14.
JEUDI 21 OCTOBRE
Le temps n’était guère moins maussade, le lendemain. La pluie s’était calmée mais l’épais brouillard qui l’avait remplacée noyait tout sous sa couche cotonneuse et la température avait encore baissé.
Le téléphone sonna alors que Nikki faisait ses exercices de kiné respiratoire. David se précipita pour aller décrocher. Vu l’heure matinale, il craignait que ce ne soit l’hôpital qui l’appelle au sujet de John Tarlow. Mais il se trompait : le coup de fil venait du bureau du procureur, désireux de leur envoyer quelqu’un pour examiner les lieux du crime.
« À quel moment pourrait-il passer ? demanda David.
– Maintenant, ce serait possible ? Nous avons un agent disponible tout près de chez-vous.
– Nous sommes encore à la maison pour une heure environ, précisa David.
– Parfait. Je vous l’envoie. »
Un quart d’heure plus tard environ, la personne annoncée sonna à leur porte. Il s’agissait d’une jeune femme charmante à la chevelure d’un roux flamboyant.
« Excusez-moi de vous déranger de si bonne heure », dit-elle après s’être présentée sous le nom d’Elaine Sullivan.
S’effaçant pour la laisser entrer, David la guida jusqu’au pied de l’escalier et alluma la lampe tempête qu’il avait laissée sur place pour éclairer la tombe, désormais vidée de son sinistre contenu. Elaine sortit un appareil photo de son sac et prit quelques clichés. Puis, s’accroupissant, elle gratta légèrement du bout de l’ongle la terre battue du sol. Angela qui les avait rejoints l’observait par-dessus l’épaule de David.
« La police de Bartlet est venue hier soir, si je ne me trompe ? interrogea Elaine.
– Oui, ainsi d’ailleurs qu’un médecin légiste, répondit David.
– Je ne voudrais pas vous ennuyer outre mesure, mais je crois qu’il faudrait confier l’affaire à une brigade spécialisée dans les homicides.
– C’est une bonne idée, approuva Angela. Les policiers de Bartlet n’ont pas l’air d’avoir l’expérience requise pour mener cette enquête. »
Diplomate, Elaine se contenta d’un petit signe d tête et s’abstint de tout commentaire.
« Faut-il que nous soyons ici, quand ils viendront ? s’enquit David.
– Oh, c’est à vous de voir, répondit Elaine. Il est possible qu’un inspecteur ait envie de vous poser quelques questions, mais l’équipe que je voudrais envoyer doit simplement effectuer les prélèvements d’usage.
– Ça doit se faire aujourd’hui, j’imagine ? dit Angela.
– Oui, ce matin si possible. Le plus tôt serait le mieux.
– Je vais prévenir Alice », lança Angela à David.
Après avoir arrangé les choses avec Alice, les Wilson quittèrent la maison sur les talons de la jeune magistrate. Nikki allait à l’école pour la première fois depuis sa sortie de l’hôpital. Très excitée, elle avait déjà changé de vêtements à deux reprises.
Dans la voiture, elle parla exclusivement de la macabre découverte. Au moment de la déposer, Angela lui recommanda de ne pas trop se répandre sur cet événement mais elle savait qu’elle donnait ce conseil en pure perte. Nikki ayant déjà informé Caroline et Arnie, la nouvelle s’était sans doute répandue comme une traînée de poudre.
Impatiente, la petite fille les quitta pour courir vers la cour de récréation. David redémarra en direction de l’hôpital.
« Je me demande comment je vais trouver John Tarlow, ce matin, dit-il en réfléchissant à voix haute. On ne m’a pas appelé, mais je suis tout de même inquiet.
– Et moi, lui fit écho Angela, je ne suis pas enchantée à l’idée de voir Wadley. Je ne sais pas si Cantor lui aura parlé ou non, mais de toute façon la perspective n’a rien d’agréable. »
Après s’être embrassés, les deux époux se séparèrent pour entamer leurs journées respectives.
David se rendit directement dans la chambre de John Tarlow qui, remarqua-t-il, respirait avec difficulté. Ce n’était pas bon signe. Prenant son stéthoscope, David secoua légèrement John par l’épaule pour le réveiller et lui demander de s’asseoir. Le malade n’eut aucune réaction.
Une bouffée de panique saisit David en constatant que ses pires craintes semblaient s’être réalisées. Il ausculta John à la hâte et découvrit qu’une pneumonie massive s’était déclarée pendant la nuit. Il était indispensable de transférer d’urgence le malade dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital.
Le jeune médecin entra en trombe dans le bureau des infirmières qu’il trouva en pleine effervescence ; l’équipe de jour venait d’arriver pour assurer la relève et les infirmières se passaient les consignes.
« Ce transfert ne peut pas attendre que nous ayons fini le rapport ? lui demanda Janet Colburn.
– Absolument pas ! tempêta David. Je veux que ce soit fait sur-le-champ. Et j’aimerais bien savoir pourquoi une fois de plus je n’ai pas été prévenu, alors que de toute évidence M. Tarlow a contracté une double pneumonie.
– Il dormait paisiblement la dernière fois que nous avons pris sa température, intervint l’infirmière de nuit. La consigne était de vous appeler si la fièvre montait ou si les symptômes gastro-intestinaux empiraient. Nous n’avons rien constaté de semblable. »
Agacé, David s’empara du dossier de son malade et consulta la courbe de température. Le léger pic enregistré était loin de correspondre à ce que David venait d’observer.
