24.
DIMANCHE 31 OCTOBRE
En ce dimanche d’Halloween, un jour clair et froid se leva sur les masques grimaçants des citrouilles qui décoraient les appuis de fenêtre et les seuils des maisons1. Nikki s’éveilla en pleine forme, et l’atmosphère de fête de cette journée exceptionnelle réussit en partie à la distraire de son chagrin. Un peu plus tôt au cours de la semaine, Angela avait pris la précaution d’acheter un stock de friandises à distribuer aux enfants qui viendraient sonner à leur porte.
La jeune femme avait par ailleurs décidé de ne plus assister à l’office religieux, tant l’idée d’essayer de s’intégrer à la population de Bartlet lui paraissait désormais dérisoire. David proposa néanmoins qu’ils aillent comme d’habitude prendre un brunch au Fer à Cheval, mais Angela déclina cette offre. Elle préférait rester à la maison.
Une fois son petit déjeuner avalé, Nikki, de plus en plus excitée au fur et à mesure que l’heure avançait, demanda à ses parents l’autorisation de se joindre à ses camarades qui devaient s’amuser comme des fous. Mais Angela, peu enthousiaste à l’idée de laisser la petite fille sortir de longues heures dans le froid alors qu’elle était à peine rétablie, l’engagea à se montrer raisonnable. Pour la consoler, elle envoya David acheter une citrouille en ville pendant qu’elle se lançait avec elle dans des préparatifs d’envergure en prévision de la visite des enfants.
Elles commencèrent par remplir de mini-barres de chocolat un immense saladier que Nikki s’empressa d’aller déposer sur la table de l’entrée. Puis, armées chacune d’une paire de ciseaux, elles se mirent à découper dans du papier crépon de toutes les couleurs les traditionnelles décorations de Halloween. Abandonnant un instant la fillette absorbée par cette occupation, Angela s’éclipsa pour appeler Robert.
« Je suis content de t’entendre, déclara Robert en reconnaissant sa voix. Comme promis, je t’ai encore déniché quelques renseignements d’ordre financier.
– Tu es formidable, le remercia Angela. Mais j’aurais une nouvelle requête à t’adresser. Tu pourrais t’informer sur les états de service militaire des cinq employés de l’hôpital ?
– Là, tu pousses, Angela. Les bases de données militaires sont parmi les mieux protégées du monde. J’arriverai sans doute à trouver deux ou trois trucs, mais je doute de tomber sur des informations sensationnelles, sauf bien sûr si Peter a un accès direct à la mémoire centrale de l’ordinateur du Pentagone. Ce qui m’étonnerait sérieusement.
– Je comprends, bien sûr, déclara Angela. Et à vrai dire je ne suis pas outre mesure étonnée.
– Il y a tout de même un petit espoir. Je vois ça avec Peter et je te rappelle. »
Angela raccrocha et rejoignit Nikki qui venait de découper une magnifique lune orange bien ronde et reproduisait maintenant sur un morceau de papier noir la silhouette d’une sorcière à califourchon sur son balai. Admirative, Angela la félicita. Ni elle ni David n’avaient la moitié du talent artistique de leur fille.
Quand son père arriva, portant dans les bras une énorme citrouille, Nikki battit des mains de joie. Angela prit soin de protéger la table de la cuisine avec des journaux, et aussitôt David et Nikki entreprirent d’évider la cucurbitacée pour la transformer en lanterne.
Le téléphone sonna et Angela se précipita pour aller répondre.
« Je n’ai pas de très bonnes nouvelles, lui annonça Robert. Gloria, la copine de Peter, ne peut pas s’introduire dans les fichiers du Pentagone. J’ai quand même pu obtenir quelques renseignements que je vais t’envoyer avec les nouvelles révélations sur l’état des finances de tes suspects. Quel est ton numéro de fax ?
– De fax ? Oh, mais nous n’en avons pas, bredouilla Angela avec l’impression que David et elle vivaient avec un siècle de retard sur leur époque.
– Tu as bien un modem branché sur ton ordinateur, au moins ? reprit Robert.
