jono survint, amené par Omaata, et se mit à se dandiner comme un ours. Au bout d'un moment on alla chercher l'homme jaune. Personne ne lui en voulait. Il avait été si doux, si poli. Itia frotta sa joue contre la sienne, et pour le consoler d'avoir dû renoncer à la vahiné qu'il désirait, deux ou trois femmes lui firent des avances auxquelles il fut sensible.

Le lendemain, le suroît laissa place à l'alizé, et l'alizé ramena des journées ensoleillées et des nuits lumineuses. Les Tahitiens comptant par nuit et non par jour, le Noël des Peritani tombait pour eux la neuvième nuit de la onzième lune. Cette nuit, comme toutes celles du mois, avait un nom. Elle s'appelait Tamatea, ou lune éclairant les poissons au couchant.

Son signe était propice. Et, en effet, Mehani fut assez heureux, dans l'après-midi, pour tuer du premier coup de feu un cochon sauvage. Il le porta à Omaata qui commença à le vider, tandis que les femmes préparaient le four. Purcell eut alors l'idée de dépêcher White chez Mason et les membres de la majorité pour leur proposer de prendre ce repas en commun le soir, à Blossom Square, à la clarté de la lune, afin de célébrer, en même temps, la nativité et le souvenir de la Patrie. Ceci fait, il pria Mehani de demander aux Tahitiens de se joindre aux Peritani.

Purcell comprit moins d'une heure plus tard quelles illusions il se faisait et à quel point les positions étaient déjà figées. Sa proposition essuya partout des refus. Mac Leod fit dire qu'il regrettait. Justement, il régalait le soir même ses amis. Les membres de la majorité regrettèrent tour à tour. Ils dînaient chez Mac Leod. Purcell eut l'impression que Mac Leod avait utilisé White pour porter — en même temps que la sienne, et lui faisant pièce — son invitation personnelle.

Mason fut plus brutal. « Il dit qu'il n'y a pas de réponse », dit White, gêné de transmettre à Purcell cette rebuffade.

« Et le sextant?

—  Je le lui ai remis de votre part.

—  Qu'est-ce qu'il a dit?

—  Il a dit : « Bon. » Purcell leva les sourcils. « C'est tout?

—  Oui.

—  Vous lui avez dit comment il était venu entre mes mains?

—  Oui.

—  Qu'est-ce qu'il a dit?

—  Rien.

—  Il ne vous a rien chargé de me dire?

—  Non. »

Purcell scruta le visage de White. Mais non, le métis ne mentait jamais. Il était si scrupuleux qu'il ne se contentait pas de répéter mot pour mot ce qu'on lui avait confié. Il reproduisait les intonations et mimait même les jeux de physionomie qui accompagnaient le message. Ainsi, quand il avait dit « Bon », il n'y avait pas à s'y tromper, c'était le « Bon » rogue et fermé de Mason.

La  réponse des Tahitiens eut toutes les  apparences de la courtoisie. Ils remerciaient Adamo mille fois et mille fois. Ils étaient très honorés qu'on les invitât, eux et leurs trois femmes à partager le repas des Peritani. Mais ils déploraient d'être contraints par les circonstances de décliner cette invitation.

Purcell désouchait son jardin quand Mehani lui apporta cette réponse.

« Ils ont dit nos trois femmes, demanda-t-il en relevant la tête.

—  Oui.

—  Qui est-ce qui a dit ça? Tetahitî

—  Oui.

—  Il a parlé au nom de tous? »

Mehani inclina la tête. Purcell reprit au bout d'un moment :

« Pourquoi est-il le chef ici? A Tahiti, ton père est aussi grand que le sien.

—  Il est vieux : il a trente ans.

—  Et si je l'invitais à dîner ce soir dans ma cabane?

—  Il refuserait. »

Et comme Purcell restait silencieux, Mehani ajouta :

« Il dit que tu n'es pas moà. »

« J'ai donc menti pour rien, pensa Purcell avec tristesse. Et maintenant parce que j'ai commencé, il faut que je continue à mentir. A Ivoa, à Mehani... »

« Mais tu sais, dit Mehani au même moment, moi non plus, je ne le crois pas. »

Et comme Purcell le regardait, stupéfait, Mehani se mit à rire.

« Toi non plus, j'espère, Adamo? »

Purcell le dévisageait, ne sachant que répondre. Mehani lui tapa sur l'épaule, cessa de rire, et dit d'un ton sérieux :

« Ils ne croient pas que tu es moà, mais ils croient que je le crois. C'est pourquoi il faut que je continue à le dire. »

Il y eut un silence et Purcell dit :

« Pourquoi toute cette comédie?

—  Eh bien, dit Mehani en détournant la tête, si je ne le disais pas, je ne pourrais pas venir dîner ce soir avec toi.

—  Si tu ne le disais pas et que tu viennes, qu'est-ce qui se passerait?

—  Je serais un traître. » Purcell tressaillit.

« On en est là? » dit-il avec lenteur.

Il reprit, la gorge serrée :

« Qu'est-ce que je suis pour eux, si je ne suis pas moà. Complice? »

Mehani ne répondit pas. Au bout d'un moment il prit la main de Purcell, la porta à son visage et l'appuya contre sa joue.

« Tu viendras? dit Purcell.

—  Je viendrai, frère », dit Mehani.

Ses yeux fixés sur ceux de Purcell brillaient d'un éclat doux.

Il reprit : « Avec Itia.

—  Comment? dit Purcell. Ils laisseront venir Itia?

—  Sache, Adamo, que personne ne commande à Itia.

—  Pas même toi?

—  Pas même moi! » dit Mehani en riant.

Le jour de Noël, on mangea donc du même cochon cuit au même four par les mêmes mains, mais on le mangea dans des lieux différents : les Tahitiens dans leur maison; la majorité chez Mac Leod; la minorité, Itia et Mehani chez Purcell; Mason chez lui.

Trois jours plus tard, sur le coup de midi, on frappa chez Purcell. C'était White. Il resta sur le seuil.

« Mac Leod m'envoie demander si vous avez eu du poisson. »

La table était dressée à trois pas du métis, et le poisson s'y étalait, blanc et lisse sur une feuille de bananier. Mais White ne voyait rien. Il baissait les yeux avec tact. Et Purcell eut l'impression que s'il disait « Non », White répéterait son « Non » à Mac Leod sans commentaire.

« Vous voyez », dit Purcell.

White leva les yeux, regarda la table, dit « Merci » et pivota sur ses talons.

« White, dit Purcell vivement. De quoi s'agit-il? Vous n'en avez pas eu? »

White lui fit face et dit d'une voix neutre :

« Personne de nous n'en a eu.   »

Purcell se tourna vers Ivoa et dit en tahitien :

« D'où vient ce poisson?

—  Mehani l'a apporté.

—  Ils ont pêché ce matin?

—  Oui, dit Ivoa brièvement, les yeux détournés.

—  Mais au retour, ils n'ont pas sonné la cloche?

—  Non.

—  A qui ont-ils donné du poisson, à part moi?

—  Ils n'ont rien donné à personne. C'est Mehani. Mehani en a attrapé en plus pour nous, pour Ouili et pour Ropati. »

Il y eut un silence et Purcell dit  :

« Ils ne veulent plus pêcher pour les Peritani?

—  Non. »

Purcell soupira et se tourna vers White : « Voici ce qu'elle dit...» White secoua la tête.

« J'ai compris ce qu'elle disait. Merci.

—  White! »

White s'arrêta comme il franchissait le seuil. « Dites, je vous prie, à Mac Leod que je n'étais pas au courant.

—  Je le lui dirai. »

Deux jours plus tard, dans l'après-midi, Jones entra chez Purcell. Il n'était vêtu que d'un pareu, selon son habitude.

« Je vous dérange? »

Purcell ferma son livre et lui sourit.

« Savez-vous combien la bibliothèque du bord comptait de livres?

—  Non.

—  Quarante-huit. Et j'ai toute la vie pour les lire. Prenez le fauteuil.

—  Je vais le mettre au soleil », dit Jones.

