8.
L’ÉTÉ DANS LE VERMONT
Insensiblement, les jours devinrent des semaines et les semaines des mois au fur et à mesure que l’été progressait. Dans le champ qui s’étendait de l’autre côté de la route, les épis de blé arrivaient maintenant à hauteur de poitrine et, dans la soirée, les Wilson s’installaient sous le porche pour écouter le vent frissonner dans les longues tiges feuillues. Les tomates plantées dans le jardin près de la terrasse viraient au rouge cramoisi ; des petites pommes sauvages, grosses comme des balles de golf, commençaient à tomber des branches du pommier qui poussait près de la grange. Les chaudes journées du mois d’août grésillaient du chant des cigales.
David et Angela, désormais bien habitués à leurs nouveaux postes, trouvaient toujours leur travail stimulant et gratifiant. Chaque jour leur apportait son lot de découvertes, qu’ils partageaient, le soir venu, en s’attardant autour de la table du dîner.
Toujours doté de ce bel appétit qui laissait ses maîtres pantois, Rusty grandissait à toute allure sans rien perdre de son exubérance et de son affection de jeune chiot avide de caresses. Personne ne passait jamais près de lui sans lui tapoter gentiment la tête ou le gratter derrière l’oreille.
Quant à Nikki, elle s’épanouissait dans ce nouveau cadre de vie. Sa capacité respiratoire restait dans la norme et elle n’avait pas une seule fois souffert d’encombrement bronchique depuis son arrivée à Bartlet. Elle avait de nouvelles amies, à présent, une surtout qu’elle chérissait entre toutes : Caroline Helmsford, une petite fille menue d’un an plus âgée qu’elle et comme elle atteinte de mucoviscidose. L’expérience de la maladie avait forgé entre les deux enfants un lien particulièrement fort.
Bien que les Wilson aient entendu parler de Caroline lors de leur première visite à Bartlet, ils n’avaient pas essayé de la rencontrer. Les deux fillettes avaient fait connaissance par hasard, dans l’épicerie que tenaient les parents de Caroline, et le « coup de foudre » avait été réciproque.
Nikki s’était également liée avec le fils des Yansen, Arnie, un garçon de son âge qui était presque son jumeau puisqu’une semaine seulement séparait leurs anniversaires. Arnie ressemblait à son père avec sa petite taille, sa carrure déjà athlétique et son énergie rageuse. Nikki et lui s’entendaient comme larrons en foire ; jamais à court d’idées pour inventer quelque jeu inédit, ils passaient des heures à s’amuser ensemble dans la grange ou dehors.
Si les Wilson prenaient un vif plaisir à leur travail, ils goûtaient plus que tout l’interruption du week-end. Le samedi, David se levait avec le soleil pour effectuer la tournée de ses malades à l’hôpital, puis il filait au gymnase du lycée rejoindre la petite équipe de basket constituée par un groupe de médecins.
Angela et David consacraient tous leurs samedis et dimanches après-midi à remettre la maison en état. Pendant qu’à l’intérieur Angela s’occupait de coudre des rideaux ou de décaper des vieux meubles, David se chargeait des réparations extérieures, telles que la réfection du porche ou la fixation des gouttières. Mais ses piètres talents de bricoleur l’obligeaient sans cesse à se précipiter à la quincaillerie en quête de conseils. Heureusement, M. Staley qui l’avait pris en pitié lui expliquait patiemment comment s’y prendre pour installer les moustiquaires, poser des robinets ou changer une prise de courant.
Le samedi 21 août, David se leva tôt, comme à son habitude, avala un café et partit pour l’hôpital. Ce jour-là, la visite ne devait pas le retenir longtemps puisqu’il n’avait qu’un patient à voir, John Tarlow, ce malade atteint d’une leucémie. À l’instar des autres cas de cancer suivis par David, John devait périodiquement se faire hospitaliser pour un problème ou pour un autre. Son séjour avait cette fois été provoqué par un abcès au cou. David le trouva néanmoins beaucoup mieux que la veille et se dit qu’il l’autoriserait à sortir en milieu de semaine.
Il quitta l’hôpital pour se rendre à bicyclette jusqu’au lycée. Dans le gymnase, les joueurs étaient plus nombreux que d’habitude à attendre leur tour pour s’entraîner au basket, et les parties semblaient plus disputées. Cette âpreté du jeu s’expliquait par le nombre de participants : en cas d’affluence, il était de règle que les perdants quittent le terrain et chacun mettait donc un point d’honneur à tenir le plus longtemps possible.
