« EH bien, dit Mason, puisque nous appareillons demain, il serait temps de faire connaissance avec les volontaires tahitiens. Combien en avez-vous, monsieur Purcell? »
Il était assis dans sa cabine, exactement dans la même attitude que huit jours plus tôt, une carte étalée devant lui, et un verre de rhum à la main. Mais il y avait cependant une différence : il avait prié Purcell de s'asseoir.
« Six, dit Purcell, voici leurs noms : Mehani, Tetahiti, Mehoro, Kori, Tirai et Ohou.
— Les connaissez-vous?
— Je connais bien Mehani et Tetahiti. Je connais moins bien les autres. En tout cas, ils sont athlétiques et nous sentirons leur poids au bout d'un filin.
— Six Tahitiens, dit Mason en penchant sa tête carrée d'un air soucieux. Six et nos sept hommes, cela fait treize. C'est bien peu pour manœuvrer le Blossom.
— Je ne vous ai pas lu toute ma liste, dit Purcell, il y a aussi douze femmes, et les Tahitiennes sont très capables de monter dans le gréement...
— Des femmes! s'écria Mason, des femmes à bord!... » Il se leva avec tant de brusquerie qu'il fit tomber sa carte et renversa son verre de rhum. Rouge, cillant, les lèvres serrées, il resta un moment sans pouvoir parler. Puis ramassant ses épaules comme s'il allait foncer sur Purcell et penchant en avant son front têtu, il explosa :
« Jamais! Monsieur Purcell, jamais!... » Il y eut un silence. Purcell se baissa, cueillit la carte avec deux doigts et la lui tendit.
« Je crains que nous n'ayons pas le choix, dit-il avec douceur. Les Tahitiens ne s'embarqueront pas sans femmes. Nos hommes non plus. Ils ont peur que l'île que vous cherchez soit inhabitée...
— Des femmes à bord, monsieur Purcell! Imaginez-vous cela? répéta Mason, ses yeux gris-bleu comme dilatés par l’énormité de cette perspective.
— A vrai dire, dit Purcell, les circonstances sont exceptionnelles...
— Mais des femmes à bord!...» répéta Mason, en s'oubliant jusqu'à élever ses deux mains en l'air à la façon des Tahitiens.
Purcell laissa passer quelques secondes.
« Je crains, reprit-il, que vous ne soyez pas en mesure de les refuser. Les Tahitiens ne voudront pas venir. Et les matelots sont capables de saisir le navire, de nous débarquer et de mettre à la voile sans nous.
— Ils le jetteront sur un caillou, dit Mason avec dédain.
— Peut-être, mais vous et moi, nous resterons sur le sable, à Tahiti... »
Mason se rassit, étala de nouveau sa carte devant lui, et dit, les yeux baissés :
« Combien sont-elles?
— Douze, dit Purcell en se rasseyant à son tour. Voici leurs noms.
— Peu importe leurs noms », explosa de nouveau Mason avec un geste de la main droite qui les balayait du monde.
Il y eut de nouveau un silence, et il reprit d'une voix plus calme :
« Il faudra prévoir pour elles un logement distinct des hommes. »
Purcell plissa les yeux. La précaution lui paraissait dérisoire.
« Certainement, dit-il d'une voix neutre, je les logerai à part. »
Mason vida d'un trait son verre de rhum, le posa devant lui et parut résigné à l'inévitable.
« Vous vous occuperez de tous les détails, reprit-il, je ne veux pas entendre parler de ces femmes.
— Oui, capitaine. »
Purcell remit la liste dans sa poche, mais ne se leva pas.
« Si vous permettez, dit-il, j'ai encore quelque chose à vous dire. »
Il ajouta :
« Quelque chose qui me tracasse.
— Parlez », dit Mason, une ombre de méfiance sur le visage.
Il se ferme déjà, pensa Purcell. Il reprit : « Si l'île que vous cherchez est inhabitée, un problème se pose : notre colonie compte neuf Britanniques et six Tahitiens. Quinze hommes en tout. Les femmes ne sont que douze.
— Eh bien? dit Mason d'un ton sec.
— Il y aura trois hommes sans femme.
— Eh bien? dit Mason.
— Je crains que cela ne crée une situation très dangereuse. Je vous propose donc soit de débarquer trois Tahitiens...
— Impossible, dit Mason d'un ton sec.
— Soit d'embarquer trois Tahitiennes de plus... » L'effet de ce propos fut extraordinaire. Mason le regarda, ses yeux se mirent à ciller, ses mains tremblèrent et il rougit de fureur.
« Jamais! cria-t-il en se dressant de toute sa hauteur. Monsieur Purcell, vous devriez avoir honte de me faire une suggestion pareille! Des femmes, nous n'en avons déjà que trop! Elles ne m'intéressent en aucune façon! reprit-il en levant la main droite en l'air comme s’il prêtait serment. Je ne désire même pas en parler! Si j'ai choisi la carrière de marin, c'est qu'à bord du moins... Monsieur Purcell, poursuivit-il sans achever sa phrase, vous savez très bien que si j'avais consulté ma propre commodité, je n'en aurais pas emmené du tout! Et vous êtes là, devant moi, froid comme un concombre, et vous me proposez... Monsieur Purcell! je n'ai connu qu'une seule femme décente dans ma vie : c'était ma sœur. Toutes les autres sont des... des... Quant a moi, reprit-il en renonçant à définir le sexe ennemi, je ne me soucie pas de laisser derrière moi une progéniture... Douze femmes! explosa-t-il avec un renouveau de fureur, douze! A mon bord! Douze créatures à demi nues qui vont piailler et jacasser sur mon pont du matin au soir, reprit-il avec dégoût comme si les Tahitiennes avaient été des sternes ou des perroquets. Sachez-le, monsieur Purcell, et dites-le de ma part aux hommes, je préférerais rester à Tahiti, et m'y pendre, au besoin, de mes propres mains, plutôt que d'en emmener une de plus sur le Blossom! »
Il reprit son souffle et dit d'une voix plus calme, mais sur un ton qui interdisait toute discussion
« Ce sera tout pour le moment, monsieur Purcell. »
Purcell salua avec raideur et sortit de la cabine, furieux. C'était fou! C'était d'une absurdité à crier! Mason apportait plus de soin à apparier ses chèvres et ses cochons qu'à accoupler les citoyens de la future colonie. « Quel stupide entêtement! pensa-t-il avec une nouvelle bouffée de colère. Que lui importait d'en emmener quinze plutôt que douze! »
A ne considérer que leurs seules qualités athlétiques, les Tahitiennes ne méritaient pas le mépris de Mason. Elles apprirent presque aussi vite que les hommes à monter dans le gréement pour larguer des ris ou ferler de la toile. Le Blossom n'avait pas quitté Tahiti depuis huit jours qu'elles faisaient des gabiers fort convenables. C'était pour Purcell un spectacle curieux que de les voir, au commandement, grimper aux échelles de corde et gagner l'extrémité vertigineuse des vergues sans cesser de rire, de chanter ou de pousser des cris aigus. Le neuvième jour après l'appareillage du Blossom, le navire fut surpris par un grain assez violent et Mason ordonna de mettre à la cape. Purcell envoya l'équipage dans la mâture. Les matelots, voyant le danger, obéirent avec promptitude, ce qu'ils n'avaient pas fait depuis huit jours. Mais à part Mehani et Tetahiti, les Tahitiens ne consentirent pas à bouger. Peut-être le coup de temps les eût-il moins effrayés s'ils avaient été dans leurs propres pirogues. Mais le tangage vertigineux, le choc des vagues contre les bordés, et les terribles coups de rappel du Blossom quand il se redressait sur sa quille, les terrorisèrent. Ils étaient terrés dans leur poste d'équipage, serrés les uns contre les autres, gris de peur, malades par surcroît, et — nus comme ils étaient —, glacés par le froid. Rien n'eut raison de leur inertie : ils se jugeaient perdus.