Et, se baissant, il saisit le lourd fauteuil de chêne par un pied, se redressa en le portant à bout de bras, tous les muscles de l'épaule saillant dans l'effort. Il fit trois pas, et le posa à terre en fléchissant les jarrets, les quatre pieds du fauteuil atterrissant en même temps, et avec tant de douceur qu'on n'entendit aucun bruit.

« Bravo! » dit Purcell en souriant.

Après cet exploit, Jones s'assit, les yeux baissés; l'air prude et distant.

Ivoa entra.

« E Ropati é! » dit-elle en levant la main droite et en agitant ses doigts écartés l'un après l'autre.

Elle s'approcha de lui en souriant, posa la main maternellement sur ses cheveux courts. Ses yeux de porcelaine fixés dans le vide, Jones tendit la joue. Il avait l'air affectueux et impatient d'un enfant qui attend la fin des effusions pour reprendre son jeu.

«  Tu as les cheveux comme l'herbe qu'on vient de couper », dit Ivoa.

Purrell traduisit.

« Je n'ai pas les cheveux verts », dit Jones.

Et il rit. Puis il fronça de nouveau les sourcils sur son nez court, croisa les bras, et les .deux mains refermées sur ses biceps, il les palpa d'un air austère.

« Mac Leod et sa clique sont allés pêcher ce matin, dit-il d'un ton presque dramatique. Je les ai vus revenir. Ils avaient des masses de poissons! »

Sa voix sur masses monta tout d'un coup sur une note trop élevée qui fit fausset. Jones rougit. Il n'aimait pas quand sa voix lui jouait des tours.

« Eh bien? dit Purcell.

—  Ils n'ont pas sonné la cloche, dit Jones d'un ton indigné. Ils ont préféré  en jeter plutôt que nous en donner.

—  Mauvais, dit Purcell. et il se tut.

—  A la rigueur, qu'ils n'en donnent pas aux Tahitiens...  Ils ne feraient que leur rendre leur monnaie... Mais nous! Qu'est-ce qu'on leur a fait? »

Purcell haussa les épaules.

« Vous savez quoi? dit Jones en décroisant les bras et en gonflant agressivement sa poitrine. On va aller à la pêche demain, Ouili, vous et moi...

—  Excellente idée, dit Purcell en le coupant. Je vois où vous voulez en venir. Au retour, on sonne la cloche et on donne du poisson à tout le monde...  »

Jones ouvrit les yeux sous son nez bref et retroussé, et sa bouche s'ouvrit comme un O.

« Eh bien, dit Purcell sans lui laisser le temps de se reprendre, allez donc prévenir Baker et chercher des vers avec lui. L'après-midi est déjà avancé. »

Il se leva,  accompagna  Jones  jusqu'à la porte et  le regarda remonter West Avenue. Jones marchait d'un pas contenu, la tête droite, et les muscles dorsaux contractés pour carrer les épaules.

« Pourquoi souris-tu? » dit la voix d'Ivoa.

Purcell tourna la tête.

« Il est gentil. Il est drôle et gentil. »

Purcell reprit au bout d'un moment, les yeux toujours fixés sur Jones.

« J'aimerais avoir un fils.

— Que l'Eatua t'entende », dit Ivoa.

La pêche de la « minorité » fut bonne, mais la générosité de Purcell resta sans effet. Les Tahitiens refusèrent ses poissons. La majorité les accepta, mais s'abstint de rendre la politesse lorsqu'elle retourna pêcher. Vaa accepta d'être partie prenante dans cette distribution et dans celles qui suivirent. Quant à Mason, il ignora, ou voulut ignorer, l'origine du poisson qui était servi à sa table, car il continua à ne pas répondre, dans le mois qui suivit, aux saluts des gens qui le nourrissaient.

Janvier passa. Ivoa commençait à s'alourdir et à compter les jours, ou plutôt les nuits, qui la séparaient de sa délivrance. Elle la situait dans le mois de la sixième lune, et elle espérait qu'elle tomberait sur le dernier quartier (qui était faste ) et si l'Eatua l'exauçait, sur la nuit merveilleuse de l'Erotooéréoré, ou Nuit où les poissons remontent des profondeurs. Elle s’enorgueillissait beaucoup que l'enfant d'Adamo fût le premier à voir le jour dans l'île. Elle en tirait, pour son avenir, un présage glorieux.

Les Tahitiennes passent, en général, pour peu fécondes, particularité que le capitaine Cook tenait pour un sage présent du Ciel, étant donné la liberté de leurs mœurs et l'exiguïté de leur île. En tout cas, Ivoa était encore, à cette date, la seule dans son état, et il fallut attendre avril pour savoir dans quelle maison le deuxième bébé allait naître. Fin mars, à vrai dire, les Tahitiennes commencèrent à avoir des soupçons. Mais la chose paraissait si invraisemblable qu'on préféra attribuer les apparences à l'engraissement d'une vie sédentaire. En avril, cependant, il ne fut plus permis de douter. Et quand Vaa, le jour après la nuit du Tourou (Nuits où poissons et crabes voisinent), apparut au marché pour venir chercher sa portion de cochon sauvage, le silence le plus profond se fit dans la file des vahinés, tant son embonpoint frappait l'œil. La nouvelle fit pendant quinze jours la sensation de l'île. Et Itia en fit même une chanson d'une naïve obscénité. Mais après s'être beaucoup égayées, les Tahitiennes conçurent de l'estime pour Vaa. Au moment du partage des femmes, elle avait dit en public qu'elle « réchaufferait » le chef de la grande pirogue. De toute évidence, elle avait réussi.

Avril apporta aussi une déception : la récolte des ignames fut mauvaise. On en fit une distribution rigoureuse par tête d'habitants. Chacun creusa, à côté de sa maison, un silo pour conserver sa part. Et on donna à tous le conseil d'économiser au maximum sur sa provision personnelle afin de faire la soudure avec l'année suivante sans toucher aux ignames sauvages. On voulait, en effet, garder de celle-ci une réserve importante, au cas où la prochaine récolte serait plus mauvaise encore.

Au début de mai, Mac Leod fit dire à Purcell qu'il avait remarqué en passant devant le silo des « Noirs » qu'il était déjà très entamé. Au train où ils allaient, leur provision ne durerait pas six mois, auquel cas les « Noirs » se nourriraient évidemment des ignames sauvages, au préjudice de la réserve que l'on voulait respecter. Mac Leod priait Purcell d'intervenir auprès d'eux pour modérer leur consommation.

La demande de Mac Leod reposait sur une observation exacte, comme Purcell s'en aperçut en allant jeter un coup d'œil sur le silo des Tahitiens. Il leur parla en son nom personnel, sans souffler mot de Mac Leod.

Il se heurta, dès les premières paroles, à une incompréhension manifeste. La nature, à Tahiti, offre tout en telle abondance que la notion de se priver dans le présent pour ménager l'avenir apparut aux interlocuteurs de Purcell comme une de ces idées maamaa dont les Peritani détenaient le secret. Et, en effet, quand il n'y aurait plus d'ignames cultivées, il y aurait les ignames sauvages. Quand il n'y aurait plus d'ignames sauvages, il y aurait les fruits. Et quand il n'y aurait plus de fruits, il y aurait toujours les poissons. Tant qu'un homme avait un bon harpon au bout de son bras habile, il ne mourrait jamais de faim. Purcell recommença ses explications. Il ne persuadait personne. Et, au bout d'une heure, il finit par comprendre que les Tahitiens trouvaient sa démarche indiscrète. Il prit congé d'eux et s'en alla.

Une semaine après cet entretien, White vint avertir Purcell qu'il y aurait une assemblée après le repas de midi chez Mac Leod. Le lieu de la réunion surprit Purcell. Pourquoi pas sous le banian comme d'habitude? White secoua la tête. Il ne savait pas. Mais la réunion était très importante : Mac Leod l'avait dit.

Vers deux heures, Purcell, au lieu de se rendre directement chez l'Ecossais, remonta West Avenue et passa chez Baker et chez Jones. Il ne trouva ni l'un ni l'autre. Ils étaient partis chez le Squelette cinq minutes avant. Purcell prit alors Nor'wester str., avec l'intention de couper à travers la cocoteraie pour atteindre la maison de Mac Leod. Il n'avait pas fait dix pas dans le sous-bois qu'il vit Itia assise au pied d'un pandanus. Elle baissait la tête et le regardait venir, les yeux luisants derrière ses cils. Il s'arrêta. « Qu'est-ce que tu fais là, Itia?