« Envoyez-le sans perdre une minute à l’unité de soins intensifs, reprit-il sans autres commentaires. Je veux aussi qu’on pratique de nouvelles analyses de sang et une radio des poumons. »
Le transfert fut effectué sur-le-champ. Pendant ce temps, David appela le cancérologue, le Dr Clark Mieslich, et le spécialiste des maladies infectieuses, le Dr Martin Hasselbaum, en les priant de venir immédiatement.
La célérité du laboratoire lui permit bientôt de vérifier les résultats des examens qu’il venait d’ordonner. La numération globulaire montrait que le taux de leucocytes, déjà bas la veille, avait encore diminué, preuve que l’organisme du malade ne résistait pas à l’infection des bronches. Bien sûr la chimiothérapie suivie par John pour sa leucémie avait dû affaiblir ses défenses immunitaires, mais John Tarlow n’était plus sous chimio depuis des mois. Toutefois, c’est surtout la radio des poumons qui alarma David : elle confirmait l’existence d’une pneumonie massive étendue aux deux lobes.
Les deux spécialistes se présentèrent presque en même temps. Après avoir consulté le dossier et examiné le malade, ils s’éloignèrent du lit pour conférer avec David. Le Dr Mieslich lui confirma qu’il y avait longtemps que John ne suivait plus de traitement chimiothérapique.
« Comment expliquer le taux anormalement bas des globules blancs, alors ? lui demanda David.
– Cela m’intrigue, reconnut Mieslich. Peut-être est-ce lié à la leucémie ? Pour s’en assurer, le mieux serait d’effectuer un prélèvement de moelle osseuse mais il serait imprudent d’y procéder maintenant, avec cette infection galopante. En outre cet examen serait sans portée pratique. M. Tarlow est mourant. »
Bien que cette dernière remarque n’apprit rien à David, il eut l’impression que le ciel lui tombait sur la tête. Il se refusait à croire qu’il allait perdre un second patient quarante-huit heures après le décès de Marjorie.
En désespoir de cause il se tourna vers le Dr Hasselbaum qui ne se montra pas moins catégorique et pessimiste que son confrère. Pour lui, la pneumonie était provoquée par une bactérie particulièrement virulente et John ne se remettrait pas du choc. Sa tension, souligna-t-il, était extrêmement faible et les reins étaient atteints.
« Tout cela est bien mauvais signe, poursuivit Hasselbaum. M. Tarlow semble avoir à peu près épuisé ses défenses physiologiques, ce qui à mon avis est imputable à sa leucémie. Les traitements classiques resteront inefficaces. La seule chance, et encore, serait d’essayer des substances expérimentales susceptibles de contrer le choc endotoxique. J’ai la possibilité de m’en procurer. Qu’en pensez-vous ?
– Il ne faut pas hésiter ! s’exclama David.
– Il s’agit de médicaments extrêmement coûteux, le mit en garde le Dr Hasselbaum.
– Une vie humaine est en jeu », déclara simplement David.
Il leur fallut plus d’une heure pour déterminer ce traitement et laisser leurs ordres à l’unité de soins intensifs. Puis David, se reprenant à espérer, s’empressa de gagner son service. Comme la veille, il trouva la salle d’attente noire de monde, avec des malades qui patientaient jusque dans le couloir. Tout le monde paraissait à cran, même sa secrétaire.
Sans perdre une minute, il se plongea d’arrache-pied dans le travail, ne s’octroyant que quelques interruptions entre deux patients pour appeler l’unité de soins intensifs. « État stationnaire », lui répondait-on invariablement.
En sus des rendez-vous normalement prévus, il lui fallut recevoir un certain nombre de personnes présentant des symptômes suffisamment alarmants pour qu’il prenne le temps de les examiner. De lui-même, il les aurait sans hésiter adressées aux urgences, mais il ne pouvait passer outre aux exigences de Kelley. Deux de ces malades, Mary Ann Schiller et Jonathan Eakins, lui rappelèrent d’ailleurs des souvenirs douloureux. Eux aussi avaient un cancer.
Bien que hanté par la foudroyante détérioration de l’état de santé de Marjorie Kleber et de John Tarlow après leur admission à l’hôpital, David dut se résigner à hospitaliser Mary Ann et Jonathan. La première souffrait d’une très grave sinusite ; le second présentait une arythmie cardiaque préoccupante.
Deux infirmières de l’équipe de nuit faisaient également partie de ces patients casés entre deux rendez-vous. David les avait croisées à plusieurs reprises lorsqu’on l’appelait à l’hôpital pour une urgence. Leurs symptômes étaient identiques : un syndrome grippal associant fatigue intense, légère fièvre, baisse du taux des globules blancs et troubles gastro-intestinaux avec crampes, nausées, vomissements et diarrhée. David leur signa un arrêt de travail et leur conseilla de garder le lit en suivant le traitement symptomatique qu’il leur prescrivit.
Un peu intrigué, il profita du premier temps mort pour demander à Susan si elle avait entendu parler d’autres cas de grippe à l’hôpital. Elle lui répondit par la négative.
*
La journée d’Angela commença sous les meilleurs auspices : elle ne vit pas Wadley de la matinée.