Le grain dura à peine une journée; et le navire, à aucun instant, ne fut vraiment en péril. Mais l'épisode gâta les relations jusque-là assez amicales entre les Tahitiens et l'équipage. Les matelots ne pardonnaient pas aux « Noirs » de les avoir « laissé tomber » dans un moment difficile.
Le beau temps revint, mais avec lui le vent tomba, l'atmosphère devint étouffante, et le Blossom s'encalmina dans une mer aussi lourde que l'huile. Tout était immobile. Il n'y avait pas un souffle d'air, pas une ride à l'avant de l'étrave. Seul, le soleil paraissait bouger. Les voiles pendaient, flasques et lamentables, plissées, disait Mac Leod, comme la peau d'une vieille. L'horizon dessinait autour du navire un cercle de feu qui paraissait l'emprisonner, et Purcell avait l'impression que l'océan se refermait peu à peu sur le Blossom comme une gelée qui se solidifie.
Le vieux Johnson lui montra un matin contre les flancs du navire les épluchures qu'il avait jetées la veille par-dessus bord. En cinquante ans de navigation il n'avait jamais vu ça.
Penchés sur la rambarde, les matelots, du matin au soir, posaient des lignes. Les Tahitiens firent des sorties sur les baleinières, debout sur les bancs, le harpon en main. Mais cette mer si poissonneuse ne donnait plus un poisson. Comme s'ils étaient dégoûtés de son immobilité, les requins eux-mêmes avaient quitté le Blossom.
A voir ce ciel vide, cette mer morte, ces couleurs blafardes, on avait l'impression d'avoir pénétré par mégarde dans une planète pétrifiée qui ne lâcherait plus sa proie. Un soleil torride pâlissait les voiles, liquéfiait le goudron entre les joints. Bien qu'on les arrosât à grands seaux deux fois par jour, les bordés au-dessus de la flottaison commençaient à s'ouvrir. Les matelots durent mettre des chiffons à leurs pieds tant le pont était brûlant.
La provision d'eau douce diminuait et Mason rationna les vivres. Mais on fut quand même obligé de sacrifier le taureau, et quelques jours plus tard, la génisse. Puis on mangea la chèvre et son bouc, les cochons sauvages, le couple de chiens, et il n'y eut plus rien de vivant à bord que les hommes.
Huit jours s'écoulèrent encore, et le vent accourut de l'ouest ridant l'océan à mesure qu'il avançait. Les voiles se gonflèrent à craquer, les gréements vibrèrent d'un bout à l'autre du navire; le pont frémit sous les pieds, et le lourd trois-mâts, levant sa proue au-dessus des vagues, bondit en avant avec la légèreté d'un oiseau.
Une heure plus tard on traversa une bande de poissons volants. Ils s'abattirent en grand nombre sur le pont, et on aperçut dans la transparence de l'eau les dorades qui les poursuivaient. Purcell donna l'ordre au timonier de déventer les voiles, on jeta les lignes, et on en attrapa autant qu'on en voulut. Ce fut un joyeux carnage et, quelques instants plus tard, le premier vrai repas depuis une semaine.
On l'achevait à peine quand le ciel s'assombrit, l'air devint délicieusement frais et la pluie commença à tomber. On traîna sur le pont tout ce qu'on put trouver de récipients, de tonneaux, de bâches. Les Tahitiens enlevèrent leurs pareu, et les paumes tendues vers le ciel, la tête renversée en arrière, ils criaient de plaisir, la bouche pleine de pluie.
Petit à petit le mouvement de leur corps s'organisa en danse. Les hommes se mirent à taper dans leurs mains, et les femmes modulèrent un chant inarticulé qui montait et s'accélérait dans un crescendo haletant. Les cheveux épars, leurs corps sombres luisant sous l'averse, elles dansaient sur place, leurs pieds bougeant à peine, les épaules immobiles, toute la vie et le mouvement de leurs corps concentrés dans leurs larges hanches.
Les matelots, à l'exception de Smudge, s'étaient, eux aussi, dévêtus, et Purcell crut un moment, tant l'excitation des Tahitiens était contagieuse, qu'ils allaient se mêler à leur danse. Mais ils restaient sur le gaillard d'avant à se faire doucher par les rafales, regardant de loin les Tahitiens, se donnant de grandes tapes dans le dos et, au demeurant, assez gênés de leur nudité. « Voilà un tableau presque biblique, pensa Purcell avec amusement. Le Tahitien, c'est l'homme à l'état d'innocence. Et le Peritani, c'est l'homme après la faute. »
Tout en paraissant surveiller le remplissage des bâches. Purcell ne perdait rien de ce qui se passait sur le pont. Il fut frappé par l'attitude de Smudge. Le petit homme avait gardé sa chemise et son pantalon, et se tenait un peu à l'écart des deux groupes. Il s'était posté contre la rambarde entre deux baleinières, et il restait là, comme dans un trou, voûté, tassé sur lui-même, une épaule plus haute que l'autre, la poitrine creuse. Ses cheveux gris retombaient sur son front, ses sourcils se fronçaient sur son nez pointu, et sa lèvre inférieure saillait, méprisante. Replié et lové sur lui-même, il dardait sur les Tahitiens ses petits yeux de rat. haineux et rusés.
Purcell entendit tout d'un coup une voix de femme appeler :
« Jono! Jono! Jono! »
Il se retourna, et la pluie, redoublant, l'aveugla à moitié. Une silhouette haute et massive sortit du groupe des Tahitiennes, se dirigea vers celui des matelots. Elle s'arrêta à mi-chemin. C'était Omaata.
Tous les regards convergèrent en même temps vers elle. Son splendide corps brun avait six pieds cinq pouces. Bien que chaque détail de son anatomie parût au-dessus des proportions humaines, l'ensemble était harmonieux. Le silence se fit parmi les matelots tandis qu'ils la regardaient. Depuis que le Blossom avait quitté Tahiti il n'y avait aucune femme à bord dont ils parlaient plus souvent. Ils admiraient avec une sorte de respect la largeur de ses cuisses, l'ampleur de son dos, l'énormité de ses seins. Sa force, déjà légendaire, donnait lieu à mille inventions : en lui tapant amicalement sur l'épaule elle avait, par inadvertance, envoyé Mac Leod rouler sur le pont à vingt pieds de là. Elle avait cassé un espar rien qu'en s'appuyant dessus. Elle avait rompu par distraction un filin gros comme le poignet. Parfois on se plaisait à imaginer ce qui arriverait, si elle tombait amoureuse du petit Smudge. Cette hypothèse faisait l'objet de cent plaisanteries; quelques-unes très précises. On concluait, en général, que le petit Smudge mourrait étouffé.
Omaata avança encore de deux ou trois pas, un rayon de soleil, perçant le ciel noir, l'éclaira, et les matelots promenèrent à loisir les yeux sur les pentes de son corps. Purcell plissa les yeux. Les matelots avaient l'air de matous contemplant avec une admiration mêlée d'effroi les vastes formes d'une tigresse.
« Jono! Jono! appelait Omaata de sa voix profonde.
— Vas-y donc! dit Mac Leod à John Hunt en lui donnant une petite poussée dans le dos.
Hunt sortit du groupe docilement et, à pas lourds, s'approcha d'Omaata. Il était de même taille, large en proportion, à peine plus massif, et velu du sourcil à l'orteil, ce qui donnait du prestige auprès des Tahitiens, généralement imberbes. Il regardait Omaata de ses petits yeux porcins. Son mufle, hirsute et roux, semblait avoir été écrasé et aplati par un coup gigantesque qui l'avait doublé en largeur en lui étant tout relief. Cependant, il n'avait pas l'air aussi endormi que d'ordinaire, et paraissait presque sur le point de sourire. Quant à Omaata, elle riait de ses robustes dents blanches et une lueur dansait dans ses yeux, larges comme des étangs.