—  Je t'attendais, dit-elle avec effronterie.

—  Tu m'attendais! dit-il en riant. Comment savais-tu que je passerais par ici? Ce n'est pas mon chemin.

—  Je t'ai suivi. Tu ne me voyais pas. J'étais dans le sous-bois. Homme, c'était amusant! Je t'ai suivi depuis ta maison. Je  savais par Horoa que tu allais chez le Squelette.

—  Eh bien, dit Purcell, que me veux-tu?  »

Elle se leva et s'approcha, son visage rond et rieur levé vers lui. Quand elle fut à un mètre, elle s'arrêta, mit ses bras potelés derrière son dos, et dit d'une voix douce :

« Je voudrais que tu m'embrasses, s'il te plaît, Adamo.

—  En voilà assez, dit Purcell d'un air sévère. Je n'embrasse pas la femme qui appartient à Mehani.

—  Et à Tetahiti, dit Itia. Et même un peu à Kori.

— Justement, dit Purcell, tu as trois tanés. Ça ne te suffit pas?

—  Deux, dit Itia. Kori, c'est seulement un petit peu.  »

Purcell se mit à rire.

« Pourquoi ris-tu? dit Itia en cachant le bas de son visage derrière son épaule, et laissant émerger ses yeux vifs. Ce n'est pas tabou d'avoir deux tanés. Et toi, pourquoi tu n'aurais pas deux femmes, Adamo? Je suis sûre que ça te ferait du bien d'avoir deux femmes. »

Purcell rit de nouveau, désarmé. Itia, c'était l'enfant de la nature : ruse, instinct, gentillesse, tout y était à l'état naïf, mais déjà concentré sur un seul but avec l'indomptable persistance de son sexe. Elle ne riait plus. Elle le regardait. « Tu as un nouveau collier, dit Purcell.

—  Ce sont des pignons de pandanus. Sens comment ils sentent bon », dit Itia en se soulevant sur la pointe des pieds et en tendant son collier vers lui.

Les pignons, d'une belle couleur orangée, étaient reliés entre eux par une liane. Purcell les respira et ses tempes se mirent à battre. Il n'avait jamais rien senti de plus enivrant. Il vit trop tard l'élan d'Itia. Elle se jeta contre sa poitrine, passa les bras autour de sa taille et, le serrant de toutes ses forces, se colla contre lui. Elle reprenait la tactique qui lui avait si bien réussi le jour de l'incendie du Blossom.

Elle était extraordinairement odorante. Au parfum des pignons de pandanus se mêlait maintenant le parfum doux et tiède des fleurs de tiare qu'elle portait dans ses cheveux.

« Itia, dit Purcell en baissant la voix, tu me laisseras partir si je t'embrasse? »

Il vit son erreur aussitôt. Il capitulait trop vite. Elle allait exploiter l'avantage.

« Oui, dit-elle, les yeux luisants, mais pas un petit baiser comme la dernière fois. »

Il sentait contre lui son petit corps frais et souple. Il se pencha et l'embrassa. Puis il prit les deux petites mains derrière son dos, les détacha, les ramena devant lui et dit :

« Tu t'en vas maintenant?

— Oui », dit-elle en lui jetant un regard humide.

Et elle s'enfuit en courant. Elle avait l'air de voleter dans le sous-bois comme un rayon de soleil. « C'est une honte », dit Purcell à mi-voix. Mais ce n'était pas la peine d'essayer de se mentir. Il ne se sentait pas honteux. Il revit devant lui le petit visage et le petit corps si expressifs d'Itia. Ces mines, ces mimiques, ces attitudes, toute cette danse féminine de la séduction... Tout cela manifestement machiné pour produire un certain effet. Si cousu de fil blanc, en somme. Et l'ironie, c'est qu'on avait beau le voir et le savoir, l'effet cherché était quand même produit.

Quand Purcell entra chez Mac Leod, tous les Britanniques de l'île, sauf Mason, étaient là, serrés autour de la table. Mac Leod trônait, cadavérique et important, sa main maigre posée à plat sur une grande feuille couverte d'un réseau irrégulier de lignes.

Baker désigna à Purcell un escabeau vide entre Jones et lui, et Jones se leva pour le laisser passer. Purcell murmura : « Bon après-midi » sans regarder personne en particulier. Il y eut un silence, et Mac Leod dit : « On n'attendait plus que vous. » Son intonation n'était pas agressive. Il se bornait à constater un fait.

Quand il fut assis, Purcell jeta un coup d'oeil sur la feuille. Il reconnut un plan grossier de l'île, ou du moins de la partie non montagneuse de l'île. Le tracé de la baie du Blossom lui parut assez fantaisiste, mais le losange du village avec les maisons rectangulaires qui flanquaient ses côtés identifiait le dessin.

« Matelots, dit Mac Leod, il y a une chose qu'il faut discuter ensemble, et qui presse, c'est la question de la terre.   »

Il s'arrêta et Purcell eut l'impression que cette pause, pour une fois, ne faisait pas partie de sa comédie habituelle. Au mot « terre » son visage avait pris une expression de gravité.

« On n'a pas eu une bonne récolte, reprit Mac Leod de sa voix traînante, mais c'est pas encore ça qui m'tracasse, vu qu'les récoltes, c'est comme les femmes, y en a des bonnes et des mauvaises, et comme qui dirait, l'un dans l'autre, on finit par s'y retrouver. Non, c'qui m'tracasse, matelots, c'est qu'y a des gars dans c'te île qui sont pas plus prévoyants qu'le moineau sur la branche et qu'ont déjà fait un sacré trou dans leur silo. A c'te vitesse, j'vois bien c'qui va s'passer. D'ici trois mois, ces gars-là vont taper dans les ignames sauvages. Et alors, qu'est-ce qui sera lésé? Moi! Vous! Tout l'monde! Les ignames sauvages, c'était not' réserve! C'était sacré! Mais vous pensez comme les Noirs vont s'gêner quand ils auront plus rien à s'mettre sous la dent! Et alors, qu'est-ce qu'on peut faire? Monter la garde? C'est p't'ête encore possible de jour, mais la nuit, les Noirs n'auraient qu'à s'foutre à poil qu'on les verrait même pas quand ils iraient faucher nos légumes. »

Mac Leod posa les deux mains à plat sur le bord de la table et jeta un coup d'oeil circulaire sur son auditoire comme pour le pénétrer de la gravité de la situation.

« Bref! dit-il, y a quelque chose qui va pas, et c'qui va pas, j'vais vous l'dire : c'est l'coup d'mettre tout en commun, comme on a fait. C'est fatal que ça pouvait pas marcher. Et vous avez déjà vu pour la pêche. Les Noirs, ils ont décidé : plus de poissons pour les autres. Bon. Total : y a trois équipes qui pèchent dans c'te île.

—  Il ne tenait qu'à vous qu'il n'y en ait que deux, dit Purcell d'un ton sec.

—  Et comment! dit Baker avec vigueur. On vous a fait un cadeau et vous avez pas répondu.  »

Jones, qui n'avait pas très bien écouté, fut un peu pris de court et se contenta de hocher la tête avec vigueur. Mac Leod et ses amis ne réagirent pas. Mac Leod avait dû mettre ses fidèles en garde contre les provocations de la minorité.

« Quant à la décision des Tahitiens, reprit Purcell, je ne l'approuve pas. Mais elle a des excuses : ils ont été spoliés. Si vous les aviez inclus dans le partage des femmes, ils n'en seraient pas arrivés là. »

Un sourire étira les lèvres minces de Mac Leod et accentua les deux creux d'ombre sous ses yeux.

« Vous dites ça, Purcell, dit-il d'une voix traînante, mais si on avait mis Ivoa dans l'tas pour la partager avec les autres, vous auriez pas été d'accord! Oh! non! Pas d'accord du tout! Vlà l'gars qui veut tout mettre en commun! Il met tout, sauf le principal.

