26.

 

 

 

LUNDI 1er NOVEMBRE (PLUS TARD DANS LA JOURNÉE)

 

Angela dormit beaucoup plus longtemps qu’elle ne l’aurait cru. Il était un peu plus de quatre heures et demie lorsqu’elle descendit rejoindre sa belle-mère et sa fille, et elle se sentit à la fois un peu étonnée et déçue que David ne soit pas encore rentré. Vers cinq heures, elle commença à s’inquiéter sérieusement et décida d’appeler la banque, mais tout ce qu’elle obtint fut un message enregistré l’informant que les guichets étaient ouverts de neuf heures à seize heures trente.

Troublée, la jeune femme raccrocha en se demandant ce qui avait pu retenir David et pourquoi il n’avait pas passé un coup de fil. Cela ne lui ressemblait pas de la laisser sans nouvelles. Surtout dans de pareilles circonstances.

Pour en avoir le cœur net, Angela composa le numéro de l’hôpital de secteur de Bartlet et pria la standardiste de vérifier si le Dr David Wilson ne se trouvait pas dans son service ou au premier étage. Après un moment d’attente, elle s’entendit répondre que personne n’avait vu David de la journée.

En désespoir de cause, elle essaya alors d’appeler chez eux, laissa sonner dix fois puis, découragée, replaça le combiné sur son socle. Il ne restait plus qu’une possibilité, se dit-elle, et des plus préoccupantes : David ne l’avait pas écoutée et il poursuivait l’enquête tout seul.

Gagnant la cuisine, Angela demanda à sa belle-mère si elle voulait bien lui prêter sa voiture.

« Mais bien sûr, Angela, acquiesça Jeannie. Où voulez-vous aller ?

– J’ai oublié deux ou trois affaires à la maison, mentit Angela. J’aurais besoin de repasser à Bartlet.

– Je viens avec toi, déclara Nikki.

– Il vaut mieux que tu restes avec ta grand-mère, répondit Angela.

– Non, s’obstina Nikki. Emmène-moi. »

Avec un petit sourire contraint à l’adresse de Jeannie, Angela prit sa fille par l’épaule et l’entraîna dans la pièce d’à côté : « Nikki, écoute-moi. Je n’en ai pas pour longtemps, je vais revenir tout de suite.

– Mais maintenant j’ai peur de rester toute seule sans toi ni papa », déclara la petite fille en fondant en larmes.

Angela l’attira contre elle, désemparée. Elle aurait mille fois préféré que Nikki reste en sécurité à Amherst, mais elle était pressée et ne se sentait pas le courage d’argumenter avec l’enfant ou d’expliquer à sa belle-mère ce qui motivait ses craintes. Aussi céda-t-elle, à contrecœur.

Il était près de six heures quand elles atteignirent Bartlet. Déjà, le jour déclinait et certains automobilistes avaient allumé leurs codes.

Angela était partie avec le vague projet d’essayer au moins de trouver la Volvo, et elle se dirigea en premier lieu là où David avait dû se rendre, du côté de la banque. Elle arrivait à la hauteur de l’édifice quand elle aperçut Barton Sherwood et Harold Traynor qui marchaient sur le trottoir en remontant vers le jardin public. La jeune femme freina, se gara à la hâte et sortit de la voiture après avoir demandé à Nikki de l’attendre.

« Monsieur Sherwood ! cria-t-elle en s’élançant derrière les deux hommes qui, surpris, se retournèrent. Excusez-moi, reprit-elle un peu confuse, mais je cherche mon mari. Il devait venir vous voir cet après-midi, et…

– Je n’ai aucune idée de l’endroit où il se trouve, répliqua Sherwood sans dissimuler son irritation. Il n’est pas venu au rendez-vous et il ne s’est même pas donné la peine de me prévenir.

– Oh », lâcha Angela décontenancée.

Sherwood souleva sa casquette pour la saluer, puis tourna les talons et s’éloigna en compagnie de Traynor.

Tête basse, Angela regagna sa voiture et se glissa derrière le volant. Il était arrivé quelque chose à David, elle en était sûre, à présent.

« Où est papa ? s’enquit innocemment Nikki.

– J’aimerais bien le savoir », dit Angela entre ses dents en faisant demi-tour. Le démarrage fut si brutal que Nikki dut se cramponner au tableau de bord. Puis elle se tassa contre son siège, gagnée par l’affolement manifeste de sa mère.

« On va le trouver, ne t’en fais pas », lui jeta brièvement Angela.

Toute son attention dirigée sur la conduite, la jeune femme fonçait vers leur maison où elle espérait découvrir la Volvo garée dans la cour de derrière, près de l’entrée de service. Mais une fois encore ses attentes furent déçues. La cour était vide et la maison exactement dans le même état que lorsqu’ils l’avaient quittée en fin de matinée.

Toutefois, se dit-elle, peut-être que David lui avait laissé un mot. À nouveau, elle pria Nikki de l’attendre et se rua à l’intérieur en appelant son mari, mais seul l’écho répercuta ses cris. Angela parcourut les pièces une à une sans rien trouver de suspect. Elle redescendait l’escalier quand elle aperçut le fusil, toujours posé contre la rampe. Elle vérifia rapidement le chargeur qui contenait quatre cartouches et prit l’arme avec elle avant de se rendre dans la bibliothèque pour consulter l’annuaire.

Elle y releva les adresses des cinq employés tatoués de l’hôpital : Devonshire, Forbs, Maurice, Van Slyke et Ullhof puis, munie de cette liste et du fusil, regagna la voiture.

« Tu conduis drôlement trop vite, maman », murmura Nikki alors qu’Angela quittait l’allée pour s’engager sur la route dans un crissement de pneus.

Angela leva un peu le pied, tout en disant à Nikki de ne pas s’inquiéter. Mais elle était plus tendue que jamais, et la petite fille percevait cette angoisse sans pouvoir elle-même s’en défendre.

