Le lendemain à treize heures, le matelot White glissa de son pas feutré jusqu'au lieutenant Purcell qui vérifiait la route du timonier, se mit au garde-à-vous, retira sa coiffure et dit de sa voix chantante :
« Lieutenant, le capitaine me prie de vous avertir que le lunch est servi. »
Purcell leva les sourcils et regarda White.
« Le capitaine? dit-il avec un demi-sourire.
— Oui, lieutenant », dit White, ses prunelles d'un noir de jais luisant dans les fentes étroites de ses paupières.
White était le fruit des amours d'un marin anglais et d'une Chinoise. Il avait été recueilli par un missionnaire anglican un peu ivrogne qui, égayé par la peau jaune du bébé, avait trouvé plaisant de l'appeler White. Ce nom avait fait du métis la tête de Turc de tous les navires où il avait servi jusqu'au jour où il avait tué un plaisantin d'un coup de couteau et jeté son corps par-dessus bord. Ce meurtre, couvert par le silence de l'équipage et resté impuni, avait assuré à White la tranquillité. Mais cette tranquillité était venue trop tard : White parlait peu, ne riait jamais, s'offensait de tout. A l'instant où Purcell s'était tourné vers lui en levant les sourcils et en répétant : « Le capitaine? », White, qui n'avait pas compris le sens de la question, s'imagina que le lieutenant se moquait de lui, et conçut, dès cette minute, à son égard, le plus vif ressentiment. Mason était déjà installé à la place de Burt quand Purcell pénétra dans le carré. Sans dire un mot il fit signe au lieutenant de s'asseoir en face de lui, c'est-à-dire sur le siège qu'il avait lui-même occupé quand Burt était en vie.
« Me voici promu premier officier », pensa Purcell avec ironie. La veille, au petit déjeuner, ils avaient été quatre autour de cette même table. Et maintenant il restait seul avec Mason. Purcell leva les yeux et regarda son vis-à-vis. Toute trace d'émotion avait disparu de son visage. Il avait pris de l'avance sur Purcell et il mangeait solidement, avec une précision paysanne, ses mâchoires carrées mastiquant avec soin. C'était une sorte de loi non écrite sur les navires anglais de l'époque que le capitaine devait rester, pendant le repas, silencieux, imposant par là même le silence aux officiers qui dînaient à sa table. L'idée qui se cachait derrière cette habitude était sans doute que le capitaine, n'ayant pas d'égal à bord, n'y disposait pas non plus d'interlocuteur digne de lui. Purcell n'était pas assis depuis cinq minutes qu'il devint évident pour lui que Mason entendait se conformer à cette règle. Il n'ouvrait même pas la bouche pour demander le poivre ou les pickles, mais, comme Burt, les désignait du doigt pour que Purcell les lui passât. Le lieutenant regardait à la dérobée le visage net et carré de Mason, ses yeux gris bleu, son front un peu bas, ses cheveux drus. Tout chez lui respirait l'honnêteté, l'étroitesse, le sens du devoir. Et pourtant cet officier parfait commandait maintenant un bateau hors la loi. Il était assis, l'air paisible, à la place du capitaine qu'il avait tué, et il s'environnait, comme lui, de ce silence auguste qui convenait à son rang.
A la fin du repas, Mason leva la tête et dit d'un ton bref :
« Je désire parler aux hommes, monsieur Purcell. Voudriez-vous les rassembler? »
Il se leva. Purcell n'avait pas fini de manger, mais il se leva à son tour, non sans humeur. Cela aussi, c'était une loi non écrite : quand le capitaine avait fini, le repas des lieutenants était terminé, même si leur assiette était pleine.
Purcell monta sur le pont et donna l'ordre à White de sonner la cloche. Les hommes accoururent en traînant les pieds et se rangèrent à la coupée. Leur maigreur, une fois de plus, frappa Purcell. Il était debout, il leur faisait face en silence et il se sentait gêné parce que Mason, comme Burt, se faisait attendre.
Le « capitaine » apparut enfin, se campa devant l'équipage en écartant les jambes, mit les mains derrière son dos, et parcourut les hommes du regard.
« Matelots, dit-il d'une voix forte, j'ai l'intention de gagner Tahiti pour nous approvisionner en eau et en vivres, mais je n'ai pas l'intention d'y rester. Tahiti est maintenant trop connu des navires de Sa Majesté. Le bras de la loi ne tarderait pas à nous atteindre. Je me propose donc de quitter dès que possible Tahiti et de chercher, loin des routes habituelles de nos navires, une île qui ne figure sur aucune carte... Cependant, je ne force personne à me suivre. Vous serez libres, soit de rester à Tahiti, soit de m'accompagner. »
Il fit une pause. Quand il reprit la parole, il était manifeste qu'il faisait effort pour parler avec calme.
« Vous devez savoir qu'aux termes de la loi sont considérés comme mutins non seulement ceux qui ont pris part à une mutinerie, mais aussi ceux qui, en ayant été témoins, n'ont rien fait pour l'empêcher. Pour les premiers — quel que soit leur grade — c'est la corde. Pour les seconds, il est possible — je dis il est possible — que le Tribunal fasse preuve d'indulgence. En tout cas, c'est une chance à courir. Je vous dis cela, matelots, pour vous aider à peser le pour et le contre avant de prendre une décision. »
Il s'arrêta et parut interroger l'équipage du regard.
« Capitaine, dit Mac Leod, est-ce que je peux poser une question?
— Oui.
