La pluie continua toute la nuit, et en sortant le lendemain de sa cabane, Purcell constata que le vent avait sauté du Nord-Ouest au Sud-Ouest. C'était la première fois que le suroît soufflait sur l'île, et le brusque changement de temps fit supposer aux matelots qu'il amenait le froid et la pluie. Et, en effet, le suroît se maintint pendant les trois semaines qui suivirent sans que l'eau cessât un seul jour de tomber. De gros nuages couvraient le ciel en permanence, la longue houle du Pacifique prit une teinte grise et verdâtre, et il y eut même un peu de neige qui, cependant, fondit dès qu'elle toucha terre.
Tout ce mauvais temps apparut comme une inquiétante nouveauté aux Tahitiens qui, de leur vie, n'avaient jamais connu tant de froid. En amenant la pluie, le suroît eut, cependant, un résultat heureux. Il arrosa les plantations d'ignames et de taros qu'on venait à peine de finir, et au moins tout le temps qu'il dura, il supprima la corvée d'eau. Il fallait une dizaine de personnes chargées de chaudrons et de calebasses, et une marche de deux heures, retour compris, pour aller puiser l'eau dans la montagne. Certains des récipients étant assez lourds, il avait été décidé que tous les Iliens, sans distinction de sexe, participeraient au puisage. On forma les vingt-sept habitants de l'île en trois équipes, et comme la corvée n'avait lieu qu'une fois tous les deux jours, chaque équipe n'y était tenue qu'un jour sur six. Mason délégua sa femme, mais refusa sa participation. On lui fut presque reconnaissant de cette dérobade, tant sa présence mettait de gêne partout où il apparaissait.
Dès que la pluie commença à tomber, Mac Leod construisit un vaste cadre cubique de bois à l'intérieur duquel il fixa une des bâches qui, sur le Blossom, couvraient les baleinières. On avait gardé trois de ces bâches, ce qui permit à l'Ecossais de fabriquer deux autres citernes de toile qu'on disposa, ainsi que la première, dans un espace découvert, et dont la capacité fut suffisante pour assurer, par temps de pluie, le ravitaillement en eau de la colonie.
Avant l'achèvement des cabanes et le partage des femmes, la vie dans l'île avait été communautaire. On avait trouvé commode de ne faire qu'une seule cuisine et de prendre ensemble tous les repas. Cette habitude cessa en grande partie avec le début de la vie domestique. Cependant, si la cuisine devint familiale, le ravitaillement, pour le moment du moins, resta l'affaire de tous. En attendant la première récolte, on jugea bon, pour éviter le gaspillage, de ne pas laisser la cueillette des fruits et des ignames sauvages à la fantaisie individuelle. Là aussi, tout se fit par équipe. Fruits et légumes ramassés en quantités définies, étaient portés à Blossom Square, et distribués en parts égales entre les ménagères. A côté de la guérite qui abritait la cloche du Blossom et l'horloge du carré des officiers, on dressa quelques planches sur deux tréteaux. Ce dispositif que les Britanniques appelèrent le « marché » recevait les fruits et les légumes, mais seulement dans sa partie centrale. La table était, en effet, cloisonnée en trois parties par de petites planches clouées verticalement dans le sens de la largeur. Le compartiment de droite recevait le poisson, et le compartiment de gauche, la viande.
Quand les pêcheurs — Anglais ou Tahitiens — rapportaient leurs prises, ils les déposaient dans le compartiment de droite, et sonnaient aussitôt la cloche du Blossom. Toutes les femmes accouraient alors autour du « marché », admiraient courtoisement les poissons, quels que fussent leur nombre et leur taille, feignaient, avec des rires et des cris, de se les disputer, et prolongeaient la distribution bien au-delà d'une heure, tant elles y trouvaient du plaisir. Les Britanniques péchaient avec des lignes, et les Tahitiens, avec des harpons. Mais les différences ne s'arrêtaient pas là. Quand la pêche était bonne, les Tahitiens ne piquaient jamais plus de poissons qu'il n'en fallait, tandis que les Peritani, emportés par une sorte d'ivresse, en rapportaient bien davantage que la colonie n'en pouvait consommer ou garder. La moitié des prises, menaçant de se gâter, était alors rejetée à la mer. Les femmes remarquaient, à ce sujet, que les Peritani voulaient toujours tout avoir, et qu'ils ne savaient jamais, dans leur avidité, se contenter du nécessaire.
A la droite du marché s'ouvrait, dans le sol, un trou circulaire dont le fond et les côtés avaient été tapissés de pierres en mosaïque. C'était le four communal. Quand on avait tué un cochon sauvage, on allumait un grand feu dans ce four, et les pierres une fois chauffées à blanc, on retirait le feu, et on enfournait l'animal, dépecé, vidé, lavé et recousu avec une pierre brûlante dans l'estomac. On le recouvrait alors de feuilles de bananiers sur lesquelles on disposait des ignames, des taros, des avocats et des mangues. Puis, après avoir disposé une autre brassée de feuilles, on recouvrait le tout de terre. Le repas cuisait ainsi tout entier en couches successives.
Quand le cochon était cuit, on le plaçait sur des feuilles dans le compartiment de gauche du « marché », et Omaata le découpait en parts égales, tandis que les femmes attendaient en file, portant à la main des feuilles de bananier. Le cochon sauvage, étant le seul mammifère qui vécût dans l'île, s'y était beaucoup multiplié, mais il fut décidé pourtant, par prudence, de n'en tuer qu'un par semaine, pour ne pas épuiser cette ressource. Les Tahitiens, connaissant ses habitudes et ses ruses, furent chargés de cette chasse, et on leur prêtait, à cette occasion, des fusils qu'ils maniaient maintenant avec autant d'habileté que les Britanniques.
Dès leur arrivée dans l'île, les Tahitiens avaient ramassé de grandes quantités de fruits de l'arbre à pain. Ces fruits, de la grosseur d'une tête, contenaient une pulpe qu'ils mirent aussitôt à fermenter dans des silos. Ils estimèrent, deux mois après, que la fermentation était faite, et commencèrent à prélever une certaine quantité de cette pulpe. La pétrissant alors avec de l'eau, ils lui donnèrent la forme de petits pains qu'on mit à cuire dans le four communal. On ne se livra pas, d'abord, à cette boulange de façon trop fréquente, de peur de ne pas faire la soudure avec la récolte de l'année à venir. Mais au bout d'un mois, l'estimation de ce qu'on avait consommé, et des quantités qui restaient, montra qu'on avait été un peu strict, et à partir de ce moment-là, on fit une cuisson par semaine. Quand les « petits pains » sortaient du four, ils offraient une belle teinte dorée, mais à vrai dire, ils n'avaient ni le goût ni la consistance du pain. Dès qu'on avait croqué la croûte, ils fondaient sous la langue comme une pâte d'amande, et leur saveur, agréable mais un peu aigrelette, évoquait plutôt celle d'un fruit.
La chère, dans l'île, était abondante, mais légumes et fruits y avaient la plus grande part. Tous les temps n'étaient pas propres à la pêche, ni toutes les pêches fructueuses, si bien que les Iliens n'avaient de poissons, en moyenne, que trois ou quatre fois par semaine (et de viande, on l'a vu, qu'une fois). Les Britanniques avaient fait grand fond sur les œufs de sterne, et ils furent très déçus d'apprendre que les sternes ne pondaient qu'en juin et juillet, de sorte qu'il leur faudrait attendre encore six mois avant d'avoir, comme avait dit Mason, « des œufs pour le breakfast ».
Au cours de la première semaine de pluie, on mit à profit quelques accalmies pour prélever sur les pandanus de grandes plaques d'écorce dont les femmes, en les battant dans des mortiers, firent une pâte qu'elles amincirent et étirèrent jusqu'à lui donner l'apparence d'une étoffe. Une fois séchées, ces étoffes avaient l'aspect d'un drap grossier, et présentaient la particularité curieuse, quand elles étaient neuves, de faire entendre, lorsqu'on les pliait, un léger craquement. Tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, les femmes, tant que dura la pluie, se livrèrent à leur fabrication.
Ni Mac Leod ni White ne se donnèrent le ridicule de monter une expédition pour retrouver leurs femmes. Il était clair, d'ailleurs, qu'ils n'auraient pu faire un pas à l'intérieur de l'île sans que leur approche fût annoncée aux fugitives par cette signalisation à distance où excellent les indigènes. Mac Leod redit tout haut, le lendemain du partage des femmes, que la pluie ferait revenir les rebelles encore plus sûrement que la peur de la solitude. Mais la pluie tomba jour et nuit pendant plus de trois semaines sans amener aucun changement. A certains signes, Purcell comprit que la « majorité » s'était donné le mot pour surveiller les mouvements de Mehani. Il le fit prévenir par Ivoa, et comme il demandait à Ivoa comment son frère avait accueilli ce renseignement, elle répondit : « Il a ri. Il a eu l'air très amusé.