Ils restèrent ainsi face à face pendant un assez long moment, comme si Omaata avait compris que Hunt pensait lentement et qu'il ne fallait pas le brusquer. Puis elle le saisit par la main, l'entraîna dans le groupe des danseurs, et là, elle se plaça devant lui, et commença à onduler des hanches sans cesser de le fixer et en scandant d'une voix profonde :
« Jono! Jono! Jono! »
Les Tahitiens se rapprochèrent de Hunt en tapant dans leurs mains. Mehani lui donna une petite claque sur l'épaule et dansa à côté de lui comme pour l'encourager.
Omaata psalmodiait sans se lasser :
« Jono! Jono! Jono! »
Tout d'un coup, Hunt s'ébranla, leva à demi les jambes, et les bras ballants, se mit à se dandiner sur place comme un ours, ses petits yeux bleu pâle rivés sur Omaata. Au même instant, et sans que la pluie tiède des tropiques cessât de tomber, il se fit, dans les nuages noirs qui bouchaient l'horizon de tous côtés, une petite déchirure, et le soleil apparut, très bas à l'ouest. Alors, le pont, les mâts et les voiles du Blossom, illuminés, se détachèrent en blanc avec un relief irréel sur le ciel d'encre, et la lumière, rasant la mer en longs rayons parallèles, frappa le groupe de danseurs presque à l'horizontale, allongea démesurément leurs ombres sur le pont, et fit flamber la toison rouge de Hunt.
« Jono! Jonol Jono! »
La voix profonde d'Omaata tenait à la fois du roucoulement et du rugissement, et Hunt se dandinait, énorme et velu, battant la mesure de sa grosse tète hirsute — roux et blanc au milieu des corps bruns des Tahitiens.
« Jono! Jono! Jono! »
Peu à peu Omaata se rapprochait de Hunt, ondulant de ses vastes hanches, ses larges yeux noirs fixés sur lui, les paumes des mains offertes. Elle se rapprocha de lui à le toucher et ils dansèrent face à face pendant une pleine minute. Puis Hunt poussa un grognement qui n'avait rien d'humain, se redressa de toute sa hauteur, et abattit ses larges pattes rouges sur les épaules d'Omaata. Elle éclata d'un rire roucoulant, se dégagea avec une vivacité inouïe, et se mit à courir, Hunt à ses trousses. Elle décrivit des cercles sur le pont, se retournant à chaque seconde pour voir si Hunt la suivait, et riant toujours de son rire de gorge. Finalement elle s'engouffra en trombe dans l'escalier du poste d'équipage, Hunt dégringolant les marches derrière elle. Les matelots riaient à rendre l'âme. Smudge, dans son coin, décroisa ses petites jambes, détourna la tête et cracha dans l'eau avec mépris.
« Lieutenant, dit White, le capitaine vous demande. »
Purcell poussa un soupir, passa se changer dans sa cabine et rejoignit Mason.
La table d'acajou du capitaine était vissée au plancher par de petites cales de bois qui entouraient chaque pied; et Mason, lui-même, derrière la table, paraissait vissé sur sa chaise. Habillé, cravaté, correct, il paraissait aussi étranger à ce qui se passait sur le pont qu'un habitant d'une autre planète.
Dès que Purcell fut devant lui, il posa son doigt sur un point de la carte et dit :
« C'est là. »
Purcell fit le tour de la table et se pencha. A mi-distance environ entre l'île Râpa et l'île de Pâques, Mason avait dessiné une croix au crayon sur la carte. Purcell leva les yeux d'un air interrogateur, et Mason reprit :
« C'est là. C'est l'île que nous cherchons. Si le vent ne tombe pas, nous devons y être après-demain soir. »
Purcell regarda la carte.
« A Tahiti vous aviez parlé d'une île inconnue.
— Elle l'est, dit Mason vivement. Jackson en parle dans son Récit de voyage dans l'hémisphère austral, mais elle ne figure sur aucune carte de l'Amirauté. Même sur les plus récentes, comme celle-ci. Officiellement, l'île n'a pas d'existence. Cependant, Jackson en donne la longitude et la latitude, et c'est ce qui m'a permis de la situer sur la carte et de tracer notre route. »
Purcell le regarda.
« Il me semble qu'un capitaine peut avoir lu, lui aussi, le récit de Jackson, et s'il se trouve dans les parages...
— J'y ai pensé, monsieur Purcell, dit Mason. C'est un risque, mais c'est un risque très limité du fait que l'île est quasi inaccessible. D'après Jackson, elle est très montagneuse, entourée de falaises abruptes, sans baie ni mouillage d'aucune sorte, et il paraît même difficile d'y débarquer une baleinière à cause du ressac. Jackson lui-même n'a pas débarqué. Cependant, il l'a approchée assez près pour la décrire. Elle aurait environ cinq milles de circonférence, elle est couverte d'une végétation luxuriante, et elle est traversée par un torrent. J'ajoute que Jackson l'a découverte à la saison sèche, ce qui laisse supposer que le torrent n'est pas intermittent. C'est évidemment là un point important. » Comme Purcell se taisait, Mason reprit : « J'aimerais que vous me donniez votre avis, monsieur Purcell.
— Eh bien, dit Purcell d'un air hésitant, si cette île est bien située où Jackson la situe, et si elle est bien telle qu'il la décrit, je pense qu'elle nous convient parfaitement, sauf...
— Sauf?
— Vous avez dit « cinq milles de circonférence », je crois... C'est peut-être un peu petit. »
Mason pencha en avant son front carré et dit d'un ton péremptoire :
« Elle est bien assez grande pour une trentaine de personnes. »
Purcell reprit :
« Maintenant, oui. Mais au bout de quelques années... »
Mason fit un petit geste de la main comme pour écarter l'argument.
« Quand j'ai lu la description de Jackson à Tahiti, l'objection s'est présentée à mon esprit, monsieur Purcell. Mais je l'ai repoussée. »
Il se tut — sans expliquer pourquoi il l'avait repoussée. Purcell se sentit irrité. Mason savait déjà à Tahiti où il allait et depuis trois semaines il l'avait tenu dans l'ignorance de leur destination.
Mason reprit :
« Je vous serais obligé de ne pas révéler à l'équipage ce que je viens de vous dire.
— Y a-t-il une raison pour le lui cacher?
— Aucune. Il n'a pas à le savoir, c'est tout. »
Le secret n'était pas utile. Il n'avait qu'une valeur hiérarchique : le chef exerçait un privilège de chef en laissant ses subordonnés ignorer ce que le chef savait. Ainsi, le secret de la destination du Blossom avait mis une distance entre Purcell et lui, et ce secret, partagé maintenant entre le capitaine et le second, maintenait la même distance entre les officiers et l'équipage. « C'est risible, pensa Purcell. Il continue à employer tous les petits trucs mesquins du commandement, et son commandement n'existe plus. Il ne s'en aperçoit même pas. »
« Eh bien, nous voilà bien d'accord, monsieur Purcell », dit enfin Mason, comme si ce long silence avait suffi à dissiper les réserves de Purcell sur les dimensions de l'île.
Purcell se redressa.
« Si vous permettez, capitaine?
— Oui, monsieur Purcell.
— J'ai une requête à vous adresser. »
Mason le regarda. Il est déjà rétracté, pensa Purcell avec agacement. Son premier mouvement est toujours négatif.
« Je vous écoute, dit Mason.
— En tant que capitaine de ce navire, dit Purcell, vous avez, si je ne me trompe pas, le droit de marier, le cas échéant, les couples qui vous en expriment le désir.
— C'est exact.