— Si nous venons avec vous, est-ce que nous pouvons espérer retourner un jour en Grande-Bretagne?
— Non, dit Mason d'une voix nette. Jamais. En aucun cas. Faites une croix là-dessus, Mac Leod. Mon premier soin, quand j'aurai trouvé l'île en question, sera de brûler le Blossom. Agir autrement serait pure folie. Le Blossom est la preuve tangible de la mutinerie, et tant qu'il sera à flot, il n'y aura de sécurité pour aucun d'entre nous. »
Il fit une pause, regarda les matelots avec gravité et reprit en détachant les mots :
« Encore une fois je ne force personne. Ceux qui le désirent peuvent rester à Tahiti. Ceux-là reverront l'Angleterre... ne serait-ce, ajouta-t-il d'un air sombre, que du haut de la plus haute vergue d'un navire de Sa Majesté... Mais pour ceux qui viendront avec moi, je le répète, il n'y a pas de retour. »
Il se tourna vers le lieutenant.
« Monsieur Purcell, vous prendrez le nom des volontaires, et quand ce sera fait, vous viendrez me rejoindre dans ma cabine. »
Il fixa ses yeux gris bleu sur Purcell, puis regarda l'océan qui moutonnait à perte de vue, jeta un coup d'œil à la voilure, et parut sur le point d'ajouter quelque chose. Il se ravisa, se redressa en carrant les épaules, et pivotant sur les talons avec une sorte de hâte, il se dirigea vers le carré.
Il ne fallut pas plus d'une demi-heure à Purcell pour dresser sa liste. Il fut stupéfait du nombre peu élevé des volontaires. De toute évidence les matelots aimaient mieux le risque de la corde à la perspective de ne jamais revoir leur patrie. « Comme c'est bizarre, pensa Purcell, ces hommes sont très pauvres. Ils n'ont rien qui les rattache au vieux monde. La plupart n'ont ni femme ni enfants : ils n'en ont pas les moyens. Et que représente l'Angleterre pour eux, sinon la misère? Mais cette misère leur est connue. Voilà toute l'affaire. C'est l'inconnu qui les terrifie... »
Quand il entra dans la cabine du capitaine, Purcell pensa suffoquer de chaleur. Mais Mason, sans une goutte de sueur au front, était assis à sa table, cravaté, boutonné dans son habit, un verre de rhum à la main, une grande carte étalée devant lui.
« Combien? dit-il vivement.
— Neuf en vous comptant, capitaine.
— C'est ce que je craignais! dit Mason d'un air soucieux. Je n'aurai pas assez d'hommes pour manœuvrer le navire.
— Nous pourrons peut-être prendre des Tahitiens...
— Nous y serons contraints, j'en ai peur, dit Mason. Nous? Monsieur Purcell? reprit-il tout d'un coup en relevant la tête. Vous êtes-vous porté volontaire?
— Oui, capitaine. »
Mason leva les sourcils, mais ne dit rien. Il saisit la liste que Purcell lui tendait, y jeta un coup d'œil rapide, hocha la tête, et lut lentement à voix haute, en s'arrêtant sur chaque nom, sauf sur le sien et celui de Purcell :
Richard Hesley Mason, capt.
Adam Briton Purcell, lt.
Mac Leod, matelot.
Hunt id.
Smudge id.
White id.
Johnson id.
Baker id.
Jones id.
Quand il eut fini, il leva la tête et regarda le lieutenant : « Que pensez-vous de cette équipe?
— Du meilleur et du pire.
— Oui », dit Mason en secouant sa tête carrée.
Et sans réfléchir combien la réflexion pouvait paraître désobligeante à son second, il ajouta :
« Dommage que je ne puisse gouverner seul le Blossom! Voulez-vous un verre de rhum, monsieur Purcell?... Ah! c'est vrai, j'oubliais, reprit-il comme s'il était piqué que le lieutenant ne bût pas d'alcool. Savoir, enchaîna-t-il, à quels mobiles ces volontaires ont obéi?... Pour Mac Leod, cela crève les yeux. Il a tué Simon. Et Hunt a tué Boswell. Ces deux-là n'avaient pas le choix. Mais White, par exemple?...
— Le bruit court, capitaine, qu'il a poignardé un homme autrefois. Il peut craindre, s'il y a une enquête, qu'on ne déterre cette histoire.
— Oui, dit Mason, et ça ne m'étonnerait pas que Smudge ait aussi un passé. Mais Jones, Baker, Johnson? J'en jurerais, ces trois-là sont blancs comme neige.
— Jones suivra Baker jusqu'au bout du monde, dit Purcell. Et Baker doit s'estimer coupable : il a refusé d'obéir à Burt. »
Il reprit après un silence :
« Il ne reste donc plus que le choix de Johnson à expliquer. »
Mason ne lui avait pas dit de s'asseoir, et depuis le début de l'entretien il était debout devant la table où Mason était attablé. Le visage blond et ouvert de Purcell trahissait un certain malaise. Il voyait dans cette distance que le « capitaine » mettait entre eux une comédie inutile, et il en était gêné.
« Oui, reprit Mason en relevant la tête, il ne reste plus que le cas Johnson à expliquer. »
Il ajouta :
« Et le vôtre, monsieur Purcell. »
Et comme Purcell ne disait rien, il ajouta :
« Vous n'avez pourtant rien à redouter d'un procès.
— Je puis vous assurer, dit Purcell avec un demi-sourire, que je n'ai pas de passé.