— C'est tout?
— Il a dit que les Peritani feraient de très mauvais guerriers...
— Pourquoi?
— Parce qu'ils ne savent pas suivre une piste. Alors, Timi a dit que s'il y avait une guerre, les Tahitiens vaincraient les Peritani, même si les Peritani avaient des fusils, et pas eux.
— Il a dit cela!...
— Oui, mais tout le monde l'a fait taire. Tu connais Timi... »
Purcell ne voyait, d'ailleurs, plus Mehani. Il restait toute la journée à dormir dans la maison des Tahitiens, frileusement enveloppé, au-dessus de son pareu, d'une chemise qui avait appartenu à Burt, et dont le jabot plissé et les poignets en dentelle l'enchantaient.
Les journées de pluie étaient interminables. On n'entendait rien d'autre dans le village que les coups rythmés des pilons dans les mortiers. Toutes rassemblées dans la cabane de l'une d'elles, les vahinés menaient joyeux tapage en fabriquant les tissus. Elles chantaient le plus souvent, mais parfois elles s'interrompaient pour se communiquer les nouvelles du village, ou comparer, dans les détails, les mérites de leurs tanés. On entendait des rires et des exclamations, puis au bout de quelques minutes, les pilons se remettaient en marche. Le battement sourd, mystérieux recommençait, scandant une chanson dont la mélodie était triste, et les paroles gaies.
La cabane de Johnson était, à l'ouest, la plus proche de celle de Purcell, et celui-ci perçut, dès la première semaine après le partage des femmes, les échos d'une dispute, suivis de coups étouffés et de gémissements, auxquels un silence profond succéda. Ceci se passait après le repas de midi, et à la même heure, trois jours plus tard, Purcell entendit les mêmes bruits se succéder dans le même ordre, sans qu'il fût possible de savoir qui, de Taïata ou de Johnson, battait son conjoint. Il interrogea Ivoa. Elle répondit, en secouant la tête, que tout le monde savait dans le village que le ménage n'allait pas. Ce qui n'était pas étonnant avec une femme du caractère de Taïata, qui avait eu plusieurs tanés à Tahiti sans en garder aucun plus d'un mois. Quand le Blossom avait jeté l'ancre dans la baie, il y avait bien cinq années qu'elle ne trouvait plus de mari, même parmi les vieillards de l'île, et c'était sans doute la raison qui l'avait décidée à suivre les Peritani.
On ignorait tout, par contre, des rapports de Mason et de Vaa, celle-ci ayant pris beaucoup de distances avec ses compagnes depuis qu'elle était devenue la vahiné du chef Peritani. Elle sortait peu, et seulement pour venir au marché. Quant à Mason, il ne circulait jamais dans le village, et s'il rencontrait quelqu'un au détour d'un sentier, il ne répondait pas aux saluts. Quand il y avait une éclaircie, il partait seul pour de longues courses en montagne. Lorsqu'il pleuvait, il se contentait, trois fois par jour, de faire les cent pas sur sa dunette en suivant un chemin de planches qu'il avait disposé sur des pierres d'une rambarde à l'autre, peut-être pour ne pas se mouiller les pieds, peut-être aussi pour se donner l'illusion d'être sur un bateau. Quand Purcell, assis à sa table derrière son hublot, relevait la tête de son livre, il le voyait aller et venir, la pluie battant son bicorne et ses épaules sans qu'il en parût affecté. Tous les quatre ou cinq voyages, il s'arrêtait, posait les mains sur la rambarde, et le torse redressé, le menton haut, regardait fixement au loin, comme si la vue, au lieu d'être bornée à quelques mètres par des cocotiers, s'était étendue jusqu'à l'horizon dans un moutonnement de vagues.
Du matin au soir, la pluie tombait. Purcell lisait, ayant devant lui un des hublots carrés de la pièce, et derrière lui, la paroi coulissante qui donnait sur le sud et la montagne. Quand il avait construit sa cabane, cela lui avait paru une bonne idée de pouvoir l'ouvrir toute grande au soleil et à la chaleur. Mais le sud, c'était aussi le côté de la pluie et du terrible suroît. Et maintenant, le vent secouait interminablement la cloison dans ses rainures, et l'eau filtrait partout, faisait une petite mare sur le parquet, ruisselait entre les planches malgré les joints.
Même à Londres, même dans son Ecosse natale, Purcell n'avait jamais vu tant de pluie. On se réveillait dans un brouillard blanchâtre qui flottait en gros paquets entre les arbres et qu'accompagnait un crachin glacé. Peu à peu ces masses cotonneuses devenaient plus claires, comme si le soleil allait les percer. Et la brume se levait, en effet, mais pour laisser place à la pluie. On en avait, en une seule journée, toutes les variétés : la pluie fine, l'averse à grosses gouttes, les rafales dans un coup de vent. Le sol de l'île étant imperméable, on nageait dans la boue. On ne distribuait plus que des légumes, le temps rendant impossible pêche et chasse. Les trois citernes de toile de Mac Leod débordèrent et il fallut, en hâte, creuser une canalisation pour mener le trop-plein jusqu'à la falaise. Les sentiers devinrent peu à peu impraticables, les pierres s'étant enfoncées dans le sol, comme sucées par la vase. On dut aller en ramasser d'autres qu'on choisit aussi larges et plates que possible, les charrier à grand-peine, et les poser sur les premières. On avait laissé dans le village le plus de cocotiers possible pour avoir, contre le soleil, le rempart de leurs palmes. Mais tous ces arbres entretenaient maintenant au-dessus des têtes une humidité étouffante.
Tout ruisselait. Tout devenait mou, aqueux, décomposé. Une odeur fade et douceâtre régnait dans l'air, imprégnait tout. Les planches dans les angles des maisons se couvraient de moisissures, et les outils rouillaient en vingt-quatre heures, malgré la graisse dont on les avait enduits.
La baie du Blossom, étant au nord, se trouvait sous le vent, et un calme relatif y régnait. Mais sur la côte Ouest, l'océan prenait la falaise en écharpe, et lançait contre elle des lames gigantesques. Les embruns volaient par moments à des hauteurs prodigieuses, et emportés par le suroît, retombaient sur le village en pluie salée. Vers la fin de la deuxième semaine, un coup sourd ébranla l'île et réveilla les Iliens au milieu de la nuit. On s'aperçut au matin que la partie en surplomb de la falaise Nord — à l'endroit même où Mac Leod avait construit son treuil — s'était écroulée, minée par l'eau. Il semblait parfois à Purcell que l'île allait, sous les coups du vent et de la mer, rompre les amarres qui l'attachaient au fond de l'océan, se mettre à dériver, et fissurée par la pluie, se morceler et se dissoudre dans l'eau qui l'entourait.
Derrière le hublot de chaque cabane les vahinés, dès la tombée de la nuit, allumaient un doédoé pour indiquer aux toupapahous que leur présence n'y était pas désirée. Afin de continuer à lire, Purcell, pour sa part, en allumait trois. Cette prodigalité était sans conséquence. Le doédoé abondait dans l'île. On appelait ainsi une sorte de noix, et l'arbre qui les portait. Ces noix étaient pleines d'huile semi-solide, et on avait appris des Tahitiens à les utiliser comme luminaires en les enfilant sur une fibre de palmier qui servait de mèche. A vrai dire, la lueur était un peu moins vive que celle d'une chandelle, et la flamme craquait, par instants, comme un pétard, mais l'odeur de l'huile était agréable, fruitée, nullement entêtante.
Purcell s'approchait parfois de son hublot et regardait les infimes petites lumières briller ça et là à travers les arbres. C'était terrifiant de penser que ce rocher et la mince croûte de boue qui portait ses arbres et leurs fruits, étaient la seule terre habitable dans un rayon de cinq cents milles marins. Autour de cet îlot il n'y avait rien que des vagues, du vent, de la pluie, des ténèbres... « Et nous, pensa Purcell, nous, accrochés à cette mince croûte de boue, et trouvant encore assez de forces pour former des factions... »
On frappa un coup assez fort à la porte, mais avant que Purcell ait eu le temps de se lever, Ivoa courut ouvrir. Vaa apparut, les cheveux trempés, mais portant sur ses épaules, avec dignité, une couverture du Blossom. Elle entra, salua Ivoa d'un signe de tête à peine esquissé, s'avança jusqu'à la table où Purcell lisait, et dit sans préambules :
« Mon tané te demande s'il peut venir te voir ce soir. »
La manière de Vaa étonna Purcell. Seul un grand chef tahitien aurait pu se permettre un début aussi abrupt.