— Je désire, reprit Purcell avec une certaine gravité, que vous usiez des prérogatives attachées à vos fonctions pour m'unir par la cérémonie du mariage à une Tahitienne. »
Mason se leva, rougit, mit les mains derrière son dos et dit sans regarder Purcell :
« Vous voulez épouser une Noire, monsieur Purcell?
— Oui, capitaine! »
Cela fut dit avec tant d'énergie et de violence contenue que Mason en fut désarçonné. Il n'aurait jamais pensé que Purcell fût capable d'être si agressif. Debout, présentant son profil à Purcell, il tenait les yeux fixés sur un sous-verre qui montrait le Blossom en cours de construction. Bien qu'il affectât de renifler d'un air rogue pour marquer son déplaisir, il pesait la situation, non sans prudence. Purcell aimait un peu trop les Noirs, et comme tous les Ecossais, c'était un damné raisonneur, mais à part cela, il n'y avait rien à lui reprocher. Mason ne voulait pas se fâcher avec lui et sentait tout le danger qu'il y aurait à repousser sa demande. D'un autre côté, marier son second à une indigène, c'était proprement impensable.
« Vous êtes dissenter (On appelait ainsi ceux qui refusaient de souscrire aux trente-neuf articles du dogme anglican.), je crois », dit-il du bout des lèvres.
Purcell le regarda. Il ne voyait pas où il voulait en venir.
« J'ai, en effet, des sympathies pour les dissenters, dit-il au bout d'un moment.
— En tant que capitaine d'un navire britannique, dit Mason, je ne puis vous marier que selon les rites de l'Eglise d'Angleterre. »
« C'était donc ça! » pensa Purcell en réprimant un sourire. Mason lui prêtait son propre formalisme.
« Le rite anglican du mariage n'a rien qui me choque, dit-il aussitôt. Les objections que je fais à l'Eglise d'Angleterre portent sur d'autres points. »
Mason fut stupéfait d'entendre Purcell parler avec tant de sang-froid de ses « objections » à l'Eglise de Sa Majesté. En s'exprimant ainsi, Purcell, à ses yeux, était deux fois fautif : il manquait de loyalisme à l'égard du souverain, et il avait le mauvais goût d'attacher de l'importance à la religion.
« Vous ne comprenez pas mon objection, dit-il d'un ton roide. Je ne me reconnais pas le droit de marier un dissenter selon les rites de l'Eglise d'Angleterre. »
« Je me suis trompé, pensa Purcell avec irritation, ce n'est pas du formalisme. Il louvoie. Il essaie de refuser par la bande. »
« Je n'ai pas dit que j'étais dissenter, dit-il avec sécheresse. J'ai dit que j'ai des sympathies pour les dissenters. Mais officiellement, j'appartiens à l'Eglise d'Angleterre. Vous en trouverez la mention sur les papiers du bord. »
« Et maintenant, pensa Mason, si je refuse, c'est la rupture. » Il soupira, se tourna d'un bloc vers Purcell et dit d'une voix forte :
« En ce qui me concerne, monsieur Purcell, je ne puis comprendre votre décision. Mais après tout, votre vie privée ne regarde que vous. Je ne me sens pas en droit de rejeter votre requête. »
« Un coup de barre in extremis », pensa Purcell. Les deux hommes se tenaient debout, face à face, silencieux, gênés. L'un et l'autre savaient qu'ils avaient été à deux doigts de la rupture. Ils étaient l'un et l'autre soulagés de ne pas en être arrivés là, et en même temps, ils s'en voulaient : l'un d'avoir dû se battre pour obtenir son droit; l'autre, d'avoir dû céder.
« Choisissez deux témoins dans l'équipage, reprit Mason d'une voix de commandement, et demain sur le coup de midi... »
Il laissa sa phrase en suspens comme s'il répugnait à la finir. Purcell inclina la tête et dit avec un peu de raideur :
« Je vous remercie, capitaine. »
Et sans attendre que Mason lui donnât congé, il se retira. Il se sentait blessé, irrité, inquiet. Sans qu'il le voulût, sans que Mason non plus le voulût — simplement parce qu'ils étaient si différents — leurs rapports se détérioraient tous les jours.
Le lendemain, en présence des matelots Jones et Baker et devant l'équipage réuni à la coupée, le capitaine Mason, commandant le Blossom, baptisa Ivoa, et l'unit ensuite, selon les rites de l'Eglise d'Angleterre, au lieutenant Adam Briton Purcell.
Personne à bord du Blossom ne suivit l'exemple du second.
Le 10 juillet, vers sept heures du matin, dans un ciel parfaitement bleu, un assez gros nuage noir se leva au Sud et se dirigea droit vers le Blossom. Tous les matelots levèrent la tête pour le suivre des yeux, tant sa direction paraissait insolite, le vent soufflant alors du Nord.
Le nuage se rapprocha en s'étirant à une vitesse anormale, il prit la forme d'un triangle, et Jones s'écria d'une voix joyeuse :
« Les oiseaux! »
Il y eut une clameur de joie. En un clin d'œil les matelots, les Tahitiens et les femmes coururent à la proue.
« White! cria Purcell, prévenez le capitaine! »
Purcell se retourna. Ivoa était derrière lui.
« Adamo, dit-elle d'une voix étouffée, j'ai cru ne jamais arriver. »
Purcell posa la main sur son épaule, et resta immobile, silencieux, la tête levée, pressant Ivoa contre son flanc. Ils touchaient au but. La terre où nichaient ces oiseaux était celle où ils allaient vivre côte à côte jusqu'à la fin de leur vie.
« Des sternes! » dit Mehani en pointant la main dans leur direction.
Et il y eut chez les Tahitiens des exclamations et une effervescence subite.
« Que disent-ils, lieutenant? dit Baker.
— Que leurs œufs valent des œufs de poule.
— Je m'méfie », dit Mac Leod.
Les sternes tournoyaient maintenant autour du Blossom, obscurcissant le soleil par leur nombre. Elles étaient assez semblables à de petites mouettes, mais elles avaient le bec plus long et la queue fourchue. Elles commencèrent à plonger sur la gauche du navire, et l'équipage se porta sur la rambarde bâbord : sans doute pour chercher une protection sous son ombre, un banc serré de petites sardines brillantes filait parallèlement à la coque du Blossom. Les sternes se laissaient tomber sur elles par milliers, si bien que la surface de l'océan était hachée du floc de leur plongeon. Purcell fut frappé de l'effet qui en résultait : on aurait dit qu'il pleuvait des oiseaux.
« Regardez, lieutenant! dit Baker en désignant les sardines, les pauvres petits gars se font manger par tout le monde! »
Dans l'eau transparente évoluaient de splendides bonites à dos rayé noir et bleu qui se jetaient sur les sardines avec une voracité incroyable. Mais le massacre ne s'arrêtait pas là. Les bonites elles-mêmes étaient pourchassées par des squales qui battaient l'océan de leurs énormes queues et les happaient en claquant des mâchoires.
Le silence se fit peu à peu chez les matelots. Ils s'étaient d'abord amusés à la pêche des sternes, mais la pêche tournait au carnage. Les requins, après avoir déchiré les bonites, s'entre-dévoraient, et l'eau se teintait de leur sang.
« Bon Dieu! dit le vieux Johnson, j'aime pas voir ça. C'est pas une vie d'être un poisson,
— C'est la loi, dit Mac Leod, ses coudes maigres appuyés sur la rambarde, les petits s'font bouffer par les gros. Y a pas d'quoi chialer. C'est la loi. Y a qu'à être le plus fort, c'est tout. »
Mason surgit sur le pont, un peu rouge, sa longue-vue à la main.
« Aperçoit-on la terre, monsieur Purcell? s'écria-t-il d'une voix tremblante.
— Pas encore, capitaine. »
Il y eut un silence. Mason paraissait déçu comme un enfant.
« Ces oiseaux sont dégoûtants, dit-il avec mauvaise humeur en regardant le pont couvert de leurs fientes.