— J'en suis persuadé », dit Mason, imperturbable. Et il attendit, aussi sérieux qu'un juge. Il était le capitaine du Blossom. Il avait donc le droit de savoir pourquoi son lieutenant avait décidé de l'accompagner.
« Eh bien, dit Purcell, peut-être ne le savez-vous pas, mais j'ai demandé à Burt de réciter les prières sur le corps de Jimmy. Burt a ordonné à Boswell de me mettre aux fers. Je suis donc un mutin. »
Mason ouvrit tout grands ses yeux gris bleu.
« Mais je ne savais pas cela! »
Il regarda Purcell. Pendant un bref moment son visage perdit son impassibilité et il dit avec émotion :
« En ce qui concerne Jimmy, je vous remercie, monsieur Purcell. C'était très courageux de votre part. »
Il reprit :
« Vous estimez qu'un tribunal vous condamnerait comme mutin?
— J'en suis persuadé. En outre, on me reprocherait de n'avoir rien fait après le meur... après la mort de Burt. »
Mason cilla. Le lapsus ne lui avait pas échappé.
« Vous avez sans doute raison », dit-il avec raideur, les yeux fichés à terre.
Il reprit :
« Vous n'avez pas d'attache en Angleterre? »
L'indiscrétion de cette question surprit Purcell. Il hésita. Mais non, il valait mieux répondre. La question n'était pas malveillante, et il allait passer toute sa vie, maintenant, avec cet homme.
Il dit d'une voix rapide et gênée :
« Mon père est mort. Ma mère... »
Il détourna les yeux.
« ... indifférente. »
Mason abaissa les yeux sur sa carte. Puis il reprit avec un sourire qui sentait l'effort.
« Eh bien, nous voilà embarqués sur le même bateau, monsieur Purcell. »
Le peu de chaleur de son ton blessa Purcell et il ne fit aucune remarque. Mason reprit :
« Vous avez déjà fait un séjour à Tahiti, je crois?
— Six mois, il y a quatre ans. J'étais hébergé chez un chef tahitien. C'est lui qui m'a appris la langue.
— Comment? dit Mason, vous parlez tahitien? Voilà qui va m'être fort utile. Vous le parlez couramment?
— Oui, capitaine.
— Au bout de six mois! Vous avez vraiment le don des langues, monsieur Purcell », ajouta-t-il avec un petit rire d'excuse, comme si c'était faire injure à un officier que de lui supposer un don intellectuel.
« Pensez-vous, reprit-il, que les Tahitiens nous donneront des vivres?
— Tout ce que nous voudrons.
— Sans contrepartie?
— Sans contrepartie. Cependant, nous aurons des vols.
— Souvent?
— Toute la journée.
— C'est scandaleux! dit Mason en rougissant d'indignation.
— Mais non, dit Purcell. Ils vous donnent tout ce qu'ils ont et ils vous prennent tout ce qui leur fait envie : c'est leur idée de la fraternité. »
Mason tapota la table d'un air impatient. « Ce chef tahitien qui vous a hébergé...
— Otou.
— Est-il important?
— Très important. Il jouit d'un grand prestige : il a les yeux bleus. Il prétend descendre du capitaine Cook », ajouta Purcell avec un sourire.
Mason prit un air froid et gourmé, et Purcell mit quelque temps à comprendre : le capitaine Cook était capitaine. Il était donc irréprochable.
Mason se leva. Il n'était pas beaucoup plus grand que Purcell, mais si carré et si solide que Purcell se sentit presque frêle à côté de lui.
« Monsieur Purcell, dit Mason, et de nouveau une vague d'émotion envahit son visage et sa voix trembla perceptiblement, ne croyez pas que je ne sente pas toute ma responsabilité à l'égard de ces hommes qui, à cause de moi, ne reverront plus la Grande-Bretagne. Cependant, ajouta-t-il après une seconde de silence, si ce que j'ai fait était à refaire, je le referais. »
Il avait articulé cette phrase avec force, mais elle sonnait faux. Purcell se taisait, les yeux baissés. Il n'approuvait pas le meurtre de Burt, et il savait que Mason, pour d'autres raisons, n'arriverait jamais à se le pardonner. Pour Mason, le problème moral ne se posait pas. Il raisonnait en marin. A terre, le meurtre eût été excusable. A bord, il avait mutiné un équipage et mis un navire hors la loi.
« Si vous permettez, dit Purcell, je vais remonter sur le pont et faire reprendre les huniers de misaine. Ils sont mal étarqués.
— Je l'ai remarqué tout à l'heure, dit Mason. Jamais les gabiers du temps de Burt... »
Un silence tomba. Les deux hommes évitaient de se regarder. Mason reprit :
« Trouvez-vous que la discipline soit devenue difficile?
— Elle n'est pas devenue difficile, dit Purcell d'une voix neutre. Elle n'existe pas. »
Il ajouta :
« S'il y avait un coup de chien, je ne sais même pas si je pourrais faire grimper les hommes dans la mâture. »
Et comme Mason se taisait, les yeux fixés sur lui, il reprit :
« Je prie Dieu que votre île ne soit pas longue à trouver. »
Debout sur le seuil de sa hutte, Otou regardait au loin, caressant sa poitrine de sa large main élégante. Ses pectoraux étaient puissants, mais affaissés par l'âge, son ventre non pas obèse, mais ample, et Otou n'avait pas envie de courir avec les jeunes à la rencontre des Peritani. Il eut. le sentiment qu'il vieillissait, mais cette idée n'étant pas plaisante, il pensa que c'était par dignité qu'il ne se précipitait pas au-devant des étrangers. La grande pirogue des Peritani était posée sur le lagon, ses grandes voiles repliées, et les hommes blancs descendaient leurs petites pirogues à l'eau pour débarquer. Partie de la plage, une nuée d'embarcations les atteignait déjà. En premier, les enfants. En second, les vahinés, à peine un peu moins promptes. Aoué! les vahinés! dit Otou en souriant. Couronnés de feuilles — le soleil était déjà haut — les hommes agitaient les bras avec amitié, mais ils étaient restés sur la plage. Otou approuva cette réserve.
