Omaata retira sa main avec lenteur et Mason put bouger. Ce nouveau désastre lui inspirait le besoin d'agir. Il se leva. Et dès qu'il fut debout, il comprit qu'il n'y avait rien à faire. Les Noirs tenaient l'unique point d'eau de l'île. Ils attendraient les Britanniques pour les tirer comme des pigeons.
Les quatre hommes échangèrent des regards. Mac Leod se passa la langue sur les lèvres et les trois autres surent aussitôt ce qu'il éprouvait. La pensée de manquer d'eau lui donnait soif.
« Il n'y a qu'une solution! dit Mason, la voix tremblante. C'est de foncer dans la brousse et d'attaquer! »
Mac Leod le regarda, jeta un coup d'œil à Smudge et s'assit.
« J'suis pas chaud pour m'flanquer dans leurs pattes, dit-il de sa voix nasale. On pourra pas faire un pas dans la brousse. Ils seront prévenus par les femmes.
— Vous préférez mourir de soif! » dit Mason avec hargne.
Mac Leod haussa les épaules sans répondre.
« On pourrait p'tête aller au torrent la nuit, dit Smudge. On enverrait les femmes devant avec les bassines. Et quand les Noirs s'montreraient, on les flinguerait.
— Espèce de crétin, dit Mac Leod, qu'est-ce que tu as sur les épaules? Une tête ou un hublot? Ils sont pas fous, les Noirs. Ils l'ont prouvé. Ils laisseraient les femmes remplir les bassines sans même montrer le bout de leurs sales gueules. C'est au retour qu'ils nous étendraient.
— Vous parlez comme s'ils devaient toujours nous vaincre, dit Mason avec colère. Je ne comprends pas votre attitude, Mac Leod.
— Ça m'fait bien d'la peine, j'dois dire, dit Mac Leod d'un ton calme. Mon attitude, c'est mon attitude, cap'taine, et j'ai pas d'raison d'en changer. On peut pas vaincre les Noirs dans la brousse, v'là c'que j'dis. C'est ici qu'il faut s'battre avec eux. »
Smudge s'assit et avala sa salive.
« Et s'ils attaquent pas? dit-il d'une voix agressive, qu'est-ce qu'on fait? On attend? On crève de soif? »
Mac Leod lui fit un sourire plein de fiel et dédaigna de répondre. Purcell restait silencieux. Il était surpris des regards hostiles que se lançaient les trois hommes. Mac Leod était écrasant de mépris, et chose curieuse, Mason et Smudge paraissaient se liguer contre lui comme s'ils le rendaient responsable de la situation.
« O chef de la grande pirogue! » dit Omaata en anglais.
Ils se retournèrent et la regardèrent, surpris. Dans leur désarroi, ils avaient oublié la présence des femmes.
« Ecoute, ô chef, reprit Omaata, nous prenons bassines et nous partons avec bassines. Adamo vient. Nous allons chez les Autres, poursuivit-elle en baissant les yeux avec pudeur, et Adamo dit aux Autres : « Nous donnons ignames, bananes, mangues, avocats. Vous donnez eau. »
Il y eut beaucoup de silence dans la pièce quand Omaata eut fini de parler.
« P't'ête, dit Mac Leod au bout d'un moment. On s'demande c'qu'ils mangent, ces fils de putain, depuis avant-hier. Tous les fruits et légumes sont de notre côté, et dans des espaces découverts. »
Il ajouta d'une voix détachée :
« Ça peut marcher, j'crois, si Purcell accepte. »
Il ne regardait pas Purcell. Il considérait ses pieds.
« Pourquoi qu'il accepterait pas? » dit Smudge d'une voix agressive, et comme si Purcell avait eu toutes les raisons du monde de se dévouer pour lui.
Mais lui non plus ne regardait pas Purcell. Mac Leod étendit ses jambes devant lui, joignit ses pieds, et les écarta à l'équerre. Puis l'équerre n'étant pas tout à fait droite, il plissa les yeux et la corrigea.
« P't'ête qu'ça plaît pas à Purcell d'aller s'balader du côté d'Timi, dit-il d'une voix neutre.
— Il a aussi soif que nous », dit Smudge d'un ton revendicatif.
Mason était debout, appuyé des deux mains sur son fusil. Mac Leod joignit de nouveau les pieds, leva la tête et le regarda. Mais Mason resta silencieux. Il jugeait au-dessous de sa dignité d'adresser une prière à Purcell.
« Y a une petite chance qu'ça marche, reprit Mac Leod d'un ton indifférent. Ils doivent crever de faim, ces fils de pute.
— S'ils ont faim, ils peuvent venir la nuit chez nous piquer des fruits, dit Smudge.
— Et on fait comme eux au torrent, dit Mac Leod, on les attend avec un flingue. »
Il reprit :
« C'est p't'ête bien pour ça qu'ils nous ont privés d'eau. P't'ête qu'ils veulent un échange. Donnant, donnant. Vla mon opinion, fils. »
Il ajouta du même air impartial :
« Y a une p'tite chance que ça marche, voilà c'que j'dis. »
Cette fois il regarda Purcell, mais ce fut peine perdue. Purcell avait les yeux rivés sur ceux d'Omaata. Il avait cru sentir une intention dans la façon dont elle le regardait, et il essayait de la déceler.
« Tu me conseilles d'accepter? dit-il en tahitien.
— Je te conseille », dit-elle, le visage immobile.
Il se mit à marcher dans la pièce. Il ne voulait pas avoir l'air de faire dépendre sa décision des paroles qu'il venait d'échanger avec Omaata. Tout d'un coup, il éprouva une extraordinaire impression d'allégresse. Tous ses soucis s'évanouirent. Il se sentait joyeux, léger. Même l'eau ne posait plus de problème.
« Je suis heureux que mon procès se soit bien terminé, dit-il d'une voix claire et haute. Sans cela, je ne serais pas à même de vous rendre service. »
Il enchaîna dans une soudaine explosion de bonne humeur :
« La dernière fois qu'il y a eu un procès criminel dans l'île, M. Mason était l'accusé. Je suis heureux que ce procès-là se soit également bien terminé. Sans cela, nous n'aurions pas aujourd'hui le plaisir d'avoir M. Mason parmi nous. »
Il sourit à la ronde. Mac Leod et Smudge le regardaient et Mason cillait, cramoisi.
« J'ai déjà dit, grogna Mason, que je ne vous savais aucun gré de votre intervention ce jour-là.
— Cela va sans dire », dit Purcell d'un air aimable. Il se sentait insouciant, heureux, amusé.
« Mon Dieu, mon Dieu, il fallait supporter ces fous que voilà. » Sa pensée fit un saut. Il songea tout d'un coup à Ivoa, il la revit en train de braquer un fusil sur Smudge, il s'attendrit.
« Vous vous décidez? » dit Smudge, enhardi par l'air de bonheur répandu sur les traits de Purcell.
Purcell le regarda. A ce moment, même Smudge ne lui était pas antipathique. Comme il avait peur de mourir de soif, ce pauvre petit rat de Smudge! « Et moi aussi, moi aussi!... Aucun doute, nous avons quelque chose en commun. » Purcell eut un petit rire. Il se sentait follement gai. Il marchait dans la pièce d'un pas léger, rapide. Il avait l'impression que ses pieds rebondissaient sur le sol. Tous les trois à attendre sa décision! Tous les trois à attendre qu'il risquât sa vie. C'était une farce. Le « traître » risquait sa vie pour la « communauté ». « Mon Dieu, des fous, des fous! » Il s'arrêta et les regarda l'un après l'autre. Smudge, les yeux à terre, Mac Leod, faussement détaché, Mason, le regard attaché à la montagne. Il y eut un lourd silence, l'escabeau de Mac Leod craqua, Mason se passa la langue sur les lèvres, et Purcell pensa : non, des hommes. Des hommes qui ont peur. Le creux au ventre. Les paumes moites. La gorge sèche.
Son exaltation tomba et il dit d'une voix calme :
« J'accepte. »
Ils tournèrent les yeux en même temps vers lui. Ils étaient soulagés, mais il n'y avait pas de surprise dans leurs regards. Ils s'étaient attendus à ce qu'il acceptât. Purcell se sentit amer, dégoûté. Ils le connaissaient! Ils savaient exactement ce qu'ils pouvaient attendre de lui, et ils lui avaient fait ce procès odieux! Ils l'avaient accusé, calomnié, sali!
« J'accepte, reprit-il, mais à une condition : je ne me bornerai pas à proposer aux Tahitiens une transaction pour l'eau. J'essaierai de ramener la paix. »
Mason jeta un coup d'ceil à Mac Leod. Mac Leod eut un demi-sourire et Mason haussa les épaules.