– Je t’avouerai que nous n’avons même pas d’ordinateur, hormis le modèle rudimentaire dont Nikki se sert pour ses jeux vidéo. Mais il y a sûrement une solution. En attendant, pourrais-tu me dire pourquoi Van Slyke n’a servi que vingt et un mois dans la marine ? »
Il y eut une pause. Angela entendit son ami qui fourrageait dans ses papiers.
« Ah, voilà, s’exclama-t-il. Il a été exempté pour raisons médicales.
– Tu n’as pas plus de précisions ?
– Malheureusement non. Mais j’ai quand même des choses intéressantes. Van Slyke a d’abord été affecté à la base de sous-marins de New London, dans le Connecticut. Ensuite il a été intégré à l’équipage d’un sous-marin nucléaire.
– Je ne vois pas ce qu’il y a là d’extraordinaire, remarqua Angela désappointée.
– Ce n’est pas donné à tout le monde de servir sur un sous-marin, tu sais. Van Slyke était affecté sur le Kamehameha, un des bâtiments de la flotte de l’île de Guam, dans le Pacifique.
– Et Clyde Devonshire ? Tu sais ce qu’il faisait dans la marine ?
– Attends, dit Robert en consultant à nouveau ses papiers. Simple matelot, rien de bien prestigieux. Toutefois, c’est curieux : lui aussi a été mis à pied pour raisons de santé.
– C’est en effet une drôle de coïncidence, remarqua Angela, un peu frustrée de ne pouvoir vérifier de visu ces informations.
– Après la peine dont il a écopé pour viol, j’aurais imaginé qu’il avait été exclu de l’armée pour un motif disciplinaire.
– Si tu veux mon avis, cela me paraît autrement plus intéressant que le service de Van Slyke sur un sous-marin », dit Angela.
Après avoir renouvelé ses remerciements à Robert, elle raccrocha et regagna la cuisine où David et Nikki mettaient la dernière main à leur chef-d’œuvre. La jeune femme annonça à son mari que Robert avait des informations supplémentaires et qu’il fallait trouver un moyen pour qu’il puisse les leur transmettre. Elle lui parla également de ce qu’elle venait d’apprendre au sujet de Devonshire et de Van Slyke.
« Ils ont donc tous les deux fini leur service avant l’heure, sur avis médical ? » répéta distraitement David, l’esprit ailleurs, avant de s’adresser à sa fille : « Alors, qu’en dis-tu ?
– C’est génial ! affirma la petite fille. On met une bougie dedans ?
– Absolument, acquiesça David.
– David, tu m’écoutes ? intervint Angela.
– Mais oui, je t’écoute, répondit-il en tendant une bougie à Nikki.
– J’aimerais bien savoir ce qui a pu motiver la décision des médecins militaires, reprit Angela.
– On pourrait peut-être passer par une association d’anciens combattants, suggéra David. J’imagine qu’eux aussi doivent avoir constitué des bases de données.
– L’idée n’est pas mauvaise, mais à qui nous adresser pour cela ?
– Je connais un médecin qui travaille pour l’association des anciens combattants de Boston.
– Tu crois qu’il pourrait nous rendre ce service ?
– C’est une femme », précisa David.
Là-dessus, il se pencha vers Nikki pour lui montrer comment creuser un petit trou au fond de la citrouille afin de fixer plus solidement la bougie.
« Une femme ? s’étonna Angela. Mais encore ?
– Elle est ophtalmo.
– Ce n’était pas exactement le sens de ma question. Comment la connais-tu ?
– Elle était au lycée avec moi. Nous avons eu une petite histoire, l’année de fin d’études.
– Ah ? Elle est à Boston depuis longtemps ? Et comment s’appelle-t-elle ?
– Nicole Lungstrom. Elle s’est installée à Boston à la fin de l’année dernière.
– C’est la première fois que j’entends parler d’elle. Par quel sortilège as-tu appris qu’elle venait à Boston ?
– Elle m’a appelé à l’hôpital », expliqua David.
Il tapota la tête de Nikki pour la féliciter d’avoir réussi à faire tenir la bougie bien droite à l’intérieur de la citrouille. Tout excitée, l’enfant courut chercher des allumettes et David se tourna vers Angela.