— Il paraît que leurs œufs sont comestibles», dit Purcell.
Sans demander à Purcell de le suivre, Mason se dirigea vers la proue. Au même instant, le banc de sardines quitta le flanc du navire et les sternes se lancèrent à sa poursuite, s'éloignant du Blossom. Purcell donna l'ordre aux matelots de laver le pont. Il dut répéter l'ordre deux fois avant d'être obéi.
Quand ce fut fait, il gagna l'avant. Mason avait l'œil collé à la longue-vue. Il ne bougeait pas d'une ligne, le visage rouge, les muscles du cou contractés. Au bout d'un moment, il abaissa l'instrument, se redressa, ferma et ouvrit plusieurs fois l'œil droit. Puis il se mit à masser sa paupière du bout des doigts.
« J'ai trop regardé. Mon œil se brouille. Voulez-vous voir, monsieur Purcell? »
Purcell colla l'œil à son tour à la longue-vue et fit varier la longueur pour l'adapter à sa vision. Il avait imaginé l'île à l'image de Tahiti : une terre montagneuse, mais séparée de l'océan par un récif protecteur, un lagon paisible, une plaine littorale. La réalité était tout autre. L'île se dressait comme une falaise noire, crénelée, dominant la mer de plus de mille pieds, et battue à sa base par les énormes volutes blanches du ressac.
Purcell tendit la longue-vue à Mason et dit sans le regarder :
« C'est un rocher et fort peu hospitalier.
— Il faut qu'il soit peu hospitalier », dit Mason avec une bonne humeur que Purcell ne lui avait encore jamais vue.
Il braqua de nouveau la longue-vue dans la direction de l'île et reprit avec animation :
« Oui, monsieur Purcell, c'est étrange à dire, mais je serais très déçu si cette île n'était pas, comme l'assure Jackson, quasi inaccessible.
— Encore faut-il débarquer nous-mêmes », dit Purcell.
Mason se redressa, laissa tomber la longue-vue au bout de son bras, et sans raison apparente, se mit à rire. Purcell nota que c'était la première fois qu'il le voyait rire depuis la mort de Jimmy.
« Nous débarquerons, monsieur Purcell! dit-il avec gaieté. Nous débarquerons, même s'il nous faut employer des cordes pour escalader la falaise!... »
Il ajouta :
« Et j'espère bien qu'elle sera partout aussi abrupte! Nous ne pouvons pas nous payer le luxe de recevoir des visites! reprit-il avec une exubérance insolite. Elles nous seraient fatales!... Que diable! Un homme n'a jamais qu'un cou pour porter sa tête! Monsieur Purcell, nous ne pouvions pas rêver mieux! C'est un vrai château fort naturel! Personne n'y viendra mettre le nez dans nos petites affaires, je vous le garantis! Non, non! Pas de curieux! Nous serons chez nous! Cette île est une petite merveille! Si nous y trouvons assez de sol pour faire pousser nos ignames et assez d'eau pour ne jamais souffrir de soif, nous pourrons y braver la terre entière!... »
Il se retourna, s'appuya des reins contre la rambarde, les deux bras écartés du corps, les mains sur la filière et regarda les sternes qui continuaient leur pêche à une encablure du navire.
« N'est-ce pas étonnant, dit Purcell, de les voir plonger tous ensemble? On dirait une pluie d'oiseaux.
— C'est une bonne chose de les avoir là, dit Mason d'un air satisfait. Nous ne manquerons pas d'oeufs pour le breakfast. »
Un peu après deux heures de l'après-midi, le Blossom atteignit une baie assez largement ouverte au noroît. Mason décida cependant d'y mouiller, tant il avait hâte de toucher terre. Il fit descendre une baleinière pour faire le tour de son domaine, et à la grande surprise de Purcell, il en prit lui-même le commandement. Il ne voulait laisser à personne le soin de reconnaître en détail les défenses de sa forteresse.
Il revint trois heures plus tard, les matelots et lui-même enchantés de ce qu'ils avaient vu. La côte ouest et sud de l'île n'était que falaises abruptes, pointes déchiquetées, gigantesques entassements de rocs. A l'est, cependant, ils avaient reconnu une petite anse terminée par une plage de sable fin. Mais cette plage était défendue par une ceinture d'écueils, et du côté de la terre, par une falaise en surplomb. La conclusion ne faisait pas de doute. Encore qu'il fût des plus médiocres, le seul mouillage possible était celui du Blossom. Et le seul point de débarquement était, à coup sûr, la plage qui s'étendait à deux encablures du navire, si du moins une baleinière réussissait à l'atteindre sans se faire rouler par le ressac.
Peu après le retour de Mason, on fut obligé d'affourcher le Blossom sur deux ancres tellement il chassait, poussé vers la terre par le noroît. Purcell rejoignit Mason sur la dunette et écouta un bon moment en silence le terrible ressac qui défendait l'abord de la plage. Son grondement sourd qui paraissait remplir tout l'horizon, s'arrêtait net quand la vague de retour se faisait capeler par la vague arrivante. Les deux vagues soulevaient alors une volute monstrueuse qui retombait sur le sable comme un coup de tonnerre.
Par moments, dans les énormes rochers qui, à main droite, fermaient la plage, une grotte devait s'emplir et se vider complètement sous l'effet d'une lame plus longue, car on entendait la détonation sèche de l'air qui se décomprimait et le long bruit de siphon que faisait l'eau en évacuant la caverne. Ce claquement, et le glou-glou qui le suivait produisaient sur Purcell une impression plus sinistre que le roulement du ressac.
« Je me demande, reprit Mason au bout d'un moment, si elle est habitée.
— Si elle l'est, dit Purcell, il y a des chances pour que les indigènes soient hostiles.
— Oui, dit Mason d'un air soucieux, c'est ce que je pense aussi. Sans cela, il y aurait beau temps qu'ils nous auraient entourés de leurs pirogues. »
Purcell regarda les feuillages touffus qui couronnaient la falaise et dit :
« Il y a peut-être des dizaines d'yeux en train de nous épier sous ces feuilles.
— Oui, dit Mason. Ce serait ennuyeux de commencer notre installation par une petite guerre. »
Purcell le fixa, stupéfait. Mason envisageait donc l'éventualité d'occuper l'île contre le gré de ses habitants et au prix d'un combat!
« Ce serait inhumain capitaine! s'écria-t-il avec force. Nous ne pouvons pas tuer ces pauvres gens pour leur prendre leur île! »
Mason le dévisagea une pleine seconde. Puis il rougit jusqu'à la nuque, ses yeux cillèrent plusieurs fois, il pencha son front en avant, et Purcell crut qu'il allait exploser. Mais à sa grande surprise il se contint et de nouveau laissa peser un silence. Quand il reprit la parole, ce fut le plus tranquillement du monde et comme si Purcell n'avait pas soulevé la moindre objection.
« Monsieur Purcell, vous allez prendre le commandement de la baleinière et vous allez tenter de débarquer.
— Oui, capitaine.
— Prenez six hommes avec vous, autant de fusils et des cordes. Si vous réussissez à franchir le ressac, vous tirerez votre embarcation au sec et vous escaladerez la falaise. Votre tâche est de reconnaître si l'île est habitée. Si vous êtes attaqué, regagnez votre base de départ et réembarquez. Une deuxième baleinière se tiendra à une encablure de la plage pour vous couvrir d'un feu de mousqueterie au cas où vous seriez poursuivi. Si vous n'êtes pas attaqué, voyez de l'île tout ce que vous pouvez en voir d'ici ce soir et revenez me faire un rapport.
— Oui, capitaine. »
Purcell marqua un temps d'arrêt et dit : « Si vous permettez, capitaine? »
Mason le dévisagea d'un air froid :
« Oui, monsieur Purcell? »
Purcell le regarda dans les yeux. Cette fois, il était bien résolu à ne pas laisser Mason noyer ses objections dans un de ses silences.