— Aucun rapport! dit Purcell d'un ton irrité, on ne distribue pas des femmes   comme on répartit des ignames. Elles ont leur mot à dire. » Il ajouta d'une voix coupante : « Et d'ailleurs, vous vous en êtes bien aperçu. » Après cette phrase, il y eut un silence. Mac Leod ne broncha pas. Quant à Baker, il eut une réaction méritoire : il ne dit rien. Il ne se permit même pas un sourire.

« Mettons, dit enfin Mac Leod avec un large geste du bras, comme s'il déblayait la discussion d'un argument accessoire...

—  Permettez, dit Purcell, je n'ai pas fini. Je voudrais vous faire remarquer qu'il y a encore des choses qu'on fait en commun dans cette île, et on s'en trouve très bien. Par exemple, la corvée d'eau. Imaginez la situation si chacun devait faire son ravitaillement lui-même...

- Y a encore une chose qu'on met en commun, dit Baker. C'est le cochon sauvage. Jusqu'ici y a pas une équipe dans l'île qu'a fait bande à part pour l'cochon. Et pourquoi? Parce que c'est plus commode. C'est plus commode, quand on a tué un cochon, d'le remettre à Omaata et aux femmes. Faut l'vider, faut l’laver, faut chauffer le four, faut mettre c'qui va avec, faut le découper. Y a pas une équipe qu'aimerait faire toutes ces corvées. Moralité, conclut-il en regardant Mac Leod. Quand ça vous arrange, on partage. Quand ça vous arrange pas, plus d'partage...

—  Bien dit, fils! » dit Mac Leod avec un large sourire et en jetant un regard triomphant à la ronde comme si Baker venait de résumer sa pensée.

Il reprit :

« Et bien bête on serait d'partager, quand ça vous arrange pas! »

Et comme Baker ouvrait la bouche, il enchaîna :

« Et pour la terre, fils, justement, ça m'arrange qu'elle soit partagée, parce que j'veux pouvoir dire : moi, j'plains pas mon dos, j'bute, j'sarcle, je bine... Mon lopin, il est travaillé. Et c'qu'il me rapporte, j'le mange. Maintenant, Purcell, j'vais vous dire : s'y a un sacré fils d'garce, à côté d'moi, qui s'regarde l'nombril, au lieu d's'y coller, qui récolte zéro au bout d'I'an, et s'serre la ceinture jusqu'à l'os, j'ai bien d'la peine pour lui, mais tant pis, chacun pour soi, v'là comme j'vois les choses... »

Purcell le regarda. Le paysan des Highlands. A force de peiner, le cœur comme un caillou. La tête aussi.

« Eh bien, qu'est-ce que vous dites de ça? reprit Mac Leod, comme Purcell se taisait.

—  Je suis hostile au principe, dit  Purcell. A mon avis, la meilleure solution, c'était la communauté. Mais au point où en sont les choses — avec trois et même quatre clans dans l'île — il vaut peut-être mieux, pour éviter des querelles, faire ce que vous proposez. A condition, bien entendu, que les terres soient partagées... »

Il fit une pause et détacha avec force : « ... équitablement.

—  Comptez sur moi », dit Mac Leod avec un sourire rayonnant.

Et Purcell comprit tout d'un coup la nature et l'ascendant que l'Ecossais exerçait sur la majorité. Mac Leod n'était pas seulement le plus intelligent de tous. Avec toute sa dureté, chose étrange, il avait du charme. « J'crois aussi qu'ça vaut mieux d'partager les terres, dit Baker. J'ai pas envie qu'on vienne vérifier chez moi si j'mange trop d'ignames. »

Mac Leod ne releva pas le trait.

« Y a pas un fils de garce dans c'te île qui sera lésé, dit-il d'un ton grave en posant la main sur le parchemin. Tout va s'passer dans les règles. J'ai fait un relevé des terres cultivables avec White. On s'est servi du loch du Blossom, et j'parie que c'est bien la première fois que c'te pauvre loch, il mesurait d'la glèbe au lieu d'filer dans la flotte à la poupe d'un rafiot. Quand on a eu fini, on a fait l'relevé, comme j'ai dit, et on a divisé en parts égales. Et pour pas qu'y en a qui contestent, j'propose qu'on tire les lopins au sort... »

Il se  tourna vers Purcell et lui fit de nouveau un sourire désarmant.

« Vous direz pas qu'c'est pas équitable, ça, Purcell?

— Ça en a l'air », dit Purcell avec réserve. Tant de miel le mettait sur ses gardes.

 « Mais j'vous préviens, fils, reprit Mac Leod en promenant son regard sur son auditoire, faut pas vous exciter. C'est pas lourd, les parts. Faut pas déjà vous croire de la gentry, avec domaine et tout. Oh! non! Vu qu'y faut   pas toucher aux fruitiers, et si on déboise, la couche de glèbe, elle est si mince sur l’roc qu'un suroît qui souffle un peu fort il vous la fout à la flotte. J'ai fait l'total, fils. "De terre cultivable, y a pas plus de 18 acres (Un acre anglais équivaut à 40 ares français : exactement  4 046 m2), c'qui fait 2 acres chacun... »

Purcell sursauta.

« Deux acres! dit-il, la stupeur peinte sur son visage. Vous avez prévu neuf parts!...

—  Eh ben quoi, dit Mac Leod en levant ses sourcils, on est pas neuf?

—  Et les Tahitiens! s'écria Purcell.

—  J'les ai pas oubliés, dit Mac Leod. Ils aideront les Blancs à travailler leurs terres, et pour leur peine, ils seront payés en nature.

—  Mais vous êtes fou, Mac Leod, s'écria Purcell, pâle de fureur. Vous êtes fou à lier! Vous faites d'eux des serfs! Jamais ils n'accepteront!

—  J'me fous qu'ils acceptent ou qu'ils acceptent pas, dit Mac Leod, mais j'vais pas vous donner d'bonnes terres à des gars qui sont trop paresseux pour les cultiver. Faut voir à Tahiti ce qu'ils faisaient de leurs lopins. Une honte! Le Noir, pour pêcher, oui. Pour monter au cocotier, oui. Mais pour cultiver, zéro : voilà c'que j'dis.

—  Mac Leod, dit Purcell, la voix tremblante. Vous ne vous rendez pas compte. A Tahiti, même le plus misérable a son jardin et son bouquet de cocotiers. Les gens qui n'ont pas de terre à Tahiti, ce sont ceux qui en ont été privés : les criminels, la lie de l'île. Frustrer nos Tahitiens de terre... vous ne vous rendez pas compte! C'est leur faire une injure sanglante! Vous les gifleriez l'un après l'autre sur les deux joues, ça ne serait pas pire! »

Mac Leod regarda la majorité d'un air entendu et darda sa tête de mort dans la direction de Purcell.

« Tout l'monde sait qu'vous avez un bon petit cœur, Purcell, dit-il d'une voix sardonique, et qu'les Noirs, vous en raffolez. Mais moi, j'vais vous dire, les sentiments des Noirs, j'm'en fous. Les Noirs, ils comptent pas pour moi. Ils m'intéressent pas du tout. La seule chose où j'les trouvais un peu utiles, c'était la pêche. Et ça, justement, c'est fini. Alors, à quoi ils servent? A rien. Des bouches inutiles, voilà ce qu'ils sont. En ce qui m'concerne, ils pourraient foutre leurs damnées carcasses sur un radeau et aller s'noyer quéque part entre c'te île et Tahiti qu'ça m'ferait ni chaud ni froid.

—  On a été bien contents de les trouver pour manœuvrer le Blossom, dit le petit Jones en carrant les épaules. S'y avait pas eu les Noirs, on serait jamais arrivés jusqu'ici.

—  Sûrement! » dit Johnson.

Tous les yeux se tournèrent en même temps vers Johnson. Il avait approuvé à voix haute une critique adressée à Mac Leod par la minorité.

L'étonnement redoubla quand il se leva. Il se tint un instant debout, gauche, les pectoraux affaissés et son petit ventre maigre faisant saillie. Il frottait d'un air hésitant les plaques pourpres de sa barbe.

« Faut m'excuser, dit-il de sa voix grêle et tremblée, au train qu'ça va, ça menace d'être long, c'te discussion. Faut que j'me tire. J'ai du bois à couper pour ma femme.