« Eh bien? dit Purcell.
— Comme vous voulez », dit Mason.
Mac Leod se leva, mit l'arme à la bretelle, ouvrit la porte, et un courant d'air s'établissant aussitôt avec les parois coulissantes, il la maintint ouverte pour laisser passer les deux autres.
Il y eut un moment de gêne. Mason ne savait pas comment s'y prendre pour s'en aller.
« Voilà une affaire réglée », dit-il à voix haute sans regarder personne.
Il se redressa, ramena les épaules en arrière et se dirigea vers la porte, suivi de Smudge, courbé, déjeté, absurdement plus petit.
Il allait passer devant Purcell, il s'arrêta d'un bloc, tourna la tête avec raideur et dit d'une voix rapide :
« Très décent de votre part, monsieur Purcell. »
Puis il franchit la porte, toujours suivi de Smudge, filant dans son ombre, les yeux à terre, précédé de son nez obscène.
Mac Leod tenait la porte ouverte et regardait Purcell.
« Au revoir », dit-il quand les deux autres furent sortis.
Mais il ne s'en allait pas. Il se tenait debout, déhanché, les yeux fixés sur Purcell, sa tête de mort animée d'un demi-sourire. Vu à contre-jour sur le seuil, un long bras maintenant la porte, l'autre appuyé au chambranle, ses deux longues jambes écartées l'une de l'autre, il avait l'air tout en pattes comme une araignée.
Purcell s'approcha pour empêcher la porte de claquer, quand Mac Leod retirerait sa main.
« Bonne chance », reprit Mac Leod en souriant à demi d'un air indécis.
Il ajouta en dialecte écossais :
« J'espère bien vous revoir. »
C'était la première fois qu'il employait le dialecte avec Purcell. Purcell inclina la tête sans répondre. Il s'avança encore et saisit la poignée de la porte. Il n'avait jamais approché Mac Leod de si près, et il était presque effrayé par la maigreur de son visage : le visage d'un homme qui, pendant des années, n'avait pas mangé à sa faim.
Mac Leod se retourna, descendit les deux marches d'une seule enjambée.
« Bonne chance », répéta-t-il en jetant à Purcell un dernier regard par-dessus son épaule.
Puis il agita par deux fois, parallèlement à son visage, sa longue main de squelette.
« Les bassines sont là », dit Omaata.
Purcell ferma la porte, se retourna.
« Et les fruits? Les ignames?
— Aussi. »
Il l'enveloppa du regard, sourit et se sentit intrigué. Elle ne lui rendait pas son sourire. Elle gardait son air sévère. Elle ne paraissait pas disposée à parler.
Le groupe sortit dans East Avenue et tourna à droite dans Banian Lane. Omaata marchait en tête. Puis venait Purcell, flanqué d'Horoa et d'Avapouhi. Taïata, Toumata et Itihota fermaient la marche. Il faisait très chaud et la montée était harassante.
Quand on fut au milieu du second plateau, Omaata s’essouffla un peu, Purcell gagna sur elle, et arriva à son niveau. Elle tourna la tête et dit à voix basse d'un air sévère :
« Reste derrière moi. »
Et comme il hésitait, Horoa le prit avec force par le bras et le contraignit à rétrograder.
« E Horoa é! » dit Purcell d'un ton fâché.
Elle se pencha à son oreille et dit dans un souffle :
« Omaata a peur que les Autres tirent sur toi. »
C'est pour cela qu'elles l'entouraient! Les Autres ne pourraient pas tirer sans les atteindre!
« Omaata!
— Tais-toi! » dit-elle sans tourner la tête.
Elle avait raison. Il était le seul à faire preuve d'imprudence. Le groupe marchait depuis une demi-heure et les « bavardes » qui lui servaient d'escorte n'avaient pas dit un mot. Leurs pieds ne déplaçaient pas une seule pierre. Même leur souffle était contrôlé.
On arrivait devant le banian.
« On s'arrête ici, dit Omaata à voix basse. Les Autres n'y viennent jamais. Cependant, même là, il faut faire attention. »
Depuis le partage des femmes, le banian était considéré par les Tahitiens comme un lieu de la mauvaise chance, et par conséquent tabou.
« Taïata! dit Omaata, reste à l'entrée et veille. »
Taïata fit la moue. L'ordre d'Omaata la privait de l'entretien qui se préparait. Cependant, elle se coula sans un mot dans l'herbe, puis sa tête réapparut, et se confondit aussitôt avec une racine. C'était remarquable. La couleur même de son visage n'était pas différente de celle du bois.
Omaata pénétra sous le banian. Au moment de la suivre dans l'ombre des pièces de verdure, Purcell tira sa montre de sa poche. Midi. Quatre heures à peine s'étaient écoulées depuis qu'il avait échappé, en fermant la porte, à la balle de Smudge.
Il faisait très nuit dans les salles de verdure du banian. Omaata passait de chambre en chambre sans s'arrêter, et Purcell avait du mal à la suivre. Seule sa ceinture d'écorce faisait une tache un peu claire dans l'obscurité.
« C'est ici », dit Omaata.
Une ombre se détacha du mur de feuillage et bondit sur Purcell. Il eut un mouvement de recul et mit ses deux mains en avant. Mais l'assaillant se mit à rire, passa sous ses mains, et le prit à bras-le-corps. Purcell sentit contre lui un ventre nu, proéminent.
« Adamo! O Adamo! J'ai cru que je ne te reverrais plus! »
Elle se mit à genoux sur la mousse, et le tirant par la main, elle le fit asseoir à ses côtés.
« Ivoa, dit Purcell en prenant son visage à deux mains, comment es-tu là? Comment savais-tu que j'allais venir? »
Elle rit, heureuse de sentir ses mains sur son visage.
« Réponds, Ivoa! »
Elle rit de plus belle. Toujours les « pourquoi »! Toujours savoir! Elle mit la tête dans le creux de l'épaule de Purcell.
« Quand j'ai vu les trois Peritani avec les fusils dans la maison, j'ai dit aoué, aoué, je ne peux pas les tuer tous les trois! »
Il y eut des rires et Purcell comprit que les femmes s'étaient assises autour d'eux dans la demi-obscurité. C'est à peine s'il pouvait discerner leurs contours.
« Alors, dit Ivoa, j'ai couru chez Omaata, Itia était avec elle, et j'ai raconté. Et Omaata a réfléchi et a dit : « J'ai une idée. Va au banian avec Itia et attends. »
— Et moi, dit Omaata, j'ai rassemblé les femmes, j'ai dit mon idée, et les femmes ont dit : « Qu'il soit fait comme tu dis. »
Elle était assise à droite de Purcell, elle tourna la tête vers lui, ses yeux luisaient dans la pénombre, elle fit une pause dramatique. Elle attendait d'être interrogée.
« Alors? dit PurcelL
— Alors, j'ai renversé les bassines.
— Tu as renversé les bassines! » s'écria Purcell, stupéfait.
Omaata rejeta la tête en arrière, gonfla les globes jumeaux de ses seins et rit comme une cataracte. Cependant, ses yeux restaient tristes. C'était un rire d'orgueil, non de gaieté. Les yeux de Purcell s'étaient habitués à l'obscurité et il voyait distinctement les femmes assises sur leurs talons autour de lui. Purcell ne les entendait pas, le rire d'Omaata dominait tout, mais il devinait à leurs lèvres qu'elles riaient. Elles étaient fières d'avoir été associées à cette ruse et qu'elle eût si bien réussi.
« Tu sauras, Adamo, reprit Omaata, qu'à Tahiti, on tue son ennemi. On ne l'empêche pas de boire.
— Mais pourquoi cette ruse? dit Purcell.
— Pour t'arracher aux mains des Peritani et te cacher.
— Me cacher? dit Purcell en levant les sourcils.
— Jusqu'à ce que la guerre soit finie. » Purcell regarda les femmes.
« Vous étiez toutes d'accord pour cette ruse? dit-il, la voix changée.
— Toutes, dit Omaata, même les femmes dont les tanés ne sont pas tes amis. Cependant, nous n'avons rien dit à Vaa.
— Vaa est très stupide, dit Horoa en relevant la tête et en secouant sa crinière. Peut-être, elle nous aurait trahies.
— Vaa admire l'homme qui porte les choses en peau autour des pieds, dit Toumata. Elle n'a pas compris que le chef n'est plus rien depuis que la grande pirogue est brûlée.
— Le chef lui-même n'a pas compris ça », dit Itia. Les femmes rirent. Cette mauvaise langue d'Itia!
« Cependant, dit Ivoa, Vaa m'a prêté un fusil.