Les Tahitiens, et du seuil de la hutte, Otou lui-même, se mirent à rire parce que les baleinières des étrangers avançaient avec une telle lenteur sur l'eau calme du lagon. Par l’Eatua, elles étaient lourdes, et les mouvements des Peritani, lents et saccadés. Cependant, c'était agréable d'observer le déplacement des longues et bizarres pagaies blanches comme des pattes de moustiques sur l'eau.
Les baleinières mirent leur nez à sec sur le sable et, Otou vit les Peritani enjamber les hiloires, hirsutes, barbus, vêtus seulement de leurs pantalons rayés. Otou hocha la tête. Aoué, qu'ils étaient maigres! La grande île de la pluie ne devait pas être aussi riche qu'on disait.
Otou poussa tout d'un coup un cri strident. Puis élevant ses deux belles mains devant lui, il les écarta d'un geste large, appela « Ivoa! Mehani! » d'une voix forte, et sans attendre de réponse, se précipita vers les nouveaux venus, ses pieds nus martelant le sable brûlant...
« Adamo! » cria-t-il de loin.
Adam Purcell tourna la tête, aperçut Otou qui venait à lui à pas si rapides que son ventre sautait un peu sur son pareu, et il se mit à courir de toutes ses forces à sa rencontre, ses cheveux blonds brillant au soleil.
« Adamo! » cria Otou en le prenant dans ses bras.
Il le pressa à plusieurs reprises sur ses vastes pectoraux, frotta sa joue contre la sienne en répétant avec toutes les nuances de la surprise et de l'affection : « Adamo!... Adamo!... Adamo!... Adamo!... » Purcell était un peu rouge et sa lèvre inférieure tremblait.
Une foule compacte s'était formée autour des deux hommes, et Purcell remarqua avec amusement qu'elle mimait et commentait, comme le chœur de la tragédie antique, le dialogue des protagonistes.
« Adamo! cria Otou, les yeux humides et en recommençant à serrer Purcell sur sa poitrine, tu es là!... Adamo, mon fils!... Tu es là!...
— Adamo est là! » cria la foule dans une clameur de joie.
Tout d'un coup une belle jeune fille, le sein nu, fondit sur Purcell, l'arracha aux bras d'Otou, l'enlaça et se mit à l'embrasser à la mode peritani, lèvre contre lèvre, ce qui fit rire la foule : c'était si enfantin. Purcell eut un mouvement de recul, mais la jeune fille qui était presque aussi grande que lui, et certainement tout aussi vigoureuse, le plaqua avec force contre sa poitrine en continuant à le cribler de baisers. Purcell, mi-amusé, mi-ému, la laissa faire, se contentant de jeter un coup d'œil interrogateur à Otou par-dessus l'épaule de sa partenaire.
« Comment? s'exclama Otou, mais c'est Ivoa! Tu ne reconnais pas Ivoa! Adamo ne reconnaît pas Ivoa! » cria-t-il en prenant la foule à témoin dans un geste de ses larges mains
Aussitôt, il y eut une grande effervescence de tendresse, des rires à gorge déployée, et un nombre considérable de petites tapes amicales sur les épaules de Purcell.
« Adamo! crièrent les Tahitiens d'un air attendri et émerveillé comme si le fait qu'Adamo n'eût pas reconnu Ivoa redoublait leur affection pour lui.
— Adamo! cria Ivoa d'une voix claire, tu ne me reconnais pas! »
Elle se détacha de lui, et les mains sur ses épaules, l'éloignant d'elle de toute la longueur de ses bras, elle lui sourit de ses dents éblouissantes. Purcell la regarda. Ses longs cheveux noirs, plantés assez bas sur le front et partagés au milieu par une raie, retombaient en larges boucles sur ses épaules, et comme Ivoa se penchait un peu en avant, cachaient à demi ses seins nus, atteignaient les hanches. Ivoa n'était pas noire, mais couleur d'ambre et ses larges yeux bleus, ombragés de cils sombres, se détachaient sur son teint chaud. Le regard de Purcell se posa de nouveau sur ses longs cheveux d'un noir aile de corbeau, à peine crêpés, foisonnants, luxuriants, épais comme une toison. Sa gorge se noua et il resta silencieux.
« Eh bien, j'ai changé! dit Ivoa de sa voix claire. Est-ce que tu pourrais encore me porter sur tes épaules, Adamo?
— Il n'irait pas loin! » s'écria Otou avec un grand rire heureux, et ses deux larges mains qui, l'instant d'avant, reposaient sur son ventre, voletèrent autour de sa tête, comme des oiseaux.
Les Tahitiens se mirent à rire. Aoué, Otou avait raison! Quelle belle fille était devenue Ivoa. Mince, mais ronde où il fallait. Et qui pesait bien son poids.