« Je prie Dieu que l'île soit inhabitée, dit-il avec fermeté. Mais si elle ne l'est pas, vous ne devez pas compter sur moi pour tirer sur les indigènes, même si je suis attaqué. »
Mason rougit violemment, ses yeux se mirent à ciller, il baissa la tête, et s'écria avec une extraordinaire violence :
« Que Dieu damne votre conscience, monsieur Purcell!
— Capitaine! »
Mason le regarda, les yeux flamboyants : « Je dis : que Dieu damne votre conscience, monsieur Purcell! »
Purcell prit un temps et dit avec gravité : « Je pense que vous ne devriez pas parler ainsi. » Il y eut un silence. Mason faisait un si violent effort pour reprendre son sang-froid que ses mains tremblaient. Il s'aperçut que Purcell les regardait et les mit derrière son dos.
« Je m'excuse, monsieur Purcell, dit-il enfin en détournant légèrement la tête.
— Ce n'est rien, capitaine. Il arrive à tout le monde de sortir de ses gonds. »
Cet échange courtois amena une détente, mais la détente resta superficielle.
« De toute façon, il est inutile de nous quereller, puisque nous ne savons pas encore si l'île est habitée. »
Purcell sentit l'irritation le gagner. Toute l'attitude de Mason n'était que fuite et refus. Ou il se taisait, ou il se réfugiait dans la colère, ou il remettait à plus tard la décision.
« Excusez-moi, dit Purcell d'une voix ferme, c'est au moment où nous allons débarquer qu'il faut arrêter notre attitude à l'égard des indigènes. En ce qui me concerne, je tiens à répéter que même si je suis attaqué, je ne tirerai pas sur eux. »
Il y eut un silence et Mason dit :
« Dans ce cas, vous allez courir un très gros risque, monsieur Purcell, et je ne me sens pas fondé à vous demander de le courir. Je commanderai moi-même la baleinière de débarquement. Vous resterez à bord. »
Purcell comprit ce que cela voulait dire : à la première sagaie, Mason ferait feu de tous ses fusils.
« Je pense, dit-il la gorge serrée, qu'il vaut mieux que vous me laissiez commander la baleinière. »
Mason se redressa.
« Monsieur Purcell, je vous reconnais le droit de ne pas vous défendre si on vous attaque, mais non celui de me dire ce que j'ai à faire. »
Après cela, il n'y avait plus rien à dire. Purcell pivota sur ses talons. Il était ivre d'indignation et trop peu sûr de son sang-froid pour ajouter un seul mot.
Il gagna sa cabine et se jeta sur sa couchette, la tête en feu. Il n'arrivait pas à maîtriser le tremblement de ses jambes. Il ferma les paupières et, respirant profondément, essaya de reprendre son souffle. Le Blossom se soulevait avec une sorte de douceur quand la houle de noroît passait sous lui et par le hublot carré le soleil d'un bel après-midi doré entrait à flots. « Et pourtant, pensa Purcell, des hommes vont se massacrer. »
Au bout d'un moment, il sentit une main fraîche sur son front et ouvrit les yeux. Ivoa était assise sur le bord de la couchette et le regardait en silence. « Adamo, dit-elle de sa voix basse et musicale, tu es malade?
— Non, Ivoa. Je suis en colère, c'est tout. »
Elle sourit, l'éclair des dents blanches apparut, et ses magnifiques yeux bleus illuminèrent son visage. Elle dit avec malice :
« Les Peritani se querellent. Les Peritani se font des soucis dans leurs têtes. Les Peritani ne sont jamais contents. »
Purcell se souleva sur son coude et lui sourit.
« Les Peritani pensent à l'avenir. C'est pourquoi ils ne sont jamais contents. »
Ivoa secoua ses belles épaules.
« Quand le malheur vient, il vient. Pourquoi y penser d'avance?
— Les Peritani pensent qu'il faut lutter contre lui. »
Ivoa leva sa main brune et posa ses doigts légers sur la bouche de Purcell.
« Les Peritani sont très orgueilleux. Et quelquefois ils sont fous. Le chef de la grande pirogue est tout à fait fou. »
Purcell se dressa sur son séant et la dévisagea, étonné. Ivoa n'avait pas pu suivre sa conversation avec Mason : ils avaient parlé en anglais.
« Pourquoi dis-tu cela? »
Elle rosit, ses cils s'abaissèrent sur ses yeux, et elle cacha sa tète contre l'épaule de Purcell. Elle avait dérogé à la discrétion tahitienne et elle avait honte de ses mauvaises manières.
« Pourquoi dis-tu cela? » dit Purcell.
Mais c'était inutile. Elle en avait déjà trop dit. Elle ne parlerait pas davantage.
« Allons sur le pont », dit Purcell, intrigué.
En émergeant de la demi-pénombre de l'escalier, la lumière du jour l'éblouit. Il cligna des yeux. Il régnait sur le pont un silence inusité. Près du mât de misaine, les Tahitiennes et l'équipage étaient rassemblés autour d'un groupe d'où émergeaient les hautes silhouettes de Mehani et de Tatahiti. Purcell se dirigea sur eux, le soleil dans les yeux, cherchant à voir ce que ces hommes faisaient, et à quelle activité ils se livraient pour observer un tel silence. Il atteignit le petit groupe. Les femmes et les matelots s'écartèrent pour le laisser passer. Il s'immobilisa, béant, cloué sur place. Les six Tahitiens étaient rangés sur une ligne. Ils avaient chacun un fusil dans les mains. Mason leur en expliquait le maniement.
« Mehani! s'écria Purcell, les fusils sont tabou! »
Mehani tourna vers lui un visage étonné.
« Ils sont tabou à Tahiti, dit-il avec un large sourire, mais pas sur la grande pirogue. »
Il avait l'air surpris qu'une telle évidence pût être méconnue. Le tabou n'avait pas une portée générale. Il était attaché au lieu.
« Monsieur Purcell! » s'écria Mason qui avait compris le mot tabou.
Sa voix était sèche et ses yeux gris-bleu brillaient de colère. Mais il n'acheva pas sa phrase, Mehani s'était tourné vers lui, le regard attentif. L'intervention du second était donc restée sans effet. Mason lui tourna le dos et se concentra sur sa tâche.
Jamais Purcell ne l'avait vu si patient avec « les Noirs ». Il allait de l'un à l'autre, montrant à chacun comment on chargeait, comment on épaulait, comment on tirait. Dix fois, il répétait le même geste, et les Tahitiens le refaisaient après lui, si désireux de bien faire qu'ils suaient à grosses gouttes. Purcell remarqua que leur position de tir était déjà presque correcte.
« Capitaine, dit Purcell en faisant effort pour réprimer le tremblement de sa voix, puissiez-vous ne jamais regretter ce que vous êtes en train de faire! »
Mason ne répondit pas. Il se sentait très satisfait des progrès de ses recrues. Sur son ordre, un matelot plaça sur une caisse un petit tonnelet de rhum de la grosseur d'une tête et disposé en équilibre instable de façon que l'impact de la balle pût le jeter bas. A vrai dire, la distance était courte, et la cible, assez grosse : Mason entendait encourager ses élèves.
On chargea les fusils à balle et les Tahitiens commencèrent à tirer. Dans le groupe compact des femmes et des matelots qui se tenaient derrière les Tahitiens, il y eut une petite bousculade pour mieux voir le spectacle. Purcell tomba presque sur Jones qui tendit le bras pour le retenir. Purcell remarqua qu'il avait un fusil à la main. Il jeta un regard autour de lui. Tous les matelots étaient armés. Il dit à mi-voix :
« D'où viennent tous ces fusils, Jones? Je ne pensais pas que nous en avions plus de cinq ou six à bord.