« Ce soir? dit-il en levant les sourcils d'un air de doute.
— Ce soir », dit Vaa.
Elle était debout au milieu de la cabane, ses jambes courtaudes écartées, dégouttant de pluie, une petite mare à ses pieds. Elle se tenait bien droite, son large et honnête visage de paysanne reflétant dans un certain air de hauteur la conscience du rang social auquel elle avait accédé en épousant Mason.
« Il est tard et il pleut, dit Purcell, un peu surpris de l'attitude noble de Vaa. Mais si ton tané le désire, je peux aller le voir demain matin.
— Il a dit que tu dirais cela, dit Vaa avec le même air indéfinissable de s'adresser à un subalterne. Il ne veut pas. Il a dit, il aime mieux ce soir,
— Eh bien, qu'il vienne! » dit Purcell.
Vaa esquissa de nouveau un signe de tête distant dans la direction d'Ivoa, et s'en alla.
Dès que la porte fut refermée, Ivoa se mit à rire.
« Les airs qu'elle prend! s'écria-t-elle. Vaa, homme, Vaa! Toute droite comme une tavana vahiné (femme de chef)! Et sais-tu qu'elle est de naissance très inférieure!
— Il n'y a pas deux façons de naître, dit Purcell d'un air fâché. Elle est née. C'est tout. Ne sois pas vaniteuse, Ivoa.
— Moi? » dit Ivoa, et dans un geste charmant, elle porta les deux mains à sa poitrine. Purcell admira la grâce, mais resta ferme en son propos.
« Tu es fière d'être la fille d'un chef...
— Mais c'est vrai! Otou est un grand chef!
— Otou est un homme bon et intelligent. Sois fière d'être la fille d'Otou, mais non d'être la fille d'un chef.
— Je ne comprends pas, dit Ivoa en s'asseyant sur le lit. C'est parce qu'Otou est Otou qu'il est un chef.
— Non! dit Purcell en s'animant, même s'il n'était pas un chef, Otou serait Otou.
— Mais il l'est! dit Ivoa en ouvrant ses deux mains devant elle d'un air démonstratif.
— Comprends donc, dit Purcell, si tu es fière d'être la fille d'un chef, il n'y a pas de raison que Vaa ne soit pas fière d'être la femme d'un chef. Ce n'est pas plus ridicule. »
Ivoa fit une petite moue. On frappa à la porte. Et Ivoa effaça sa moue. Elle n'avait plus le temps de marquer les distances avant la réconciliation. Elle donna à Purcell un sourire éclatant et courut ouvrir.
« Bonsoir, chef de la grande pirogue, dit-elle d'un ton courtois.
— Humph! » dit Mason.
Il ne savait jamais les noms des femmes indigènes. On s'y perdait. Ça finissait toujours par un « a ». D'ailleurs elles se ressemblaient toutes. Toujours à demi nues, en train de jacasser. Ou de taper dans leurs mortiers avec leurs damnés pilons.
Purcell se leva et lui montra de la main un escabeau.
« Je crois que c'est la première fois que vous venez chez moi.
— Humph! » dit Mason.
Il s'assit et regarda autour de lui.
« Il fait froid chez vous, dit-il d'un air rogue.
— Oui, dit Purcell avec un sourire. C'est ma cloison coulissante. Il faudra que je perfectionne mon système. »
Il y eut un silence. Mason regardait ses pieds. Purcell eut l'impression bizarre qu'il était intimidé et ne savait pas comment commencer.
— Vous brûlez trois doédoé à la fois, dit-il d'un air de léger reproche comme si Purcell était encore à bord et gaspillait l'huile du Blossom.
— J'étais en train de lire.
— Je vois », dit Mason.
Il se pencha sur la table de Purcell et lut tout haut le titre du livre :
« Les voyages du Capitaine Gulliver.
— Vous l'avez lu? »
Mason secoua sa tête carrée :
« Assez pour me rendre compte que ce prétendu capitaine Gulliver n'a jamais été marin. Et quant à ce qu'il raconte des pays qu'il a soi-disant visités, je n'en crois pas un mot... »
Purcell sourit. Un silence tomba de nouveau.
« Monsieur Purcell, reprit Mason, je tiens à vous remercier de m'avoir fait attribuer Vaa. »
Il ajouta sans l'ombre d'humour :
« Elle me donne toute satisfaction.
— J'en suis heureux, capitaine, dit Purcell. Mais c'est Mac Leod qu'il faut remercier. C'est lui qui a pensé à Vaa.
— Mac Leod! dit Mason en rougissant. Eh bien, je suis navré de devoir quoi que ce soit à ce... »
Il allait dire « ce damné Ecossais », mais il se souvint juste à temps des origines de Purcell.
« Figurez-vous, continua-t-il sur le ton de l'indignation, je rencontre hier cet individu. Il avait dans les mains le sextant de Burt. Naturellement, je le lui réclame. Savez-vous ce que le drôle a eu l'impudence de me dire? « C'est ma part des dépouilles de Burt. Mais si vous voulez me l'acheter, je suis prêt à vous le vendre. »
— Le vendre! s'écria Purcell. Que veut-il faire ici avec l'argent?
— C'est ce que je lui ai demandé. Il m'a répondu que dans vingt ans d'ici il y aura prescription pour la mutinerie et qu'à ce moment-là, si un vaisseau britannique se présente ici et le ramène en Ecosse, il sera heureux de ne pas arriver dans son pays sans un penny... »
Purcell se mit à rire, mais Mason ne fit pas écho à son rire. Les yeux fixés au sol, il paraissait préoccupé. Au bout d'un moment, il releva la tête, se secoua, et dit d'un air presque agressif :
« J'ai... un service à vous demander. »
« Enfin », pensa Purcell.
« Si je peux vous être utile », dit-il en inclinant la tête.
Mason fit un geste impatient de la main comme pour repousser cette formule courtoise.
« Naturellement, dit-il d'une façon presque offensante, vous pouvez refuser...
— Mais je n'ai pas dit que je refuserais, dit Purcell en souriant.
— Voilà de quoi il s'agit, reprit Mason, coupant court du même air impatient à la protestation de Purcell. Au cours de mes promenades dans la montagne, j'ai découvert sur le versant nord une grotte d'accès très difficile. On y accède par un sentier très abrupt... Enfin, un sentier... C'est une façon de parler. Il monte tellement qu'il faut s'accrocher aux rochers pour progresser... Ce qui est intéressant, c'est qu'il est l'unique voie d'accès à la grotte. En effet, il est flanqué à droite et à gauche de hautes murailles de basalte, je devrais plutôt dire des aiguilles... impossibles à escalader. D'autre part, le plafond de la grotte est en surplomb sur l'ouverture, de sorte qu'il n'est pas question de parvenir à l'entrée de la grotte par le haut de la montagne, même avec l'aide d'une corde. J'ajoute qu'à l'intérieur de la grotte, il y a une source... »
Il fit une pause. Il avait l'air étonné d'avoir parlé si longtemps.
« J'ai bien examiné cette grotte, dit-il, ses yeux gris se mettant tout d'un coup à briller, et je suis convaincu qu'elle est, en cas d'attaque, inexpugnable... »
Il ajouta en haussant tout d'un coup la voix :
« Monsieur Purcell, j'affirme qu'un homme seul — je dis : un homme seul — avec des armes et des munitions en abondance, et naturellement aussi des vivres, pourrait, posté à l'entrée de la grotte, tenir en échec toute une armée... »
« La frégate », pensa Purcell. Cela tournait à l'obsession. Malgré ses formidables défenses, l'île ne paraissait plus à Mason assez inexpugnable. Il avait trouvé mieux : une deuxième ligne de défense. L'île était le château fort, et la grotte, la citadelle...
« Bien entendu, reprit Mason avec sécheresse, je ne vous demande pas de faire le coup de feu avec moi. Je connais vos conceptions. Et naturellement, je ne compte pas non plus sur les hommes... »
Il s'interrompit et reprit d'une voix assurée qui sonnait faux :
« ... tant qu'ils ne seront pas rentrés dans le devoir. »
Il fit encore une pause et dit avec solennité :
« Monsieur Purcell, je vous demande simplement ceci : m'aider à transporter dans cette grotte des armes et des munitions. »
Il se tut et fixa sur Purcell ses yeux gris. Au bout d'un moment, comme Purcell restait silencieux, il reprit :
« J'aurais pu demander à Vaa. Elle est très vigoureuse, poursuivit-il en jetant un coup d'oeil sur la silhouette de Purcell, comme s'il regrettait qu'elle ne fût pas plus trapue. Mais il semble que les indigènes aient peur de s'approcher de ces grottes : ils pensent qu'elles sont hantées par les toupapahous... En un sens, c'est une chose excellente. Il n'y aura pas de vol à craindre de ce côté-là.