—  Assieds-toi, dit Mac Leod. Ta femme attendra.

—  J'ai promis d'lui couper, reprit Johnson en continuant à frotter sa barbe et en se dégageant par degrés de son escabeau, et ce qui est promis est promis. J'suis pas l'homme à renier une promesse », ajouta-t-il en se redressant avec un effort pitoyable de dignité.

En même temps, par mouvements insensibles, et tout en continuant à faire face à l'assemblée, il reculait du côté de la porte.

« Assieds-toi, nom de Dieu, dit Mac Leod. Assieds-toi, j'te dis! On discute d'quelque chose d'important et on a besoin de tout l'monde!

—  J'te donne ma voix, dit Johnson en continuant sa retraite par petits pas à peine visibles, ses pieds traînant sur le plancher. Ce qui est promis est promis, reprit-il avec un éclat de voix dérisoire et en mettant la main  sur  le loquet de la porte. Et quand l'vieux Johnson a fait une promesse, il est  pas  l'homme  à s'dérober.

—  J'vois c'qui t'tient, dit Smudge en ricanant. T'as peur que ta roulure te foute une raclée. »

Johnson pâlit, se redressa et dit d'une voix assez ferme :

« J'permets à personne d'parler de ma femme comme ça.

—  J'vais m'gêner, dit Smudge. En attendant, reviens t'asseoir, ou j'vais t'chercher. »

Et il se leva. Au même instant, Baker se pencha et donna à Smudge une petite tape au-dessus du genou avec l'index.

« Fous-lui la paix, dit-il sans hausser la voix, ses yeux noirs, étincelants, fixés sur lui. Vous avez sa voix, ça devrait vous suffire. »

Il y eut un silence qui, en se prolongeant, devint presque insupportable, tant la situation était singulière. Les deux hommes qui s'étaient levés étaient tous deux immobiles. Johnson, la main sur le loquet de la porte, changé en statue par le regard de menace qu'une seconde auparavant Smudge lui avait lancé. Et Smudge lui-même, pâle et rageur, pétrifié, à son tour, par les yeux de Baker.

« Assieds-toi, Smudge, dit tout d'un coup Mac Leod d'une grosse voix bonasse, et toi, Johnson, va casser son bois à ton Indienne, personne t'en voudra pour ça. .»

Son arbitrage sauvait la face à son lieutenant et en même temps retirait à Baker le bénéfice de son intervention. Smudge s'assit, et parut, en s'asseyant, se ratatiner sur son escabeau, son visage de rat comme aplati et rapetissé par la peur.

« Merci, Mac Leod », dit Johnson, ses yeux rouges et larmoyants fixés sur l'Ecossais avec gratitude.

Et il sortit, humble, courbé, traînant les pieds, sans un regard pour Baker.

« On parlait des Noirs », dit Jones en fronçant les sourcils sur son petit nez.

Il était fier de sa dernière intervention et désirait la rappeler.

« Mac Leod, dit Purcell, si les Tahitiens nous ont suivis jusqu'ici, c'est par amitié et parce qu'ils voulaient partager notre aventure. On ne peut pas les priver de leur part de terre, ce n'est pas possible.

— Ils ont calé pendant l'grain! s'écria Smudge, reprenant d'un seul coup toute sa virulence. Et ça, j'l'oublierai jamais! Tout seuls, on a dû monter dans l'gréement! Ils ont rien dans l'ventre, ces salauds! A eux six, ils ont pas plus de tripes qu'un poulet!

— J'vois pas que ce soye à toi d'parler de tripes, dit Baker.

— En parlant d'tripes, dit Jones aussitôt, c'est pas toi qui t'baignerais au milieu des requins, comme ils font. Ni moi non plus. »

Il se palpa les biceps d'un air sévère et regarda à la ronde. Il lui avait bien rivé son clou, à Smudge.

« Jones a raison, reprit Purcell. Nous n'avons pas peur d'un coup de temps, et les Tahitiens n'ont pas peur des requins. Le courage, c'est affaire d'habitude. Et d'ailleurs, il n'est pas question de les juger, mais de leur donner des terres. Depuis que vous avez décidé de leur voler leur part, vous leur découvrez tous les défauts. Ils sont lâches, ils sont paresseux... C'est ridicule. La vérité, c'est que vous ne voulez pas admettre qu'ils ont les mêmes droits que vous. »

Mac Leod écarta lentement ses bras démesurés, empoigna de ses longues mains maigres les deux coins opposés de la table, et dit sur le ton de l'exaspération :

« Je m'fous de leurs droits. Vous entendez, Purcell, je m'fous de leurs droits. Le poisson aussi, il a le droit de vivre avant qu'on le pêche, et ça n'empêche pas d'le crocher. Si on partageait la terre avec les Noirs, ça ferait quinze parts : à peine un peu plus d'un acre chacun. Moi, j'dis, c'est pas possible. Il m'faut deux acres pour vivre à l'aise et manger tout mon soûl, ma femme, moi, et mes rejetons, si j'en ai. Faut penser à l'avenir. J'vais pas m'amuser à faire l'généreux avec des gars qui m'font pas cadeau d'un poisson.

—  Il n'est pas question de faire ou de ne pas faire le généreux. Vous les frustrez!

— Bon! dit Mac Leod en soulevant ses deux mains et en les laissant retomber avec force sur la table. Bon. C'est entendu. Je les frustre. Alors? »

Il y eut un silence et Purcell dit, la gorge serrée : « C'est la guerre! Vous ne comprenez pas?

—  Alors?  dit  Mac Leod du même ton exaspéré.  Ils m'font pas peur. Nous avons des fusils. Eux pas. »

Purcell le regarda dans les yeux.

« C'est horrible, ce que vous venez de dire, Mac Leod. »

Mac Leod eut un petit rire, et dit avec une voix que la colère faisait vibrer :

« J'ai bien de la peine pour vos petits sentiments, Purcell, mais si vous n'avez plus rien à dire, on pourrait peut-être passer au vote. »

Purcell se redressa.

« On va passer au vote, dit-il d'une voix coupante, et je vais vous dire comment ça va se passer. Smudge  votera pour vous, parce qu'il est de votre avis; Johnson vous a donné sa voix, parce qu'il a peur de Smudge; Hunt, parce qu'il ne comprend pas. Et White, qui n'est probablement pas de votre avis, s'abstiendra par amitié. Cela vous fera donc quatre voix contre trois. Il n'y a plus d'assemblée dans cette île, Mac Leod, il y a une tyrannie : la vôtre. Et je ne la supporterai pas plus longtemps.

—  Qu'est-ce que c'est que cette chanson? dit Mac Leod.

—  Laissez-moi  parler, dit Purcell en se levant, vous êtes en train de commettre une folie et je ne veux pas m'y associer. Je manque de mots pour qualifier ce que vous allez faire. C'est... c'est.., c'est...  indécent ! Et tout ça, pour avoir un acre de plus! ajouta-t-il avec un brusque éclat de voix. Je ne prendrai pas part au vote, Mac Leod, ni à celui-ci, ni aux autres. A partir de cette minute, je ne fais plus partie de l'assemblée.

—  Moi de même, dit Baker. J'suis dégoûté de vos micmacs. Et j'serai bien content de plus vous voir de si près, toi et ton petit enfant de chœur.

—  Moi pareil », dit Jones.

Il chercha quelque chose d'acéré à ajouter, mais ne trouva rien, et se contenta de froncer les sourcils.