« Regarde! dit Ivoa, j'ai toujours la médaille de ton Dieu Jésus autour du cou. Elle ne m'a pas quittée! Pas un seul jour! Même pour me baigner je la gardais! Et chaque soir je la caressais en demandant à ton Dieu Jésus de faire revenir Adamo. Et il l'a fait! ajouta-t-elle avec un air de triomphe. Ce doit être un Dieu très puissant : Il a réussi! Adamo est là! » cria-t-elle dans une explosion de bonheur en levant ses deux bras en l'air, les paumes tendues vers le ciel. Et aussitôt le groupe qui entourait Purcell poussa un hurlement de plaisir.
« Oui, tu as grandi », dit Purcell en souriant et en détournant légèrement la tête.
Chaque fois qu'il regardait les cheveux d'Ivoa, sa gorge se serrait.
« Ne reste pas au soleil, ta tête va cuire comme un œuf de sterne! dit Otou au milieu des rires. Viens chez moi, Adamo! As-tu faim?
— Très faim », dit Purcell.
Et de nouveau il y eut chez les Tahitiens des exclamations attendries. Ivoa lui prit un bras et, l'embrassant dans le cou, le baigna de ses cheveux parfumés. Otou saisit l'autre bras, et précédé, accompagné, poussé, et presque porté, Purcell parcourut au milieu des acclamations la centaine de mètres qui le séparait de la hutte d'Otou.
Il en atteignait le seuil quand un Tahitien athlétique accourut, fendit la foule qu'il dominait des épaules, s'approcha d'Adamo, le visage illuminé d'un sourire et, le prenant sous les aisselles, le souleva sans effort au niveau de ses yeux, et le tint ainsi, au milieu des rires, brandi au-dessus des têtes comme un poupon.
« Et moi? cria-t-il d'une voix joyeuse, tu me reconnais, Adamo?
— Mehani! s'écria Purcell, les yeux brillants, et oubliant tout à fait dans sa joie le ridicule de sa position.
— Il le reconnaît! » s'écria Otou au comble de la joie, et avec un grand geste de ses mains il prit ses administrés à témoin de ce prodige.
« Adamo reconnaît Mehani! » cria la foule, tout aussi attendrie et émerveillée que si Purcell ne l'avait pas reconnu.
Mehani, les yeux luisants de bonheur, reposa Purcell à terre comme s'il avait eu peur de le casser, et les cris redoublèrent.
« Tes enfants ont grandi, Otou, dit Purcell. Je ne puis croire qu'il y a à peine quatre ans... »
Il ne put continuer. Ivoa s'était de nouveau précipitée sur lui, et le criblait de baisers, lui mordillait l'oreille, et de la main le décoiffait. De nouveau, les cheveux lourds et parfumés de la jeune fille balayèrent le visage de Purcell.
« Adamo a faim », s'écria Otou en riant d'un rire généreux et en l'arrachant à l'étreinte de sa fille, ce qui provoqua une nouvelle explosion de gaieté. « Entre, Adamo », continua-t-il d'un geste ample de sa main; et prolongeant le même geste avec une élégance consommée et en arrondissant sa courbe, il prit congé de la foule dans un mouvement de dignité vraiment royale et sans cesser de rire avec bonhomie et de cligner de l'œil avec un air de malice comme s'il avait prévu de tout temps l'arrivée du Blossom et le retour d'Adamo.
Mehani installa Purcell sur une natte, et aussitôt s'assit en face de lui, le couvant des yeux. Il était plus sombre de peau que sa sœur, et il y avait un contraste saisissant entre la partie intérieure de ses traits — tendre et presque féminine avec sa bouche large, ses lèvres ourlées, son menton rond — et la partie supérieure, à laquelle un nez aquilin et des yeux profonds, ombragés de cils très noirs, donnaient un air réfléchi, presque sévère.
« E Adamo é! dit-il, é Adamo! é Adamo é! » en exprimant, par la façon à la fois mélancolique et joyeuse dont il modulait les sons, tous les souvenirs, vieux de quatre ans, qui l'assaillaient à cet instant. En même temps, il frappait en cadence la natte du plat de la main, comme s'il évoquait pair ces bruits sourds, répétés, tout le plaisir que lui promettait, dans l'avenir, la présence de son ami.
« E Adamo é! dit-il enfin, je me souviens comme tu avais peur des requins du lagon!... »
Il éclata de rire, et Otou et Ivoa rirent en écho. C'était vrai! Adamo avait peur des requins! des gentils requins du lagon! Mehani se leva comme un ressort qui se détend, se pencha vers Purcell, lui prit la tête entre ses mains et cogna son front contre le sien en signe de tendresse. Puis il le lâcha, et posant ses doigts sur ses épaules, il lui donna des petites tapes sur le haut des bras, en le regardant d'un air ravi.
« E Adamo é! dit-il, incapable d'exprimer par des mots à quel point il l'aimait.
— Aoué! dit Otou, il faut le laisser manger! On ne mange pas bien quand on parle! »
Ivoa tendit à Purcell une assiette de bois pleine jusqu'au bord, et avant même d'apercevoir son contenu, Purcell reconnut l'odeur fruitée du poisson cru mariné dans le jus de citron. Mehani était assis en face de lui, adossé au montant de la porte, et Otou adossé à l'autre montant, afin de laisser la vue de la plage et du lagon à leur hôte. Quand elle eut servi son père et Mehani, Ivoa prit place à la droite de Purcell, non pas assise, mais accroupie sur ses genoux, et un peu en retrait, l'étiquette tahitienne lui interdisant de manger en même temps que les hommes. Elle écartait les mouches du visage de Purcell avec une feuille de palmier et, de temps à autre, par taquinerie, elle lui en donnait une petite tape sur les épaules. Purcell sentait qu'elle ne le quittait pas des yeux, il apercevait du coin de l'œil la masse de ses cheveux sombres, et n'osait pas tourner la tête vers elle.