« Tu l’as vue souvent depuis qu’elle est à Boston ? Dis-moi la vérité.
– Nous avons déjeuné une fois ensemble, en tout et pour tout. Elle avait une petite nostalgie et j’ai trouvé préférable de ne pas entretenir l’ambiguïté. Nous nous sommes séparés bons amis, c’est tout.
– C’est tout ?
– Je te le jure.
– Et tu crois que si tu l’appelles comme ça pour lui demander un service, elle va se mettre en quatre pour t’aider ?
– Là, je dois dire que j’ai un doute. Il vaudrait peut-être mieux que j’aille là-bas pour lui expliquer les choses de vive voix. Au téléphone, je me vois mal en train de lui demander carrément de violer le secret professionnel. Sans compter que cette histoire est tellement sordide et embrouillée qu’il me paraît un peu difficile de la lui exposer à distance.
– Tu partirais quand ? s’enquit Angela.
– Tout à l’heure. Je vais quand même lui passer un coup de fil pour être sûr de ne pas trouver porte close et je file. Du coup, je ferai un crochet par Cambridge pour aller chercher ces documents chez Robert. »
Angela se mordit la lèvre, étonnée de se découvrir aussi vulnérable à la jalousie. Elle comprenait maintenant ce que David avait ressenti en apprenant l’existence de Robert. Pourtant elle n’avait pas de raison de se montrer plus soupçonneuse que son mari.
« Bon, appelle-la », soupira-t-elle.
Pendant que la jeune femme effaçait de la cuisine les traces peu ragoûtantes de la préparation de la lanterne d’Halloween, David alla téléphoner à Nicole Lungstrom. Angela perçut malgré elle quelques bribes de cette conversation et eut un petit pincement au cœur en entendant David s’exprimer avec autant de chaleur. Toutefois, il raccrocha assez vite.
« Tout est arrangé, déclara-t-il à Angela. Je lui ai dit que j’arrivais d’ici deux heures environ. Elle est de garde à la clinique et elle ne peut pas bouger, ce qui simplifie les choses.
– Elle est blonde ? demanda Angela.
– Effectivement, répondit David.
– J’espérais que tu répondrais le contraire », dit Angela dépitée.
Nikki avait allumé la bougie placée dans la citrouille, et David l’aida à transporter le tout sous le porche de l’entrée où la petite fille choisit longuement l’emplacement qui lui paraissait le plus indiqué.
« C’est vraiment bien », décréta-t-elle une fois qu’elle se fut enfin décidée.
Sur ce, David monta se changer, non sans conseiller à Angela de prévenir Robert qu’il passerait le voir dans l’après-midi.
« Ça promet d’être intéressant », remarqua Robert sans autre commentaire.
Ne sachant trop quoi répondre, Angela lui exprima à nouveau sa gratitude pour l’aide qu’il leur avait apportée et raccrocha. Elle composa ensuite le numéro de Calhoun, mais cette fois encore tomba sur le répondeur.
David redescendit, très chic dans un pantalon gris et un blazer bleu marine.
« Tu avais vraiment besoin de te mettre sur ton trente et un ? s’étonna Angela piquée au vif.
– Je ne peux tout de même pas me présenter à la clinique des anciens combattants en jean et en tee-shirt, protesta David.
– Je viens d’essayer d’appeler Calhoun mais il n’est toujours pas là, reprit la jeune femme. Il a dû rentrer tard hier soir et partir assez tôt ce matin. Cette enquête le passionne complètement.
– Tu as laissé un message ?
– Non. Je déteste les répondeurs. De toute façon, il sait sûrement que nous attendons de ses nouvelles.
– À ta place, j’aurais tout de même laissé un message.
– Qu’allons-nous faire s’il ne nous a toujours pas contactés ce soir ? demanda Angela. Prévenir la police ?
– J’espère que nous ne serons pas obligés d’en passer par là. L’idée d’aller voir Robertson pour quelque raison que ce soit n’a rien pour me séduire. »
Après avoir embrassé David et suivi des yeux la voiture qui s’éloignait dans l’allée, la jeune femme reporta son attention vers Nikki. Elle tenait à ce que sa fille profite au mieux de cette journée.