— Elle te l'a prêté? dit Purcell.
— Oui, prêté. »
Purcell leva les sourcils, amusé. L'admirable Mrs. Mason avait menti à son mari.
« Ecoute, dit Omaata, on va te cacher dans une grotte. Il y a des toupapahous dans les grottes. Les Autres en ont peur.
— Mehani n'en a pas peur.
— Mehani est ton frère, dit Ivoa.
— Quelle grotte?
— La mienne, dit Itia. Celle où j'ai couché après le partage des femmes avec Avapouhi.
— La grotte des fusils!
— Tu la connais, Adarno?
— Je ne la connais pas.
— C'est une très bonne grotte, dit Itia. Elle a une petite source. Avec un peu de patience, on peut remplir une calebasse. »
Il y eut un silence et Omaata poursuivit : « Sache que les fruits ne sont pas pour les Autres. Ils sont pour toi. » Elle ajouta : « Et pour Itia.
— Pour Itia? dit Purcell.
— Itia te conduira à la grotte et elle restera avec toi.
— Et Ivoa?
— Ivoa porte un fils. Elle ne peut pas grimper jusqu'à cette grotte. Le chemin est très difficile.
— Et si je l'aidais à grimper?
— Demande-lui. »
Purcell ne voyait d'Ivoa qu'un profil immobile. Les lèvres closes, le regard grave, l'air fermé, elle ne disait rien.
« Si je t'aidais, Ivoa? »
Elle fit « Non » de la tête, et comme Purcell restait silencieux, elle ajouta :
« Je suis très lourde. Je préfère rester au village. »
Elle se sentait épuisée par sa nuit sans sommeil. Elle n'avait qu'une pensée : retourner chez elle et dormir quelques heures. Cette nuit encore, elle devrait veiller à côté de l'appentis, fusil au poing, pour attendre Timi. Elle ne connaîtrait pas de repos avant d'avoir tué Timi.
« Pourquoi ne puis-je pas rester seul dans la grotte? » dit Purcell.
Itia se pencha en avant et ouvrit ses deux mains devant elle :
« Cet homme a peur de moi », dit-elle en promenant sur les femmes son regard malicieux.
Il y eut des sourires, mais beaucoup plus discrets qu'on aurait pu s'y attendre. La gravité d'Ivoa et son respect de l'étiquette en imposaient.
« Itia te sera utile, dit Omaata. Elle est rusée. En plus, elle t'apportera des nouvelles.
— Ivoa peut faire cela.
— Homme, regarde-la! Elle ne peut pas grimper. Elle ne peut pas courir. A peine marcher.
— Je serai bien où je serai », dit Ivoa.
Purcell baissa les yeux et resta si longtemps silencieux que les femmes s'alarmèrent. Elles firent des signes à Omaata, et Omaata dit de sa voix profonde :
« Es-tu fâché, ô mon bébé?
— Je ne suis pas fâché. »
Après cela, il resta silencieux, et Omaata reprit, la voix fêlée par l'inquiétude :
« Tu n'acceptes pas notre plan? »
Il releva la tête et la regarda.
« J'accepte ton plan, mais auparavant, je veux voir les Autres.
— Maamaa! s'écria Omaata en levant les yeux au ciel, maamaa !
Et les femmes firent écho, stupéfaites et consternées. Leurs maamaa roulèrent en un long decrescendo de déception et d'incrédulité, accompagné de regards, de gestes de la main et de mouvements d'épaule.
« Mais tu n'as pas besoin! s'écria Omaata. Les Autres n'empêchent pas les Peritani de boire!
— Je veux ramener la paix. »
Les femmes se regardèrent, tapèrent du plat des mains sur leurs cuisses, et exhalèrent des soupirs. Maamaa. Très bons ou très mauvais, les Peritani. Mais toujours maamaa. Toujours.
« Folie! homme! reprit Omaata. Timi te tuera. Ou peut-être Tetahiti. »
Des larmes coulaient sur les joues d'Ivoa, mais elle ne disait rien.
« Je dois essayer, dit Purcell en lui prenant la main.
— Je n'ai jamais rien entendu de plus stupide », dit Omaata, la voix gonflée de colère.
Elle était accotée à une grosse racine verticale, et dans le tremblement que la fureur communiquait à son corps, elle faisait osciller toute la pièce de verdure.
« O mon stupide petit coq! gronda-t-elle, sa voix roulant comme un tonnerre. O mon orgueilleux petit coq! Tu veux changer le ciel et la terre! Ces hommes, reprit-elle en levant les deux mains, ont goûté le sang, et maintenant ils vont droit devant eux en tuant et en tuant, et toi, toi! tu veux aller, tout nu et sans armes, pour rétablir la paix! »
Purcell laissa s'éteindre les résonances de sa voix et dit :
« J'irai, Omaata.
— Homme! s'écria-t-elle, les yeux irrités.
— Laisse, laisse, Omaata, dit Ivoa, les larmes coulant sans arrêt sur ses joues. Je connais Adamo. Il ira. Il est doux, mais il n'est pas flexible.
— Si tu vas, j'irai avec toi, Adamo », dit Avapouhi. Il y eut un silence. Les femmes évitaient de regarder Avapouhi. Aoué, c'était clair : elle voulait être fixée sur le sort de Ouili. Elle espérait donc encore! Pauvre, pauvre Avapouhi! Cette guerre comme une maladie sur l'île!
« Non, dit Omaata avec netteté. Itia va chez les Autres et elle dit : « Adamo veut vous voir. » Et si les Autres veulent, Itia va avec Adamo. Et quand le Manou-faïté est fini, Itia conduit Adamo à la grotte. Peut-être ce sera difficile. Peut-être ce sera dangereux. Et Itia a beaucoup de ruse.
— Je vais avec Itia et Adamo chez les Autres, dit Avapouhi.
— Non, dit Omaata, j'ai une tâche pour toi, Avapouhi. »
Les femmes regardèrent Omaata et, tout d'un coup, elles comprirent. Omaata était sûre que Ouili avait été tué et elle ne voulait pas qu'Avapouhi vît sa tête sur une pique. Par l’Eatua, Omaata était sage! Elle voyait toujours en avant!
« Qu'il soit fait comme Omaata a dit », dit Horoa, et il y eut un murmure d'assentiment.
Aussitôt, sans un mot, Itia se leva et partit.
« C'est le ventre du soleil, dit Ivoa. Mange, Adamo. Tu as devant toi beaucoup de fatigues. »
Tout en parlant, elle pelait une banane et la lui tendit. Purcell avait la gorge serrée et le fruit lui parut farineux et étouffant. Après la banane, il mangea une mangue, puis un avocat. Les femmes s'entretenaient à voix basse. Ce murmure continuel agaçait et vrillait ses nerfs. Au ïur et à mesure que les minutes passaient, la peur montait en lui.
Il fit signe qu'il avait assez mangé, et s'étendant sur la mousse, il plaça la tête sur les genoux d'Ivoa et ferma les yeux. Aussitôt, les femmes se turent. Il fut d'abord soulagé, mais il n'arrivait pas à dormir, le silence devint insupportable. Il savait qu'il avait une longue attente à vivre avant le retour d'Itia, et que sa peur grandirait encore. Il entendit Omaata dire à mi-voix : « Horoa, donne-moi ton collier de plumes. » Puis il y eut le bruit d'une branche qu'on casse et qu'on dépouille de ses feuilles, et ce fut tout. Il essaya de prier, mais après quelques secondes, sa prière devint mécanique, il ne pouvait plus penser, ses jambes tremblaient, sa peur montait encore. Il eut tout d'un coup le sentiment d'étouffer sous le banian, la panique se saisit de lui, il éprouva un besoin irrésistible de se lever et de fuir. Il plaça les deux mains contre sa ceinture, se raidit, et la sueur ruissela sur son corps. Il se vit tout d'un coup, étendu, raide comme un cadavre, les yeux clos, les doigts croisés sur sa poitrine. « Mon Dieu, pria-t-il avec ferveur, faites que ce soit vrai, faites que je n'aie plus à vivre, et que tout ce cauchemar soit fini. » Il sentit qu'Ivoa lui soulevait la tête et la plaçait contre sa poitrine. Il s'y blottit comme un enfant, creusant sa place entre les deux seins tièdes et doux.
Au bout d'un moment, le reflux de sa peur s'amorça, sa respiration devint régulière, il se laissa glisser dans le sommeil. Quand il se réveilla, Itia était devant lui. « Ils veulent bien », dit-elle, son petit visage rond plein de gravité.
Purcell se mit sur pied. Les femmes l'imitèrent, et avec un temps de retard, Ivoa. Son teint était gris et ses lèvres tremblaient.