David se lança dans la partie avec un entrain et une énergie décuplés. À un moment, alors qu’il courait en faisant rebondir le ballon devant lui, son coude rencontra malencontreusement le nez de Kevin Yansen.
S’arrêtant net, David se tourna vers Kevin qui se tenait le visage à deux mains. Du sang gouttait entre ses doigts.
« Kevin ! l’interpella David inquiet. Ça va ?
– Brute, articula Kevin derrière ses mains crispées. Sale brute !
– Je suis désolé, dit David, horriblement gêné d’avoir provoqué cet accident. Fais-moi voir, ajouta-t-il avec un geste pour écarter les deux mains de Kevin.
– Ne me touche pas ! aboya Kevin.
– Allons, allons, Kevin ! lança Trent Yarborough de l’autre côté du terrain. Ça t’apprendra à jouer les durs, mon vieux. Allez, montre-moi ce pif. »
Trent avait fait partie de l’équipe de basket de l’université Yale et c’était l’un des meilleurs joueurs de Bartlet ; il exerçait par ailleurs comme chirurgien.
« Va te faire foutre, Yarborough », gémit Kevin tout en consentant néanmoins à écarter les doigts.
Sa narine droite pissait le sang et l’arête du nez était nettement déviée sur la droite. Trent s’approcha pour l’examiner. « J’ai l’impression que tu t’es cassé le blair, mon vieux.
– Merde ! jura Kevin.
– Tu ne veux pas que je te le redresse ? s’enquit Trent. Je te ferai un prix d’ami.
– Vas-y, soupira Kevin. Mais j’espère pour toi que tu es bien assuré contre les fautes professionnelles », dit-il en penchant la tête en arrière et en fermant les yeux.
Trent lui pinça le nez entre le pouce et la deuxième phalange de son index puis, basculant légèrement le poignet, remit l’appendice en place. Le bruit de craquement produit par ce geste fit ciller tout le monde, chirurgien compris.
« Pas mal, pas mal, mieux que l’original, en tout cas », commenta ce dernier en se reculant d’un pas pour admirer son ouvrage.
David s’avança vers Kevin et lui proposa de le raccompagner chez lui, mais l’ophtalmo déclina sèchement cette offre.
Un remplaçant lui succéda sur le terrain et la partie reprit, pendant que David, figé sur place, restait un moment à contempler la porte que Kevin avait claquée derrière lui. Il sursauta en sentant une main se poser sur son épaule.
« Ne laisse pas Kevin t’empoisonner l’existence, lui souffla amicalement Trent. Son agressivité l’a déjà conduit à casser deux nez sur ce terrain. Il est plutôt mauvais joueur, mais ce n’est pas un mauvais bougre. »
David regagna son poste dans le jeu, mais le cœur n’y était plus.
*
Quand il rentra chez lui, Angela et Nikki l’attendaient de pied ferme. La famille devait en effet passer une partie du week-end dans un cottage que trois couples de leurs amis avaient loué pour le mois au bord d’un lac des environs. Les Yansen, les Yarborough et les Young – « les trois Y », comme on les surnommait – les avaient invités à venir passer l’après-midi au bord de l’eau et à rester pour la nuit. Steve Young, qui exerçait comme gynécologue obstétricien, comptait lui aussi parmi les piliers de l’équipe de basket.
« Dépêche-toi, papa, s’impatienta Nikki. On est en retard ! »
David jeta un coup d’œil à sa montre ; il n’était effectivement pas en avance. Il monta l’escalier quatre à quatre pour prendre une douche rapide et, une demi-heure plus tard, s’engouffra dans la voiture où étaient déjà installés Angela, Nikki et Rusty.
Le lac, d’un vert d'émeraude, se lovait dans une vallée à la végétation luxuriante qui serpentait entre deux sommets. Quant au cottage, il était charmant. Plein de coins et de recoins, il comprenait plusieurs chambres distribuées autour d’une grande salle au milieu de laquelle trônait une cheminée monumentale. La véranda qui courait tout le long de la façade donnait sur le lac et se prolongeait par un plancher de bois brut. De là, une volée de marches permettait d’accéder à un ponton en forme de T qui s’enfonçait à une profondeur d’un mètre cinquante dans les eaux calmes.