— Et les matelots? dit Purcell.
— Pourquoi seraient-ils tentés par les fusils, puisqu'ils en ont chacun un? D'ailleurs, il n'y a pas de danger qu'ils découvrent jamais la grotte. Sauf pour la corvée d'eau, ils ne bougent, pour ainsi dire, jamais du village. En vrais marins, ils détestent la marche. Nous sommes ici depuis plusieurs semaines, monsieur Purcell, et qui a eu le désir d'atteindre le sommet de la montagne? Deux personnes en tout : vous et moi. »
Il fit une pause et reprit :
« Bien entendu, je vous demande le secret.
— Je vous le promets », dit Purcell aussitôt.
Il y eut un assez long silence et Purcell dit :
« A mon très grand regret, capitaine, je me vois contraint de vous refuser le service que vous me demandez. En vous aidant à transporter ces armes dans cette grotte, je me ferais complice des meurtres que vous pourriez commettre avec elles en cas de débarquement.
— Des meurtres! s'écria Mason.
— Quoi d'autre? » dit Purcell avec calme.
Mason se leva, le visage empourpré, les veines du front bleues et gonflées, ses paupières papillotant sans arrêt sur ses yeux.
« J'estime, monsieur Purcell, dit-il d'une voix que la colère faisait trembler, que je serais en état de légitime défense...
— Ce n'est pas mon opinion, dit Purcell d'une voix nette. Ne mâchons pas les mots, voulez-vous? Nous sommes tous ici coupables, ou complices, du crime de mutinerie. En nous opposant par les armes à la force armée du roi, nous commettrions un autre crime : celui de rébellion... et des meurtres caractérisés, si nous avions le malheur de tuer les marins lancés contre nous...
— Monsieur Purcell! s'écria Mason avec tant de violence que Purcell crut qu'il allait le frapper. Je n'ai jamais de ma vie... Monsieur Purcell, reprit-il avec rage, je ne puis tolérer... C'est la chose la plus... Comment osez-vous, de sang-froid... »
Les lèvres tremblantes, les yeux fixes, il commença ainsi plusieurs phrases sans parvenir à en finir aucune. Cette impuissance à s'exprimer redoubla sa fureur, il serra les poings, prit le parti de renoncer à son discours, et dit d'une voix blanche :
« Je n'ai plus rien à vous dire. »
Il pivota sur ses talons, marcha à la porte, l'ouvrit, et sortit comme un automate. La porte battit deux ou trois fois sous les rafales de vent avant que Purcell songeât à la fermer.
Il revint s'asseoir derrière sa table, soucieux. Il y avait eu quelque chose de presque anormal dans la violence de Mason.
« Par l'Eatua! s'écria Ivoa. Il a crié! Il a crié!... »
Elle était assise sur le lit, ses jambes en tailleur sous elle, une couverture sur ses épaules.
« Il m'a demandé un service; et je le lui ai refusé. »
La réticence de son tané n'échappa pas à Ivoa. Elle était dévorée de curiosité, mais les bonnes manières tahitiennes lui interdisaient de poser des questions, surtout à son mari.
« Maamaa, fit-elle en hochant la tête. Adamo, ajouta-t-elle d'une voix taquine, pourquoi les Peritani sont si souvent maamaa?
— Je ne sais pas, dit Purcell en souriant. Peut-être ont-ils trop de tabous?
— Oh! non! dit Ivoa. Ça ne doit pas être la raison. Le Squelette n'a pas de, et c'est le plus maamaa de tous... »
Elle reprit :
« S'il n'était pas maamaa, il n'aurait pas insulté mes frères en les excluant du partage. »
Elle se tut et détourna la tête comme si elle en avait trop dit.
« Ils lui en veulent?
— Oui, dit-elle, la tête détournée. Ils vous en veulent. Beaucoup. »
Quelque chose dans son ton inquiéta Purcell et il dit :
« A moi aussi?
— A toi aussi.
— C'est injuste! » s'écria Purcell avec indignation. Il se leva, alla s'asseoir sur le lit à côté d'elle et lui prit les mains.
« Tu as vu toi-même...
— J'ai vu », dit Ivoa. Elle reprit :
« Ils disent que tu traites tes amis comme des ennemis.
— Mais c'est faux! s'écria Purcell, profondément chagriné.
— Ils disent que le petit rat voulait te prendre ta femme et que, pourtant, tu as empêché Omaata de le battre. Et ça, c'est vrai », ajouta-t-elle, en jetant tout à coup à Purcell un regard qui le bouleversa.
Il pensa : « Elle m'en veut, elle aussi.» Il se leva, atterré, et se mit à marcher dans la pièce. Haï par les uns, suspect aux autres... Il se sentit affreusement seul tout d'un coup.
« Et Mehani? » dit-il en s'arrêtant.
Ivoa tourna la tête de côté et reprit comme si elle n'avait pas entendu :
« Ils disent que tu as empêché Ouili de tuer le Squelette.
— Tuer! s'écria Purcell en portant les deux mains à ses oreilles. Toujours tuer! »
Il reprit sa marche de long en large dans la pièce. Il sentait toute son impuissance à expliquer sa conduite, même à Ivoa.
« Et Mehani? » dit-il en s'arrêtant devant elle.
Il y eut un silence. Ivoa croisa les bras sur sa poitrine et dit avec ironie :
« Sois heureux, homme : Mehani t'aime toujours. »
Le visage de Purcell s'éclaira et Ivoa dit avec dépit :
« Je crois que tu aimes Mehani mieux que moi. »
Purcell sourit et vint s'asseoir sur le lit à côté d'elle.
« Ne sois pas comme les vahinés Peritani...
— Comment sont-elles?
— Jalouses, le plus souvent.
— Je ne suis pas jalouse, dit Ivoa. Ainsi, Itia te court après pour que tu joues avec elle; Et qu'est-ce que je fais?... Je crie?... »
Cette dernière phrase laissa Purcell perplexe et il ne la releva pas. Il reprit au bout d'un moment : « Que dit Mehani?
— Il te défend. Il prétend que tu es à part et qu'il ne faut pas te juger comme les autres. Il dit que tu es moâ (Saint). »
Elle regarda Purcell par-dessous et demanda naïvement :
« C'est: vrai? C'est vrai, Adamo, que tu es moâ ? » II fut sur le point de hausser les épaules. Il se retint et reprit sa marche dans la cabane. Etre moâ pour un Tahitien, ce n'était pas le résultat d'un effort héroïque. C'était une conformation. On était moâ, comme d'autres étaient pieds-bots : de naissance. C'était une singularité, admirable en soi, mais qui ne supposait pas de mérite. « Eh bien, qu'ils le croient! pensa Purcell. Qu'ils le croient, si cela doit les aider à comprendre ma conduite... »
« Oui, dit-il d'un ton sérieux en s'arrêtant. Oui, Ivoa, c'est vrai.
— Par l'Eatua! » s'écria Ivoa, et un tel air de bonheur envahit ses traits que Purcell fut pris de honte. « Quel imposteur je suis! » pensa-t-il avec gêne.
« E Adamo é! continua Ivoa, je suis si heureuse! J'ai vu un moâ une fois à Tahiti, mais il était si vieux! Oh! Comme il était vieux et décrépit! Et maintenant, j'ai un moâ ici, tous les jours dans ma maison! Et il est beau! Et c'est mon tané! » conclut-elle dans une explosion de joie et en levant les bras au ciel.
Elle rejeta la couverture qui couvrait ses épaules, sauta à bas du lit, courut à Purcell et, le prenant dans ses bras, couvrit son visage de baisers. Déconcerté, ému, Purcell la regardait. Comme elle embrassait à petits coups ses joues, son menton, ses lèvres, elle déplaçait sans cesse son visage, et Purcell voyait passer et repasser devant lui l'éclair de ses magnifiques yeux bleus. Qu'elle était belle! Il émanait d'elle une lumière, une chaleur, une générosité!...
« Ainsi, tu es moâ ! » dit Ivoa, l'air ravi.
Elle le tenait dans ses bras, et elle se mit à reculer lentement, puis de plus en plus vite, comme si elle dansait avec lui. Une lueur d'amusement traversa Purcell. Elle l'entraînait vers le lit. Au même instant, elle se laissa tomber en arrière et il culbuta sur elle en riant. Puis il cessa de rire, il chercha ses lèvres, et il eut encore le temps de penser : « Les Tahitiennes ont une idée bien à elles de la sainteté. »
Le lendemain, il y eut une belle éclaircie, et pour la première fois depuis trois semaines, le soleil apparut. A onze heures, Purcell sortit de sa cabane, et prenant West Avenue, il alla frapper à la maison de Baker.