Elles arrivèrent bientôt devant la supérette au-dessus de laquelle vivait Clyde Devonshire. Angela effectua un créneau impeccable et coupa le moteur, pendant que les yeux de Nikki allaient de la boutique à sa mère. « Qu’est-ce qu’on vient faire ici ? lui demanda-t-elle.

– Si seulement je le savais ! soupira Angela. Tu ne vois pas la Volvo ?

– Non, dit Nikki en regardant autour d’elle.

– Bon, eh bien on s’en va. »

L’adresse suivante était celle de Forbs. Angela ralentit en arrivant à hauteur de la maison. Il y avait de la lumière à l’intérieur, mais toujours pas de Volvo en vue. Sans s’attarder plus longtemps, Angela accéléra et reprit sa course à travers la ville.

« Maman, ralentis, j’ai peur ! gémit Nikki.

– Excuse-moi », dit Angela en modérant un peu l’allure. Elle serrait le volant avec une telle force que les jointures de ses doigts étaient toutes blanches.

Le même manège recommença bientôt près de chez Claudette Maurice. Angela ralentit, jeta un bref regard à la maisonnette hermétiquement close puis, n’apercevant pas la Volvo, appuya à nouveau sur l’accélérateur.

En revanche, elle et Nikki remarquèrent tout de suite le gros break familial lorsqu’elles s’engagèrent dans la rue où vivait Van Slyke. Angela trouva une place juste derrière, coupa le moteur et bondit hors de la voiture.

C’est alors qu’elle remarqua la fourgonnette de Calhoun, garée devant la Volvo. Interloquée, elle se demanda comment son mari et le détective s’étaient retrouvés là et s’il fallait voir un bon ou un mauvais signe dans la présence simultanée des deux véhicules.

De l’autre côté de la rue, la demeure de Van Slyke était entièrement plongée dans le noir et Angela, toutes ses inquiétudes ravivées, sentit une boule se former dans sa gorge.

Elle courut à la voiture, ouvrit la portière arrière et s’empara du fusil tout en déclarant à Nikki qu’il n’était pas question qu’elle la suive. À son ton sans réplique, la petite fille comprit qu’il était inutile d’insister.

Déjà Angela avait traversé la rue et montait sur le perron. Peut-être aurait-il été plus prudent de prévenir la police, se dit-elle alors qu’elle posait le pied sur la dernière marche, mais elle chassa aussitôt cette pensée. D’une part les policiers de Bartlet lui avaient amplement démontré leur mauvaise volonté et, d’autre part, elle craignait que le temps ne lui soit compté.

D’un geste décidé, la jeune femme appuya sur la sonnette pour tout de suite réaliser qu’elle ne marchait pas. Elle tapa alors à plusieurs reprises contre le battant, attendit un peu, en appui sur son fusil, puis voyant que personne ne lui répondait elle tourna la poignée. La porte s’ouvrit. Angela la poussa avec précaution et se risqua à l’intérieur.

Là, de toutes ses forces elle cria le nom de son mari.

*

De très loin cet appel parvint à David qui se redressa en sursaut sur le tas de pommes ratatinées où il s’était inconfortablement allongé. Le son était si faible, si étouffé qu’il se demanda tout d’abord s’il n’avait pas rêvé. Mais non. À nouveau il entendit les deux syllabes lancées par Angela, et cette fois il reconnut la voix de sa femme.

Il l’appela à son tour, mais il avait beau s’époumoner, les épaisses parois de son cachot et le sol en terre battue étouffaient son cri. À l’aveuglette, il se dirigea vers la porte, trouva le bois contre ses doigts et lança des cris désespérés. Très vite toutefois, il comprit qu’Angela ne pourrait l’entendre aussi longtemps qu’elle n’aurait pas repéré l’escalier de la cave.

L’ouïe aux aguets, il s’arrêta et crut percevoir les pas d’Angela juste au-dessus de sa tête, dans une des pièces du rez-de-chaussée. Changeant de tactique, David tâtonna sur les étagères où il avait remarqué les bocaux, en saisit un et le jeta en l’air avant de se reculer vivement, les mains au-dessus de la tête pour se protéger des éclats de verre.

Il entreprit ensuite d’escalader les montants de bois avec l’idée de taper directement du poing contre le plafond pour attirer l’attention d’Angela. Mais à peine effectuait-il le premier rétablissement que l’étagère sur laquelle il était grimpé céda, l’entraînant dans sa chute, lui et les bocaux qu’elle soutenait.

Angela qui ignorait tout des efforts de David commençait pour sa part à se décourager. Elle avait rapidement inspecté le rez-de-chaussée de cette maison à l’abandon en actionnant tous les interrupteurs, mais sans rien trouver de concluant hormis un mégot de cigare dans un cendrier de la cuisine.

Résolue à ne rien laisser au hasard, elle allait monter au premier étage quand, se ravisant, elle ressortit dans la rue pour voir comment Nikki supportait cette attente. La petite fille n’était pas rassurée, mais Angela lui demanda de patienter encore un peu en lui promettant de ne pas s’attarder longtemps. Résignée, Nikki lui demanda simplement de se dépêcher.

Tenant le fusil à deux mains, la jeune femme poussa la porte du pied et s’aventura dans l’escalier menant au premier. L’étage était dans un état de désolation et de saleté plus repoussant encore que le rez-de-chaussée. Il régnait dans toutes les chambres une âcre odeur de renfermé, comme si personne n’y avait pénétré depuis des années. Des toiles d’araignée gigantesques pendaient partout, pleines de poussière.

Angela s’apprêtait à redescendre lorsqu’un objet posé sur une petite console à côté de l’escalier arrêta son regard. Elle s’en approcha, le souleva du bout des doigts, et sentit son cœur bondir dans sa poitrine lorsqu’elle reconnut l’horrible masque de reptile derrière lequel se dissimulait l’agresseur de la nuit de Halloween.