Arnie Yansen entraîna immédiatement Nikki du côté des bois pour lui montrer une cabane. Angela gagna la cuisine où Nancy Yansen, Claire Young et Gayle Yarborough s’affairaient joyeusement, et David rejoignit les hommes qui dégustaient une bière en regardant d’un œil le match retransmis sur un téléviseur portable.
L’après-midi s’écoula dans une agréable torpeur que venaient çà et là secouer les inévitables petits drames dus à la présence de huit enfants remuants qui finissaient tôt ou tard par glisser sur les rochers, s’écorcher les genoux ou se disputer pour Dieu sait quel prétexte. Les Yansen avaient deux enfants, les Young, un, et les Yarborough, trois.
Seule l’humeur massacrante de Kevin Yansen vint quelque peu gâcher ce moment idyllique. Il avait les deux yeux légèrement pochés, une séquelle de sa fracture du nez, et s’en prit plus d’une fois à David en lui reprochant sa maladresse et son agressivité rentrée. Blessé de voir que son confrère lui en voulait à ce point, David se décida à lui parler seul à seul.
« Kevin, je me suis déjà excusé tout à l’heure et je te renouvelle ces excuses, lui dit-il. Je suis désolé, mais c’était un accident. Je t’assure que je ne l’ai pas fait exprès. »
Au regard noir que lui jeta Kevin, David eut l’impression qu’il n’était pas près de lui pardonner. À sa grande surprise pourtant, il se contenta de pousser un profond soupir et lui proposa de boire une bière avec lui.
Après le dîner, les adultes s’installèrent autour de l’immense table pendant que les enfants s’attardaient dehors avec l’intention de pêcher. La lueur rouge qui embrasait le ciel du côté du couchant se reflétait dans le lac en traînées pourpres. Rainettes et grillons avaient depuis longtemps entamé leur chœur nocturne et des lucioles scintillaient çà et là dans l’ombre épaisse des arbres.
La conversation porta tout d’abord sur la beauté du paysage et sur les joies saines de la vie dans le Vermont, un État que la plupart des Américains ne découvraient qu’à l’occasion de brèves vacances. Puis, au grand dam des épouses, elle dévia ensuite vers des sujets plus professionnels.
« À tout prendre, j’aime autant vous entendre discuter de sport, se plaignit Gayle Yarborough, récrimination reprise en chœur par Nancy Yansen et Claire Young.
– Comment ne pas parler boutique, avec cette soi-disant réforme qui nous pend au nez ? » maugréa Trent.
Ni lui ni Steve Young ne dépendaient de l’OMV. Ils avaient bien essayé de fonder une association concurrente en intéressant une importante compagnie d’assurances à leur projet, mais sans grand succès. À la vérité, ils arrivaient un peu tard. La politique commerciale agressive mise en place par l’OMV lui avait déjà permis de happer une bonne partie de la population.
« Toute cette affaire me déprime, leur confia Steve. Je vous jure que si je trouvais un autre moyen de subvenir à nos besoins, je laisserais tomber la médecine sans hésiter une seconde.
– Ce serait quand même dommage de renoncer ainsi à ton expérience, remarqua Angela.
– Peut-être. Mais ma vie serait drôlement plus tranquille si je ne passais pas mon temps à me tuer à la tâche… comme vous savez qui. »
L’allusion au Dr Portland les laissa tous sans voix. Au bout d’un moment, Angela rompit le silence : « David et moi n’avons jamais su comment le Dr Portland en était arrivé là, et j’avoue que cela m’intrigue. J’ai fait la connaissance de sa veuve. Ce fut un choc terrible, pour elle.
– Elle n’arrête pas de se reprocher le suicide de Randy, glissa Gayle Yarborough.
– Il paraît que Portland était sérieusement dépressif, intervint David. Il avait donc une raison de l’être ?
– La dernière fois qu’il est venu jouer au basket, il avait la tête à l’envers parce qu’il venait de perdre un de ses patients, le peintre Sam Flemming qu’il avait soigné pour une fracture de la hanche. Et comme si cela ne suffisait pas, quelque temps après deux ou trois autres de ses malades ont passé l’arme à gauche. »
David ne put réprimer un frisson. Il n’avait pas oublié l’abattement dans lequel l’avait plongé la mort de plusieurs de ses malades, au tout début de son internat.
« Qu’est-ce qui nous prouve qu’il s’est suicidé, de toute façon ? » lança Kevin tout à trac.