*
Mû par la curiosité plus que par tout autre sentiment, David s’arrêta d’abord à Cambridge pour rencontrer Robert Scali. Il espérait secrètement tomber sur un intellectuel à lunettes mais il dut déchanter devant ce garçon séduisant, bronzé, sportif d’allure et à l’air de surcroît sympathique.
Ils échangèrent une poignée de main, salut qui obligea David à reconnaître que Robert Scali était légèrement plus grand que lui.
« Je tenais à vous remercier pour toutes les recherches que vous avez effectuées, lui dit-il.
– À quoi serviraient les amis s’ils ne nous donnaient pas un coup de main de temps en temps ? » répondit Robert en lui indiquant du doigt un nouveau carton rempli de feuillets d’imprimante. « Vous verrez, reprit-il. Il y a quelques éléments intéressants sur les avoirs dont dispose Van Slyke. Il a ouvert plusieurs comptes en banque au cours de l’année dernière, tant à Albany qu’ici même, à Boston. Hier, cela m’avait échappé parce que je m’étais contenté de regarder les relevés de cartes de crédit et le montant des dettes éventuelles.
– Voilà qui est étrange, en effet. Les sommes en jeu sont importantes ?
– Il met systématiquement moins de dix mille dollars sur ces comptes, sans doute à cause de la règle qui oblige aujourd’hui les banquiers à garder trace des mouvements de fonds supérieurs à dix mille dollars.
– Cela représente tout de même un joli pécule pour quelqu’un qui ne doit pas avoir des revenus excessifs, remarqua David.
– L’époque étant ce qu’elle est, je serais tenté de penser qu’il trempe dans des affaires de drogue. Ce qui est étonnant, c’est qu’il mette l’argent à la banque. Un vrai amateur.
– J’ai dans ma clientèle quelques adolescents qui prétendent que la marijuana circule librement à l’intérieur du lycée.
– Voilà qui confirme mon intuition. Si ça se trouve, en sus de résoudre votre affaire vous allez peut-être démanteler un réseau de drogue, Angela et vous. »
David se mit à rire et, calant le carton sous son bras, salua amicalement Robert.
« Prévenez-moi si un jour vous venez à Boston, tous les deux, lança ce dernier. Je vous inviterai dans un restaurant formidable qui vient d’ouvrir à Cambridge.
– Nous n’y manquerons pas », lui assura David tout en pensant dans son for intérieur qu’il préférait pour sa part éviter cette rencontre à trois.
Il franchit la rivière Charles au volant de la Volvo et s’engagea sur l’autoroute en direction de Boston. La circulation très fluide de ce dimanche après-midi lui permit de gagner en moins de vingt minutes la clinique des anciens combattants.
Alors qu’il pénétrait dans le bâtiment, il songea au hasard qui, après tant d’années, lui faisait à nouveau croiser le chemin de Nicole. Ils ne s’étaient pas quittés d’une semelle pendant la dernière année de lycée, puis la vie les avait séparés. Nicole était partie pour une université de la côte Ouest où elle avait accompli toutes ses études, internat compris. À un moment donné, des amis communs avaient appris son mariage à David. Puis l’an dernier, lors de leur brève rencontre, elle l’avait informé qu’elle venait de divorcer.
David attendit dans le hall d’entrée pendant que l’hôtesse d’accueil s’occupait de la prévenir. Leur premier contact fut quelque peu contraint, mais Nicole eut tôt fait de dissiper cette gêne en déclarant à David qu’il y avait un autre homme dans sa vie.
Pour qu’ils puissent discuter plus à leur aise, la jeune femme le conduisit dans une salle réservée aux médecins où ils risquaient peu d’être dérangés. Là, David la mit au courant des catastrophes en série qui s’abattaient sur Angela et lui depuis leur installation à Bartlet et lui expliqua ce qu’ils attendaient d’elle.
« J’espère que cela ne t’ennuie pas trop d’essayer de nous procurer ces informations, mais vraiment nous ne savons plus à quel saint nous vouer, conclut-il.
– Je peux compter sur ta discrétion ? lui demanda Nicole.
– Tu as ma parole d’honneur. Mais je ne pourrai pas ne pas en parler à Angela.