Vers dix heures, elle téléphona au Dr Walter Duns-more, le médecin légiste responsable de l’ensemble des expertises médico-légales du secteur, dont elle avait trouvé le numéro dans l’annuaire de Burlington. Après lui avoir annoncé qu’elle était anatomopathologiste à l’hôpital de secteur de Bartlet, elle lui expliqua les raisons qui la poussaient à s’intéresser au cas Hodges en précisant qu’elle-même avait un temps envisagé de se spécialiser en médecine légale.
Le Dr Dunsmore l’invita cordialement à venir lui rendre visite à Burlington. « En fait, ajouta-t-il, vous pourriez assister à l’autopsie de Hodges. J’en serais ravi, mais je dois vous prévenir : comme la plupart des médecins légistes, j’ai une vocation d’enseignant rentrée !
– Quand doit avoir lieu l’autopsie ? demanda Angela très tentée.
– En fin de matinée, en principe. Mais rien ne m’empêche de la repousser à cet après-midi.
– C’est très gentil à vous, mais je ne crois pas pouvoir me libérer. Mon chef de service ne sera sûrement pas d’accord.
– Oh, je connais bien Ben Wadley, affirma le Dr Dunsmore. Je vais lui passer un coup de fil et arranger ça avec lui.
– Non, n’en faites rien, je vous en prie.
– Mais si, voyons. Il n’a rien à me refuser. À tout à l’heure, je vous attends. »
Et sur ce, il raccrocha, sans laisser à Angela le temps de protester. Prise de court, elle se demanda avec une certaine inquiétude comment Wadley allait accueillir cette proposition. Puis, haussant les épaules, elle se dit qu’elle saurait bientôt à quoi s’en tenir.
Elle fut d’ailleurs fixée plus vite qu’elle ne l’aurait cru. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que son téléphone se mit à sonner.
« J’aurais aimé venir vous voir mais je suis retenu au labo de chirurgie, lui annonça aimablement Wadley. Le médecin légiste de Burlington vient de m’appeler. Il souhaite que vous assistiez à une autopsie, là-bas.
– Oui, en effet, je viens de l’avoir au bout du fil. Mais je n’étais pas sûre que vous soyez d’accord », dit Angela.
Au ton enjoué de son chef de service, elle devina que Cantor ne lui avait pas touché mot de l’entretien qu’elle avait eu la veille avec lui.
« Je trouve l’idée excellente, déclara Wadley. D’ailleurs j’ai pour principe de ne jamais refuser une faveur au médecin légiste. Mieux vaut être dans ses petits papiers, on ne sait jamais. Aussi je vous encourage vivement à aller à Burlington.
– Je vous remercie », dit Angela assez satisfaite du cours que prenaient les choses.
Elle appela tout de suite David pour l’informer de ses projets. La fatigue et la lassitude qu’elle perçut dans la voix de son mari l’alarmèrent. « Il y a quelque chose qui ne va pas ? lui demanda-t-elle. Tu as l’air épuisé.
– Oh, je t’en parlerai plus tard, éluda David. J’ai pris du retard, une fois de plus, et je n’ai pas une minute pour souffler. »
Après avoir raccroché, Angela prit son sac et son manteau et quitta l’hôpital. Elle voulait repasser chez elle se changer avant de partir pour Burlington. En arrivant devant la maison, elle fut surprise de voir une fourgonnette de la police garée devant la porte, signe que les inspecteurs de la brigade criminelle étaient toujours sur place.
Alice Doherty vint l’accueillir sur le seuil et lui confirma que les policiers n’avaient pas fini leur travail. « Ils se sont enfermés à la cave, lui dit-elle. Ça fait au moins quatre heures qu’ils fouillent là-dedans. »
Angela se rendit au sous-sol pour y rencontrer les techniciens, au nombre de trois. Ils avaient entièrement entouré l’espace situé sous l’escalier avec ces rubans de plastique jaune utilisés pour délimiter les scènes de crime et s’éclairaient à l’aide d’un puissant projecteur. L’un d’entre eux utilisait des techniques sophistiquées pour essayer de prélever les empreintes laissées sur les pierres du mur. Un autre passait soigneusement au tamis la terre battue du sol. Le troisième cherchait des fibres et des empreintes latentes à l’aide du faisceau luminescent de la petite lampe qu’il tenait à la main.
Seul celui qui prenait des empreintes se dérangea pour saluer Angela. Il s’appelait Quillan Reilly. « Cela nous prend plus de temps que prévu, je suis désolé, s’excusa-t-il auprès de la jeune femme.
– Cela n’a aucune importance, le rassura-t-elle. Restez aussi longtemps qu’il le faudra. »
Elle les observa un moment. Absorbés par leurs recherches, c’est à peine s’ils échangeaient un mot de temps à autre. Elle s’apprêtait à partir quand Quillan lui demanda si des travaux de peinture avaient été effectués dans la maison au cours des huit derniers mois.
« Pas que je sache, répondit-elle. Sûrement pas depuis que nous sommes là, en tout cas.
– Tant mieux, déclara le policier. Cela ne vous dérangerait pas trop si nous revenions dans la soirée pour faire un test au luminol dans les pièces du haut ?
– Un test au luminol ? répéta la jeune femme. Qu’est-ce que c’est ?
– Une substance chimique dont on se sert pour détecter les taches de sang.
– Mais la maison a été nettoyée de fond en comble, protesta Angela, un peu froissée que son interlocuteur s’imagine qu’il allait trouver des traces de sang chez elle.