Horoa lui ouvrit la porte, fringante, cambrée, l'œil indomptable.
« Bonjour, Adamo, mon frère », cria-t-elle.
Et, s'emparant de lui sur le seuil, elle l'embrassa fougueusement à la manière peritani. Quand Purcell put reprendre sa respiration, il aperçut Baker derrière elle, calme et souriant au milieu de la pièce.
« Venez, dit Purcell sans entrer, je vous emmène. Je vais rendre visite à Mac Leod.
— A Mac Leod? dit Baker, son visage fin et brun changeant aussitôt d'expression.
— Venez donc, dit Purcell. Il est temps de négocier. »
Quand Horoa vit Baker sur le point de sortir, elle se dressa devant lui et, agitant sa crinière, l'œil en feu, elle lui adressa un discours véhément.
Baker interrogea Purcell de l'œil.
« Elle vous reproche de partir sans lui couper du bois. »
Baker tapota la hanche d'Horoa et dit avec un demi-sourire :
« Tout à l'heure, miss. »
Ces paroles ne produisirent pas d'effet. L'encolure nerveuse, le naseau palpitant, piaffant et cambrant la croupe, Horoa continua l'énoncé de ses griefs.
Baker se tourna vers Purcell :
« Comment dit-on tout à l'heure en tahitien?
— Araoûé.
— Horoa, dit Baker avec force, araoué! Araoûé! » Il lui tapota de nouveau la hanche et franchit le seuil. Tandis que les deux hommes s'éloignaient, Horoa se campa dans le cadre de la porte et poursuivit sa harangue.
« Elle est fatigante », dit Baker.
Il reprit :
« Pas mauvaise fille, remarquez. Mais fatigante. Toujours le théâtre. Toujours le drame. »
Il s'arrêta, fit de loin un petit geste de la main et cria :
« Araoué! Araoué! »
Il reprit sa marche.
« Je suppose qu'elle regrette Mac Leod. Avec moi, la vie doit lui paraître trop calme. »
Purcell tourna la tête.
« C'est ce qu'elle a dit. »
Baker se mit à rire.
« Eh bien, c'est parfait. Il n'y aura pas de difficulté de ce côté-là. »
Le soleil était déjà chaud. C'était merveilleux de voir briller le ciel à travers les palmes et de revoir autour de soi les oiseaux multicolores. Pendant la pluie ils avaient disparu, et on les avait crus morts, tant ils étaient petits et fragiles. Et maintenant ils étaient là, plus vifs, plus familiers que jamais.
Baker dit d'une voix changée :
« Est-ce que vous croyez que vous allez réussir avec Mac Leod?
— Je crois », dit Purcell.
Ils passèrent la cabane de Johnson et Purcell dit à mi-voix :
« D'après ce que j'entends de chez moi, là-dedans aussi, ils aiment le drame.
— Elle le bat », dit Baker. Purcell s'arrêta et regarda Baker.
« C'est elle? Vous en êtes bien sûr?
— Je l'ai vue qui le poursuivait dans le jardin avec une bûche.
— Pauvre vieux », dit Purcell.
Etre venu de si loin. Avoir mis tant de pays et d'océans entre une mégère et lui. Et parvenu au bout du monde, tomber entre les mains d'une autre.
Le fin visage de Baker se plissa :
« Voyez-vous, lieutenant...
— Purcell.
— Purcell... Voyez-vous, Purcell, Johnson, il a fait un mauvais calcul. Il a choisi une femme laide. Il s'est dit, parce qu'elle était laide, qu'elle aurait des qualités. Eh bien, c'est pas vrai. Si c'était vrai, tout le monde se jetterait sur les laides. Vous pensez! Elles feraient prime! La vérité, c'est que les femmes laides sont tout aussi embêtantes que les jolies... »
Baker prit un temps et ajouta :
« Et en plus, elles sont laides. »
Purcell sourit.
« Vous êtes bien pessimiste. Il me semble qu'Avapouhi...
— Oh! je ne dis rien contre Avapouhi, dit Baker en secouant la tête. Je parle en général. Voyez-vous, Purcell, les femmes, en général, je les trouve... »
Il se frotta le front au-dessus du sourcil droit : « ... fatigantes. »
Il ajouta :
« Jamais contentes de leur sort. Toujours à désirer autre chose que ce qu'elles ont. Un autre mari. Une autre robe. Est-ce que je sais, moi?
— Vous êtes injuste. Les Tahitiennes ne sont pas comme ça.
— Horoa est comme ça. »
Purcell lui jeta un coup d'oeil. Un nerveux. Un nerveux calme. Le visage immobile, mais le cerne bistre autour des yeux, la lèvre inférieure battant comme un pouls...
Baker reprit sans transition :
« Vous voulez pas m'dire ce qu'on va faire chez Mac Leod?
— J'ai une idée, dit Purcell. Une idée qui m'est venue en parlant hier soir à Mason. Je ne sais pas ce qu'elle vaut. Et si ça doit rater, je préfère ne pas vous le dire d'avance. »
Ils passaient devant la maison de Mason, et ils virent le capitaine déambuler sur le passage en planches de la dunette, chaussé, cravaté, boutonné, bicorne en tête. « Bonjour, capitaine », dit Purcell sans ralentir sa marche, et Baker fit un « bonjour » en écho, mais sans ajouter « Capitaine ». Mason ne tourna même pas la tête. Il marchait droit devant lui, les yeux fixés sur l'horizon, le pied précautionneux, le torse bien assis sur les hanches comme pour résister au roulis. De temps en temps, il agitait la main autour de la tête d'un air impatient pour éloigner les oiseaux qui voletaient trop près de lui. Ce mouvement évoqua dans l'esprit de Purcell le geste d'un homme qui chasse des moustiques, et il ne sut dire pourquoi, il le trouva déplacé.
« Apparemment, dit Purcell, les oiseaux n'ont pas souffert de la pluie. »
Il regarda Baker et dit à mi-voix : « Et Avapouhi?
— Non plus.
— Et Ida?
— Non plus.
— Quand avez-vous vu Avapouhi? reprit Purcell à voix basse.
— Hier. Horoa a été piler chez Omaata et j'ai pu m'échapper.
— Vous n'en avez peut-être plus pour longtemps », dit Purcell.
Il regarda Baker. Il sentit tout d'un coup avec plus de vivacité son amitié pour lui. Si net, le visage brun. Si franc, le comportement. Les yeux marron pétillants d'humour. Les manières douces, mais avec des réserves de force. « Et de violence, pensa Purcell. La seule chose que je n'aime pas chez lui. »
Dès que Purcell eut mis la main sur le portillon qui fermait le jardin de Mac Leod, l'Ecossais apparut à la porte de la cabane, et derrière lui, caché à demi par lui, et paraissant, en comparaison, absurdement plus petit et plus gras, White, le torse nu, les mains derrière le dos.
« Que voulez-vous? cria Mac Leod d'une voix peu amène.
— Vous voir », dit Purcell sans entrer. Il y eut un silence.
« Tous les deux? dit Mac Leod d'un air méfiant, et la pensée qu'il craignait une agression traversa l'esprit de Purcell.
— Ce que j'ai à vous dire doit avoir Baker pour témoin, mais White peut rester aussi, si tous le désirez.
— Bien, dit Mac Leod. Entrez! »
Tout le temps qu'ils traversèrent le jardin, il resta debout sur le pas de sa porte à les regarder venir à lui. Son long corps dégingandé était posé de guingois sur sa jambe maigre de héron, sa main droite appuyée avec nonchalance sur sa hanche, mais ses yeux, dans leurs orbites creuses, ne perdaient pas un seul de leurs mouvements.
Ce qui frappa Purcell en pénétrant dans la cabane, ce fut un luxe de placards. Ils tenaient toute la hauteur des murs jusqu'au plafond, entouraient la porte, les deux hublots, et s'ouvraient, à des hauteurs variées, par de petites portes dont toutes comportaient des serrures ou des cadenas.
A part les placards, il n'y avait, au centre de la salle, qu'une solide table de chêne et un nombre assez élevé d'escabeaux, ce qui paraissait indiquer que la maison de Mac Leod servait de lieu de réunion à la « majorité ».