Jusque-là, Kevin s’était montré assez peu loquace et n’avait guère ouvert la bouche que pour rabrouer David. Aussi sa remarque laissa-t-elle les autres médusés.
« Qu’est-ce que tu veux dire au juste ? grommela Trent.
– Randy n’a jamais possédé de revolver, dit Kevin. Le type même de détail troublant qui devrait empêcher les conclusions hâtives. D’où sortait-il cette arme ? Autant que je sache, personne n’est venu la réclamer en prétendant la lui avoir prêtée. Il ne sortait pour ainsi dire pas de la ville. Où est-ce qu’il l’aurait trouvée ? Au bord de la route ? Il me semble que ça mérite réflexion.
– Il pouvait très bien posséder une arme sans que personne le sache, protesta Steve.
– Pas même Arlene ? insista Kevin. En plus, la balle est entrée au niveau du front et a suivi une trajectoire descendante. Raison pour laquelle c’est le cervelet qui a explosé et éclaboussé les murs. À mon humble avis, on ne s’y prend pas tout à fait comme ça quand on veut en finir. Le moyen le plus sûr pour ne pas se rater consiste à se fourrer le canon du flingue dans la bouche. Ou bien à se tirer une balle dans la tempe. C’est plus risqué de choisir le front. Surtout avec un magnum à canon long. »
Kevin simula le geste de se tirer une balle dans la tête en pointant ses doigts non pas vers la tempe, comme lors de sa première rencontre avec David, mais au milieu du front, ce qui l’obligea à casser exagérément le poignet.
« Veux-tu insinuer qu’il aurait été assassiné ? intervint Steve.
– Je vous fais simplement part de mes doutes sur ce suicide dont on nous rebat les oreilles. À part ça, chacun est libre d’en penser ce qu’il veut. »
Le brusque silence tombé sur la petite assemblée rendait presque assourdissant le concert des grillons et des grenouilles qui se poursuivait dehors. Chacun réfléchissait par-devers soi aux observations troublantes de Kevin.
« Je reste convaincue que c’était un suicide, dit Gayle Yarborough la première. Et je compatis de tout cœur à la douleur d’Arlene et des deux garçons.
– Moi aussi », renchérit Claire Young.
Puis à nouveau la gêne s’installa, jusqu’à ce que Steve se décide à briser la glace.
« Vous ne nous avez toujours pas dit comment vous trouviez Bartlet, lança-t-il par-dessus la table à David et Angela. Votre nouvelle vie vous plaît ?
– Énormément, répondit David. J’aime beaucoup Bartlet et comme je fais déjà partie des équipes de l’OMV, je ne me sens pas trop menacé par la réforme en cours. J’ai repris une grosse clientèle, sans doute un peu trop importante d’ailleurs. Une seule chose me tracasse : le nombre de patients cancéreux, bien supérieur à ce que je prévoyais.
– Combien en as-tu ? s’enquit Steve.
– Voyons…, dit David en comptant sur ses doigts. Il y a un leucémique, John Tarlow, qui est hospitalisé en ce moment. Mary Ann Schiller, un cancer des ovaires. Jonathan Eakins, cancer de la prostate. Donald Anderson, un type chez qui on avait diagnostiqué un cancer du pancréas mais qui pour finir n’a qu’un adénome sans gravité.
– Ça n’en fait que quatre, remarqua Steve. Ce n’est pas énorme.
– Il y en a d’autres, reprit David. Sandra Hescher, un mélanome, et Marjorie Kleber, un cancer du sein.
– C’est extraordinaire que tu aies retenu tous leurs noms, déclara Claire avec admiration.
– Il n’y a pas de secret, répondit David. Si je m’en souviens si bien, c’est que j’ai sympathisé avec tous. Je les vois d’ailleurs régulièrement pour tout un tas de problèmes annexes qui n’ont rien de surprenant, vu la lourdeur de leurs traitements.
– Qu’est-ce qui te gêne, alors ? s’étonna Claire.
– Maintenant que je me suis attaché à eux et que j’assure leur suivi médical, lui expliqua David, je ne supporte pas qu’ils risquent de mourir de leur cancer. Je me sentirais forcément responsable.
– Je vois très bien de quoi tu parles, dit Steve. Au fond, je n’ai jamais compris ceux de nos confrères qui se sont spécialisés en cancéro. Il faudrait les canoniser. Si j’ai opté pour l’obstétrique, c’est parce que le dénouement est le plus souvent heureux.