« J'vous retiens pas, dit Mac Leod avec flegme. Vous êtes libres comme l'air. Parlant de sentiments, j'me rappelle pas que mon cœur se soye jamais mis à battre en apercevant l'gars Baker, et p'tête bien qu'avec l'temps, j'me consolerais de plus l'voir. Mais laissez-moi vous dire, Purcell, reprit-il tout d'un coup avec une chaleur subite, que vous savez pas de quoi vous causez et qu'un acre, c'est un acre. P'tête pas pour vous qu'avez jamais manqué de rien. Mais moi, j'vais vous dire, si seulement ma mère avait eu un acre de plus, j'aurais mangé à ma faim, étant gosse, et ma vieille, elle se serait pas crevée à la peine. Bon. J'dis ça, ça n'intéresse personne. Vous voulez partir, vous partez. P't'ête que j'vais pleurer un bon petit coup sur l'épaule de Smudge quand vous serez partis, mais j'me ferai une raison. D'accord, reprit-il, vous partez. On tirera les lopins au sort, et on vous fera dire par White où sont les vôtres. Vous pouvez vous fier à Mac Leod. Tout se passera dans les règles. Les Noirs, c'est les Noirs, et les Blancs, c'est les Blancs. Et j'ferais pas tort d'un pouce carré à un gars de ma couleur, tyrannie ou pas tyrannie. »

Purcell marcha vers la porte, pâle et tendu. Son jeu était vide. Il n'avait pas un seul atout. Quitter l'assemblée était la seule chose qu'il pouvait faire, et bien que cette démission lui fît du bien, son efficacité était nulle.

« Au revoir, Purcell », dit Mac Leod comme Purcell atteignait la porte, Jones et Baker sur ses talons.

Purcell le regarda, surpris du ton. Chose bizarre, il y avait, à cette seconde, du regret dans les yeux de Mac Leod. « Il va s'ennuyer, pensa Purcell. Ça le passionnait de diriger l'assemblée contre moi. Plus d'opposition, plus d'assemblée, c'est clair. Je lui ai cassé son joujou. »

« Au revoir, dit Purcell après une seconde de silence. Si vous désirez refaire une assemblée, vous connaissez mes conditions.

— J'les connais et j'en veux pas », dit Mac Leod avec majesté.

Purcell avait à peine conscience du bon soleil qui lui chauffait la poitrine. Il était furieux, fou d'inquiétude. Baker marchait à sa droite, et le petit Jones, à la droite de Baker.

« Eh bien, ça y est! » dit Jones au bout d'un moment.

Purcell ne répondit pas. Baker hocha la tête et le petit Jones dit d'une voix joyeuse et excitée :

« Eh bien, qu'est-ce qu'on fait maintenant? On forme une deuxième assemblée? »

Baker lui donna un petit coup de coude dans le bras.

« C'est ça. Purcell sera le leader. Toi, l'opposition. Et moi, je m'abstiens.

—  Je parlais sérieusement, dit Jones en fronçant les sourcils.

—  Et moi, dit Baker, j'suis pas sérieux? »

On arrivait devant la cabane de Mason, et Jones dit d'un air boudeur :

« Je vais prendre la rue de l'Alizé. J'rentre chez moi. J'vous quitte.

—  Reste avec nous, Ropati, dit Baker en souriant. Tu feras l'tour par East Avenue. Reste donc, reprit-il en le prenant par le bras. Et Jones, aussitôt, fit saillir son biceps. Reste donc. Tu t'imagines pas comme je m'instruis en t'écoutant.

—  Ferme-la.

—  Pourquoi « ferme-la »?

—  Ferme-la, sale type.

—  Quel langage, dit Baker d'un ton pincé. Cette île est pleine de gens vulgaires. J'vais la quitter.

— Tu vois cet énorme poing? dit Jones en le brandissant sous son nez.

—  J'ai des yeux et je vois, dit Baker d'un air pieux.

—  J'vais t'le flanquer dans les côtes.

—  J'mets aux voix cette proposition, dit  Baker en prenant l'accent écossais. Un vote est un vote, fils, et tout va s'passer dans les règles. Proposition Ropati. Qui est pour?

—  J'suis pour, dit Jones.

—  Moi, contre. L'ange Gabriel aussi.

—  Chut!

—  Il entend pas. Il a des oreilles et il entend pas.

—  Amen, dit Jones. Où en est le vote?

—  Deux voix contre. Une voix pour. Proposition Ropati rejetée. La loi est la loi.

—  Qui viole la loi sera pendu.

—  Bien dit, fils », dit Baker. Il reprit son ton normal.

« J'suis bien content d'plus fréquenter ces deux là. S'y avait une autre île en face de celle-ci, j'irais m'installer dessus.

—  De quoi parlez-vous? dit Purcell tout d'un coup en relevant la tête.

—  D'une autre île en face de celle-ci.

—  Mac Leod voudrait la conquérir, dit Jones.

—  Ecoutez, dit Purcell, j'ai à vous faire une proposition.

—  Qu'est-ce que j'avais dit? s'écria Jones, ses yeux de porcelaine brillant  de  gaieté, on forme une autre assemblée!

—  Voilà ce que j'ai à vous proposer », reprit Purcell. Il s'arrêta et les regarda l'un après l'autre.

« On va trouver les Tahitiens et on partage nos terres avec eux.

— Vous voulez dire nos trois lopins? dit Baker en s'arrêtant. Ça fera pas lourd pour chacun.

—  Deux tiers d'acre. »

Il y eut un silence. Baker regardait le sol, son visage brun soudain sérieux et tendu.

« Quelle honte! dit-il au bout d'un moment. Mac Leod et sa clique auront deux acres chacun, et les Tahitiens et nous, deux tiers d'acre! »

Il reprit :

« Des riches et des pauvres. Déjà.

—  Vous pouvez dire non, dit Purcell

—  Je n'ai pas dit que je dirais non », dit Baker, l'air renfrogné.

Il recommença à marcher et dit au bout d'un moment :

« Mais ça m'ennuie de penser que mes enfants seront des enfants de pauvre. »

Il fit halte et, levant le visage au ciel, il s'écria tout d'un coup d'une voix tonnante, ses yeux bruns étincelant de colère :

« Et tout ça à cause de ces salauds! »

La phrase monta en crescendo jusqu'à « salauds » qui fut hurlé avec une violence incroyable.

Il y eut un silence et Baker dit :

« Je m'excuse.

—  Je suppose que vous vous sentez mieux, dit Purcell.

—  Bien mieux. Allons-y maintenant.

—  Où donc? dit Jones.

—  Dire aux Noirs qu'on partage,

—  Mais je n'ai pas dit mon avis, dit Jones.

—  Dis-le.

—  J'suis pour, dit Jones. Trois voix, pour. Proposition Purcell adoptée. »

Et il se mit à rire. Baker regarda Purcell et ils échangèrent un sourire.

La sieste quotidienne des Tahitiens finissait à peine quand les trois Britanniques arrivèrent devant la cabane. Les Tahitiens se couchaient fort tard le soir et se levaient très tôt le matin, mais coupaient d'un somme de trois ou quatre heures le milieu du jour. C'était cette habitude qui avait accrédité auprès des Anglais l'idée qu'ils étaient « paresseux ».

La paroi coulissante de la vaste cabane était largement ouverte au sud. Purcell, en s'approchant, les voyait distinctement s'étirer et se détendre après leur somme. Les Tahitiens avaient aussi dû les voir, mais à l'exception de Mehani qui s'avançait déjà vers eux dans Cliff Lane, un sourire aux lèvres, aucun d'eux ne les avait salués, ni ne paraissait même les voir.

Comme ils avançaient, Tetahiti sortit sur le vaste terre-plein qui s'étendait devant leur cabane et, saisissant une hache, se mit à fendre des souches. Purcell admira la longue ligne de son corps athlétique quand la hache montait au bout de ses deux bras. Sa silhouette se tendait en arrière comme un arc. Une seconde, hache et corps restaient suspendus dans l'air, puis retombaient en demi-cercle avec la vitesse d'un coup de fouet. Le mouvement était si rapide que la hache paraissait laisser une trace bleue sur le ciel gris argent.

Purcell s'arrêta à deux mètres sans que Tetahiti consentît à s'interrompre. La courtoisie des Tahitiens comporte, en contrepartie, .tout un jeu de petites insolences. Celle-ci était marquée. Purcell s'en irrita et dit avec sécheresse :

« Tetahiti, je désire te parler. C'est important.  »

Cette brusquerie peritanienne était inhabituelle chez Adamo, et Tetahiti comprit qu'il était blessé. Il eut un peu honte de l’avoir offensé sans provocation, retint sa hache au moment où elle allait s'élever dans l'air, et la posa à terre. Puis il fit un geste du côté de la cabane pour appeler l'attention de ses frères, s'assit sur une des souches qui l'entouraient, et fit signe aux trois Peritani de se choisir vin siège parmi elles. C'était une demi-courtoisie. Il acceptait l'entretien, mais il ne les priait pas d'entrer et s'asseyait avant eux.