Mac Leod alla se placer derrière la table comme s'il eût voulu mettre cet obstacle entre ses visiteurs et lui, et tendant tout d'un coup vers eux, au bout de son bras, sa main squelettique — bras et main paraissant si longs qu'ils semblèrent traverser la pièce dans toute sa largeur — sans un mot, il leur désigna des sièges. Ils s'assirent. White, contournant la table de son pas feutré, vint prendre place à côté de l'Ecossais, posa les deux mains sur ses genoux et commença à les tapoter de l'index et du médius, ses yeux noirs, attentifs, fixés sur Purcell. Mac Leod resta debout, les deux mains dans ses poches.
Les quatre hommes se dévisagèrent ainsi pendant un moment sans qu'un seul mot fût prononcé. Purcell s'était attendu à ce que Mac Leod attaquât le premier et les submergeât de sa verve. Mais Mac Leod ne paraissait pas disposé à parler. Il se taisait. Il était la dignité même. Toute son attitude suggérait que la présence de Purcell et de Baker chez lui était insolite et appelait une explication. « C'est inouï, pensa Purcell. Il n'y a pas trois mois, c'était un matelot comme les autres. Et maintenant il se tient là, adossé à son placard, froid et distant comme un diplomate qui accorde une audience. »
« Je vous écoute », dit Mac Leod au même moment.
C'était ça, c'était tout à fait ça : il leur donnait audience... William Pitt recevant des ambassadeurs.
« Je pense, dit Purcell, que la situation présente ne peut pas s'éterniser. Elle n'est bonne pour personne. Et à la longue, elle finirait par détruire toute entente entre nous. Je crois donc que le moment est venu de faire un compromis.
— Un compromis? » dit Mac Leod. Purcell le regarda. Il était impénétrable.
« Si je comprends bien, poursuivit Purcell, la situation présente ne satisfait personne. Baker et Mehani n'ont pas la femme qu'ils veulent. Quant à White et vous-même, vous n'avez pas de femme du tout. »
Il fit une pause pour laisser le temps à ses interlocuteurs d'avaler ce que cette pilule avait d'amer.
« Eh bien? dit Mac Leod.
— Je vous suggère un compromis », répéta Purcell. Il y eut un silence et Mac Leod dit :
« J'suis pas contre un accord. Qu'est-ce que vous proposez?
— Je ne vois qu'une solution, reprit Purcell. Un échange : White cède Itia à Mehani et reçoit de lui Faïna. Quant à vous, vous renoncez à Avapouhi, et Baker vous rend Horoa. »
Mac Leod resta un moment silencieux, puis il leva la tête, prit une inspiration profonde et epfonça ses mains plus avant dans ses poches.
« Et c'est ça que vous appelez un compromis, Purcell? Où il est, l'compromis? J'vois bien c'que j'perds, mais j'vois pas c'qu'on m'donne! Un compromis qu'vous dites, froid comme un concombre! L'compromis de quoi? J'vois rien de compromis là-dedans, sauf mes petits intérêts! Reprenons l'histoire, en cas que vous l'auriez oubliée. Baker m'prend Avapouhi. Bon! Y a un vote, le vote m'la redonne, là-dessus, elle s'évapore dans le décor, et vous dites : « Faisons un compromis : on fait revenir Avapouhi et Baker la reprend!... » Vous avez un toupet infernal, Purcell, j'dirai ça en votre faveur!... Vous êtes là, l'air de l'ange Gabriel, innocent comme Jésus, la fesse à peine posée sur la chaise comme si vous partiez déjà pour le ciel, et vous m'proposez ce compromis!... C'est à pas y croire! Et la loi, qu'est-ce que vous en foutez? Y a une assemblée, ici, Purcell, vous l'avez p'tête oublié! Y a des lois! Y a des votes! Et ce qui est voté est voté, voilà c'que j'disl... »
Il reprit sa respiration.
« Quant à Avapouhi, on la retrouvera, vous en faites pas. P'tête plus tôt qu'y en a qui pensent. C'est pas l'matelot qui serre l'vent de plus près qui va le plus vite! Et. c'est pas parce que je mollis l'écoute en ce moment que j'ai pas l'intention d'arriver. Non, monsieur, j'arriverai! Et quand j'crocherai dans c'te petite chaloupe, je l'arrimerai ferme, vous pouvez être sûr, et y a pas Dieu, vent ou diable qui m'la feront riper, une fois que j'l'aurai mouillée sur son ancre.
— Admettons, dit tout d'un coup Baker, la colère vibrant dans sa voix froide, admettons que tu mettes la main dessus, et que tu l'amènes chez toi. Alors? Qu'est-ce que tu fais? Tu cloues les hublots? Tu mets une barre de fer à la porte? Tu l'enfermes dans un placard? Tu la cadenasses sur ton lit? C'est ça, ton idée, matelot?
— C'que j'ferai avec ma femme légitime, dit Mac Leod avec dignité, ça regarde que moi. »
Et il se tut. De toute évidence, il ne se souciait pas d'entamer une discussion avec Baker. Purcell attendit, mais Mac Leod resta silencieux. Il avait refusé, et son refus était catégorique.
Purcell regarda Mac Leod et quelque chose dans son attitude lui donna l'éveil. Pas si catégorique, le refus. Mac Leod ne leur donnait pas congé. Il ne rompait pas l'entretien. Il était rusé, l'animal. Fin et rusé. Subtil même. Il avait flairé quelque chose. Il attendait. Ce refus, c'était une phase dans les pourparlers. Rien de plus.
« Si vous pensez que vous pourrez retrouver Avapouhi, dit Purcell, ou si vous pensez que l'ayant retrouvée, vous pourrez la garder chez vous, eh bien, c'est que la question n'est pas encore mûre. Dans ce cas, je propose d'ajourner cet entretien. »
Silence. Regards. Mac Leod ne disait ni oui ni non. Sur l'opportunité de mettre fin à l'entretien il n'avait pas d'opinion. Il était neutre. Il s'effaçait. A la lettre, il n'était pas là. « Le renard, pensa Purcell. Il ne me facilite pas la relance. »
Purcell haussa les épaules et se leva. Au même instant, les doigts de White cessèrent de tapoter ses genoux et White dit :
« J'accepte.
— Vous voulez dire, dit Purcell, que si on vous donne Faïna, vous laisserez Itia à Mehani.
— C'est bien ce que je veux dire. » Purcell regarda Baker et se rassit.
« Bien, dit-il sans montrer de contentement. Je pense que vous agissez avec sagesse. En vous quittant, je vais aller voir Mehani et les Tahitiens. Ceux-ci, n'ayant qu'une femme pour deux, ça ne dépend pas que de Mehani. Mais je ne suppose pas qu'il y ait de difficultés. »
Il jeta un coup d'oeil à Mac Leod. L'Ecossais regardait dans le vide. Il ne paraissait ni satisfait ni contrarié de l'initiative de White. De toute évidence, elle ne le touchait pas. Sa position personnelle restait inchangée.
« Si je m'en vais maintenant, pensa Purcell, il va me laisser partir. Il est trop sûr que je reviendrai. Quand me suis-je trahi? pensa-t-il avec irritation. Pourquoi est-il si certain que j'ai quelque chose à lui offrir? »
« Mac Leod, dit Purcell, réfléchissez. Avant que je m'en aille, réfléchissez. »
Mac Leod ne broncha pas.
« C'est tout réfléchi », dit-il avec nonchalance.
Il y avait une note de sarcasme dans sa voix, comme s'il savait que l'ultimatum de son visiteur ne serait pas suivi d'effet.
« Bien, dit Purcell, reprenons le problème. »
Il sortit une bourse de cuir noirâtre de sa poche, en défit les cordons, l'ouvrit, et la renversa sur la table. Quelques pièces d'or s'en échappèrent, qu'il mit soigneusement en tas devant lui, comme s'il se préparait à tenter sa chance aux dés. Purcell entendit, dans le silence, le souffle des respirations. Il regarda ses compagnons. Ils avaient l'air transi, médusé. Seuls leurs yeux vivaient. Le trésor d'Ali Baba n'aurait pas produit plus d'effet. Puis quelqu'un toussa. Mac Leod sortit les mains de ses poches. Une planche sous ses pieds craqua comme il déplaçait le poids de son corps pour s'approcher. Il pencha son nez coupant au-dessus de la table et Purcell entendit un bruit de succion, comme si l'air avait du mal à pénétrer dans sa gorge.
« Il y a là dix livres sterling, dit Purcell. Elles sont à vous, Mac Leod, si vous laissez Avapouhi à Baker.
— Purcell! » s'écria Baker.
Purcell leva la main pour lui imposer silence. Mac Leod se redressa.