Omaata tendit à Purcell une baguette à l'extrémité de laquelle était fixé un bouquet de plumes rouges.
« Pendant ton sommeil, je t'ai fabriqué un Manou-faité (L’oiseau de demande de paix) , dit-elle d'une voix un peu rauque. Tiens-le devant toi. A partir de cet instant, Adamo, tu es l'oiseau qui vole pour demander la paix, et selon la coutume, les Autres ne doivent pas te tuer. Du moins si ton ambassade réussit. Car si la paix est rejetée, alors tu n'es plus tabou. »
Il prit le Manou-faïté, et Omaata lui apprit à le tenir : les plumes en arrière, car elles représentent la queue de l'oiseau, et la pointe de la baguette en avant, car elle représente le bec. Ainsi l'oiseau vole tandis que l'homme marche, et l'homme et l'oiseau ne font qu'un. Purcell baissa les yeux. Il regardait le talisman dérisoire qu'il tenait à la main : la mort, en cas d'insuccès. Et combien de chances de succès?
« Est-ce que tu connais les poèmes en faveur de la paix? reprit Omaata.
— Je les connais. Otou me les a appris quand vous étiez en guerre. Et j'étais là quand le Manou-faïté des Natahiti est venu.
— Bien », dit Omaata.
Elle se tourna vers Avapouhi :
« Nous allons au torrent remplir les bassines. Toi, pendant ce temps, tu portes les fruits à la grotte pour Adamo, tu reviens ici au banian, tu nous attends. »
Il y eut un moment de silence et de parfaite immobilité. Purcell étreignit l'épaule d'Ivoa, posa un instant sa joue contre la sienne, puis se tournant vers les femmes, il fit un large mouvement de la main qui les embrassait toutes et prenait congé d'elles.
« Je reviendrai! » dit-il d'une voix pleine de confiance et de force.
Il y eut parmi les femmes un murmure affectueux. Adamo! L'éloquence de son geste! Comme il était digne de son beau-père, le grand chef Otou!
Purcell cligna les yeux à la grande lumière du jour et sentit la chaleur du soleil sur sa nuque. Itia marchait devant lui.
« Avapouhi t'a demandé?... dit-il à voix basse.
— Oui. J'ai dit que je ne savais pas.
— Tué?
— Oui.
— Ohou?
— Oui.
— Amoureia »
Il vit sa nuque frissonner.
« Oui. »
Il y eut un long silence et Itia dit :
« Tu peux parler. Ils sont au camp. »
Il fit quelques pas en silence et reprit :
« As-tu vu les têtes? »
Depuis qu'il avait pris la décision d'aller trouver les Tahitiens, l'idée de voir ce spectacle affreux le tourmentait.
« Non. Ils les ont enfermées dans des poini (panier de feuilles de coco). Ils les planteront sur des piques après.
— Après quoi?
— Après la guerre. »
Il y eut un silence de nouveau. Puis Itia se tourna, s'arrêta et dit d'une voix changée :
« Mais j'ai vu Amoureïa, homme! Elles est pendue par les deux mains à la branche d'un avocatier. Les deux jambes aussi sont attachées. Et elle a le ventre grand ouvert de là (elle montra son estomac) jusque-là (elle montra son sexe). Homme, c'est horrible!
— Qui a fait ça? dit Purcell, la gorge sèche.
— Timi. »
Il détourna les yeux.
« Marche, Itia », dit-il d'une voix sourde.
Après cela, ils restèrent un long moment sans parler. Ils allaient quitter le second plateau pour entrer dans le désert pierreux de la montagne, quand Itia fit un brusque crochet en direction d'un bouquet de fougères géantes. Quand elle l'eut atteint, elle se tint dans son ombre et saisit Adamo par la main gauche. Son petit visage était sérieux et tendu.
« Adamo! dit-elle d'une voix tremblante, après ce que j'ai vu chez les Autres, je suis malade... Dans mon idée, je suis malade.., Et le jeu ne me fait pas envie. Cependant, si tu le désires, Adamo, tu peux... Aoué, ce sera peut-être la dernière fois que tu joues!...
— Tu me rassures! » dit Adamo en souriant.
Il était donc encore capable de sourire! Il regardait Itia. Il était touché par la naïveté et la générosité de son offre. Il se pencha et lui effleura les lèvres.
« Le Manou-faïté doit voler, Itia, dit-il d'un ton amical, et je ne peux pas m'arrêter. »
Il n'y avait plus devant eux qu'un chaos de roches noires, un désert brûlant, interminable. Puis la brousse commençait. Celle-ci n'était pas composée de fougères, comme celle qui entourait le village, mais de petits palmiers, hauts de deux ou trois mètres, et si serrés que Purcell devait parfois les écarter de ses mains pour se glisser entre deux troncs à la suite d'Itia. Il n'y avait pas un souffle d'air, le plafond de feuilles laissait filtrer un jour lugubre et les grosses tiges renflées étaient couvertes de touffes noires qui pendaient comme des cheveux. Au-dessus de sa tête, Purcell entendait l'agitation continuelle des palmes. C'était un crissement dur, métallique qui n'était pas désagréable en soi, mais qui gênait par son insistance. Il planait sur vous comme une menace, remplissait vos oreilles, s'installait à l'intérieur de votre corps. Purcell avait l'impression que de gigantesques insectes se vautraient sur le haut des arbres et frottaient leurs pattes monstrueuses l'une contre l'autre.
Ils progressaient avec lenteur, mètre par mètre. Les chevelures noires des troncs, le remue-ménage des larges feuilles, pourquoi cela paraissait-il soudain si important? C'était bizarre. Une partie de lui-même avait peur. L'autre regardait tout avec avidité. Les palmiers s'espaçaient peu à peu. Des paquets de lumière blanchâtre apparaissaient dans le sous-bois. Tout d'un coup, tout s'éclaircit. Le soleil parut plus proche, le froissement des palmes, plus doux. Il sentit la brise de mer. Par places, des rayons perçaient jusqu'au sol, minces comme des javelots.
« C'est là, dit Itia à mi-voix. Encore un moment, et c'est là. Arrête un peu. J'ai peur. »
Elle s'arrêta et lui fit face.
« Sur la falaise? dit Purcell.
— Non. C'est un trou dans les palmiers. »
Elle fit un geste circulaire.
« Un grand trou dans les palmiers. Il y a un rocher au milieu. »
Une clairière. Un espace dégagé pour ne pas être surpris. Un rocher pour s'abriter. Mason n'aurait pas fait mieux. Quand il s'agissait de tuer, les hommes étaient habiles.
« C'est le camp?
— Non, dit Itia, ce n'est pas le camp. C'est un endroit pour te recevoir. »
Ils craignaient un piège. Ils se méfiaient. Même de lui.
« J'ai peur pour toi, dit Itia en pressant ses deux mains contre ses joues. Oh! j'ai peur! Je n'ai plus d'eau dans ma bouche.
— Moi aussi, j'ai peur, dit Purcell.
— Oh! non! Ce n'est pas vrai! dit-elle en le regardant avec admiration, tu n'es pas gris! Tu es tout rouge! »
Il sourit et secoua les épaules. Il ne supportait pas le soleil, elle savait bien.
« Adamo, dit-elle en se rapprochant de lui, le visage grave et tendu et en posant la main sur son bras. Ecoute! Beaucoup de tanés sont morts, d'autres mourront, et je veux un enfant! Oh! Je veux un enfant! Je t'en prie, Adamo, si les autres ne te tuent pas... »
Il baissa les yeux sur elle. Il allait dire « non ». Il devait dire « non ». Mais ça ne paraissait pas si important, tout d'un coup, de dire « non »... La balle de Smudge dans sa porte, le canon de Smudge visant son cœur, Mason armant son fusil, Timi... Il regardait Itia. Il devait dire « non ». Pourquoi? Pour qui? Non! Toujours non! Non au petit enfant d'Itia! Non à la joie d'Itia! Non à lui-même! Il secoua les épaules avec impatience. Tous ces tabous !
« Ne réponds pas », dit-elle.
Et le visage baissé, immobile, elle pressa son bras. Il ne pensait plus à avoir peur, il la regardait. Le sommet de sa tête lui arrivait à peine à la hauteur du menton. Qu'elle était bonne à voir! Le visage lisse, les lèvres pleines, le front étroit, les yeux remontant vers les tempes. Il gonfla sa poitrine, allégé, plein d'espoir. Il regardait Itia, il était rassuré par sa beauté. II ne pouvait rien lui arriver avec quelqu'un de si beau à ses côtés. C'était absurde, mais à cet instant, il n'y avait pas le moindre doute dans son esprit : elle était belle. Il ne pouvait donc pas mourir.