Purcell n'était vêtu que d'un pantalon et d'une chemise; et le soleil, entrant à flots dans la hutte, atteignait ses pieds nus. Une partie de l'épaule de Mehani se détachait en contre-jour sur le bord gauche de l'ouverture, et de l'autre côté, aussi large, mais moins pleine déjà, moins ronde, le muscle aminci et amolli par l'âge, l'épaule d'Otou se découpait. Purcell avait faim. Ivoa promenait ses doigts légers sur sa nuque, mais il feignait de ne pas s'en apercevoir. Il respirait avec force le parfum qui émanait de ses cheveux, et regardait devant lui les troncs élancés des cocotiers, et plus loin, brillant au soleil, les reflets indigo et les grandes taches mauves qui jouaient sur le bleu du lagon.
Le silence le plus profond régnait dans la hutte. Purcell se souvint que manger, pour les Tahitiens, était une occupation si agréable qu'elle se suffisait à elle-même. Le corps à l'aise à l'ombre de la hutte, les pieds caressés par le soleil, il éprouvait un extraordinaire sentiment de fraîcheur et de calme. Le monde était bien ordonné : Otou et Mehani devant lui, Ivoa dans la marge de son œil droit et se penchant pour lui frôler la joue de ses cheveux. Il regardait ses amis, il se sentait profondément heureux. Quelle tendresse dans leurs regards! Quel repos dans leurs âmes! Il pensa, c'est un moment dont je me souviendrai, et d'avoir pensé cela. à l'instant même, une pointe de regret poignant le traversa, comme si le moment qu'il vivait était déjà fini.
« Adamo! dit Mehani avec inquiétude, qu'est-ce que tu as? Tes yeux sont tristes.
— Une idée qui est venue, Mehani.
— Peritani! Peritani! s'écria Otou en secouant un long doigt devant son nez comme s'il savait depuis longtemps qu'un Peritani était incorrigible. Mange! Mange! Il ne faut pas trop penser avec ta tête! »
Purcell sourit et baissa les yeux sur son poisson. Otou avait raison. Pour être vraiment heureux, il fallait être conscient de son bonheur, mais pas trop. Il y avait un point d'équilibre à trouver. Il fallait ruser. Savoir qu'on était heureux, mais pas au point de se le dire.
Une brise tiède, parfumée, venue du centre de l'île, agita les cocotiers, et Purcell vit, très haut au-dessus de la hutte, les grandes palmes se balancer comme des chevelures avec un froissement léger. Il respira l'air avec délices.
« C'est l'odeur de Tahiti, dit-il tout haut.
— Qu'est-ce qui est l'odeur de Tahiti? dit Ivoa en s'appuyant des deux mains sur ses épaules.
— La fleur de tiaré.
— E Adamo é! dit Ivoa, il y a bien d'autres parfums à Tahiti. Il y a l'odeur de l'hibiscus, et celle des frangipaniers, et celle des grandes fougères, et celle du thym. Et l'odeur du jasmin qui est fraîche comme la peau d'un bébé. Et il y a l'odeur qui vient des plateaux quand le vent souffle de la montagne et qu'il va pleuvoir. Et c'est une odeur qui donne envie de travailler. »
Otou se mit à rire et, étendant devant lui ses vastes mains, le pouce largement écarté des autres doigts et la paume presque perpendiculaire à l'avant-bras, il dit en hochant la tête :
« Quand on est jeune, il ne faut pas trop travailler, Ivoa. C'est quand on est vieux, et qu'il n'y a rien d'autre à faire, que le travail est amusant. »
Purcell tourna la tête, regarda les larges yeux bleus d'Ivoa et dit, la gorge sèche :
« Et il y a l'odeur de tes cheveux, Ivoa. »
Ivoa sourit avec une sorte de lenteur et Purcell pensa, le cœur cognant contre sa poitrine, elle est à moi, si je veux.
Une ombre noire boucha la porte. Purcell tourna les yeux vers elle. C'était Mason, boutonné, cravaté, souliers aux pieds. Les souliers, surtout, étonnèrent Purcell. Ils étaient cirés et la boucle brillait au soleil. Mason avait dû les ôter avant de débarquer, et les remettre ensuite.
« Monsieur Purcell, dit Mason, froid et correct, et sans accorder un regard aux Tahitiens, puis-je vous dire deux mots? »
Purcell se leva, sortit de la hutte, et comme Mason se retirait à quelques pas, il le rejoignit.
« Monsieur Purcell, dit Mason d'un air distant en jetant un coup d'œil rapide aux cheveux, au col et aux pieds nus du lieutenant, vous semblez être très populaire chez ces sauvages. Voudriez-vous me présenter à leur chef?
— Je serais très heureux de vous présenter à Otou, dit Purcell avec sécheresse, Otou est un gentleman.
— Eh bien, présentez-moi à ce... gentleman, dit Mason, et exposez-lui la situation.
— Sans rien cacher?
— Sans rien cacher, et dites-lui aussi nos projets. »
Dès qu'Otou et ses enfants virent Adamo et le chef des Peritani revenir vers eux, ils se levèrent, et Otou s'avança sur le seuil, souriant, le ventre étalé, ses larges mains politiciennes désignant avec noblesse sa demeure au nouveau venu pour l'inviter à y pénétrer.