– Ça vaut quand même la peine de jeter un œil, insista-t-il.
– Si vous pensez que c’est utile, n’hésitez pas, bien sûr. Nous ne demandons qu’à vous aider.
– Merci, m’dame.
– À propos, reprit-elle, vous savez ce qu’il est advenu des objets prélevés hier soir par le médecin légiste ?
– Il nous les a remis.
– Ah, soupira-t-elle soulagée. Je craignais que la police de Bartlet ne les ait gardés. »
Angela prit congé de Quillan et monta se changer en vitesse. Dix minutes plus tard, elle roulait en direction de Burlington.
« Nous vous avons attendue », lui annonça le Dr Dunsmore quand on introduisit la jeune femme dans son bureau, très moderne et presque vide de meubles.
Il sut très vite la mettre à l’aise et d’emblée lui proposa de l’appeler par son diminutif, Walt.
C’est avec un frisson d’excitation que la jeune femme revêtit la tenue verte des chirurgiens, masque et gants compris. Elle se réjouissait d’avance de pénétrer à nouveau dans une salle d’autopsie.
« Je pense que vous allez apprécier notre équipement, lui dit Walt sur le seuil. Longtemps la médecine légale n’a pour ainsi dire pas existé en dehors des grandes villes, mais les choses ont changé. »
Le corps de Dennis Hodges reposait sur le métal nu d’une table d’examen et les clichés des différentes radios étaient exposés contre un écran de verre dépoli. Walt présenta Angela à Peter, qui travaillait à la morgue comme assistant.
Ils se penchèrent d’abord sur les radios. La fracture de l’os frontal, sous le cuir chevelu, avait très certainement provoqué le décès. Ils en observèrent une autre, de forme linéaire, à la base de la nuque. La clavicule gauche, le cubitus et le radius du bras gauche étaient également brisés en plusieurs endroits.
« Il s’est fait assassiner, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, décréta Walt. Et tout laisse à penser qu’il s’est défendu comme un beau diable.
– Le chef de la police de Bartlet tient pour l’hypothèse du suicide, lui apprit Angela.
– Il veut rire, j’espère.
– Je n’en suis pas si sûre. Ni mon mari ni moi n’avons été éblouis par sa façon de procéder. À croire que cet homme n’a jamais eu d’affaire de meurtre à résoudre.
– Ce serait bien étonnant, remarqua Walt. Il fait probablement partie de cette génération d’officiers de police insuffisamment formés aux nouvelles méthodes d’enquête. »
Angela mentionna le ciseau découvert avec le cadavre. Après avoir examiné la blessure encore visible sur le front de Hodges et mesuré sa profondeur au niveau où l’os avait été enfoncé, ils en conclurent que cet outil avait servi d’arme du crime.
Puis ils s’intéressèrent aux mains du mort, toujours protégées par les sachets en papier.
« J’ai poussé un soupir de soulagement quand j’ai vu que le médecin légiste avait pris cette précaution, dit Walt. Je passe mon temps à essayer de convaincre les toubibs de l’importance de ce détail. »
Angela l’approuva de la tête en se félicitant intérieurement d’avoir attiré l’attention du Dr Cornish sur ce point.
Walt dégagea les mains avec mille précautions et s’empara de la loupe pour regarder sous les ongles.
« Il y a des débris de matière sous certains d’entre eux, commenta-t-il en passant la loupe à Angela.
– En effet, dit la jeune femme. Vous avez une idée de ce que ça peut-être ?
– Il faudra attendre l’observation au microscope », répondit Walt en dégageant soigneusement ces fragments pour les faire tomber dans des petits flacons étiquetés au nom de chaque doigt.
Comme s’ils avaient depuis longtemps l’habitude de travailler en équipe, ils s’acquittèrent assez vite de l’autopsie elle-même et découvrirent suffisamment d’éléments d’ordre pathologique pour rendre leur tâche intéressante : Hodges avait de l’artériosclérose, un début de cancer du poumon et une cirrhose du foie avancée.
« Il ne devait pas cracher sur le bourbon », déclara Walt.
Lorsqu’ils eurent terminé, Angela le remercia chaleureusement de l’avoir invitée et le pria de la tenir informée des résultats des examens qu’ils avaient demandés. Elle rentra à Bartlet détendue et de bonne humeur, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des jours. Retrouver l’ambiance d’une salle d’autopsie l’avait heureusement distraite de ses soucis et elle se sentait presque reconnaissante à Wadley de lui avoir permis de s’absenter.
En arrivant à l’hôpital, elle dut garer la Volvo sur le parking du haut car les emplacements réservés aux médecins à l’arrière du bâtiment étaient tous occupés.
Courant pour éviter de trop se faire mouiller par la pluie qui tombait de plus belle, elle gagna directement le service d’anatomopathologie. Elle accrochait son manteau à la patère quand la porte de communication entre son bureau et celui de Wadley s’ouvrit avec une telle violence qu’elle suspendit son geste, saisie. Wadley se tenait sur le seuil, la mâchoire crispée, les yeux plissés de fureur. Ses cheveux blancs d’ordinaire soigneusement lissés se dressaient sur sa tête. Il semblait hors de lui. Instinctivement, Angela recula d’un pas et jeta un regard vers la porte donnant sur le couloir, y voyant une issue pour fuir.