— On en a trouvé un tas dans la cabine de Burt, lieutenant. Des fusils tout neufs. On a supposé qu'il voulait les troquer contre des perles. »
Les détonations se succédaient, coupés d'assez longs-intervalles. Mason se tenait à côté du tireur et avant de lui permettre de faire feu, il rectifiait avec patience sa position, corrigeait la façon dont il épaulait son fusil, modifiait la prise de la main gauche sur l'arme. Purcell dit à mi-voix :
« Etes-vous au courant des projets du capitaine, Jones?
— Oui, lieutenant. Avant de distribuer les fusils il nous a fait un petit discours. »
Il ajouta à voix basse :
« Je n'aime pas ça. Pourquoi irait-on ennuyer ces gens-là s'ils ne veulent pas de nous? »
Purcell le regarda. Il avait des yeux de porcelaine qui rappelaient ceux de Jimmy.
Purcell dit sur le même ton :
« Que pensent vos camarades?
— A part Baker et peut-être Johnson, ils sont pour. » Il rougit, se balança sur une jambe, hésita et dit à mi-voix d'un air gêné :
« Ils pensent que ce sera facile.
— Vous voulez dire qu'ils sont pour, parce qu'ils pensent que ce sera facile?
— Oui, lieutenant. » Il ajouta :
« Ils pensent qu'avec nos fusils nous allons tous les descendre.
— Et vous, qu'en pensez-vous? »
Il baissa les yeux et dit en secouant la tête : « Même si c'est facile, je n'aime pas ça. » Il y eut une brusque clameur. Un Tahitien venait d'abattre le tonnelet. C'était Mehoro. Salué par les cris de ses compagnons, il gonfla sa large poitrine et brandit son fusil d'un air de triomphe. Purcell fut frappé par l'attitude des Tahitiens. Ils paraissaient avoir perdu leur douceur, leur gentillesse. Ils parlaient haut, gesticulaient, se lançaient des défis truculents, se bousculaient autour de Mason pour tirer avant leur tour, et c'est à peine maintenant s'ils écoutaient ses conseils.
Les femmes restaient silencieuses. Dominant, leur groupe des épaules et de la tête, Omaata, immobile, regardait le tir de ses larges yeux sombres. Pas un muscle de son visage ne bougeait.
Les détonations se succédaient à une cadence plus rapide, et chaque fois que le tonnelet tombait, les Tahitiens, enivrés, luisants de sueur, poussaient des cris de victoire en brandissant leurs armes. Une odeur acre de poudre flottait dans l'air, et l'excitation était telle que Mason n'arrivait même plus à maintenir un semblant de discipline dans le tir. Il avait eu l'imprudence de distribuer une douzaine de balles à chaque Tahitien, et ils tiraillaient maintenant tous à la fois sans tenir compte des ordres qu'il criait. Mason paraissait mal à l'aise. Il regarda une ou deux fois dans la direction de Purcell, mais sans se décider à l'appeler à son aide. Le tir continuait dans l'anarchie la plus complète. Les Tahitiens hurlaient et trépignaient comme des fous, et il y avait dans l'air une frénésie si dangereuse et si malsaine que Purcell pouvait voir l'inquiétude sur les visages des matelots. Leur groupe, en contraste avec celui des Tahitiens, était immobile et muet, et les visages sombres des femmes étaient gris d'anxiété.
Il y eut tout d'un coup une tension subite. Kori, d'un revers de bras, écarta brutalement Mason qui essayait de l'empêcher de tirer avant son tour. Le tonnelet tomba. Mehoro en revendiqua la gloire en brandissant son fusil. Mais Kori avait tiré en même temps que lui. Avant lui, prétendait-il. Mehoro fronça les sourcils, et comme Kori s'avançait vers lui, menaçant, le mit en joue. Les femmes hurlèrent, Mehoro abaissa son arme qui n'était d'ailleurs pas chargée, mais Kori, écumant de rage, arracha son fusil à Tirai et, à bout portant, fit feu. Mehani releva le canon, juste à temps, et la balle alla trouer un hunier de misaine.
Après cela, il y eut sur le pont un grand silence. Omaata sortit des rangs des femmes et avec une rapidité qu'on n'eût pas attendue de sa masse, elle fondit sur les Tahitiens et se campa devant eux, ses yeux sombres jetant des éclairs.
« C'est assez! dit-elle de sa voix profonde. Vous ne tirerez plus! C'est moi, Omaata, qui vous le dit !
Ils la regardèrent, stupéfaits qu'une femme s'adressât à eux sur ce ton.
« Vous devriez avoir honte! reprit-elle avec passion. Moi, femme, j'ai honte de vos mauvaises manières! Vous avez hurlé! Vous n'avez pas écouté votre hôte! Vous l'avez bousculé! Oh! J'ai honte! J'ai honte! Cela me fait chaud à la figure de vous voir vous conduire aussi mal. Les fusils vous ont rendus fous!... »
Les Tahitiens, un à un, posèrent la crosse de leurs armes à terre. Us baissèrent la tête, gris de colère et de honte, furieux qu'une femme leur fît la leçon, mais n'osant cependant pas répliquer, tant ce qu'elle disait était juste.
« Oui, reprit Omaata, moi, femme, je vous fais honte! Vous vous êtes conduits avec moins de bon sens que les fils de la truie! Quelle utilité y avait-il à tirer sur un petit tonneau vide? Et pourtant, à cause de cela, Kori a failli tuer Mehoro! »
Kori, qui était large, trapu, avec des bras comme un gorille, désigna Mehoro de la main et dit comme un enfant :
« C'est lui qui a commencé!
— Tais-toi! » dit Omaata.
Elle s'avança, le prit par la main et l'amena jusqu'à Mehoro. Celui-ci eut un geste de recul, mais Omaata, le saisissant par le poignet, lui mit de force la main dans celle de Kori.
Les deux Tahitiens se regardèrent un moment, puis Kori, passant sa main droite derrière la nuque de Mehoro, l'attira contre lui et se mit à frotter sa joue contre la sienne. L'horreur de ce qu'il avait failli faire se présenta à lui dans toute sa force. Ses grosses lèvres s'écartèrent l'une de l'autre, formant presque un carré comme celles d'un masque tragique, les larmes ruisselèrent sur son visage, et de gros sanglots rauques, arrachés avec violence de sa gorge, secouaient ses flancs athlétiques. Il avait failli tuer Mehoro! Il était inconsolable! La main derrière la nuque de sa victime, il essayait en vain de parler, ses yeux noirs fixés sur le visage de Mehoro avec une expression de désespoir.
Alors les Tahitiens l'entourèrent. Ils lui donnèrent des petites claques dans le dos, ils lui pincèrent le gras du bras, et avec des voix plus douces que celles des femmes, ils se mirent à le consoler. Pauvre Kori, il s'était mis en colère! Oh! oui, il s'était mis en colère! Mais rien de mauvais n'en était résulté! Pauvre Kori! Tout le monde savait comme il était doux, gentil, serviable! Tout le monde l'aimait! Tout le monde l'aimait!...
« Monsieur Purcell, dit Mason, coupant court à ces effusions, dites aux Noirs de rendre les balles. »
Purcell traduisit, et aussitôt, Mehani passa de l'un à l'autre, recueillit les balles, et les remit à Mason. En même temps, il fit tout un discours plein d'élégance et de dignité. Ses gestes, avec moins de rondeur, rappelaient ceux d'Otou.
« Monsieur Purcell? dit Mason.
— Il vous présente ses excuses pour les mauvaises manières des Tahitiens et vous assure qu'à l'avenir, ils vous traiteront avec le respect dû à un père.
— C'est bien, dit Mason, je suis heureux que nous les ayons de nouveau bien en main. »
Il se tourna pour s'en aller.
« Remerciez-le, dit-il par-dessus son épaule.