Mason avait observé de loin avec sa longue-vue l'arrivée d'Adam Purcell sur la plage, il avait trouvé fort dégoûtantes les embrassades qui l'avaient assailli, et il craignait d'en être, à son tour, l'objet. Mais rien de ce genre ne se produisit. Mehani et Ivoa inclinèrent la tête sans s'approcher et Otou fut prodigue en gestes courtois, mais ne lui tendit pas la main.
Mason prit place sur une natte. Il y eut un long silence. Les Tahitiens se taisaient avec gravité. Mason, presque intimidé par la réserve de leur accueil, toussa, rougit, cilla, et finalement, sans regarder personne, exposa en anglais la situation du Blossom et les demandes qu'il voulait faire à Otou. Celui-ci l'écouta en hochant la tête comme s'il eût prévu de tout temps ce discours, et tandis qu'Adamo traduisait il continua à hocher la tête et à sourire avec urbanité, comme si c'était une chose toute normale que le second d'un navire britannique tuât son capitaine et mutinât le navire.
Quand Purcell eut fini, Otou se leva et emplit la hutte de sa haute stature. Ce fut tout un discours, à la fois fleuri et précis, et accompagné de gestes éloquents de ses larges mains. Il ne fit pas la moindre référence aux événements du Blossom. Il ne traita que des demandes de Mason. Oui, il donnerait au chef de la grande pirogue des vivres pour une longue traversée. Oui, il lui donnerait une chèvre et son bouc pour la reproduction, et aussi un couple de chiens; et puisqu'il le désirait, un couple de cochons sauvages, encore que le chef Peritani rencontrerait ces bêtes en abondance dans toutes les îles des mers du Sud. De même, le chef trouverait partout des taros, des ignames, des patates douces et des arbres à pain. Mais puisqu'il voulait par précaution emporter des racines et des plants, Otou lui en fournirait. Otou ferait mieux. Otou possédait, à titre personnel, l'unique vache et l'unique taureau de Tahiti : c'étaient les rejetons du couple que le grand capitaine Cook (Otou prononçait « Touto », le « k » n'existant pas en tahitien) avait donné autrefois à la famille dont lui-même, Otou, descendait. Otou ferait don de ces bêtes au chef, de la grande pirogue.
Purcell traduisit, amusé par l'astuce d'Otou. Quel air magnifique il avait pris pour faire cadeau de ses bovins à Mason! En réalité, il était bien heureux de s'en débarrasser. Les Tahitiens n'aimaient ni la chair ni le lait de ces bêtes. En outre, leur taille était démesurée, elles mangeaient trop, elles dévastaient les jardins. Et n'était le souvenir du donateur, Otou les eût fait abattre. Du moins avait-il pris soin de séparer le taureau de la génisse afin de limiter les conséquences d'un don qui, selon le sentiment des Tahitiens et d'Otou lui-même, avait grandement honoré son père au temps où sa mère était belle.
Comme Purcell achevait sa traduction, Otou poussa un cri, se leva avec vivacité, se rua vers la porte et s'écria :
« Tabou! Adamo! Tabou! Là sur la plage! Adamo! Dis à ton chef que c'est tabou à Tahiti!
— Que se passe-t-il? dit Mason en fronçant les sourcils. Pourquoi ces hurlements? Ces indigènes sont si émotifs. Qu'est-ce qui est tabou, Purcell?
— Les fusils, capitaine. Mac Leod se promène avec un fusil sur la plage. Sans doute a-t-il l'intention de chasser.
— Dites-lui de ramener son arme à bord, dit Mason. Je ne veux pas d'ennuis avec les Noirs. »
Purcell courut jusqu'au lagon et héla l'Ecossais. Mac Leod se retourna, toisa le lieutenant d'un air dédaigneux, et comme Purcell venait à lui, il se décida à aller à sa rencontre, à pas lents. Il était grand et d'une extrême maigreur, tout en jambes, les épaules étroites et pointues, et des yeux petits, gris et brillants dans un visage taillé en lame de couteau. N'aimant personne par principe et un officier moins que tout autre, il ne faisait pas d'exception pour Purcell. Cependant, il ne le détestait pas tout à fait : Purcell était Ecossais.
Il s'arrêta à dix mètres du lieutenant, et se déhancha sur la jambe droite, la jambe gauche étendue sur le côté, le fusil au creux du bras, bien décidé à ne pas se mettre au garde-à-vous. Depuis la mutinerie, il se tenait avec Mason et Purcell à la limite de la rébellion sans jamais désobéir tout à fait.
« Mac Leod, dit Purcell sans paraître remarquer l'insolence de son attitude, ordre du capitaine : ramener ce fusil à bord. Les fusils sont tabou à Tahiti.
— J'voulais tirer un cochon sauvage », dit Mac Leod en secouant la tête, et son visage dur et morose eut tout d'un coup cet air enfantin qui avait déjà frappé Purcell. Le lieutenant eut l'impression d'être un maître d'école en train de rafler ses billes à un élève dissipé.
« Un cochon sauvage! dit Purcell en riant, mais vous n'avez qu'à en demander un aux Tahitiens! Ils vous le donneront.
— J'sais bien, dit Mac Leod avec mépris, j'les connais bien. J'suis déjà venu dans leur coin. Ces imbéciles donnent tout ce qu'ils ont. Rien dans la tête, voilà ce que j'dis! C'est heureux qu'ils ayent pas d'chemise : ils la donneraient!