Sans lui en laisser le temps, Wadley se rua sur elle et la plaqua contre son bureau. « Il faut qu’on s’explique, tous les deux, lança-t-il d’une voix rageuse. Qu’est-ce qui vous a pris, d’aller chez Cantor pour lui raconter cette histoire grotesque, ces mensonges à dormir debout ? Vous m’accusez de harcèlement sexuel ! Mais vous êtes folle ! »
Il la fusillait du regard. La jeune femme se tassa un peu plus contre le meuble, terrorisée à l’idée qu’il la frappe. Elle ne voulait surtout rien dire qu’il puisse prendre pour une provocation.
« Vous allez vous décider à parler ! » hurla Wadley, avant de s’interrompre au milieu de sa tirade en se rendant soudain compte que la porte du couloir était restée ouverte.
On n’entendait plus un bruit en provenance du secrétariat, pas même le cliquetis des doigts sur les claviers. Lâchant un instant la jeune femme, Wadley donna un coup de pied dans la porte qui se referma avec fracas.
« Ah, je suis bien récompensé du temps et des efforts que je vous ai consacrés, reprit-il de plus belle. Au cas où vous l’auriez oublié, je vous rappelle que vous êtes encore en période d’essai, dans ce service. Vous feriez mieux de faire attention ! Au premier faux pas, je vous flanque dehors sans préavis, c’est compris ? »
Angela hocha la tête, plus angoissée par la situation présente que par le sombre avenir qu’il lui promettait.
« Vous n’avez rien à répondre ? demanda-t-il en lui soufflant son haleine au visage. J’en ai assez de vos grands airs et de votre silence !
– Je regrette que les choses en soient arrivées à ce point, murmura Angela.
– Ah oui ? Vous salissez ma réputation en vous répandant en accusations sur mon compte et c’est tout ce que vous trouvez à dire ! Moi j’appelle ça de la calomnie, ma petite, et je vous préviens : je n’hésiterai pas à porter plainte. »
Là-dessus, il tourna les talons et claqua la porte de son bureau derrière lui.
Le visage entre les mains, Angela luttait pour maîtriser sa respiration et refouler ses larmes. Accablée, elle se laissa tomber sur son siège. Tout cela était si injuste !
*
Susan passa la tête dans une des salles d’examen pour prévenir David qu’une infirmière de l’unité de soins intensifs demandait à lui parler au téléphone. Plein d’appréhension, David décrocha pour s’entendre dire que son malade, M. Tarlow, venait de faire un arrêt cardiaque et qu’on avait prévenu l’équipe de réanimation.
David reposa brutalement le combiné. Son cœur battait follement dans sa poitrine et il avait des sueurs froides. Plantant là sa secrétaire et l’infirmière qu’il était en train d’ausculter, il se rua comme un fou vers l’unité de soins intensifs. Mais le temps qu’il arrive, tout était fini. Le médecin du service des urgences qui dirigeait l’équipe de réanimation venait de constater le décès de John Tarlow.
« Le cas était de toute façon désespéré, lui déclara son confrère. Ce type avait les poumons complètement obstrués, les reins foutus et une tension quasi nulle. »
David hocha la tête d’un air absent, incapable de détacher les yeux de son malade. Puis, laissant aux infirmières le soin de débrancher les nombreux fils et tuyaux qui reliaient le corps à différents appareils, il alla s’asseoir devant le bureau situé au milieu de la pièce, la tête entre les mains, se demandant s’il avait vraiment les compétences voulues pour être médecin. La mort le troublait toujours autant, et au lieu de se cuirasser contre elle au fil du temps, il lui semblait au contraire devenir de plus en plus fragile.
Il dut ensuite recevoir les membres de la famille Tarlow qui, comme les proches de Marjorie, le remercièrent de s’être occupé de John avec autant de dévouement. Leurs paroles de réconfort donnaient à David l’impression d’être un imposteur. Il n’avait pas pu aider John. Il ignorait jusqu’à la cause de son décès, car la leucémie ne suffisait pas à tout expliquer.
Bien qu’il connût maintenant la politique suivie par l’hôpital en matière d’autopsie, David n’en demanda pas moins aux membres de la famille de John s’ils étaient d’accord sur le principe. Sans lui opposer un refus formel, ils lui promirent d’y réfléchir.
En quittant l’unité de soins intensifs, David se rendit au chevet de Mary Ann Schiller et de Jonathan Eakins, dont il voulait s’assurer qu’ils étaient bien installés et déjà sous traitement. Il tenait également à vérifier si le cardiologue de l’OMV était bien passé voir Jonathan, ainsi qu’il l’avait demandé.
En découvrant qu’on avait attribué la chambre 206 à Mary Ann, David éprouva une bouffée d’angoisse irrationnelle : c’est précisément la 206 que John avait quittée peu de temps auparavant pour l’unité de soins intensifs. À moitié tenté d’exiger qu’on change sa patiente de chambre, David se rendit compte qu’il cédait à une crainte superstitieuse. Comment expliquer la chose au service des admissions ? En insistant pour qu’aucun de ses malades n’occupe plus jamais la 206 ? C’était absurde.
Il vérifia le goutte-à-goutte de Mary Ann que les infirmières avaient déjà mise sous antibiotiques. Un peu rassuré, il passa ensuite voir Jonathan qu’il trouva lui aussi détendu et confiant. Tout allait bien : le moniteur cardiaque fonctionnait et Jonathan lui confirma que le cardiologue devait passer d’un instant à l’autre.