« Tu es belle, Itia », dit-il d'une voix sourde.
Elle ne bougea pas. Toute son agressivité s'était envolée. Les yeux clos, les bras le long des hanches, elle paraissait passive, engourdie. Il posa une main sur son épaule, et plus légèrement contre son dos, la main qui tenait le Manou-faïté. Il la serrait avec douceur, la tête haut levée au-dessus d'elle, aspirant l'air frais de la mer. Quelle lumière tendre autour de lui dans le sous-bois. « Eatua! dit-il à mi-voix, merci pour la beauté d'Itia, merci pour les cheveux d'Itia, merci pour les petits seins ronds d'Itia contre moi, merci pour sa générosité. »
Elle renversa la tête en arrière et le regarda d'en bas avec gravité, le visage contenu, plein de pudeur. Il lui sourit, puis il éleva le Manou-faïté au-dessus de sa tête, les plumes rouges balayant les cheveux bleu-noir d'Itia et dit :
« Il faut aller maintenant. »
Quand ils arrivèrent à la lisière de la brousse, une ombre surgit devant eux. C'était Raha. Elle leur tourna le dos et agita les bras au-dessus de sa tête. Elle faisait face à un rocher long et arrondi au centre de la clairière. Elle sourit à Itia, mais elle baissa les yeux quand Purcell passa à côté d'elle. Ils firent quelques pas à découvert, et Itia dit à voix basse :
« Les fusils ! »
Ils s'arrêtèrent. Les trois canons se détachaient en brun sur le rouge du rocher. On ne voyait rien d'autre. Même pas la forme d'une tête. Le cœur de Purcell se mit à battre.
« Allons », dit-il à mi-voix.
Et, se tournant vers Itia, il ajouta d'un ton impérieux :
« Non, pas devant moi. A côté. »
Il s'avança, une main tenant au-dessus de sa tête le Manou-faïté, et l'autre main écartée du corps, la paume large ouverte tournée vers le rocher. Itia avançait à sa hauteur, à un mètre environ.
Une cinquantaine de mètres le séparait des fusils. Il se mit à marcher d'un pas rapide. Le sol de la clairière était pierreux et lui brûlait la plante des pieds. Le soleil pesait sur sa nuque et sur son épaule gauche; et la sueur ruisselant sans arrêt de son front dans ses yeux, il était aveuglé.
Quand il fut à cinq mètres des canons, la voix de Mehani dit :
« Fais le tour. »
Il obéit. Mais après le rocher, il y avait un autre rocher que le premier avait caché, et à la suite, un autre encore, plus long et plus haut. C'est au bout de celui-là qu'il trouva la faille. Elle était si étroite qu'il dut se mettre de profil pour passer.
Mehani était devant lui, le fusil à la main. Timi et Tetahiti lui tournaient le dos, les canons de leurs armes appuyés contre la pierre.
« Assieds-toi et attends, dit Mehani, impassible. Toi, Itia, va veiller du côté du midi. »
Cette froideur, ce visage comme un masque. Purcell se sentit glacé, stupide. Il s'avança dans l'enceinte, aperçut sur sa gauche un coin à l'ombre sous un rocher en surplomb. Il s'assit avec soulagement. Ses pieds étaient brûlants. Il promena son regard autour de lui. Cinq mètres sur cinq environ. Un cercle presque parfait. Les rochers s'arrêtant presque partout à hauteur de poitrine et donnant au tireur une position commode. Un dégagement de soixante mètres tout autour. Itia en sentinelle au midi à la lisière de la brousse. Raha à l'est. Faïna, probablement, au nord. A l'ouest, la falaise. « Ils se gardent mieux que nous, pensa Purcell. Les nôtres circulent dans le village comme dans un Pa (Palissade autour d’un camp ou d’une maison), alors qu'il est ouvert de tous côtés. »
De longues minutes s'écoulèrent et Purcell dit :
« Qu'est-ce qu'on fait?
— On attend », dit Mehani sans le regarder.
Il s'assit en face de lui, posa son fusil à terre à côté de lui, et croisa les bras. Les yeux baissés, la tête sur la poitrine, il avait l'air de somnoler. Mais Purcell ne s'y trompa pas. Par son attitude, Mehani lui interdisait tout contact.
L'attente continuait, interminable. Timi et Tetahiti ne bronchaient pas. Purcell ne voyait que leur dos.
« On attend quoi? » dit Purcell avec brusquerie.
Mehani ouvrit les yeux et leva la main pour lui imposer silence. Tetahiti dit sans tourner la tête :
« La voilà. »
Quelques secondes plus tard, Faïna apparut à l'entrée, s'avança dans l'enceinte, Timi et Tetahiti lui firent face, Mehani se leva et vint s'accoter au rocher à côté d'elle. Faïna ne jeta pas un regard à Purcell. Elle se tenait debout, solide et bien campée, devant les trois hommes. Sa poitrine se soulevait dans l'effort qu'elle faisait pour reprendre son souffle.
« Tu as mis longtemps », dit Timi avec mauvaise humeur.
Faïna regarda Tetahiti, mais Tetahiti ne s'associa pas au reproche.
« Ils sont autour de la grande maison, dit-elle en s'adressant à lui.
— Que font-ils?
— Ils construisent un Pa.
— Haut comment? »
Faïna éleva son bras tendu au-dessus de sa tête.
« Ils sont avancés? »
Faïna hocha la tête.
« Ils travaillent vite. Vaa les aide. »
Elle ajouta :
« Ils auront fini demain. »
Les trois hommes échangèrent des regards. « Ils attaqueront cette nuit », pensa Purcell dans un éclair, et sort cœur se serra.
« C'est bien, dit Tetahiti, va veiller au nord. »
Faïna eut l'air étonné. Cela n'avait aucun sens d'aller monter la garde dans la brousse puisqu'on savait que les Peritani ne quitteraient pas le village.
« Va », dit Tetahiti avec impatience.
Elle pivota et avant de sortir, elle jeta un coup d'œil à Purcell. Maintenant qu'elle tournait le dos aux Tahitiens, elle osait le regarder.
Tetahiti vint s'asseoir en face de Purcell, le dos contre un rocher, et Timi vint s'asseoir à sa gauche. Purcell s'attendait à ce que Mehani prît place à la droite de Tetahiti, mais il se mit à côté de Timi, ce qui eut pour résultat de décaler le trio sur la droite de Purcell. Timi eut l'air mécontent et esquissa un mouvement pour se lever, mais Mehani le saisit par le bras et sans un mot le força à se rasseoir. Ses lourdes paupières baissées, Tetahiti regardait le sol. Il n'eut pas l'air de remarquer l'incident.
Il y eut un silence, et Purcell comprit tout d'un coup les raisons de sa longue attente. Dès qu'Itia leur avait fait part de son désir de les rencontrer, les Tahitiens avaient envoyé Faïna observer au village les mouvements des Peritani. Cette méfiance irrita Purcell. Il avait eu l'intention de commencer son discours avec calme, mais l'indignation l'emporta et il s'écria avec vivacité :
« Qu'est-ce que cela veut dire, Tetahiti? Est-ce que tu as pensé que je m'étais entendu avec les Peritani pour qu'ils vous attaquent pendant mon ambassade? »
Tetahiti ouvrit la bouche, mais avant qu'il ait eu le temps de parler, Timi intervint avec passion :
« Oui! Nous avons pensé cela! dit-il d'une voix aiguë. Et pourquoi pas? Tu nous as déjà trahis.
— Vraiment! s'écria Purcell.
— Tu étais dans notre camp quand le Squelette nous a mis en joue, mais quand il a tué Kori et Mehoro, tu as choisi l'autre camp! »
Purcell regarda Timi. Flanqué de Mehani et de Tetahiti, dominé par leurs épaules athlétiques, il paraissait presque frêle, et son visage rond et imberbe avait quelque chose d'enfantin. Mais ses yeux étaient durs.
« Timi, dit Purcell, je n'ai pas choisi l'autre camp. Je n'ai pas porté de fusil contre vous. J'ai essayé de dissuader Ouili d'aller tuer Ohou. Et peut-être sais-tu que les Peritani m'accusent aussi d'être un traître.
— Je sais, dit Tetahiti. Itia m'a raconté.
— Si je suis un traître pour eux, reprit Purcell en dessinant un large huit dans l'air avec le Manou-faïté, comment puis-je être un traître pour vous? »
L'argument, et le geste magnifique qui l'accompagnait, firent de l'effet sur les Tahitiens.
Tetahiti leva la main, mais laissa passer une ou deux secondes avant de parler.