Un peu tremblante, la jeune femme se risqua à pas de loup sur les marches et s’arrêta soudain, persuadée d’avoir entendu quelque chose, comme un coup sourd, très distant. Elle écouta et perçut à nouveau ce bruit mat qui semblait provenir du fond de la maison. Tous les sens en alerte, elle se laissa guider par lui jusque dans la cuisine où elle distingua cette fois nettement un martèlement sous ses pieds.

Accroupie, elle colla son oreille contre le carrelage puis se redressa un peu pour crier à trois reprises le nom de son mari. Se penchant à nouveau, elle reconnut la voix étouffée de David qui lui répondait. Alors, sans plus hésiter, elle se rua sur la porte qui donnait dans la cave.

Elle trouva tout de suite l’interrupteur et dévala l’escalier, tenant toujours son fusil. Les appels de David lui parvenaient maintenant plus clairement, quoique toujours assourdis.

Se frayant tant bien que mal un chemin à travers le bric-à-brac qui encombrait le sous-sol, Angela se dirigea sans hésitation vers la porte de la resserre que David martelait à tour de bras en scandant son nom, et lui cria à travers le bois qu’elle était là, qu’elle allait le délivrer. Il fallait simplement qu’elle trouve un outil quelconque pour forcer le cadenas.

Posant le fusil contre le mur, elle fouilla l’espace du regard et remarqua le pic posé à côté de la pelle. S’en emparant, elle le brandit au-dessus de sa tête et l’abattit sur la chaîne dans l’espoir de faire sauter un maillon. Puis, voyant que ses efforts restaient vains, elle essaya de s’y prendre autrement, en insérant le bout pointu du pic à la base du loquet pour s’en servir comme d’un levier.

S’arc-boutant de toutes ses forces, la jeune femme réussit à arracher du même coup le loquet et le cadenas. Et, avec un immense soupir, elle tira sur la porte qui s’ouvrit sans plus de résistance.

Moins d’une seconde plus tard, elle serrait David dans ses bras. « Dieu soit loué, tu es là, soupira-t-il avec soulagement. Van Slyke est le coupable que nous cherchions. C’est lui qui tue les malades et qui a assassiné Hodges. Il vient de sortir. Il est armé et il est en pleine crise de démence. Il faut absolument sortir d’ici.

– Viens, filons », déclara Angela en ramassant le fusil et en prenant David par la main.

Ils s’élancèrent tous les deux en courant vers l’escalier. Alors qu’Angela s’apprêtait à le gravir, David lui montra du doigt la plaque en ciment à côté de la chaudière.

« Je crains que Calhoun ne soit enterré là-dessous », dit-il en frissonnant.

Angela sursauta, le souffle coupé. Sans lui laisser le temps de se ressaisir, David l’entraîna en haut des marches. « Je n’ai pas réussi à savoir qui paie Van Slyke, poursuivit-il sans ralentir l’allure, mais je suis persuadé qu’il agit sur ordre. Reste aussi à déterminer de quelle manière il tue les malades.

– C’est également Van Slyke qui est venu à la maison l’autre soir, dit Angela haletante. J’ai trouvé le masque de reptile en haut. »

Ils traversaient la cuisine quand la pièce s’illumina soudain, éclairée par les phares d’une voiture qui se rangeait dans l’allée. Horrifiés, Angela et David restèrent figés surplace. « Oh, non ! laissa échapper David. Le voilà déjà.

– J’ai allumé tout un tas de lumières dans la maison, murmura Angela. Il va tout de suite être alerté. »

Elle passa le fusil à David qui s’en empara, les mains moites. Ils entendirent la portière de la voiture claquer, puis un pas lourd fouler les graviers de l’allée.

David fit signe à Angela de reculer dans l’escalier où il la suivit en tirant derrière lui la porte, sans la refermer complètement. Puis il se tapit contre le montant, surveillant la pièce du regard par la mince fente ainsi ménagée.

Les pas qui se rapprochaient de l’entrée de service s’arrêtèrent soudain. Angela et David osaient à peine respirer. Van Slyke avait dû remarquer les lumières, et c’est cela qui le faisait hésiter.

Puis, à leur grande surprise, le bruit de pas reprit, mais dans l’autre sens cette fois. Van Slyke s’éloignait.

« Où va-t-il ? chuchota Angela.

– J’aimerais bien le savoir, répondit David à voix tout aussi basse. Il connaît cet endroit comme sa poche et il pourrait tout aussi bien nous tomber dessus par-derrière.

Angela se retourna, sur le qui-vive. La perspective évoquée par David lui donnait la chair de poule. Pendant de longues minutes, ils restèrent tous les deux immobiles et absolument silencieux, mais tout était redevenu d’un calme absolu. Très doucement, David repoussa la porte et se risqua dans la cuisine avant de se retourner vers Angela pour lui signaler que la voie était libre.

« Ce n’était peut-être pas lui, dit la jeune femme en se faufilant derrière David.

– Je ne vois pas qui ça pourrait être d’autre.

– Allons-nous-en, reprit la jeune femme. J’ai peur que Nikki sorte de la voiture si nous nous attardons trop longtemps.

– Ne me dis pas que Nikki est là ! gémit David.

– Elle n’a pas voulu rester à Amherst, chuchota Angela. Je n’ai pas pu la dissuader de m’accompagner. Et je n’avais ni le temps ni le courage de tout expliquer à ta mère.

– Oh, mon Dieu ! Pourvu que Van Slyke ne l’ait pas remarquée ! Dépêchons-nous. »

Collés l’un contre l’autre, ils se glissèrent jusqu’à la porte donnant sur l’arrière de la maison. Dehors, ils distinguèrent la voiture de Van Slyke garée quelques mètres plus loin, mais de Van Slyke lui-même, aucune trace.

Imposant d’un geste à Angela de rester sur le seuil, David courut jusqu’à la voiture, le doigt sur la détente du fusil. Un rapide coup d’œil à l’intérieur lui permit de s’assurer que le véhicule était vide et il héla Angela du bras.

« Évite de marcher sur les graviers, lui dit-il quand elle l’eut rejoint, c’est trop bruyant. Reste sur l’herbe. Où t’es-tu garée ?