— Est-il fâché? dit Mehani, les sourcils froncés. Pourquoi s'en va-t-il sans répondre? »
Selon l'étiquette tahitienne, Mason aurait dû répliquer à son discours par un discours d'une longueur égale.
« C'est moi qui dois répondre », dit Purcell.
Et il improvisa une harangue où le reproche était si voilé qu'il pouvait presque passer pour un compliment. Mais les Tahitiens ne s'y trompèrent pas. Tout le temps que Purcell parla, ils gardèrent les yeux baissés.
Purcell n'eut pas le temps d'aller jusqu'au bout de son improvisation : Mason l'appela. Il se tenait sur la dunette, les yeux fixés sur le ressac.
« Que leur racontez-vous donc? dit-il avec méfiance.
— Je leur dis merci d'avoir fait leur soumission.
— C'est si long « merci » en tahitien?
— Avec les fleurs et les épines, oui.
— Pourquoi tous ces bavardages? dit Mason en penchant en avant son front carré.
— C'est la coutume. Ne pas faire de discours après les excuses de Mehani, c'était rompre avec eux.
— Je vois », dit Mason, mais il n'avait pas l'air convaincu.
Il reprit :
« J'ai modifié mes plans, monsieur Purcell. »
Purcell le regarda et resta silencieux.
« Je ferai débarquer non pas une, mais deux baleinières, et une troisième patrouillera en couverture. Les Noirs me donnent six fusils de plus, expliqua-t-il, aussi satisfait qu'un général qui verrait une division s'ajouter à ses troupes. Les Blancs, poursuivit-il, sont au nombre de neuf — de huit, sans vous compter, monsieur Purcell —, ce qui me fait, en tout, quatorze fusils. Je peux donc armer les trois baleinières, les deux baleinières de débarquement recevant chacune cinq fusils et la baleinière de couverture, quatre. Les Noirs seront répartis à raison de deux Noirs par baleinière, de façon à ce qu'ils soient bien encadrés par les Blancs. »
Il ajouta d'une voix neutre, et sans regarder Purcell : « Vous resterez à bord — avec les femmes. » Le beau visage blond et sévère de Purcell ne bougea pas d'une ligne, et ses yeux attentifs restèrent fixés sur Mason.
« De toute façon, dit Mason en détournant la tête, le mouillage n'est pas sûr, et il faut quelqu'un à bord qui soit capable de commander une manœuvre. »
Il avait presque l'air de s'excuser, il le comprit, il en fut mécontent et reprit d'un ton très sec :
« Vous ferez descendre les baleinières, monsieur Purcell. »
Mason s'éloigna, descendit dans sa cabine et but coup sur coup deux verres de rhum. Ce damné raisonneur! Comme si faire la guerre aux Noirs était un plaisir! Si l'île était habitée, on n'allait quand même pas reprendre la mer, sans vivres, pour Dieu sait où, avec un équipage qui montrait les dents, et des Noirs qui se coucheraient au premier grain...
Quand Purcell vit à flot les trois embarcations chargées d'hommes et de fusils, il éprouva vin bizarre sentiment d'irréalité. Les matelots et les Tahitiens éprouvèrent peut-être le même sentiment, car les conversations s'arrêtèrent, et le silence tomba. Le soleil était déjà assez bas, et Mason avait fait dire de ne pas emporter de provisions. L'expédition dînerait dans l'île des fruits qu'elle y trouverait.
Les trois baleinières étaient groupées en cercle à tribord du Blossom, l'une amarrée à l'échelle de la coupée, attendant Mason. Il descendit lourdement, prit place à l'arrière de l'embarcation, et sa longue-vue collée à l'œil, un genou sur le banc du barreur, il se mit à étudier la plage.
Les hommes regardaient d'en bas le trois-mâts, et les femmes qui se penchaient, silencieuses, au-dessus de la rambarde. A la droite de Purcell, le dépassant de la tête et des épaules, se dressait Omaata, sombre et attentive, plus immobile qu'une statue.
« Monsieur Purcell! cria d'en bas la voix perçante de Smudge, ne vous ennuyez pas trop avec les femmes! »
L'intention insolente était si manifeste qu'il y eut chez les matelots un moment d'hésitation. Puis Mason se retourna, sourit, et les rires éclatèrent. Purcell resta impassible. Il était attristé que Mason eût encouragé à son endroit les moqueries des hommes.
Omaata pencha vers lui sa tête massive et le regarda de ses larges yeux noirs.
« Qu'a-t-il dit, Adamo?
— Il m'a recommandé de ne pas trop m'ennuyer avec les femmes. »
Connaissant le goût des Tahitiennes pour ce genre de plaisanteries, Purcell s'attendait à des rires. Mais les femmes restèrent silencieuses, les yeux fixés sur les baleinières, l'air froid et réprobateur.
« Adamo!
— Omaata!
— Dis-lui que s'il y a un combat, il sera tué. » Purcell secoua la tête.
« Je ne peux pas lui dire cela. »
Omaata se dressa de toute sa taille, gonfla sa poitrine nue et empoigna la rambarde de ses énormes mains.
« C'est moi que le lui dis! dit-elle de sa voix profonde et en frappant le haut de son sein du plat de la main droite. Moi, Omaata! Dis-lui de ma part! ajouta-t-elle en pointant l'index vers Smudge et en inclinant sur l'eau son torse colossal, dis à ce petit rat qu'il sera tué! Dis-lui, Adamo! »
Elle se penchait du haut du Blossom, la main toujours tendue, les yeux étincelants, ses larges narines dilatées par la colère. Les hommes des baleinières la regardaient, le visage levé vers elle, intrigués par ses rugissements et l'index qu'elle pointait vers Smudge comme une épée.
« Dis-lui, Adamo! »
Purcell regarda Smudge et dit d'un ton neutre : « Omaata me demande avec insistance de vous dire que s'il y a combat, vous serez tué! »
Il y eut un silence plein de gêne. Apparemment, personne n'avait pensé que l'expédition pût se terminer par un mort du côté anglais.
Jones, qui s'était embarqué avec Mason dans la baleinière N° 1, cria tout d'un coup avec entrain :
« Smudge tué! Impossible! Il a choisi la baleinière de secours! »
C'était vrai. Les matelots regardèrent Smudge et se mirent à rire à gorge déployée. Purcell ne se permit pas un sourire.
Mason donna le signal du départ. Sa baleinière devait tenter de franchir la première le ressac. Si elle réussissait, on la tirerait au sec et la baleinière N° 2 suivrait le même chemin. La baleinière de secours se contenterait de croiser à une encablure de la plage et ne tenterait de débarquer que si l'ennemi essayait un coup de main sur les embarcations pour couper la retraite des assaillants.
Purcell suivit toute l'opération, l'œil collé à la longue-vue de Burt. Le ressac fut franchi sans encombre, et à aucun moment, les matelots n'employèrent les cordes et les grappins pour gravir les rochers.
Au bout d'une vingtaine de minutes, la petite troupe disparut dans les feuillages qui couronnaient la falaise, et Purcell se sentit rassuré. Si l'attaque avait dû se produire, c'est au moment où les hommes escaladaient les rochers qu'elle se serait déclenchée. Il eût été facile alors aux défenseurs de les lapider d'en haut, cachés dans les buissons.
Après cela, Purcell attendit un très long moment, son inquiétude diminuant à chaque minute.
Un peu avant midi, il y eut un coup de feu isolé, et dix minutes plus tard, un autre, et ce fut tout. Les matelots devaient chasser.
La glorieuse armada revint à la tombée de la nuit sans avoir combattu. Il faisait encore chaud et les hommes paraissaient fatigués. Mason remonta le premier à bord.
« Vous pouvez être rassuré, monsieur Purcell, dit-il d'une voix forte. L'île est inhabitée : il n'y aura pas de combat. »
Purcell le regarda. Il était impossible de deviner à son air s'il le regrettait, ou s'il en était soulagé.