« Dieu me damne! dit-il d'une voix étranglée. J'ai bourlingué vingt-cinq ans sur les mers, et Dieu me damne si j'ai jamais vu ça. »
Sur la table de chêne mal rabotée et noircie en hâte à l'huile de lin, l'or se dressait en pile bien sagement, et le soleil, pénétrant par un des hublots, lui donnait un éclat pimpant. C'était un tas assez modeste, insignifiant même. Une petite collection d'objets plats, ronds, assez joliment gravés, et qui n'avait aucune espèce d'utilité pour personne dans l'île. L'une des pièces dépassait un peu, et avec un mouvement rapide et soigneux de la main, Purcell la remit à l'alignement.
« Eh bien? » dit Purcell.
Mac Leod se redressa de toute sa hauteur et mit les deux mains dans ses poches.
« C'est une honte, dit-il enfin sur le ton de l'indignation, mais avec un pli ironique au coin de la lèvre, c'est une sacrée honte, voilà c'que j'dis! Un officier, troquer des femmes contre de l'or! C'est bien la peine d'avoir été élevé dans les écoles et dressé à s'tenir raide avec tous les damnés petits officiers de Sa Majesté pour en arriver à faire un métier pareil! Une honte, je dis, Purcell! Et moi, reprit-il avec une majesté moqueuse, j'suis un clochard sur les quais de Londres pour qu'on m'offre un pot-de-vin en échange de ma femme légitime, attribuée en bonne et due forme par un vote du parlement? Et la morale, Purcell? Qu'est-ce que vous en faites, de la morale? Par-dessus bord? Larguée avec les épluchures pour nourrir les requins? Dieu me damne, reprit-il avec un clin d'oeil comme s'il passait tout d'un coup de l'indignation feinte à la parodie de l'indignation, c'est ce que vous avez appris dans vot' Bible? A servir d'entremetteur entre un mari légitime et l'ancien amant de sa femme? »
Purcell se leva et dit d'un ton sec :
« Je n'ai pas le temps d'écouter vos sottises. Si c'est non, dites-le et je m'en vais. »
En même temps, il fit un pas dans la direction de la table et coiffa la pile d'or de sa paume, comme s'il allait la remettre dans sa bourse.
Mac Leod dit ;
« Vingt.
— Pardon? dit Purcell en s'immobilisant.
— Vingt. Vingt livres. J'accepte, si vous m'donnez vingt livres.
— Je pensais bien aussi », dit Purcell.
Il retira sa main droite de la table, la plongea dans sa poche, en sortit une autre bourse et dit d'un ton tranquille :
« Comme vous pourriez avoir des regrets de ne pas avoir demandé plus, je tiens à vous préciser que c'est vraiment tout ce que je possède. »
Il défit les cordons de la deuxième bourse et répandit son contenu sur la table. Puis, reprenant les pièces dans sa main gauche, il les déposa une à une à côté de la première pile.
« Cela fait vingt livres en tout, reprit-il. Je ne vais d'ailleurs pas vous donner vingt livres. Seulement dix-neuf. La vingtième livre, c'est un autre marché.
— Qu'est-ce que vous voulez encore? dit Mac Leod d'un air rogue et souffrant comme si c'était lui qu'on dépouillait.
— Le sextant de Burt. »
Mac Leod ouvrit la bouche. Mais Purcell ne le laissa pas parler. Il dit d'un ton tranchant :
« C'est à prendre ou à laisser. »
Mac Leod soupira, sortit une clef de sa poche, ouvrit le placard qui se trouvait derrière lui, y prit le sextant et le posa d'un air de mauvaise humeur à côté des pièces d'or.
« Nous sommes donc bien d'accord, dit Purcell. Vous laissez Avapouhi à Baker et vous reprenez Horoa.
— C'est d'accord », dit Mac Leod en baissant les yeux d'un air maussade.
Purcell poussa l'or vers lui comme un joueur qui vient de perdre sa mise. Dans ce mouvement, les piles s'écroulèrent et les pièces, en s'éparpillant, parurent tout d'un coup plus nombreuses. Mac Leod étendit sur elles ses doigts maigres et les rassembla, mais sans les remettre en piles. Purcel remarqua qu'il donnait au. tas une forme circulaire.
« Mac Leod », dit Purcell.
Mac Leod releva les yeux d'un air impatient. Il paraissait mécontent d'être dérangé dans sa tâche.
« Mac Leod, continua Purcell avec gravité, je suis heureux que nous soyons arrivés à un accord. En ce qui me concerne, il me paraît très important que la bonne entente règne entre nous.
— Moi aussi », dit Mac Leod d'un air négligent et avec un mouvement de la main comme pour mettre fin à l'entretien.
De toute évidence il était pressé de rester seul. Le regard de Baker allait de Mac Leod à Purcell, et il était irrité de la naïveté de son ami.
« Voyez-vous, reprit Purcell, ses yeux bleus fixés avec sérieux sur le visage de Mac Leod, il me paraît très important d'éviter les froissements entre les habitants de l'île. Etant donné les conditions un peu particulières dans lesquelles nous vivons, la moindre querelle peut prendre des proportions dramatiques.
— Sûrement, dit Mac Leod, du même air vague et impatient, les deux mains posées sur l'or. J'vous donne pas tort là, Purcell, reprit-il, presque contraint à cette approbation par les yeux clairs, persuasifs que Purcell fixait sur lui.
— Je vous avoue, continua Purcell, que je suis très préoccupé par nos relations avec les Tahitiens. Elles ne sont pas bonnes. Il ne faudrait rien faire à l'avenir qui les rendît plus mauvaises.
— Sûrement, sûrement », dit Mac Leod, d'une voix absente.
Baker toucha Purcell du coude.
« Partons », dit-il à mi-voix.
Il était gêné que Purcell ne vît pas à quel point ses paroles comptaient peu pour Mac Leod.
Purcell fit une pause, se redressa, rougit et dit avec effort :
« J'ai encore autre chose à vous dire... Je... je ne voudrais pas que vous me considériez comme un ennemi. Je ne suis pas votre ennemi. »
Et d'un seul mouvement, avec raideur, sans plier le coude, il lui tendit la main au bout de son bras.
Mac Leod eut un léger recul. Il fixa une pleine seconde la main de Purcell, puis il regarda le tas d'or que les deux siennes recouvraient. Il réussit enfin à détacher des pièces sa main droite, saisit celle de Purcell et, par-dessus la table, la secoua.
« Moi de même », dit-il sans chaleur.
Quand il l'eut lâchée, Purcell se tourna vers Baker comme pour l'inviter à suivre son exemple.
« Salut! » dit Baker.
Et il gagna la porte. Il était furieux de l'aveuglement de Purcell, et en ce qui le concernait, il ne se sentait pas l'humeur évangélique.
Il maintint la porte ouverte pour laisser passer Purcell. White se leva et suivit Purcell. Lui aussi, il avait dû remarquer la hâte de Mac Leod de les voir tous partir.
Au moment de franchir le petit portillon du jardin, Purcell se tourna vers White.
« Je vais voir les Tahitiens et, dès que je serai fixé, je viendrai vous le dire.
— Merci », dit White de sa voix douce.
Et il s'éloigna de son allure de chat. Sa maison était à la pointe nord du losange, en face de celle de Hunt.
Baker et Purcell firent quelques pas en silence en descendant East Avenue. Ils étaient heureux de retrouver le soleil. La cabane de Mac Leod leur avait paru froide.
Baker avait rendez-vous avec Avapouhi à la tombée de la nuit. Il faudrait attendre encore toute la journée avant de lui dire... Il la voyait, ouvrant ses beaux yeux sombres avec lenteur, et posant ses mains sur les siennes : « C'est vrai, Ouili, c'est vrai? » Cette douceur qu'elle avait...
Baker regarda Purcell et dit avec une émotion intense :
« Je vous remercie, Purcell. »
Purcell détourna la tête et dit d'une voix froide :
« Ce n'est rien. »
La gêne se prolongea entre eux. Baker trouvait ses remerciements trop faibles, mais n'avait pas le cœur de les renouveler. Le ton de Purcell l'avait surpris.
« Je suppose, dit Purcell, que Mac Leod doit être en train de mordre ses pièces une à une.
— Ce damné Ecossais, dit Baker entre ses dents.
— Je vous demande pardon? » dit Purcell en s'arrêtant.
Baker s'arrêta à son tour. Purcell le dévisageait d'un air froid, les sourcils froncés, le corps raidi. Baker le regarda, béant.
« Je suis Ecossais, moi aussi.
— J'avais oublié, balbutia Baker. Je m'excuse. » Il ajouta :
« Il y a des exceptions, évidemment. »
Le visage de Purcell s'empourpra. « Encore une gaffe », pensa Baker.