– Juste derrière toi », répondit Angela.

L’un à la suite de l’autre, ils s’avancèrent jusqu’à la rue et s’aperçurent très vite que leurs pires craintes s’étaient réalisées. À la lumière d’un réverbère, ils discernaient nettement la silhouette de Van Slyke assise sur le siège conducteur de la Cherokee de la mère de David. Nikki se tenait à ses côtés.

« Ce n’est pas possible » s’écria malgré elle Angela en se lançant vers l’avant.

David la rattrapa de justesse. Les deux époux se regardèrent, aussi épouvantés l’un que l’autre. « Il faut faire quelque chose, reprit Angela.

– Réfléchissons, lui enjoignit David d’une voix tendue.

– Il est armé, à ton avis ?

– Bien sûr qu’il est armé ! Ce qu’il faut, c’est trouver le moyen d’éloigner suffisamment Nikki. Si nécessaire, je veux pouvoir tirer sur Van Slyke sans risque de la blesser. »

Un quart de seconde durant, ils fixèrent la voiture des yeux, comme hypnotisés.

« Passe-moi les clefs, reprit David. Il est assez malin pour s’être enfermé à l’intérieur.

– Je les ai laissées sur le contact, bredouilla Angela.

– Oh, non ! Alors rien ne l’empêche de kidnapper Nikki.

– Ne dis pas ça. Il faut absolument intervenir.

– Tu as remarqué ? demanda soudain David. Depuis que nous sommes là à le regarder, Van Slyke n’a pas esquissé le moindre geste. Cela me frappe, brusquement. Tout à l’heure, dans la cave, il n’arrêtait pas de gesticuler et de trembler.

– Tu as raison, oui. On dirait presque qu’ils sont en train de discuter, tous les deux.

– Puisqu’il ne nous regarde pas, nous pourrions nous glisser derrière la voiture, puis nous faufiler chacun d’un côté et ouvrir les deux portières en même temps. Toi, tu attrapes Nikki pour la faire sortir, et dès qu’elle est dehors je tire sur Van Slyke.

– Tu crois que c’est jouable ? s’enquit Angela alarmée.

– Donne-moi une meilleure idée, si tu en as une. Il faut absolument délivrer Nikki avant qu’il lui prenne la fantaisie de partir avec elle.

– D’accord, allons-y », accepta Angela à contrecœur.

Ils traversèrent la rue à une distance prudente de la Cherokee pour s’en approcher par-derrière, courbés en deux afin de passer autant que possible inaperçus. Puis ils s’accroupirent dans l’ombre pour s’entretenir un instant.

« Je vais d’abord vérifier que les portières ne sont pas fermées, dit David. Ne bouge pas. »

Angela s’empara du fusil qu’il lui tendait et le suivit du regard. David rampa presque du côté conducteur puis, arrivé à la hauteur du siège arrière, se redressa lentement. Un simple coup d’œil suffit à le rassurer : Van Slyke n’avait pas pensé à verrouiller les portières.

« Au moins, tout ne joue pas contre nous, soupira Angela lorsqu’il lui eut rapporté cette semi-bonne nouvelle.

– Tu es prête ? s’enquit David.

– Attends, répondit la jeune femme en lui posant la main sur le bras. Plus je pense à ton plan, plus je le trouve risqué. Je crois qu’il vaudrait mieux aller ensemble du côté de Nikki. Tu ouvres, je l’attrape. Ça me paraît plus sûr. »

David réfléchit une seconde. « D’accord, souffla-t-il. Tu y vas dès que je te donne le signal. »

Reprenant le fusil, il le saisit de la main gauche et contourna la jeune femme pour se placer à la droite du véhicule. Puis, avec mille précautions, il se déplaça vers l’avant.

David se prépara alors à bondir, mais son élan s’interrompit net quand il vit la portière de Nikki s’ouvrir et la petite fille pencher la tête pour regarder dans la rue. Elle ouvrit des yeux ronds en reconnaissant d’abord son père, puis sa mère juste derrière.

« Mais qu’est-ce que vous faites là ? » s’exclama-t-elle.

D’une détente de tout le corps, David plongea vers l’avant pour ouvrir complètement la portière. Perdant l’équilibre, l’enfant tomba sur le sol. Angela se précipita sur elle et l’entraîna en roulant à quelques mètres de distance, sans tenir compte de ses cris de douleur et d’effroi.

David, lui, s’était remis debout et pointait son fusil sur Van Slyke, prêt à faire feu. Mais Van Slyke n’essaya pas de riposter. Visiblement, il n’était pas armé et n’avait pas l’intention de s’enfuir. Immobile comme une statue, il fixait sur David un regard vide.

Sur ses gardes, David esquissa un pas en avant. Van Slyke resta calmement assis, les mains posées sur les cuisses, aussi inoffensif qu’un agneau. Il semblait n’avoir rien de commun avec le fou furieux que David avait eu en face de lui moins d’une heure plus tôt.

« Mais qu’est-ce qui se passe ? hurlait Nikki. Arrête de me serrer comme ça. Tu m’as fait mal à la jambe.

– Nikki, excuse-moi, mais tais-toi, ma chérie, calme-toi, répondit Angela. Nous étions morts d’inquiétude, papa et moi. Cet homme qui était avec toi dans la voiture est celui qui est venu à la maison, le soir de Halloween. L’homme-serpent, tu te rappelles ?

– Mais non, ce n’est pas vrai, répliqua Nikki entre deux sanglots. M. Van Slyke est simplement venu me tenir compagnie jusqu’à ce que tu reviennes.

– De quoi avez-vous parlé, tous les deux ? demanda Angela en essuyant les larmes de sa fille.

– Il m’a raconté ses souvenirs de quand il était petit garçon. Il m’a dit que c’était merveilleux d’être un enfant.

– Je serais bien étonné que M. Van Slyke ait eu une enfance merveilleuse », intervint David sans quitter l’intéressé des yeux.