— Pourquoi feraient-ils des économies? dit Purcell, ils ont tout en abondance.
— Ça durera p'être pas toujours, dit Mac Leod d'un air méfiant comme s'il s'attendait à ce que le climat de Tahiti devînt un jour semblable à celui des Highlands, et en attendant, ça m'aurait fait plaisir de tirer un cochon, au lieu de m'le faire donner par ces damnés idiots tout nus! Donner! Donner! Ils n 'connaissent que ça, ici! De vrais sauvages! Et moi, justement, ça me plaît pas du tout qu'on m'donne! Les Mac Leod, ils n'ont jamais rien dû à personne. Jamais! J'fais pas d'cadeau! reprit-il avec fierté, et j'veux pas qu'on m'en fasse non plus!
— Je regrette, Mac Leod, dit Purcell, mais les fusils sont tabou à Tahiti.
— Tabou! Encore une de leurs damnées idioties! dit Mac Leod en secouant la tête d'un air méprisant. Si j'étais le capitaine, j'les mettrais vite au pas, les Noirs!... Dieu me damne, reprit-il avec un large geste de menace qui paraissait englober l'île entière, c'est nous qui avons les fusils, oui ou non? Alors, c'est nous qui devons faire la loi, c'est clair! »
Il tourna le dos sans saluer et se dirigea vers celle des baleinières qui était restée à flot. Purcell le regarda s'éloigner, long, maigre, dégingandé, ses cheveux filasse très éclaircis sur le sommet du crâne, le fusil dans le creux du bras, le canon braqué à terre.
Dès que Purcell fut de retour dans la hutte, Mason se leva et, priant son second de remercier Otou, il s'en alla. Ce départ abrupt étonna les Tahitiens. Debout sur le seuil, ils suivirent des yeux le chef Péritani. Arrivé sur le bord du lagon, Mason s'assit, retira ses souliers, se releva et, hélant la baleinière de service, monta à bord. On put le voir, assis sur le banc arrière, occupé à se rechausser.
« Pourquoi ne reste-t-il pas avec nous? dit Ivoa avec étonnement. Que va-t-il faire sur la grande pirogue?
— Rien, dit Purcell. Il a décidé de rester à bord tout le temps qu'on serait à Tahiti.
— Pourquoi? dit Mehani. Il ne nous aime pas?
— Il ne se pose pas la question », dit Purcell, une fois assis.
Il regarda ses amis. Il se sentait de nouveau libre et joyeux. Mason n'avait pas été déplaisant, mais sa présence avait suffi pour tout éteindre.
« Tu vas vivre dans une île avec cet homme..., dit Otou avec un geste de ses larges mains qui compléta sa pensée.
— Il est loin d'être méchant, dit Purcell en souriant, et je m'entends bien avec tout le monde. »
Au même instant, il pensa à la haine que Simon lui avait vouée et il s'assombrit.
« E Adamo é! dit Ivoa, ne sois pas triste! Je ne veux pas qu'Adamo soit triste, reprit-elle avec pétulance en s'adressant à son père et à Mehani comme si la chose eût dépendu d'eux. Quant à moi, continua-t-elle, je n'aime pas cet homme avec des choses en peau autour des pieds.
— Ivoa! » dit Otou, surpris qu'Ivoa exprimât une opinion si tranchée.
Ivoa abaissa ses longs cils sur ses yeux bleus et cacha sa tête contre l'épaule d'Adamo.
« Pourquoi ne l'aimes-tu pas? » dit Purcell.
Elle releva le front et dit avec une moue :
« Il ne m'a pas regardée. »
Purcell se mit à rire.
« C'est vrai! cria Mehani en frappant la natte, puis en claquant ses mains l'une contre l'autre, je l'ai remarqué! Le chef Peritani avait peur d'Ivoa! et même mon père, il le regardait à peine. Il était là, assis comme une tortue, la tête et les quatre pattes rentrées. » Ivoa éclata de rire.
« Ho! Ho! dit Otou, on ne parle pas ainsi d'un hôte! » Mais il riait, lui aussi. Au bout d'un moment, Ivoa tendit à Purcell un long panier tressé contenant des oranges, des mangues, des avocats et des bananes sauvages.
« Je vais peler ton orange », dit-elle quand il se fut servi.
Mehani releva la tête avec vivacité et jeta un coup d'oeil à Otou qui se mit à sourire. « Peut-être, pensa Purcell, y a-t-il là un langage que je ne comprends pas? » Il regarda Ivoa d'un air interrogateur. Elle sentit son regard peser sur elle, tourna la tête, fixa sur lui ses yeux lumineux, et dit sur le ton de la conversation la plus unie, et comme s'il s'agissait d'une simple promenade
« Adamo! si tu me veux dans ton île, je viendrai avec toi. »
Purcell regarda Otou, puis Mehani. Ils souriaient. Ils ne paraissaient ni étonnés, ni même émus.
« Tu as bien compris, Ivoa? dit-il enfin d'une voix étranglée, et en lui saisissant le poignet, si tu viens avec moi, c'est pour toujours. Tu ne reverras jamais Otou.
— J'ai bien compris », dit Ivoa, les yeux baissés sur l'orange qu'elle pelait.
Il y eut un silence et Otou étendit devant lui ses larges mains, les paumes offertes, le pouce écarté des autres doigts.
« C'est toi qui ne comprends pas, Adamo, dit-il avec un sourire. Ivoa n'a qu'une vie, et qu'est-ce qui est le plus important dans sa vie : moi ou Adamo? »