« Non, non, dit Purcell avec indignation. Non, ne dites pas cela, Baker! Il n'y a pas d'exception! Vous entendez, il n'y a pas d'exception! Quand on a un préjugé contre un peuple, on étend les défauts des individus à la race entière, et on restreint les qualités aux individus. C'est stupide! C'est... indécent!... Croyez-moi! Il est plus généreux de faire l'inverse.
— L'inverse? dit Baker avec sérieux.
— Généraliser les vertus et considérer les défauts comme des exceptions. »
Ce programme donna à penser à Baker. Au bout d'un moment, il se mit à sourire.
« Eh bien, dit-il avec un éclair de malice dans ses yeux bruns, j'vais employer vot' système, Purcell. J'dirai que tous les Ecossais sont malins... sauf vous.
— Sauf moi? dit Purcell d'un air piqué en se remettant à marcher. Qu'est-ce qui vous fait dire cela? »
Encore une chose qu'il ne fallait pas dire! Mais le moment de gêne était passé. La chaleur d'amitié courait de nouveau sous la querelle. « A force de gaffes », pensa Baker.
Purcell attendait sa réponse, le profil sévère. « C'est vrai qu'il ressemble à un ange, se dit Baker avec tendresse. Et penser qu'il se croit malin! »
« Eh bien, dit-il avec entrain, quand vous lui avez fait la morale, à la fin, il écoutait même pas, il pensait qu'à rester seul avec son or...
— Je m'en suis aperçu, dit Purcell, l'air tout d'un coup triste et fatigué. Je n'avais pas le choix. Je voulais qu'il m'entende. »
Il ajouta :
« C'est absolument insensé. Il ne se rend pas compte. Il a créé une situation très dangereuse.
— Très dangereuse? dit Baker. Pourquoi très dangereuse? »
Ils arrivaient devant la maison de Purcell.
« Vous entrez, Baker? » dit Purcell sans répondre.
Ivoa courut à leur rencontre. L'étiquette tahitienne lui défendait de rien demander, mais dès qu'elle vit le visage de Baker, elle s'avança vers lui : « E Ouili é! dit-elle en lui mettant les mains sur les épaules et en frottant sa joue contre la sienne. E Ouili é! Je suis heureuse pour toi! »
Baker sourit, sa lèvre inférieure tiraillée d'un tic. De voir Ivoa dans sa maison lui rendait plus présente la joie de retrouver Avapouhi.
Il dit avec difficulté comme un écolier qui épelle :
« Oua mnourou-ourou vaou.
— Je me demande, reprit-il en s'adressant à Purcell, pourquoi c'est si long, merci, en tahitien?
— Ils ne sont pas pressés », dit Purcell. Baker rit, regarda Ivoa et répéta avec gaieté : « Oua maourou-oiirou vaou. »
Ivoa lui tapota la joue droite du bout des doigts et s'adressa à son tané en tahitien.
« Elle voudrait savoir, dit Purcell, quand vous reverrez Avapouhi.
— Dites-lui... Attendez! reprit-il en levant la main, la joie dansant dans ses yeux bruns pétillants, je vais lui dire moi-même en tahitien. Ivoa, dit-il avec solennité, araoué! »
Il reprit avec un grand air de satisfaction : « Avapouhi, araoué!
— Oh! Comme il est heureux! dit Ivoa en passant son bras sur l'épaule de Purcell et en se serrant contre lui. Regarde, homme, comme il est heureux!
— Asseyez-vous, dit Purcell en souriant. Non, pas sur l'escabeau. Dans le fauteuil. Je viens à peine de le finir.
— C'est bien, cette cloison coulissante, dit Baker en s'asseyant et en regardant autour de lui avec plaisir. Vous êtes comme sur une terrasse. Le soleil est chez vous.
— Quand il y a du soleil, dit Purcell en faisant la grimace. Voulez-vous rester avec nous, Baker? Vous partagerez nos ignames?
— Oh! merci, merci, merci », dit Baker.
Il se tourna vers Ivoa, leva la main en l'air, et répéta en riant comme un homme ivre :
« Oua maourou-ourou viaou. »
Ivoa rit à son tour et parla en tahitien à Purcell.
« Que dit-elle d'Avapouhi? dit Baker en dressant l'oreille.
— Elle dit qu'elle est heureuse pour Avapouhi, car elle est douce comme de la soie.
— C'est ça! dit Baker, les yeux étincelants, c'est tout à fait cela! Elle est douce comme de la soie! Ses mains, ses yeux, sa voix, ses gestes... Tenez, dit-il en frappant ses mains l'une contre l'autre, par exemple, la façon qu'elle a de relever les paupières pour vous regarder!
Comme ceci! dit-il en mimant. Lentement! Lentement! »
Il s'arrêta, saisi de s'être laissé tant aller. Purcell le regardait en souriant.
Il y eut un silence et Baker reprit sans transition :
« Pourquoi dites-vous que Mac Leod a créé une situation très dangereuse?
— Les Tahitiens nous en veulent.
— Je m'mets à leur place, dit Baker. On peut pas dire qu'on a été très régulier. »
Il reprit :
« C'est dangereux qu'ils nous en veulent? Ils sont si bons garçons.
— Je connais un Gallois, dit Purcell en le regardant dans les yeux. Il est si bon garçon qu'il éprouve le besoin de me confier son couteau avant d'entamer une discussion. »
Il y eut un silence. Le visage de Baker s'assombrit et il dit :
« C'est bien ce que j'regrette. On serait tranquille, maintenant.
— Taisez-vous donc », dit Purcell d'une voix sèche.
Baker resta un moment silencieux, puis il dit, ses yeux bruns fixés avec sérieux sur Purcell :
« J'ai bien réfléchi à tout ça depuis trois semaines. J'suis pas de vot' avis. J'vous comprends, mais j'suis pas de vot' avis. Pour vous, la vie d'un homme est sacrée. Mais c'est là qu'vous vous gourez, lieutenant. Vous verrez c'que ça nous coûte d'respecter la vie de Mac Leod. »
Comme Purcell se taisait, Baker se redressa sur son siège et dit :
« Ça vous ferait rien, après l’repas, d'envoyer Ivoa chez Horoa pour la prévenir. Je compte pas revenir chez moi avant c'soir. J'préfère qu'elle soit partie. Elle m'ferait une scène. Elle sera ravie, mais elle m'ferait quand même une scène. Et une autre à Mac Leod en arrivant chez lui! Elle respire bien qu'dans la bagarre, cette femme-là! »
Il sourit, haussa les épaules et ajouta avec indulgence :
« Cette grande jument. »
Purcell fit oui de la tête et Baker se laissa aller contre le dossier du fauteuil.
Purcell s'assit sur le plancher, le dos appuyé contre le montant de la porte coulissante, la jambe droite repliée sous son menton, la jambe gauche reposant sur le sol du jardin. Ses cheveux blonds brillaient au soleil.
« Y a une chose que j'comprends pas, dit Baker tout d'un coup. Pourquoi deux bourses?
— Je savais qu'il hausserait l'enchère.
— Oui, mais pourquoi emporter toute votre fortune dans ces bourses? Pourquoi pas la moitié seulement?
— Quelle importance? dit Purcell en plissant les yeux à cause du soleil et en regardant au loin du côté de la montagne, c'est comme si je lui donnais des cailloux.
— Maintenant, oui, mais dans vingt ans? » Purcell secoua la tête.
« Si une frégate aborde ici dans vingt ans, vingt-cinq ans, trente ans, Mac Leod n'aura pas le temps de jouir de son or : il sera pendu.
— Pendu? Pourquoi pendu? »
Purcell regarda de nouveau la montagne et dit d'un air détaché :
« Il n'y a pas prescription pour le crime de mutinerie. »
Baker se redressa sur son siège et dévisagea Purcell, stupéfait. Au bout d'un moment, il dit :
« Alors, c'est vous qui l'avez roulé?... Bon Dieu! reprit-il, Ecossais contre Ecossais! J'aurai au moins vu ça dans ma vie! Et c'est vous qui avez joué au plus fin! »
Purcell sourit, puis son sourire s'effaça, ses yeux se tournèrent vers la montagne et son visage devint soucieux.
« J'sais à quoi vous pensez, dit Baker au bout d'un moment. Vous pensez qu'on serait si heureux dans l'île s'y avait pas ces salauds. Et combien ils sont, en tout? Pas plus que trois ou quatre! Smudge, Mac Leod, Tirai... Timi, ça a beau être un Noir, vous m'direz pas qu'il est sympathique... J'serais l'Seigneur, vous savez c'que j'me dirais? Ces trois-là vont tout gâcher dans l'île. Eh bien, J'vois qu'une solution. J'vais les rappeler à Moi...
— Vous n'êtes pas le Seigneur », dit Purcell.