– Cela va de soi. Bon, reprit Nicole après quelques instants de réflexion, si tu penses vraiment que quelqu’un s’amuse à tuer tes malades, je crois que pour une fois la fin justifie les moyens. J’enfreindrai donc la règle du secret médical. Montre-moi ces noms. »
David lui tendit une feuille de papier sur laquelle figuraient cinq patronymes : Devonshire, Van Slyke, Forbs, Ullhof et Maurice.
« Je croyais qu’il n’y en avait que deux, observa-t-elle.
– Ces cinq personnes se sont engagées dans l’armée, lui expliqua David, et elles sont toutes les cinq tatouées. Autant ne rien laisser de côté, même si à l’heure actuelle les soupçons se concentrent plutôt sur Devonshire et Van Slyke. »
David sur ses talons, la jeune femme gagna son bureau et s’installa devant son ordinateur. La date de naissance et le numéro de contrat d’assurance maladie lui permirent facilement de retrouver les cinq matricules militaires des suspects. Puis la jeune femme consulta successivement leurs fichiers respectifs. David qui lisait sur l’écran par-dessus son épaule fut tout de suite frappé de constater que Forbs et Ullhof avaient eux aussi dû quitter l’armée pour raisons de santé. Leurs cas paraissaient néanmoins peu équivoques : Forbs avait été rendu à la vie civile pour un problème de tassement de vertèbres et Ullhof pour des ennuis de prostate. Seule Claudette Maurice était allée jusqu’au bout de son service militaire.
Le renvoi de Van Slyke et Devonshire reposait en revanche sur des raisons plus graves, celui de Van Slyke surtout. Le compte rendu le concernant était particulièrement long et détaillé, avec en intitulé ce diagnostic psychiatrique signalant un « trouble schizo-affectif accompagné de crises de manie et d’une forte idéation paranoïaque dans les situations de tension ».
« Seigneur Jésus ! s’exclama David. J’y perds mon latin. Tu y comprends quelque chose, toi ?
– Je ne suis qu’ophtalmo, tu sais. Mais il me semble qu’en gros on peut en déduire que ce type est schizophrène et souffre en plus d’une névrose obsessionnelle prononcée. »
David jeta un regard admiratif à Nicole. « Tu m’as l’air drôlement plus calée que moi. Chapeau !
– J’ai failli me spécialiser en psychiatrie, pour tout t’avouer. En tout cas, à lire ce qui est écrit ici je ne m’approcherais pas de trop près de ton Van Slyke, si j’étais toi. Il a néanmoins un palmarès assez remarquable pour quelqu’un d’aussi dérangé psychiquement. Regarde, il est même passé par l’école de sous-mariniers de Guam. »
La jeune femme continuait à faire défiler les pages sur l’écran.
« Attends ! » l’arrêta David, intrigué par un passage relatant un épisode psychiatrique arrivé à Van Slyke lors d’une mission sur un sous-marin nucléaire. À l’époque, il travaillait comme mécanicien affecté au service technique de ce bâtiment. David lut ces quelques lignes à voix haute : « La manie obsessionnelle est progressivement apparue au cours de la mission à laquelle participait le sujet, témoignant d’une altération de plus en plus profonde de ses capacités de jugement. D’humeur d’abord belliqueuse et hostile, il a ensuite basculé sur un versant plus strictement paranoïaque, se plaignant constamment d’être la risée de ses compagnons d’équipage et allant jusqu’à accuser les officiers de l’exposer délibérément au rayonnement de l’énergie fissile et aux ondes d’après lui néfastes émises par les ordinateurs. Sa crise de paranoïa l’a conduit à porter la main sur son capitaine, agression qui entraîna sa mise aux arrêts. »
« Eh bien, commenta Nicole, j’espère qu’il ne sera jamais hospitalisé chez-nous.
– Il est moins fêlé que ne le laisse entendre ce rapport. J’ai déjà rencontré des gens plus sociables et plus sympathiques, certes, mais c’est un gars sérieux qui prend son boulot à cœur.
– Avec des antécédents pareils, ça m’étonnerait qu’il n’explose pas tôt ou tard.