Celui-ci ne bougea pas d’un pouce. Intrigué, David se pencha vers l’avant sans cesser de braquer son arme sur lui. Van Slyke n’esquissa pas un geste, les yeux toujours rivés sur ceux de David.

« Ça va, Werner ? s’enquit David, un peu dépassé par les événements.

– Ça va, dit Van Slyke d’un ton égal. Mon père m’emmenait tout le temps au cinéma. Chaque fois que je voulais, il m’y emmenait.

– Surtout, ne bougez pas », lui ordonna David en contournant la voiture par l’avant, prêt à tirer si nécessaire. Il ouvrit la portière côté conducteur. « Où est votre pistolet ? reprit-il pendant que Van Slyke le dévisageait sans se départir de son attitude pacifique.

– Pfuitt ! parti », répondit Van Slyke.

David l’empoigna par le bras et le tira hors de la voiture. Angela lui cria de prendre garde. Elle savait cet homme capable du pire et restait persuadée que son apparente soumission correspondait à une phase de sa crise de démence.

Avec une nervosité manifeste, David obligea Van Slyke à se retourner et à poser les mains sur le toit de la voiture afin de pouvoir le fouiller fébrilement. Il ne trouva pas le pistolet.

« Qu’avez-vous fait de cette arme ? Répondez-moi, Werner, lui intima David.

– Je n’en ai plus besoin, maintenant », déclara Van Slyke.

David, qui ne le quittait pas des yeux, s’aperçut que ses pupilles tout à l’heure dilatées ne l’étaient maintenant plus du tout. Van Slyke avait au contraire l’air absent, détaché.

« Que vous est-il arrivé, Werner ? s’étonna-t-il.

– Arrivé, parti. Arrivé, parti, répéta Van Slyke sur un ton de ritournelle.

– Van Slyke ! s’emporta David. Où avez-vous été ? Que vous ont dit les voix ? Les voix vous parlent toujours ?

– Tu perds ton temps, David, déclara Angela qui s’était approchée de la voiture avec Nikki. Ce type n’est pas dans son état normal, sa crise peut resurgir d’un instant à l’autre.

– C’est fini, les voix, affirma Van Slyke. Je les ai obligées à se taire. Elles l’ont fermé, fermé !

– Il faut prévenir la police, décréta Angela. Mais

pas les bons à rien du coin. Je vais appeler Burlington. Ton portable est dans la voiture ?

Sans tenir compte de ce qu’elle lui disait, David continua d’interroger Van Slyke. « Comment les avez-vous obligées à se taire ? lui demanda-t-il.

– Je m’en suis occupé, lâcha Van Slyke.

– Comment ça, occupé ?

– Je les ai eus. Ils voulaient m’avoir et c’est moi qui les ai eus.

– Qui avez-vous eu, Van Slyke ? insista David.

– Le conseil, déclara Van Slyke d’un ton faraud. Tout le conseil.

– David, tu m’as entendue ? s’impatienta Angela. Appelons la police, maintenant, cela a assez duré. Ce qu’il dit n’a pas de sens.

– Je n’en suis pas si sûr, hélas, déclara David.

– Parce que tu y comprends quelque chose ? Qu’est-ce que ça signifie, "le conseil" ?

– Je crains qu’il ne veuille parler du conseil d’administration de l’hôpital, lui expliqua David.

– Conseil, oseille, pissenlits par la racine, chantonna Van Slyke avec un sourire béat, changeant pour la première fois d’expression depuis que David le dévisageait.

– David, de toute évidence cet homme n’est plus en prise avec la réalité, s’énerva Angela. Pourquoi t’obstiner à discuter avec lui ?

– Vous voulez parler du conseil d’administration de l’hôpital, Werner ? reprit David.

– Oui », répondit Van Slyke.

Un frisson parcourut l’échiné de David. « Bon, dit-il en mobilisant tout son sang-froid. Il n’y aura plus de problèmes à présent, Werner. Dites-moi simplement si vous avez tiré sur quelqu’un.

– Non, déclara Van Slyke en éclatant de rire. C’était pas la peine. J’ai juste posé la source sur la table.

– "La source" ? répéta Angela. Tout cela est absurde, David.

– Source de vie, source de mort », murmura Van Slyke.

N’en pouvant plus, David le saisit par l’épaule et le secoua en le sommant de lui expliquer ce qu’il avait fait.

« J’ai posé la source sur la table, répéta Van Slyke. Tout près de la maquette du parking. Et je suis bien content parce qu’ils ne m’auront plus maintenant. Ce qui est bête, c’est que je crois que je me suis brûlé un petit peu, moi aussi.

– Brûlé ? Où ça ? demanda David.

– Sur les mains, répondit Van Slyke en les lui tendant pour qu’il les examine.

– Tu vois des traces de brûlure ? s’enquit Angela.

– Non, dit David étonné. La peau est un peu rouge, mais à part cela tout a l’air normal.

– Je t’assure qu’il déraille, David. Il a peut-être des hallucinations, tu sais. »

David hocha la tête, l’air ailleurs, brusquement préoccupé par un autre problème.

« J’ai sommeil, déclara soudain Van Slyke d’un ton las. Mes parents m’attendent, il faut que je rentre. »

Il s’éloigna sans que David tente de le retenir, traversa la rue et monta les marches du perron. Angela lança un regard incrédule à son mari. « Tu le laisses partir ? s’étonna-t-elle. Tu sais qu’il est dangereux, non ? »

David se contenta d’un nouveau hochement de tête tout en suivant Van Slyke du regard pendant que les idées qui un instant plus tôt se bousculaient dans sa tête commençaient à s’organiser : ses patients, leurs symptômes, les causes de leur mort et le curieux discours que venait de lui tenir Van Slyke, tout cela avait un lien, et il entrevoyait lequel.

« Cet homme est complètement tapé, reprit Angela. À le voir, on dirait qu’il vient de subir une séance d’électrochocs.

– Monte dans la voiture, lui enjoignit David.

– Mais qu’est-ce qui te prend, David ? protesta Angela qui n’aimait pas le ton adopté par son mari.