« Adamo, dit-il enfin, quand le Squelette et les autres ont braqué les fusils sur nous, tu étais avec nous, tu étais notre frère. Mais le Squelette a tué Kori et Mehoro. Et notre frère Adamo est resté avec le Squelette. »
Purcell sentit une inquiétude le traverser. Tetahiti avait l'air de répéter, en les adoucissant, les griefs de Timi, mais en fait, son attaque était toute différente. Il ne taxait pas Purcell de trahison. Il lui reprochait de s'être dérobé à ses devoirs de frère. L'accusation pouvait paraître moins offensante. Pour un Tahitien, elle était à peine moins grave.
« Si j'étais venu avec vous, dit Purcell, le sang de mon frère Ropati serait sur moi.
— Ropati portait un fusil contre nous! » s'écria Timi, les yeux étincelants.
Purcell tourna la tête vers lui et le regarda dans les yeux.
« Celui qui a tué Ropati ne l'a pas tué parce qu'il portait un fusil. Aoué, comme le meurtre est sorti du meurtre! Ohou n'a pas joui d'Amoureïa. Il a été tué. Ouili n'a pas joui de sa vengeance. Il a été tué. Et maintenant on me dit que tu as peur de moi et que tu menaces ma vie.
— Je n'ai pas peur de toi, dit Timi d'un ton insultant. Je n'ai pas peur d'un homme semblable aux êtres qui vivent dans le farehoua (Maison des incapables – houa – où se réfugiaient pendant les guerres les femmes, les enfants et les vieillards)
— Si je suis un houa, dit Purcell, d'où vient que tu m'appelles un traître? »
A cet instant, Mehani eut un sourire tendre et malicieux qui frappa Purcell en pleine poitrine et s'effaça aussitôt. Habile, Adamo. Habile et éloquent, Adamo. Purcell regardait avec bonheur les traits de nouveau impassibles de Mehani. « Il est donc encore mon ami », pensa-t-il, inondé de joie. Tout lui paraissait tout d'un coup plus facile.
« Tetahiti, reprit Purcell avec la certitude de le convaincre. Ecoute-moi, car je te dis les choses qui sont vraies. Ropati n'aurait pas tiré sur vous. Ni Jono. Ni le vieux. Ni l'homme jaune. Ropati portait un fusil pour jouer au guerrier. Jono, parce qu'il était stupide. Le vieux, parce qu'il avait peur du Squelette. Quant à l'homme jaune, il n'avait pas mis dans l'arme la chose qui tue. »
Tetahiti souleva avec lenteur ses lourdes paupières et dit avec dédain :
« Les Peritani ont des manières que nous ne comprenons pas. Ils sont avec un chef et ils ne sont pas avec lui. Ils lui obéissent et ils ne lui obéissent pas. Ils font une chose et ils ne la font pas. »
Il reprit :
« Pour moi, la chose est claire : ces quatre hommes portaient des fusils : ils étaient donc nos ennemis.
— Je ne porte pas de fusil, dit Purcell, et pourtant, je suis un ennemi à tes yeux.
— Je n'ai pas dit que tu étais notre ennemi, dit Tetahiti en le regardant bien en face.
— Un houa?
— Tu n'es pas un houa.
— Un traître?
— Tu n'es pas un traître.
— Que suis-je donc? »
Dans l'esprit de Purcell la question était de pure rhétorique. Elle visait à faire reconnaître, par élimination, sa neutralité. Mais Tetahiti ne le prit pas ainsi. Il dévisagea Purcell un long moment comme s'il cherchait la définition de ce qu'il était sur les traits de son visage.
« Je ne sais pas, dit-il enfin avec lenteur. Peut-être un homme habile. »
La réponse tomba sur Purcell par surprise et le frappa de plein fouet. « Et si c'était vrai, pensa-t-il dans un éclair. Si je me trompais sur moi-même? Si toute ma conduite, jusqu'ici, n'avait été qu'habileté, opportunisme? »
Il fallait parler, répondre, ne pas laisser la phrase de Tetahiti sans réplique... Ce silence lui faisait perdre la face. Mais il était paralysé par le doute. A cet instant, il acceptait presque l'idée de lui-même qui lui était proposée.
Tetahiti laissait le silence se prolonger. Il observait le trouble où sa phrase avait jeté Purcell, et il n'en tirait pas de conclusion. Attentif, prudent, il n'aimait pas s'engager trop vite, même en pensée. Peut-être serait-il un jour nécessaire de traiter Adamo en ennemi. Peut-être. Qui était Adamo? C'était un homme habile de rester à l'écart des combats. Mais dans ce cas, pourquoi risquer sa vie à venir leur demander la paix?
Purcell se souvint enfin de la phrase qu'il avait préparée pour commencer l'entretien, il leva l'oiseau au-dessus de sa tête et dit :
« Je suis le Manou-faïté et j'ai volé vers vous pour vous offrir la paix. »
Tetahiti croisa les bras et son visage ridé et puissant prit une expression de gravité. Son attitude disait avec clarté que la conversation était finie et que le cérémonial des négociations commençait.
Purcell se leva, le bras replié, le Manou-faïté à la hauteur de l'épaule, le panache de plumes rouges à l'arrière, la pointe de la baguette en avant.
« Je suis le Manou-faïté, commença-t-il en s'appliquant à rythmer ses paroles, et je parle en faveur de la paix. La guerre est là depuis trois jours et huit hommes sont déjà tombés. Aoué, c'est trop. Encore un jour, et qui peut dire, dans l'île, qui sera vivant? Guerriers, écoutez-moi! Je suis le Manou-faïté, et je parle en faveur de la paix. Pourquoi cette guerre? Parce qu'il y a eu des injustices dans le partage des femmes et dans celui des terres. Mais maintenant, aoué, il y a onze femmes pour sept hommes, et bien assez de terres pour tous. Tanés, n'agissons pas comme le requin stupide qui tue sans utilité. Ecoutez-moi! Je suis le Manou-faïté, et je parle en faveur de la paix. L'homme jeune qui brandit une arme, il sent sa force et sa ruse, et il dit : « L'ennemi sera tué, pas moi! » Aoué, la guerre est un hasard. Lui aussi, il est tué. Alors, plus de pêche pour lui dans la joie du matin, plus de cocotiers qui se balancent dans le vent, plus de bonne sieste dans le ventre du soleil pour dormir ou pour jouer. Guerriers, qui sera vivant si la guerre continue? Qui fécondera les femmes? Qui peuplera l'île quand notre temps sera fini? Guerriers, je parle en faveur de la paix, et que celui qui a une langue réponde. »
Il s'assit et regarda les trois hommes devant lui. Le fusil sur le genou, le coutelas nu passé dans le pareu, ils dédaignaient de s'accoter au rocher et se tenaient bien droits, sans raideur ni fatigue, et bien qu'ils fussent en plein soleil, sans une goutte de sueur au front. Leurs yeux étaient insondables. Purcell avait beau se dire que cette impassibilité était toute de cérémonie et ne préjugeait rien, il se sentit découragé.
Tetahiti fit un signe et Timi se leva. Il devait parler le premier, étant le moins important des trois, et admis au conseil par dérogation aux usages, n'étant pas noble. Pour donner plus de force à ce qu'il allait dire, il éleva son fusil de la main gauche au-dessus de sa tête, et tirant son coutelas de sa ceinture, il le brandit de la main droite. Il se tint ainsi debout une pleine seconde, sur la pointe des pieds, comme une statue de la haine. Il n'avait ni la majesté ni la taille de Mehani et de Tetahiti, mais il paraissait mince et dur comme une lame d'acier. Quand il commença son discours, il ne se contenta pas de chanter ses paroles, il les dansa, les pieds battant le sol, les yeux étincelants, donnant dans l'air dans la direction de Purcell de grands coups de taille de son coutelas, ou le faisant tournoyer autour de sa tête. Il y avait dans son visage et dans sa silhouette quelque chose d'adolescent et d'asexué qui rendait presque plus terrifiante la soif de destruction qui émanait de lui.