À peine avait-il poussé la porte de son cabinet que Susan l’informa du message laissé par Charles Kelley. « Il veut vous voir toutes affaires cessantes, dit-elle. Il a bien insisté là-dessus : toutes affaires cessantes.
– J’ai beaucoup de rendez-vous en retard ? s’enquit David.
– Plein, répondit la jeune femme. Essayez de ne pas être trop long. »
C’est avec l’impression de porter tout le poids du monde sur ses épaules que David se rendit d’un pas lent jusqu’à l’aile où se trouvaient les services administratifs de l’OMV. Il ne devinait que trop bien la raison de l’appel de Charles Kelley.
« Franchement, vous m’embarrassez, David », lui déclara son supérieur hiérarchique après l’avoir invité à s’asseoir.
David s’émerveilla intérieurement du talent d’acteur de Kelley. Il jouait à merveille le rôle de l’ami outragé.
« De deux choses l’une, poursuivit Kelley. Ou vous êtes borné, ou les difficultés de l’Observatoire médical du Vermont vous laissent totalement indifférent. Moins de vingt-quatre heures après que je vous ai conseillé d’éviter de solliciter abusivement les conseils de spécialistes ne faisant pas partie de notre structure, vous réitérez avec un autre patient incurable. Vous me mettez dans une situation délicate, David. Quand comprendrez-vous enfin qu’il est vital de prendre en compte le coût inhérent aux soins médicaux ? Vous êtes tout de même au courant de la crise qui sévit dans votre profession, non ? »
David répondit par une brève inclinaison de tête.
« Alors pourquoi y mettre autant de mauvaise volonté ? l’apostropha Kelley d’une voix maintenant chargée de colère. D’autant que cette fois, ce n’est pas simplement l’OMV que vous vous êtes mis à dos. La direction de l’hôpital aussi se fâche. Helen Beaton m’a appelé au téléphone. Elle est ulcérée par le prix faramineux des médicaments dérivés des techniques de biotechnologie que vous avez prescrits à un malade hélas condamné. C’est une manie, chez-vous ! De l’avis même des spécialistes que vous avez dérangés, cet homme était mourant. Il avait une leucémie qu’il traînait depuis des années. Quand finirez-vous par comprendre que vous gaspillez du temps, de l’argent et des ressources en équipement et en personnel ? »
Kelley s’était peu à peu laissé emporter avec un art consommé. Quand il s’arrêta pour reprendre son souffle, il avait le visage cramoisi. Puis il poussa un profond soupir et secoua la tête, comme s’il hésitait sur la conduite à tenir.
« Helen Beaton m’a également informé de votre demande d’autopsie, reprit-il d’une voix lasse. Les autopsies ne font pas partie du contrat passé entre l’hôpital et l’OMV, et je crois savoir que vous ne l’ignorez pas. Il faut vous montrer raisonnable, David, il faut m’aider, ou… »
Kelley s’interrompit, laissant sa phrase en suspens. « Ou quoi ? l’interrogea David qui se doutait de la suite mais voulait l’entendre.
– Je vous aime bien, David, mais je ne pourrai rien pour vous si vous ne vous décidez pas à coopérer. Mes supérieurs me demandent des comptes. Cela au moins vous pouvez le saisir, n’est-ce pas ? »
David se sentait plus déprimé que jamais lorsqu’il regagna son service. Les arguments de Kelley lui paraissaient irrecevables, et pourtant il se sentait ébranlé. Comment ne pas admettre la vanité de son acharnement à sauver des cas désespérés quand l’argent et les ressources requis par cet effort auraient pu trouver à s’employer plus utilement ? Mais un doute le taraudait : était-ce bien ainsi qu’il fallait poser le problème ?
*
L’ambiance fut maussade, ce soir-là, à la table des Wilson. Ils mangèrent en silence, préoccupés par les pensées qui les agitaient chacun. Ce havre de paix qu’ils croyaient avoir trouvé avait disparu comme un mirage, en même temps que les beaux jours.
Même Nikki avait passé une mauvaise journée. Elle détestait son nouvel instituteur, M. Hart, que les élèves avaient déjà surnommé Achtung. Ce n’était qu’un vieux schnoque, annonça-t-elle à ses parents de retour du travail.
Le remplaçant de Marjorie avait tenu à ce que Nikki fasse les mouvements de gymnastique comme les autres, sans tenir compte de ses difficultés respiratoires. Et, plus grave, il n’avait pas voulu entendre parler de kiné respiratoire.
Une fois le repas avalé, David décida qu’une bonne flambée les aiderait à combattre la morosité de cette soirée et il descendit au sous-sol pour aller chercher du bois. Mais les rubans jaunes qui délimitaient l’espace au-dessous de l’escalier réveillèrent les pénibles souvenirs relatifs au cadavre découvert la veille. Ramassant quelques bûches à la hâte, il remonta vivement au rez-de-chaussée. Il ne s’était jamais trouvé outre mesure superstitieux ou impressionnable, jusqu’ici, mais les récents événements commençaient à l’ébranler sérieusement.
Après avoir allumé le feu, il entreprit de chasser ses idées noires en engageant la conversation sur les plaisirs que leur promettait l’hiver. Dès les premières neiges, ils pourraient skier, faire de la luge et patiner sur l’étang. Ces propos badins commençaient enfin à détendre un peu Angela et Nikki quand un crissement de freins les fit sursauter tous les trois. David se leva et alla à la fenêtre.