– C’est aussi pour ça que je suis ophtalmo, déclara Kevin.
– Je ne suis pas d’accord avec vous, intervint Angela. Pour ma part, je comprends très bien qu’on se passionne pour la cancérologie. Ce doit être exaltant, étant donné les soins qu’exigent les patients atteints d’une maladie incurable. La plupart du temps, les autres spécialistes ne savent pas s’ils ont vraiment aidé leurs malades. Les cancérologues n’ont pas ce problème.
– Je connais assez bien Marjorie Kleber, reprit Gayle Yarborough. Ce fut l’institutrice de nos deux aînés. C’est une femme extraordinaire. Elle a même inventé un système génial pour apprendre à lire aux enfants avec des petits mobiles en plastique qui se déplacent sur un grand tableau.
– J’apprécie beaucoup les discussions que nous avons à l’occasion de ces rendez-vous, acquiesça David.
– Et toi ? demanda Nancy Yansen à Angela. Comment trouves-tu ton travail ?
– Je ne pouvais pas rêver mieux, répondit Angela. Le Dr Wadley, le chef du service, se met en quatre pour me faciliter les choses, le matériel est ultramoderne et nous avons du travail, mais pas au point d’être submergés. Nous réalisons entre cinq cents et mille biopsies par mois, ce qui n’est déjà pas si mal. En outre, comme l’hôpital de secteur est un établissement de classe III, il nous arrive d’observer des pathologies assez rares. J’avoue d’ailleurs que je ne m’attendais pas à tomber sur un labo équipé pour l’étude des virus. Bref, l’un dans l’autre, c’est passionnant.
– Tu ne t’es encore jamais accroché avec Charles Kelley ? demanda Kevin à David.
– Pas le moins du monde, rétorqua David surpris. Nous nous entendons même assez bien. Il y a quelques jours, il m’a présenté le directeur du contrôle de la qualité, qui travaille au siège de Burlington. Tous deux m’ont couvert d’éloges pour la façon dont mes patients avaient répondu au formulaire d’évaluation de la qualité des soins.
– Ha ! ricana Kevin. Le contrôle de la qualité, ça se passe toujours comme sur des roulettes. Attends un peu le rapport sur le rendement personnalisé ! Il devrait tomber d’ici deux à trois mois. Tu risques de trouver Kelley moins sympathique, crois-moi.
– Je ne suis pas inquiet, affirma David. Ce qui m’intéresse, c’est de bien faire mon boulot et de guérir les gens. Je me fiche comme d’une guigne du programme d’intéressement et je ne vais certainement pas réduire le taux d’hospitalisation pour décrocher un voyage aux Bahamas.
– Je m’en ficherais moins si j’étais toi, dit Kevin. D’ailleurs je trouve ce programme très bien. C’est une bonne idée de nous inciter à y réfléchir à deux fois avant d’hospitaliser des malades dont on sait qu’ils se sentent toujours mieux chez eux. Et si l’OMV est prêt à nous envoyer aux Bahamas, Nancy et moi, je ne vais certainement pas protester.
– Les problèmes ne sont pas tout à fait les mêmes en ophtalmologie et en médecine générale, temporisa David.
– J’en ai par-dessus la tête de vos salades professionnelles, protesta Gayle Yarborough. On aurait dû amener la cassette de ce film sur les donneurs de sperme. Ç’aurait été marrant de le regarder ensemble !
– En tout cas, ça aurait mis de l’ambiance, renchérit Nancy Yansen. Un peu plus que toutes ces fadaises à mourir d’ennui.
– Je n’ai pas besoin de voir le film pour savoir si je laisserais mon mari coucher avec une copine, dit Claire Young en riant. Pas question, niet ! »
Steve, qui s’affalait sur la table, se redressa, l’air faussement indigné : « Tu es dure ! Moi je serais partant… surtout avec Gayle », ajouta-t-il en se retournant pour prendre dans ses bras Gayle Yarborough qui était assise à côté de lui.
La jeune femme se tortilla en feignant de se débattre. Trent, se levant, vida sa canette de bière sur la tête de Steve qui renversa la tête en arrière pour en attraper quelques gouttes du bout de la langue.