« O guerriers! cria-t-il d'une voix frénétique qui peu à peu monta jusqu'à l'aigu, je parle en faveur de l'éventration de la poule! O guerriers! Accomplissez votre mission! Soyez semblables au trou dans le roc dont s'échappent les lézards! Soyez semblables à la passe ouverte à l'intérieur de laquelle est un requin furieux! N'épargnez pas de vie! Que tous les Peritani périssent! Que le long Squelette soit tué! Que le petit rat soit tué! Que le chef soit tué! Qu'Adamo soit tué! O guerriers! Je parle en faveur de l'éventration de la poule! Brûlez les cases! Détruisez les jardins! Coupez les arbres! Réduisez les femmes des ennemis en esclavage! Mettez-les sous vos pieds! Qu'elles obéissent comme des chiennes à vos ordres! Eventrez les femmes qui portent en elles des enfants peritani, et que la race maudite soit extirpée! O guerriers! J'ai parlé en faveur de l'éventration de la poule et qu'il soit fait comme j'ai dit! »
Timi remit le coutelas à sa ceinture et se rassit. Aussitôt Mehani bondit sur ses pieds. Ce fils de la truie osait proposer d'éventrer sa sœur! Mehani était gris de colère, et dans l'effort qu'il faisait pour se dominer, tous les muscles de son corps magnifique se contractaient convulsivement. La tête renversée en arrière, les narines palpitantes, les yeux exorbités, il gonflait démesurément sa gorge dans les tentatives qu'il faisait pour retrouver sa voix. Ce chien! Ce fils de la truie! A un moment, il tourna la tête vers Timi avec une telle expression de fureur que Purcell crut qu'il allait se jeter sur lui. Cette expression s'effaça aussitôt, Mehani regarda droit devant lui et réussit par un terrible effort à dénouer peu à peu ses muscles. Ce fut un spectacle étonnant. De haut en bas de son corps, des vagues jouaient et frémissaient sous sa peau, diminuant d'amplitude à chaque seconde comme une houle qui s'apaise. Puis tout rentra dans l'ordre, et la surface sombre et moirée de son épidémie devint aussi calme qu'un lac. Tous ses muscles parurent alors entourés dans une gaine noire qui en dissimulait la force, et son corps donna une impression saisissante de repos et de sérénité.
« O Manou-faïté! dit-il d'une voix à peine rauque, quel est le fou qui parle de couper les arbres? Ce sont nos arbres! Qui parle de dévaster les jardins? Ce sont nos jardins! Qui parle de réduire les femmes en esclavage? Ce sont nos sœurs! Qui parle de détruire les enfants qu'elles portent? O Manou-faïté, ce sont nos propres neveux! Ainsi que personne n'ose toucher le ventre de ces femmes, de peur que le guerrier se dresse contre le guerrier et le tue! »
Mehani prit une inspiration profonde. Il se sentait soulagé d'avoir répondu par un défi sans équivoque à la déclaration de Timi. Il reprit :
« O Manou-faïté, je parle en faveur de la paix! Moi, Mehani, fils de chef, je dis : que seul l'Avide soit tué, car il est cause de tout. Que l'Avide, seul, soit tué, car il a seul tué. Que tous les autres soient épargnés, que l'injustice de l'Avide soit réparée, et que les Tahitiens vivent avec les étrangers dans l'oubli et la concorde! »
Dès que Mehani se fut rassis, Tetahiti se leva. Les lourdes paupières à demi baissées, les sourcils froncés sur son nez puissant, les rides de chaque côté de ses lèvres plus creusées que jamais, il resta quelques secondes immobile. Les Peritani se gardaient si mal qu'à trois contre trois, à armes égales, il était sûr de les vaincre. C'était par courtoisie qu'il avait accepté le Manou-faïté, et maintenant il le regrettait amèrement. A la veille du combat décisif, ses deux compagnons en étaient à se lancer des défis! Ils menaçaient de s'entre-tuer! Rien de bon ne pouvait venir d'un Peritani, il en avait une nouvelle preuve : c'était la présence d'Adamo qui avait provoqué la querelle.
« O Manou-faïté, dit-il d'une voix grave, je parle en faveur de la continuation de la guerre! Cependant, souvenez-vous, guerriers, que nous ne sommes pas une tribu contre une tribu, mais une tribu qui se déchire elle-même. Aussi devons-nous prendre garde à ne pas trop déchirer... O tanés! Vous avez fait de moi votre chef, et moi, Tetahiti, chef, fils de chef, je dis : je toucherai de ma tête les cases, et les cases seront tabou ( Selon la croyance de l'ancien Tahiti, la tête d'un chef étant tabou, elle communiquait le caractère tabou à tous les objets qu'elle touchait) . Je toucherai de ma tête les arbres, et les arbres seront tabou. Je toucherai de ma tête la clôture des jardins, et les jardins seront tabou. Je toucherai de ma tête les ventres des femmes fécondées, et ces ventres seront tabou.
« O Manou-faïté! Je parle en faveur de la continuation de la guerre. Ce n'est pas pour des femmes et des terres que les guerriers se battent. C'est pour l'offense faite et subie. C'est pour l'affront reçu. C'est pour le regard de supériorité de l'homme injuste! Une blessure s'est creusée en nous, ô Manou-faïté! Si les Peritani veulent partir sur mer chercher ailleurs une autre île, qu'ils partent, ces hommes injustes! Mais s'ils restent dans cette île, qu'ils soient effacés du sol! Comment faire confiance à des hommes mouvants, incompréhensibles? O Manou-faïté, je parle en faveur de la continuation de la guerre! Si les Peritani restent dans l'île, qu'ils périssent! Que leur mort soit comme un baume sur notre blessure! Que leurs têtes ornent le devant de nos cases! Qu'ils soient froids dans les ténèbres quand nous serons chauds et vivants dans leurs femmes!
« O Manou-faïté! J'ai parlé en faveur de la continuation de la guerre et que celui qui a une langue réponde! »
Tetahiti se rassit et Purcell se mit sur pied avec lenteur. Il avait espéré de Tetahiti — le plus politique et le plus calculé des trois — une solution de compromis. Mais il était évident maintenant que Tetahiti était sûr de vaincre et qu'il ne voulait pas la paix. Son offre de laisser partir les Peritani sur mer était presque une insulte.
« Tetahiti, dit Purcell d'un ton patient, si tu étais victorieux et si, le combat fini, tu me disais : « Adamo, pars ou meurs », j'accepterais de partir. Car pour moi qui n'ai pas porté de fusil, et n'ai pas combattu, il n'est pas déshonorant de m'en aller. Mais il n'en est pas ainsi des autres Peritani. Ils ont des armes, ils auraient honte de fuir. Comprends aussi, Tetahiti, que si les Peritani partaient dans les pirogues de la grotte, la mort serait sur eux. La mort par la noyade, la mort par la soif et la faim; la mort au bout d'une corde, s'ils rencontraient une grande pirogue de leur pays.
« Veille, Tetahiti, après avoir subi l'injustice, à ne pas être injuste à ton tour. Qui t'a offensé parmi les Peritani? Un homme. Est-ce que tous les Peritani doivent, périr à cause de cet homme? »
Tetahiti écouta ce discours les yeux clos, le visage immobile, et quand Purcell se tut, il dit avec courtoisie, mais d'un ton qui mettait fin à toute discussion :
« As-tu fini de parler, ô Manou-faîté?
— J'ai fini. »
Tetahiti tourna la tête à gauche et dit :
« Trace le cercle devant moi, Timi, la décision doit être prise. »
Timi obéit. A vrai dire, il ne pouvait rien tracer, car le sol était composé de pierres et il se contenta de se baisser et de faire, de la main droite, un vaste mouvement circulaire devant son chef. Ceci fait, il revint s'asseoir.
« A vous, guerriers », dit Tetahiti.
Timi ramassa une petite pierre, la jeta dans le cercle imaginaire et dit : « Voici le roc pour l'éventration de la poule! » Tetahiti fronça les sourcils. Timi ne s'était laissé fléchir ni par le défi de Mehani ni par le tabou que lui-même avait annoncé. Le fou! L'insolent! Il faudra le châtier, la guerre finie! Tetahiti voila son regard et dit d'une voix calme : « A toi, Mehani. »
Mehani jeta une pierre dans le cercle et dit : « Voici le roc pour le retour de. la paix. » Tetahiti ramassa une pierre, la porta avec cérémonie à sa bouche et laissa passer quelques secondes dans le silence le plus total. Il marquait ainsi que sa décision était, seule, souveraine. On ne comptait pas les voix, en effet. Le chef était l'arbitre et sa parole tranchait. Tetahiti jeta la pierre.
« Voici le roc pour la continuation de la guerre. » Ayant dit, il souleva ses lourdes paupières et regarda Purcell.
« Etranger, dit-il d'un ton froid, donne-moi le Manou-faïté. »
Purcell se leva, déconcerté par cet ordre et le ton dont il était donné. Il hésita quelques instants, et tendit enfin l'oiseau à Tetahiti. Il avait assisté, à Tahiti, à des négociations de paix, mais la paix avait été acceptée, et l'ambassadeur était reparti, les plumes rouges brandies au-dessus de sa tête, sous les acclamations du peuple.