– Monte dans la voiture et dépêche-toi ! tempêta David en se glissant lui-même derrière le volant de la Cherokee.

– Et Van Slyke ? questionna Angela.

– Pour le moment je n’ai pas le temps de m’intéresser à Van Slyke. De toute façon il n’ira pas plus loin, déclara David. Monte, vite ! Toi aussi, Nikki. »

Angela poussa la petite fille sur le siège arrière et s’empressa de s’installer aux côtés de David qui lançait déjà le moteur. Il partit en marche arrière avant que la jeune femme ait refermé sa portière, fit demi-tour sur les chapeaux de roues et descendit la rue à une allure folle.

« Où est-ce qu’on va, maintenant ? demanda Nikki avec une petite voix.

– À l’hôpital, répondit David.

– Tu conduis aussi mal que maman, remarqua Nikki d’un air dégoûté.

– Pourquoi l’hôpital ? s’enquit Angela en se penchant en arrière pour poser la main sur le genou de Nikki.

– Je crois que je commence à comprendre, lui expliqua David. Et j’ai un terrible pressentiment.

– Tu ne pourrais pas être un petit peu plus clair ?

– C’est à propos de cette fameuse "source" dont nous a parlé Van Slyke. J’ai peur de savoir de quoi il s’agit, et c’est terrifiant.

– Il nous a tenu des propos qui n’avaient ni queue ni tête, rétorqua Angela. "Source de vie, source de mort", du charabia de grand psychotique, c’est tout.

– Tout ce qu’il a dit était très décousu, c’est vrai, mais peut-être pas absolument dépourvu de sens. Il a bien précisé avoir posé la source sur la table de la salle de conférences, à côté de la maquette du parking. Cela au moins était remarquablement précis, tu ne trouves pas ?

– Si, admit Angela. Mais qu’est-ce que tu en déduis ?

– Que cette histoire de source pourrait bien avoir un rapport avec l’énergie nucléaire, déclara David. À mon avis, c’est pour cela qu’il a peur de s’être brûlé les mains.

– David ! s’exclama Angela. Tu te mets à divaguer autant que lui. N’oublie pas que lorsqu’il était sur ce sous-marin, Van Slyke a développé sa paranoïa à propos du rayonnement fissile. Ce qu’il nous a raconté là-dessus a probablement plus à voir avec une résurgence de sa paranoïa qu’avec n’importe quoi d’autre.

– J’espère de tout cœur que tu as raison, répliqua David, mais je n’en suis pas moins inquiet. Sur ce sous-marin, Van Slyke a reçu une formation sur les réacteurs nucléaires. Et qui dit réacteurs nucléaires dit forcément énergie et rayonnement fissiles. Van Slyke a des connaissances poussées dans ce domaine, et il n’ignore à peu près rien de la puissance des éléments radioactifs, ou des sources de radioactivité, si tu préfères.

– Là-dessus, je suis d’accord avec toi. Mais parler des sources de radioactivité et manipuler des substances radioactives sont tout de même deux choses bien différentes. On ne peut pas se procurer les secondes si facilement. Le gouvernement a même institué une commission ad hoc chargée de contrôler strictement tous les endroits où elles sont entreposées.

– Le problème, c’est que l’hôpital possède une vieille bombe au cobalt qu’il envisage de vendre à un pays d’Amérique latine. Or le cobalt-60 est un élément radioactif.

– Voilà qui est inquiétant, en effet, reconnut Angela.

– Et souviens-toi des symptômes que j’ai observés sur ceux de mes malades qui ont disparu, lui rappela David. Ils pourraient très bien les avoir contractés après avoir été irradiés, surtout s’ils ont été soumis à un rayonnement intense. Cette perspective est terrifiante, bien sûr, mais elle corrobore les faits. Je ne l’avais même pas imaginée, à l’époque.

– Je n’y ai pas pensé non plus lorsque j’ai effectué l’autopsie de Mary Ann Schiller. Mais maintenant que tu attires mon attention là-dessus, ce que tu dis paraît plausible. La possibilité de l’irradiation est tellement rare qu’on ne l’envisage pas spontanément. Les changements pathologiques qu’elle induit n’ont d’ailleurs pas de spécificité propre.

– C’est exactement là où je voulais en venir, affirma David. Les infirmières qui sont venues me voir avec cette espèce de syndrome grippal ont peut-être été exposées à un rayonnement nucléaire très faible. Et d’ailleurs…

– Oh, non ! le coupa Angela qui devinait trop bien ce à quoi il pensait.

– Si, reprit David. Même Nikki.

– Qu’est-ce qu’elle a Nikki ? » intervint la petite fille qui n’avait pas suivi la conversation de ses parents mais réagissait à la mention de son nom.

Angela se tourna vers elle. « Tu as eu la même petite grippe que les infirmières qu’a soignées papa, lui précisa-t-elle sans s’avancer davantage.

– Papa aussi, rétorqua Nikki.

– Exact, acquiesça David en se garant sur un des emplacements réservés aux médecins à l’arrière de l’hôpital.

– Tu as une idée sur la façon de procéder ? lui demanda Angela.

– Il me faudrait un compteur Geiger, et je serais bien étonné qu’il n’y en ait pas dans le service de radiothérapie. Ensuite, un des gardiens pourra sûrement m’indiquer où se trouve cette bombe au cobalt. Vous devriez allez m’attendre dans le hall, toutes les deux. Je ne serai pas long. »

Assez vite en effet, David tomba sur Ronnie, un gardien qu’il connaissait vaguement et qui, trop heureux de lui rendre service, abandonna sans regret la serpillière qu’il passait dans le couloir.

Ronnie sur les talons, David regagna le hall où Angela vint à sa rencontre. Nikki avait quant à elle découvert une télé dans un coin et elle était ravie de pouvoir la regarder en laissant ses parents vaquer à leurs occupations bizarres. David n’eut aucun mal à lui faire promettre de les attendre sur place et de ne pas s’aventurer à l’extérieur de l’hôpital. Sur ce, il se rendit avec Angela dans le service de radiothérapie où il ne leur fallut qu’un petit quart d’heure pour dénicher un compteur Geiger.