« Si la situation était vraiment désespérée, je ne serais pas contre, prétendit Nancy Yansen. De toute façon je pourrais toujours compter sur l’autre zigoto. »
À ces mots, tous les autres, David et Angela exceptés, s’écroulèrent sur la table, morts de rire. Puis, l’œil allumé, ils se lancèrent dans un véritable concours d’histoires lestes. Un sourire contraint sur les lèvres, les Wilson se contentaient d’écouter sans participer à l’hilarité générale.
« Hé ! j’ai une idée ! s’écria soudain Nancy Yansen entre deux hoquets déclenchés par une blague de carabins particulièrement salace. On devrait envoyer la marmaille au lit et aller se baigner à poil au clair de lune. Vous êtes partants ?
– Et comment ! » s’exclama Trent qui trinquait avec Steve à grands coups de canettes de bière.
David et Angela se lancèrent un regard perplexe, se demandant s’il s’agissait de la énième plaisanterie de la soirée. Mais les autres s’étaient tous levés et appelaient à grands cris les enfants, toujours absorbés par leur partie de pêche nocturne.
Un peu plus tard, dans leur chambre où ils s’étaient réfugiés, Angela se passa un peu d’eau sur la figure tout en confiant avec une certaine mauvaise humeur à David qu’elle trouvait que « les trois Y » avaient un peu trop tendance à régresser vers l’adolescence. Dehors, la joyeuse bande s’en donnait à cœur joie et barbotait gaiement à grand renfort de cris aigus et de gloussements.
« C’est vrai que ça fait assez potache, acquiesça David, mais tout cela n’est pas bien méchant. Ne les jugeons pas trop vite.
– Je ne juge pas, mais ça ne me plaît pas. Ces plaisanteries de mauvais goût et cette excitation débile me mettent mal à l’aise. Au fond, je soupçonne ces gens de crever d’ennui, et je me demande si nous ne nous sommes pas trompés. Après tout, Bartlet n’est peut-être pas aussi paradisiaque que nous l’avons cru. Ce n’est qu’un trou perdu.
– Angela ! se récria David. Ton esprit critique te fait perdre le sens de la mesure. Ces gens sont simplement un peu exubérants, ils aiment rire et ils ont envie de profiter de la vie. C’est peut-être nous qui sommes trop coincés. »
Angela se détourna du lavabo et dévisagea David avec stupeur, comme si elle se retrouvait face à un étranger.
« Tu es tout à fait libre de sortir nu comme un ver et de te joindre à cette bacchanale, si ça te tente ! s’écria-t-elle.
– Ne déforme pas tout ! l’arrêta David. Je n’ai nulle envie d’aller les rejoindre. Mais pour toi, c’est soit tout noir, soit tout blanc. Ton éducation catholique t’a marquée, tu sais !
– Je ne céderai pas à la provocation, répliqua Angela en se penchant à nouveau sur le lavabo.
– Eh bien, laissons tomber », lui proposa David sur un ton conciliant.
Bien plus tard, alors qu’ils étaient couchés depuis longtemps et avaient éteint la lumière, ils réalisèrent que le joyeux tapage en provenance du ponton avait été remplacé par le coassement des grenouilles et les bruits des insectes. La nuit était si calme qu’ils entendaient les vagues clapoter contre la berge.
« Tu crois qu’ils sont toujours dehors ? chuchota Angela.
– Je n’en ai pas la moindre idée, répondit David. Et je m’en fiche éperdument.
– Et les insinuations de Kevin à propos de la mort du Dr Portland ? poursuivit la jeune femme. Tu ne trouves pas cela curieux ?
– Je ne sais trop quoi penser, avoua David. Pour être honnête, la personnalité de Kevin est un mystère pour moi. Ce type est bizarre. Je l’ai un peu amoché pendant le match, c’est vrai, mais je n’en reviens pas qu’il en fasse une histoire pareille.
– En tout cas, ce qu’il a dit me donne à réfléchir. Curieusement, imaginer qu’un meurtre ait pu avoir lieu à Bartlet me laisse de glace. Je commence à avoir le désagréable pressentiment que nous avons mangé notre pain blanc. Tout était trop beau, jusqu’ici, nous étions trop heureux.
– Ça, c’est ton côté hystérique, se moqua David. Il faut toujours que tu dramatises et que tu sombres dans le pessimisme. Tu veux que je te dise ? Nous sommes heureux parce que nous avons fait le bon choix.
– Pourvu que tu aies raison ! » soupira Angela en se pelotonnant au creux du bras de son mari.