Tetahiti se leva, imité par Timi et Mehani. Il saisit à deux mains le Manou-faïté, l'éleva dans l'air, et le rabattant avec violence, le brisa sur ses genoux. Puis il jeta les deux morceaux à terre à ses pieds et s'écria d'une voix farouche :
« L'oiseau de paix est mort! »
Purcell se sentit frappé et paralysé par la peur. Le symbole de ce geste était clair : la destruction de l'oiseau préfigurait la sienne.
Une pleine seconde s'écoula. Purcell était incapable de parler et de bouger.
Timi passa son fusil dans sa main gauche et, de sa main droite, tira son coutelas de sa ceinture. Puis il désigna Purcell de la pointe de sa lame et dit, la tête tournée vers Tetahiti :
« O Tetahiti, donne-moi ce poisson (Nom qu'on donne à l'homme qu'on se prépare à sacrifier ) que voici! »
Au même instant, Mehani s'avança sur Timi à le toucher et cria d'une voix terrifiante :
« Tabou! »
Ce mot, tout autant que l'intensité avec laquelle il l'avait crié, cloua Timi sur place. Cependant, il fit face, non sans courage. Il leva la tête vers le visage menaçant de Mehani, et dit d'une voix aiguë :
« Pourquoi tabou?
— Regarde, homme! dit Mehani en hurlant chaque mot à pleins poumons. Regarde, homme, la boucle d'oreille que porte Adamo! C'est moi qui la lui ai donnée! Et avant moi cette boucle d'oreille a été portée par mon père, le grand chef Otou! »
Timi fixa la boucle d'oreille avec des yeux exorbités. C'était vrai! C'était celle d'Otou! Il se sentit joué.
« Le tabou n'est pas valable! s'écria-t-il enfin d'une voix furieuse. Le tabou d'un chef tahitien ne se communique pas à un Peritani!
— Et qui est ce Peritani? hurla Mehani à pleine voix. C'est le propre beau-fils du chef tahitien! Le mari de sa fille! Le frère de son fils! »
Purcell les regardait, béant. De toute évidence, sa vie dépendait de cette querelle théologique : la qualité sacrée du tabou pouvait-elle se transmettre à un étranger?
Timi tourna la tête vers Tetahiti et dit d'une voix sèche et presque arrogante :
« Que décide le chef? »
Purcell ne regardait pas Tetahiti. Il avait repris son sang-froid, et se balançant mperceptiblement sur ses pieds, il guettait les moindres mouvements de Timi.
« Que décide le chef? » répéta Timi.
Tetahiti était dans un embarras mortel. Il avait brisé le Manou-faïté parce que la tradition le voulait, mais sans dessein bien arrêté contre Adamo. Cependant, la coutume autorisait la mise à mort de l'ambassadeur malheureux. Là-dessus, il ne pouvait donner tort à Timi. Et quant au tabou, il n'était pas loin de lui donner raison. Il avait, lui aussi, des doutes sérieux sur son efficacité, Adamo n'étant pas Tahitien. Par malheur, une chose était claire. En attachant à l'oreille d'Adamo la parure qui avait touché la tête d'Otou, Mehani avait signifié qu'Adamo était son frère d'élection et que sa vie valait plus que la sienne. Le sacrifice d'Adamo entraînerait donc, à coup sûr, un duel à mort entre Mehani et Timi, et dans ce cas, les Tahitiens partiraient, cette nuit, à l'assaut des Peritani, avec un guerrier en moins.
« Je suis le chef, dit-il enfin en regardant Timi dans les yeux, je ne suis pas un prêtre. Et sur le tabou, je ne peux décider qui a tort et qui a raison. Cependant, puisque Adamo est de la parenté de Mehani et que Mehani le considère comme tabou, tu serais sage en renonçant à ce poisson. »
Dominé d'une bonne tête par les deux guerriers athlétiques qui le flanquaient, Timi se redressa et banda son corps mince comme un arc. Ces nobles! Ces fils de chef! Ils s'entendaient contre lui! C'était clair, ils prétendaient lui faire peur! Mais que valait leur force, maintenant qu'il avait un fusil!
« Mon droit est mon droit! » cria-t-il avec rage.
Une pleine seconde s'écoula, il parut s'apaiser, baissa les yeux d'un air sournois, et tout d'un coup, avec la rapidité de l'éclair, il se fendit et porta à Purcell un terrible coup de pointe. Purcell fit un saut de côté, le coutelas porta contre le rocher; au même instant, Mehani leva en l'air ses deux mains et les assena sur la nuque de Timi. Ce fut un coup en apparence sans force, mais Timi fut projeté en avant avec violence, son front heurta le rocher, il s'affala sur le sol, et resta immobile, la face contre les pierres.
« Est-ce que j'ai tué ce fils de la truie? » dit Mehani.
Il regardait Tetahiti. Celui-ci se mit à genoux, retourna Timi et posa la tête sur sa poitrine.
« Ce fou est un peu endormi, dit-il avec dédain.
— Viens, Adamo! » cria Mehani en le saisissant par la main.
Son élan fut freiné par le passage entre les rochers qu'il dut franchir de profil. Dès qu'il l'eut dépassé, il tira Adamo si vite derrière lui qu'il lui meurtrit la poitrine contre la pierre. Ils n'avaient pas fait dix mètres dans la clairière que Tetahiti cria derrière eux : « Mehani, ne va pas plus loin que la brousse! » Toujours courant, Mehani agita sa main libre en signe d'assentiment, et Purcell, en se retournant, entrevit Itia debout, figée à vingt pas de lui, n'osant le rejoindre. « Itia! » cria la voix de Tetahiti, « apporte-moi de l'eau! . Purcell se meurtrissait les pieds sur les pierres, il manquait tomber à chaque instant, la vitesse que Mehani lui imprimait lui paraissait incroyable, il avait l'impression d’être un enfant entraîné par un adulte dans une course fantastique.
Quand il s'engagea sous les palmiers, Mehani le lâcha, mais ralentit à peine, et Purcell fut surpris de ne pas voir les troncs se refermer autour d'eux au fur et à mesure de leur avance. Sans doute existait-il une passe que les Tahitiens étaient seuls à connaître. Le cœur de Purcell cognait contre ses côtes, il craignait d'être distancé dans l'obscurité, il souffla à mi-voix :
« Moins vite, Mehani. »
Mehani ralentit.
« Ecoute-moi, dit-il sur le même ton. J'ai à te parler. Tu m'entends?
— Oui.
— Où vas-tu maintenant?
— Au banian.
— Et après?
— Dans la grotte aux fusils. C'est une idée des femmes.
— C'est une bonne idée. » Il reprit :
« Tu souffles beaucoup. Tu veux que je ralentisse?
— Non.
— Ecoute. Dès qu'on sera sortis de la brousse, tu cours! Tu cours! et tu ne t'arrêtes que dans la grotte!
— Oui.
— Tu n'as qu'un peu d'avance. Il court très bien, Timi. Et je ne peux pas l'arrêter. Il faudrait que je le tue. »
Il reprit d'un ton d'excuse : « Je ne peux pas le tuer avant le combat. » Purcell courait. Il avait un point de côté et il était attentif à régler son souffle.
« Après la brousse, dit Mehani, je ferai une fausse piste. Tu gagneras encore un peu de temps. »
La pénombre s'éclairait peu à peu. Encore quelques pas, et la montagne se dressa devant eux, et à leurs pieds, l'étendue pierreuse jusqu'au banian. Mehani se retourna, éleva Purcell dans ses bras, le serra contre lui et pressa sa joue contre la sienne.
« Ecoute, dit-il d'une voix haletante. Ecoute. Tu vas partir. Ecoute. Peut-être tu seras tué. Peut-être moi. Ecoute, mon frère Adamo. Je t'aime. N'oublie jamais combien je t'aime. Si je meurs, je penserai à toi, après. Et toi aussi, après. Promets!
— Je promets! » dit Purcell, la voix tremblante.
Il sentait sous ses lèvres la joue rugueuse et un peu salée de Mehani. Il était bouleversé de bonheur, et dans le même temps, dans le désespoir de quitter Mehani.
« Je promets! » répéta-t-il.
Mehani desserra son étreinte, le prit aux épaules et cogna son front, par petits coups, contre le sien. Purcell se souvint qu'il avait eu ce geste à son arrivée à Tahiti quand son cœur était trop plein pour parler.
« O Adamo! dit-il à voix basse. O mon frère!
— Je promets », dit Purcell, les yeux pleins de larmes.
Mehani le lâcha et lui donna une petite tape sur l'épaule. Son sourire était si bon et si tendre qu'il faisait presque mal à Purcell.
« Va! dit-il. Va maintenant! Va, Adamo! »