Regagnant le bâtiment principal, les deux époux rejoignirent Ronnie au sous-sol et patientèrent quelques minutes, le temps que leur guide trouve la clef de l’ancienne salle de radiothérapie. « Il est bien rare que j’aie à ouvrir ces vieilles salles », expliqua-t-il tout en s’effaçant pour les laisser passer.

L’ancien service de radiothérapie se composait de trois pièces : une qui avait servi de salle d’attente, un cabinet médical et la salle réservée aux traitements.

David se dirigea droit vers cette dernière, entièrement vide à l’exception de la vieille bombe au cobalt. Extérieurement, cette machine ressemblait beaucoup à un appareil de radiographie, avec en sus une table métallique sur laquelle les patients prenaient place.

Posant le compteur Geiger sur la table, David tourna le bouton. L’aiguille bougea imperceptiblement puis revint se fixer très légèrement au-dessus du zéro.

« À quel endroit se trouve la source de cobalt ? s’enquit Angela étonnée.

– Je ne sais pas trop. Probablement à l’intersection entre le bras articulé et la colonne-pivot », répondit David.

Il orienta le compteur en direction de l’endroit qu’il venait d’indiquer, mais sans obtenir de réaction plus significative.

« Le fait que l’aiguille ne bouge pas ne veut rien dire en soi, remarqua Angela. Il est évident que le constructeur a pris grand soin d’isoler la source radioactive. »

David hocha la tête tout en se déplaçant vers l’arrière de la machine. Cette fois encore, le compteur n’enregistra rien.

« Tiens, c’est curieux ! s’écria tout à coup Angela. Viens voir, David. » Les yeux levés, la jeune femme examinait attentivement le bras articulé. Du doigt, elle indiqua à David un panneau métallique maintenu tant bien que mal par quatre vis. Intrigué, David alla chercher une chaise dans la salle d’attente, grimpa dessus, dévissa sans peine les quatre vis et les tendit à Ronnie en même temps que le panneau.

Ce dernier masquait une plaque en métal circulaire fixée à l’aide de huit écrous. David demanda à Angela de lui passer le compteur Geiger qu’il introduisit dans l’habitacle avant de tourner une nouvelle fois le bouton, mais sans plus de résultats que lors de ses précédentes tentatives.

Il tâta du bout des doigts un des écrous qui vacilla autour de son axe, vérifia rapidement que les huit écrous avaient été hâtivement resserrés, les dévissa l’un après l’autre et les tendit à Ronnie.

« Tu es sûr de ne pas prendre trop de risques ? s’enquit sa femme, inquiète du risque d’irradiation potentiel et connaissant trop bien son mari pour savoir qu’il n’était pas bricoleur dans l’âme.

– On n’est jamais sûr de rien mais tout cela est trop bizarre », déclara David.

Il délogea soigneusement la lourde plaque métallique qu’il tendit comme le reste à Ronnie. Puis, se penchant vers l’avant, il scruta le long cylindre creux d’une dizaine de centimètres de diamètre qu’il avait dégagé.

« Je ne sais pas exactement de quoi il retourne, mais je suis tout de même étonné de pouvoir examiner l’intérieur de cette machine aussi facilement, lâcha-t-il. En principe, il devrait y avoir une sécurité destinée à arrêter le rayonnement quand, pour une raison ou pour une autre, on a besoin de renouveler le cobalt. »

Pour en avoir la certitude, il plaça alors le compteur Geiger dans la gueule béante du bras de l’appareil et eut tout de suite confirmation de ses doutes : l’aiguille du compteur eut à peine un frémissement avant de s’immobiliser au-dessus de zéro.

« Le cobalt n’est plus là-dedans, affirma David en sautant à bas de sa chaise. Quelqu’un l’a enlevé.

– Qu’allons-nous faire ? s’inquiéta Angela.

– Voyons, quelle heure est-il ? reprit David.

– Sept heures et quart, répondit Ronnie.

– Allons chercher des tabliers plombés en radiologie, proposa David. Ensuite, nous aviserons. »

Quittant tous les trois le service désaffecté, ils sortirent du bâtiment principal de l’hôpital et se dirigèrent vers le Centre d’imagerie médicale. Bien qu’il n’ait pas besoin de Ronnie pour lui ouvrir les portes de cette unité accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre en cas d’urgence, David l’avait prié de les accompagner afin de les aider à transporter les lourdes tenues de protection dont il comptait s’équiper. Le gardien n’avait aucune idée de ce qui se passait, mais le ton pressant de David suffit à le convaincre de la gravité de la situation.

Le technicien de garde dans la salle de radiologie se montra un peu plus réticent, mais la présence de ces deux médecins et leur insistance levèrent ses hésitations. Après s’être un peu fait prier, il leur remit les neuf tabliers plombés qu’ils exigeaient, ainsi qu’une paire de gants spéciaux utilisés pour le maniement des fluoroscopes. À cet équipement encombrant s’ajoutait le compteur Geiger dont David ne s’était pas départi.

Croulant sous le poids des lourdes tenues plombées, ils rebroussèrent chemin sous les regards curieux des membres du personnel et des visiteurs qu’ils croisèrent avant d’arriver au premier étage. Toutefois, personne ne tenta de les arrêter. Quand ils s’arrêtèrent enfin devant la porte de la salle de réunion, ils étaient tous trois à bout de souffle.

« Posons tout par terre », haleta David, exténué. Il joignit le geste à la parole, aussitôt imité par Angela et Ronnie, puis tourna le bouton du compteur Geiger. Cette fois, l’aiguille grimpa en flèche et se fixa sur le maximum. « Seigneur ! s’exclama David d’une voix étouffée. J’aurais préféré que la preuve soit un peu moins concluante. »

Le danger de radioactivité étant bien réel, il s’empressa de renvoyer Ronnie en le remerciant et expliqua à Angela la manière dont à son avis il convenait de procéder. Puis il enfila les gants, jeta deux des tenues de protection sur ses épaules et en prit une troisième dans ses bras pendant qu’Angela se chargeait d’en ramasser deux autres.