Purcell fut un instant avant de parler. Il n'avait jamais eu beaucoup d'intimité avec Tetahiti. La froideur de son apparence le déconcertait. Tetahiti était aussi grand et musclé que Mehani, mais à trente ans à peine, toute trace de jeunesse avait disparu de son visage. Deux plis profonds se creusaient de chaque côté de sa bouche, une ride verticale barrait son front entre ses sourcils, et ses yeux, abrités par de lourdes paupières, n'avaient pas la douceur de ceux de Mehani.

Purcell débuta par des banalités polies sur le temps qu'il faisait, le temps qu'il allait faire, la pêche et la récolte. Baker et Jones prirent place derrière lui, résignés d'avance à une longue et, pour eux, incompréhensible palabre. Et tandis que Purcell parlait, Mehani vint s'asseoir devant lui et à la droite de Tetahiti. Les coudes reposant sur ses genoux, emmêlant et démêlant ses doigts, il baissait la tête, les yeux fichés à terre. Ohou et Timi se postèrent à gauche de Tetahiti, mais un peu en retrait. Quant à Mehoro et Kori qu'une amitié étroite unissait depuis que Kori, à bord du Blossom, avait failli tuer Mehoro, ils ne quittèrent pas le bord de la cabane sur lequel ils étaient assis, leurs jambes pendant dans le vide.

« Tetahiti, dit enfin Purcell, il se passe quelque chose de très grave. Ouili, Ropati et moi, nous avons quitté l'assemblée des Peritani. »

Tetahiti inclina légèrement la tête. Cela voulait dire : « Je suis honoré de cette confidence. » C'était une politesse, mais une politesse qui marquait les distances. Sous les lourdes paupières, ses yeux attentifs ne quittaient pas Adamo, mais sans exprimer l'impatience d'en savoir davantage.

« L'assemblée a décidé de partager les terres, reprit Purcell, le partage est injuste, et c'est pourquoi nous avons quitté l'assemblée. »

Tetahiti resta silencieux. Son visage ne marquait ni intérêt ni étonnement.

« L'assemblée, dit Purcell d'une traite, a décidé de partager les terres en neuf au lieu de les partager en quinze. »

Purcell avait les yeux fixés sur Tetahiti et il perçut plutôt qu'il ne vit le mouvement des Tahitiens. Il n'y eut rien de précis, ni exclamation, ni geste. Seulement une tension subite. Tetahiti lui-même ne bougea pas, mais ses yeux devinrent plus durs.

« Le Squelette, reprit Purcell, propose que les Tahitiens travaillent sur les terres des Peritani et qu'ils soient payés en nature. »

Tetahiti eut un petit rire de dérision et ce fut tout.

« Cette proposition est offensante, dit Ohou en bondissant sur ses pieds. Nous ne sommes pas les domestiques des Peritani. »

Ohou était grand et fort avec un visage naïf. Il n'ouvrait presque jamais la bouche et laissait d'ordinaire à Timi le soin d'exprimer son opinion. Son intervention surprit, tant on le tenait pour incapable de parler en public. On attendit la suite, non sans curiosité. Mais ce fut tout. Les deux phrases qu'Ohou avait prononcées avaient épuisé toute son éloquence. Et lui-même, en se rasseyant, éprouva de la honte d'avoir pris le premier la parole, et pour parler si mal. Il savait qu'il ne possédait pas ce don poétique qui, à Tahiti, est la première vertu d'un politicien.                      

« Ta parole est vraie, Ohou, dit Purcell. Cette proposition est offensante. Je l'ai répétée, parce que le Squelette l'avait faite. Quant à moi, j'ai une autre proposition à faire. »

Il étendit les deux bras de part et d'autre de son corps pour englober Jones et Baker.

« Je propose de partager avec vous nos trois parts. »

Il y eut un silence et Tetahiti ouvrit enfin la bouche :

« Ce n'est pas juste, dit-il enfin d'une voix basse et profonde. Ouili, Ropati et Adamo, cela fait trois. Nous, Tahitiens, nous sommes six. Nous aurions trois parts pour neuf. Eux, ils auraient six parts pour six. »

Il n'avait pas eu un mot de remerciement pour Purcell. Et maintenant il se taisait, comme s'il attendait une autre proposition. Purcell restant lui aussi silencieux, il y eut un instant de gêne.

Mehoro, se détachant de Kori, se leva, vint s'accroupir à côté de Tetahiti, levant les yeux vers lui comme pour lui demander la parole. Mehoro avait un visage large et rond, plein de gaieté et de franchise.

Tetahiti abaissa ses lourdes paupières en signe d'assentiment.

« Toi, Adamo, dit Mehoro en se redressant, et toi, Ouili, et toi aussi, Ropati, vous n'avez pas la rnain pleine de sang glacé. C'était généreux de dire : nos trois parts sont à vous. A moi, votre offre était très agréable. Mais la parole de Tetahiti est vraie : ce n'est pas juste. Pourquoi le Squelette aurait plus de terre qu'Adamo, ou que Ropati, ou que Mehoro reprit-il en posant sa large main sur ses pectoraux carrés. Non, non, ce n'est pas juste. »

Il avait parlé avec beaucoup de force et reprit sa respiration comme s'il était essoufflé.

« A Tahiti, reprit-il, quand un chef a commis une injustice, on va le trouver tous ensemble et on lui dit : « Tu as fait la chose qu'il ne faut pas. Et maintenant « il faut la défaire. » Et on attend une lune. Et si au bout de ce temps, le chef n'a pas réparé sa faute, deux hommes viennent la nuit et fichent un javelot dans la porte de sa hutte. Et après cela, on attend encore une lune. Et si au bout d'une lune, le chef n'a rien fait, on vient la nuit autour de sa hutte, on y met le feu, et quand il sort, on le tue.

—  Et si le chef a des amis? dit Purcell au bout d'un moment.

—  S'ils n'ont pas quitté le chef, on les tue aussi.

—- Et si le chef a beaucoup d'amis et qu'ils se défendent?

—  Alors, c'est la guerre.

—  Et comment met-on fin à la guerre?

—- Quand le chef et tous ses amis sont tués.

—  Ça- fait beaucoup de sang », dit Purcell. Il regarda Tetahiti et dit d'une voix calme :

« Pour moi, je pense qu'il ne faut pas verser le sang. »

Tetahiti souleva avec lenteur ses lourdes paupières, braqua ses yeux sur Adamo et dit avec solennité comme s'il rendait un verdict :

« Alors, tu es l'ami du mauvais chef.

—  Je ne suis pas son ami, dit Purcell avec force. J'ai quitté l'assemblée   Peritani pour montrer que je le désapprouvais. Et je suis venu partager ma terre avec toi. »

Tetahiti inclina la tête.

« Adamo, dit-il, tu es un homme bon. Mais il ne suffit pas d'être bon. Tu dis : « Je partage avec vous l'injustice. » Mais cela ne supprime pas l'injustice. »

Il y eut un murmure d'assentiment. Quand il fut apaisé, Mehani dénoua ses   mains, les posa sur ses genoux et dit :

« La parole de mon frère Tetahiti est vraie. Cependant, il n'est pas exact qu'Adamo soit l'ami du mauvais chef. Il a lutté contre lui par son courage, par ses paroles et par sa ruse. Depuis le début, il a lutté contre lui. Il ne faut pas détourner la tête de mon frère Adamo parce qu'Adamo ne veut pas verser le sang. Adamo a des idées de moà sur le sang. Moi, Mehani, fils de chef, je me découvre l'épaule devant Adamo », reprit-il en se levant.

Il se redressa de toute sa taille, prit une inspiration profonde, puis il reposa le poids de son corps sur sa jambe droite, et se tint immobile, ses deux bras ronds et musclés, tombant le long de ses flancs, sa tête penchée sur le côté, détendu et majestueux comme une statue. Il reprit :

« Hommes, il ne faut pas juger Adamo comme on jugerait un autre Peritani. Il est venu beaucoup de Peritani dans la grande île de Tahiti, mais personne n'avait les cheveux plus dorés, les yeux plus clairs, ni les joues plus roses qu'Adamo. Regardez, hommes, les joues roses d'Adamo! » s'écria Mehani avec un mouvement élégant de la main et de tout son corps, comme si le teint transparent de Purcell avait été, à lui seul, le garant de son intégrité.