« C’est une voiture de police, annonça-t-il. Que peuvent-ils bien vouloir encore ?
– Oh, j’avais complètement oublié, s’exclama Angela en sautant sur ses pieds. Ce matin, les techniciens de la brigade criminelle m’ont demandé s’ils pouvaient revenir ce soir pour chercher des traces de sang.
– Des traces de sang ? Mais il y a huit mois que Hodges a été tué !
– Je sais, mais d’après eux cela vaut quand même le coup d’essayer », répondit la jeune femme.
Les trois hommes qui sonnèrent à la porte étaient ceux qu’elle avait déjà vus quelques heures plus tôt. Elle s’étonna de la longueur de leurs journées.
« Nous passons beaucoup de temps à aller d’un point à un autre », répondit simplement Quillan.
Angela le présenta à David.
« Comment marche le test que vous allez effectuer ? s’enquit ce dernier.
– Le luminol réagit en devenant fluorescent au contact des résidus ferreux du sang », expliqua Quillan.
David restait sceptique.
Pressés de se mettre au travail et d’en terminer au plus vite, les trois hommes commencèrent par l’entrée de service où ils installèrent un appareil photo sur un pied avant d’éteindre la lumière. Puis ils aspergèrent les murs d’un produit contenu dans un banal vaporisateur.
« Il y en a un peu, là », dit Quillan.
Une tache fluorescente presque imperceptible apparaissait effectivement dans le noir.
« Oui, mais la trace est trop faible pour prendre une photo », remarqua un de ses collègues.
Après avoir arpenté la pièce sans rien trouver de plus concluant, ils passèrent dans la cuisine. À la demande de Quillan, David et Angela éteignirent toutes les lampes, y compris celles du couloir et du salon puis, Nikki entre eux deux, ils restèrent sur le seuil, curieux de voir ce qui allait se passer.
Peu à peu, des portions entières de murs se mirent à luire dans l’obscurité.
« C’est encore un peu pâle mais il y en a partout, déclara Quillan. Je vaporise encore un peu de luminol, préparez l’appareil photo.
– Mon Dieu, chuchota Angela dans un souffle. Cette cuisine est pleine de sang ! »
Les Wilson distinguaient vaguement les silhouettes des trois hommes et arrivaient à repérer leur position au bruit qu’ils faisaient en se déplaçant. À tâtons, ils s’approchèrent ensemble de la table que leur avait laissée Clara Hodges et où ils prenaient la plupart de leurs repas. Les pieds de ce meuble scintillaient d’un éclat fantomatique.
« Je parie mon billet que le meurtre a eu lieu ici, lança un des techniciens. Là, à côté de la table. »
L’obturateur de l’appareil photo s’ouvrit dans un cliquetis, accompagné en sourdine par le chuintement du vaporisateur. Les traces de sang étaient si ténues que Quillan devait les asperger continuellement de luminol.
Quand, leur tâche accomplie, les trois hommes de la brigade criminelle furent repartis, les Wilson regagnèrent la bibliothèque, d’humeur plus sombre encore qu’au début de la soirée. Aucun d’entre eux ne pensait plus aux joies du ski et aux folles glissades en luge dont la perspective les avait déridés quelques heures plus tôt.
Angela prit place à côté de la cheminée, le dos au feu et le regard tourné vers David et Nikki qui s’étaient effondrés sur le canapé. Leur détresse évidente leva en elle le besoin de les protéger. La pensée de la cuisine maculée de sang lui était insupportable. À bien des égards, cette pièce avait représenté pour elle le vrai cœur de la maison, et voilà qu’elle était irrémédiablement souillée par une violence innommable où Angela voyait comme une menace pour sa famille.
Elle se décida à rompre le silence pesant.
« Nous devrions peut-être envisager de déménager, dit-elle.
– Tu rêves, Angela, répondit David. Je sais que tu es bouleversée, nous le sommes tous, mais ce n’est pas une raison pour céder à la panique.
– Je suis très calme, répliqua la jeune femme.
– Il serait complètement absurde de déménager sous prétexte qu’un fait divers choquant mais qui ne nous regarde en rien et vieux de près d’un an a eu lieu ici.
– Ce fait divers, comme tu dis, a laissé des traces.
– La maison est grevée d’hypothèques de premier et de second rang, protesta David. Tu sais très bien que nous ne pouvons pas déménager comme ça.
– C’est vrai, admit la jeune femme. Mais au moins, changeons les serrures. Le meurtrier pourrait revenir.
– Nous n’avons jamais fermé à clef, jusqu’à présent.
– Eh bien, dorénavant nous serons plus prudents. Et je veux qu’on change les serrures.
– D’accord, soupira David. On va changer les serrures. »
*
Traynor était d’une humeur de dogue quand il arrêta sa voiture devant le Fer à Cheval. Le temps s’était mis de la partie, il tombait des cordes et le mécanisme de son parapluie lui résistait. Après avoir lutté un moment avec l’objet récalcitrant, Traynor le jeta en jurant sur le siège, claqua la portière et courut se mettre à l’abri.