Ainsi harnaché, il ouvrit la porte de la salle et fit un pas en avant, Angela derrière lui.

Interrompu au beau milieu d’une phrase par cette arrivée intempestive, Traynor fusilla David du regard. Instantanément, les membres présents à la réunion, soit en l’occurrence Sherwood, Cantor, Caldwell, Arnsworth, Robertson et Helen Beaton, émirent en chœur un murmure de protestation que Traynor s’empressa de réprimer en heurtant furieusement son petit marteau contre la table.

Sans se laisser émouvoir, David remarqua tout de suite la source de cobalt-60 négligemment posée au milieu de l’habituel fouillis qui encombrait la table. Il s’agissait d’un cylindre long de trente à quarante centimètres, dont le diamètre correspondait à la taille de l’ouverture qu’il avait découverte quelques instants plus tôt à l’intérieur de la bombe au cobalt. Plusieurs anneaux de téflon cernaient sur toute sa longueur ce tube posé à la verticale à côté d’une maquette de parking, ainsi que Van Slyke l’avait précisé, et orné au sommet d’une petite goupille de sécurité.

Une tenue plombée dans chaque main, David s’approcha de l’objet d’un pas assuré.

« Arrêtez ! » s’égosilla Traynor.

Avant que David ait pu s’emparer du cylindre, Caldwell bondit sur ses pieds et ceintura David pour l’immobiliser.

« Ça ne va pas ? éructa-t-il à son tour. Où vous croyez-vous ?

– Je tente tout simplement de vous sauver et je prie pour qu’il ne soit pas trop tard, expliqua David en essayant de se dégager.

– Lâchez-le ! cria Angela.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire, encore ? » s’enquit Traynor.

D’un signe de tête, David désigna le cylindre qui trônait sur la table : « Cobalt-60, fit-il sèchement. Je crains fort que vous n’ayez tous eu le temps d’être sérieusement irradiés. »

À ces mots, Cantor s’écarta de la table d’un mouvement si brusque que sa chaise bascula à la renverse. « Je me demandais ce que c’était que ce truc. J’aurais dû m’en douter », balbutia-t-il d’une voix blanche avant de quitter la pièce en courant.

Sous le choc, Caldwell desserra son étreinte. Sans perdre une minute, David s’avança vers la table, saisit le cylindre entre ses deux mains gantées et entreprit immédiatement d’enrouler une des tenues plombées autour. Il enveloppa ensuite le tout d’une deuxième tenue de protection, puis d’une troisième, d’une quatrième, et ainsi de suite, aidé d’Angela qui allait les lui chercher au fur et à mesure dans le couloir sous les yeux de l’assemblée médusée.

Une fois cela fini, la jeune femme lui amena le compteur Geiger.

« Je ne vous crois pas, il nous faudrait des preuves, articula péniblement Traynor d’une voix qui manquait de conviction.

– Nous en discuterons plus tard, si vous le voulez bien, déclara David. Pour le moment, à votre place je me dépêcherais de sortir d’ici et je contacterais un médecin au plus vite. Vous risquez tous d’avoir été irradiés à forte dose. »

Les membres du conseil d’administration s’interrogèrent du regard, inquiets d’abord puis très vite paniqués. Quelques secondes plus tard, ils avaient tous quitté la salle dans un sauve-qui-peut général.

Resté seul avec Angela, David actionna à nouveau le compteur Geiger et fut troublé de constater que la radioactivité était toujours excessivement importante.

« Dépêchons-nous de filer, nous aussi, lança-t-il. De toute façon nous ne pouvons plus faire grand-chose. »

Abandonnant derrière eux le cylindre dûment emmitouflé dans les tabliers plombés, ils quittèrent la salle de réunion et refermèrent soigneusement la porte derrière eux. Dans le couloir, le compteur Geiger n’enregistrait plus qu’un taux de radiation acceptable.

Soulagés d’en avoir fini, les deux époux se dirigèrent vers l’escalier pour aller chercher leur fille. En haut des marches, David s’arrêta, frappé par une idée soudaine.

« Tu crois que Nikki ne s’impatientera pas trop si nous nous attardons encore un peu ? lui demanda-t-il.

– Nikki pourrait rester une semaine entière devant un poste de télé, répliqua Angela.

– Alors suis-moi. Je crois que j’ai deviné comment Van Slyke s’y est pris pour irradier les malades », dit David en l’entraînant de l’autre côté du couloir, vers les chambres du service hospitalier.

Une demi-heure plus tard, David, Angela et Nikki remontaient dans la Cherokee et quittaient le parking de l’hôpital. Ils repassèrent d’abord devant la maison de Van Slyke où David récupéra la Volvo.

« Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de risques qu’il sévisse à nouveau ce soir, déclara David avec un geste du menton en direction de la bâtisse.

– Cela m’étonnerait, en effet, dit Angela.

– Alors rentrons chez mes parents, décréta David en poussant sa portière. Je suis épuisé et je t’avoue que je n’ai aucune envie de remettre les pieds dans cette baraque.

– Je te suis, lança Angela en prenant sa place au volant. Et appelle ta mère de la voiture. Elle doit être folle d’inquiétude. »

David monta dans la Volvo et mit le contact. Levant les yeux, il sentit son cœur se serrer quand il vit la fourgonnette de Calhoun garée juste devant lui.

Sans s’attarder davantage, il démarra, prudemment cette fois, et attendit d’avoir gagné la grand-route pour décrocher son téléphone portable. Avant de composer le numéro de ses parents, il appela les bureaux de la Criminelle à Burlington. Là, il expliqua à l’agent de service qu’il voulait porter plainte, pour meurtre et homicide volontaire à l’encontre de plusieurs personnes exposées aux radiations létales d’une substance radioactive dans l’enceinte de l’hôpital de Bartlet.