L'argument parut à Purcell ridiculement hors sujet, mais il fit de l'effet sur les Tahitiens. Ils regardèrent les joues de Purcell avec une sorte de considération, et cette considération parut redoubler quand Purcell rougit.

« Et maintenant, reprit Mehani, cet homme dont les joues sont semblables à l'aurore est venu nous trouver et il dit : « Je partage ma terre avec vous. » A moi aussi, Mehani, fils de chef, cette offre est agréable. Ce n'est pas la justice. Mais c'était agréable. »

Il fit un geste large et élégant de la main qui rappelait Otou et dit en scandant ses mots comme s'il chantait un poème :

« Adamo n'a pas apporté la justice. Mais il a apporté l'amitié. »

Sa main retomba le long de son corps en même temps qu'il fléchissait le genou, et il s'assit dans le prolongement gracieux de son geste. « Bien dit! » dit Mehoro avec chaleur et Kori répéta : « Bien dit! » en écho. Puis Kori se leva, et balançant ses longs bras de gorille, il vint s'asseoir à côté de Mehoro, son épaule contre la sienne.

Timi se dressa. Et aussitôt Purcell sentit une menace dans l'air. Par l'apparence, pourtant, Timi n'avait rien de menaçant. Il était le plus petit, le plus mince et, à coup sûr, le plus beau des Tahitiens. Son visage imberbe était éclairé par des yeux d'antilope, longs, fendus, remontant vers les tempes et ombragés de longs cils touffus comme des feuilles. L'iris était si large qu'il occupait presque toute la fente, ne laissant que peu de place, dans les deux angles, au blanc bleuté de l'œil. Cette conformation donnait à son regard une douceur mélancolique, mais qu'on n'avait pas souvent l'occasion d'admirer, Timi tenant le plus souvent ses paupières baissées comme une vierge.

« Mehani, commença-t-il d'une voix basse et flûtée a dit et n'a pas dit qu'Adamo était moà. Et peut-être, c'est vrai, qu'Adamo est moà. Peut-être Ouili aussi est moà. Peut-être aussi, Ropati. Peut-être y a-t-il beaucoup de moàs chez les Peritani... »

L'insolence de ce début était manifeste, et plus manifeste encore, l'affectation que mettait Timi à ne pas regarder Adamo. « Celui-là est un ennemi », pensa Purcell.

« Les trois Peritani qui sont là, reprit Timi sans en regarder un seul, viennent dire : « A vous, Tahitiens, on a fait une injustice. Nous protestons contre cette injustice. Et nous partageons nos terres avec vous. » Et nous, Tahitiens, nous disons : « Ce partage-là n'est  pas la justice. Nous n'en voulons pas. » Alors, ces trois Peritani s'en vont, et ils prennent leurs terres et les cultivent. Et nous, nous n'avons pas de terre. »

Timi leva le bras droit, tendit la main devant lui et écarta les doigts. L'effet de ce geste fut saisissant. On eut l'impression qu'il avait de la terre dans ses mains et qu'elle coulait entre ses doigts.

« Ainsi, reprit-il, les doigts toujours écartés, ces trois Peritani jouissent de leurs terres et nous, nous n'avons rien. »

Il laissa retomber la main le long de son corps et ajouta avec une ironie mordante :

« Cependant, ces trois Peritani protestent contre l'injustice. »

Il fit une pause, et regardant Kori et Mehoro comme s'il cherchait spécialement à les convaincre, il reprit avec la même ironie dans la voix :

« Au moment du partage des femmes, ces trois Peritani ont aussi protesté. C'était agréable de les voir protester, parce qu'ainsi on voyait bien qu'ils étaient nos amis. Cependant, les protestations n'ont rien fait. Et. après les protestations, les six Tahitiens ont eu trois femmes pour six. Et ces trois Peritani ont eu une femme chacun. »

Timi s'assit et Purcell admira avec quel art il avait laissé entendre qu'après avoir protesté contre l'injustice, les trois Peritani en profitaient...

Purcell leva les yeux et rencontra, fixés sur lui, ceux de Kori et de Mehoro. Ils étaient amicaux et l'encourageaient à répondre. Purcell regarda alors Tetahiti. Lui aussi attendait sa réponse. Quant à Mehani, le nez en l'air, les yeux mornes, il bâillait à se décrocher la mâchoire pour témoigner en quelle piètre estime il tenait le discours de Timi. « Se pourrait-il, pensa Purcell, que ce discours m'ait fait plus de bien que de mal aux yeux des autres? »

« Timi, dit Purcell en se redressant, ce que tu as dit revient à dire : tous les Peritani sont mauvais, et les trois Peritani qui sont là, sont aussi mauvais que les autres. En plus, ils sont hypocrites. »

Purcell fit une pause comme pour laisser le temps à Timi de protester contre la pensée qu'il lui prêtait. Mais Timi ne broncha pas. Il était assis en tailleur sur le sol à la droite de Tetahiti et regardait ses genoux.

« Timi, reprit Purcell, si c'est cela que tu penses, ta pensée n'est pas juste. Ainsi, pour le partage des femmes, la justice aurait été de dire : que chacune choisisse son tané. Mais dans ce cas, tu le sais bien, Ivoa m'aurait choisi; et Avapouhi aurait choisi Ouili. Et Amoureïa aurait choisi Ropati. Ainsi, tu le vois, pour les femmes, rien n'aurait changé. »

Il fit une pause et dit d'une voix nette :

« Nous n'avons pas profité de l'injustice. »

Kori et Mehoro hochèrent la tête et Mehani sourit. Quant à Tetahiti, il tourna à peine la tête du côté de Timi et dit d'un ton ferme, dédaigneux, mais sans hausser la voix :

« La parole d'Adamo est vraie. Les femmes qu'il a dites auraient bien choisi les Peritani qui sont là. Sur ce point il n'y a pas de raison de durcir son cœur contre eux. »

Il fit une pause et il reprit :

« Il faut veiller à traiter Adamo avec justice. Peut-être un jour, moi, Tetahiti, je serai obligé de traiter Adamo en ennemi pour la raison que j'ai dite et que je vais redire dans un instant. Mais il ne faut pas l'oublier : Adamo parle notre langue. Adamo nous aime. Adamo est poli comme l'ombrage. Adamo, reprit-il avec une brusque bouffée de poésie, est plus doux que l'aurore qu'il porte sur ses joues. En outre, il ne veut pas l'injustice. »

Il fit une pause. Son visage se ferma peu à peu, et il reprit :

« Cependant, Adamo ne veut pas agir pour empêcher l'injustice. C'est en cela qu'il est, comme je l'ai dit, l'ami du mauvais chef. Et l'ami du mauvais chef n'est pas le nôtre. »

Purcell avala sa salive et dit d'une voix sans timbre :

« Je suis prêt à agir s'il y a une autre manière d'agir que celle que Mehoro a décrite. »

Tetahiti répondit, les yeux détournés :

« Juges-en toi-même : il n'y a pas d'autre manière.

—  Est-ce l'opinion de tous? reprit Purcell au bout d'un moment.

—  Que celui qui ne pense pas ainsi le dise », dit Tetahiti.

Le regard de Purcell fit lentement le tour des Tahitiens. Aucun n'ouvrit la bouche. Mehani était immobile, le poignet droit serré dans sa main gauche, les yeux fichés à terre, le visage résolu. Lui aussi était d'accord avec Tetahiti.

« Je prie l'Eatua qu'il n'y ait pas de guerre », dit Purcell.

Il y eut un silence et Tetahiti dit avec gravité : « S'il y a la guerre, tu devras choisir ton camp. »

Purcell se leva. « Je ne porterai pas d'arme, dit-il d'une voix sourde. Ni contre le mauvais chef. Ni contre vous. »

Les lourdes paupières de Tetahiti s'abaissèrent sur ses yeux. Il saisit la hache qu'il avait déposée à ses pieds, se leva, et tournant le dos à Purcell, se remit à fendre les souches.