À l’intérieur du restaurant, il retrouva Helen Beaton, Michael Caldwell et Barton Sherwood qui l’attendaient dans un box un peu à l’écart. Cantor arriva juste après lui. Tous deux se glissèrent sur un siège pendant que Carleton Harris s’approchait pour prendre leurs commandes.
« Merci à tous d’avoir bravé le déluge pour venir, commença Traynor. Mais les fâcheux événements récemment portés à notre connaissance ne nous permettaient pas d’ajourner cette réunion.
– Ne soyez donc pas si formel, mon vieux, lui reprocha Cantor. Vous ne présidez pas une séance du conseil d’administration. »
Traynor fronça les sourcils. Cantor lui tapait sur les nerfs, avec sa désinvolture.
« Vous permettez que je continue ? lança-t-il en le toisant avec mépris.
– Pour l’amour de Dieu, Traynor, dites ce que vous avez à dire et finissons-en ! maugréa Cantor.
– Comme aucun d’entre vous ne l’ignore, reprit Traynor avec irritation, le corps de Hodges vient d’être retrouvé dans des circonstances pour le moins déplaisantes.
– La presse en a parlé, intervint Helen Beaton. Le Boston Globe a même publié un article à la une.
– Justement, dit Traynor. Je m’inquiète des effets négatifs que ce battage médiatique pourrait avoir sur l’hôpital. Le côté macabre de la mort de Hodges ne va pas manquer d’attirer les journalistes ici, or je n’ai aucune envie qu’ils se mettent à fourrer leur nez partout. En grande partie grâce à Mme Beaton, nous avons jusqu’ici réussi à éviter que les agressions commises dans le parking ne soient divulguées par la presse. J’aimerais autant que cette affaire ne s’ébruite pas. Mais si les scribouillards en ont vent, ils vont s’empresser de la monter en épingle et nous risquons de faire les choux gras des journaux à scandale.
– Il paraît que la morgue de Burlington n’a aucun doute sur le fait que Hodges a été assassiné, glissa Cantor.
– Évidemment qu’il a été assassiné ! s’emporta Traynor. Qu’est-ce que vous imaginiez ? Le meurtrier a même pris soin de dissimuler le corps derrière un mur de parpaings. Qu’il s’agisse ou non d’un homicide n’est toutefois pas notre problème. À l’heure actuelle, je n’ai qu’une préoccupation : empêcher que la réputation de l’hôpital soit salie. Et ce qui m’inquiète plus que tout, c’est que cela risque de détériorer encore un peu plus nos rapports avec l’OMV.
– Je ne vous suis pas, intervint Sherwood. L’hôpital n’a aucune responsabilité dans la mort de Hodges.
– Hodges a dirigé cet établissement pendant plus de vingt ans, répliqua Traynor. Son nom reste à jamais lié à celui de la ville. Et des tas de gens savent qu’il n’était pas satisfait des méthodes de gestion appliquées après son départ.
– Si vous voulez un conseil, moins nous en dirons et mieux cela vaudra, fit observer Sherwood.
– Je ne suis pas d’accord, dit Helen Beaton. Nous devrions au contraire rédiger un communiqué déplorant la mort de Hodges et soulignant la dette que nous avons à son égard. Sans oublier les condoléances à la famille, bien sûr.
– L’idée me paraît bonne, approuva Cantor. Faire comme si de rien n’était paraîtrait pour le moins bizarre.
– C’est aussi mon avis », renchérit Caldwell.
Barton Sherwood haussa les épaules : « Si vous êtes tous d’accord, je n’ai pas d’objection.
– L’un d’entre vous a-t-il vu Robertson ? s’enquit Traynor.
– Moi, oui, répondit Helen Beaton. Il n’a encore aucun suspect. Dans le cas contraire, vantard comme il est il n’aurait pas pu s’empêcher de m’en glisser un mot.
– De toute façon, vu l’estime dans laquelle il tenait Hodges, il aurait aussi bien pu le supprimer lui-même, pouffa Sherwood.
– Vous aussi vous feriez un bon suspect, lui lança Cantor avec un regard mauvais.
– Et vous de même », rétorqua l’interpellé.
Traynor s’empressa de les rappeler à l’ordre : « Je vous en prie. Ce n’est pas le lieu de nous quereller.
– Ah non ? se moqua Cantor. Pourtant vous pourriez mener la curée, Harold. Vos sentiments pour Hodges n’étaient un secret pour personne, après le suicide de votre sœur.
– Ça suffit ! l’interrompit Caldwell. Tout le monde ici se fiche pas mal de connaître l’identité du meurtrier.
– Là, vous vous avancez beaucoup, remarqua Traynor. Je ne suis pas sûr que l’OMV s’en fiche tant que ça. Cette sordide affaire aura forcément des répercussions sur l’hôpital et sur la ville de Bartlet.
– Et c’est la raison pour laquelle je tiens à ce que nous publiions un communiqué, insista Helen Beaton.
– Faut-il soumettre cette question au vote ? demanda Traynor.
– Bon sang, Harold ! s’énerva Cantor. Nous ne sommes que cinq ici et nous trouvons tous qu’Helen a raison. Épargnez-nous ces règles de procédure.
– Bon, bon ! dit Traynor. Tout le monde accepte donc la proposition de Mme Beaton ? »
Les trois hommes acquiescèrent sans mot dire. Traynor lança un regard à Helen. « Le mieux serait que vous vous en chargiez, reprit-il.
– Telle était bien mon intention », affirma Helen.