– Avoir peur d’être irradié quand on travaille sur un sous-marin nucléaire ne me paraît pas si cinglé que ça, reprit David. Moi je deviendrais fou de terreur si je savais que je côtoie un réacteur bourré de substances radioactives.
– C’est ton côté parano ! répliqua Nicole en riant. Mais écoute, l’histoire de ce pauvre Van Slyke est à pleurer : "Le sujet est d’un naturel solitaire. Il a grandi entre un père alcoolique et violent et une mère craintive et soumise, Traynor de son nom de jeune fille. "
– Cette histoire-là ne m’est pas tout à fait étrangère, l’interrompit David. Harold Traynor, le frère de cette dame et donc l’oncle de Van Slyke, est le président du conseil d’administration de l’hôpital.
– Écoute, ce n’est pas fini : "Enclin à idéaliser certaines figures d’autorité, Werner Van Slyke éprouve ensuite un besoin compulsif à les provoquer, idéalement ou en réalité. Ce schéma de comportement était, semble-t-il, déjà fixé lorsqu’il est entré dans la marine. " Décidément, ton bonhomme ne me plaît pas et je n’aimerais pas l’avoir sous mes ordres », conclut Nicole en levant les yeux vers David.
Loin d’être aussi détaillées, les explications portées sur le fichier de Devonshire n’en étaient pas moins éclairantes. Clyde Devonshire avait assidûment fréquenté la consultation pour maladies vénériennes de l’hôpital militaire de San Diego et il avait même eu un début d’hépatite B. Son renvoi de l’armée avait été justifié par sa séropositivité.
« Voilà qui pourrait bien être déterminant, déclara David en soulignant du doigt la ligne mentionnant le sida. Clyde Devonshire est lui-même atteint d’une maladie incurable. Nous tenons peut-être la solution.
– J’espère de tout cœur que tu finiras par élucider cette histoire, déclara Nicole.
– Je pourrais avoir une copie papier de ces dossiers ? lui demanda David.
– Pas tout de suite, hélas. Je n’ai pas d’imprimante ici et les archives sont fermées le dimanche. Je vais voir si je peux me procurer la clef.
– Je t’attends. Tu permets que je me serve du téléphone, le temps que tu reviennes ? »
*
Après avoir beaucoup rouspété et versé quelques larmes, Nikki finit par admettre qu’il n’était pas forcément très raisonnable qu’elle aille traîner de longues heures dehors pour quémander quelques bonbons aux voisins. Le ciel plein de promesses du matin s’était voilé de nuages et la pluie menaçait. Costumée et grimée en horrible petite sorcière, la fillette laissa son bon naturel reprendre le dessus et s’amusa beaucoup à accueillir les groupes d’enfants qui passaient et à leur distribuer généreusement des poignées de confiseries.
Angela se garda bien de lui dire qu’elle trouvait son déguisement affreux. Il aurait été cruel de gâcher le plaisir que Nikki tirait de son aspect effrayant.
La laissant courir vers l’entrée à l’affût d’autres petits visiteurs, Angela tenta de joindre Calhoun, sans plus de succès que les fois précédentes. Elle lui avait laissé un message en début d’après-midi, ainsi que le lui avait conseillé David, et s’étonnait qu’il ne l’ait pas rappelée. L’appréhension la gagnait peu à peu. Dehors, le soir tombait et David n’était toujours pas là. Il l’avait prévenue quelques heures plus tôt qu’il serait légèrement en retard, mais il y a longtemps qu’il aurait dû être rentré.
Peu après, Nikki décréta qu’elle en avait assez de jouer les sorcières et qu’elle voulait se changer. Il faisait déjà presque nuit et aucun gosse ne s’était présenté depuis un moment. Angela l’envoya prendre un bain et songea qu’il était sans doute temps de préparer le dîner.
Un coup de sonnette et le bruit de l’eau qui coulait dans la baignoire la décidèrent à aller elle-même ouvrir, sans oublier de s’emparer du saladier où il restait encore quelques barres de chocolat. Par la fenêtre située à côté de la porte, elle distingua vaguement un homme affublé d’un masque de reptile.
Angela lui ouvrit. Elle commençait à s’extasier sur l’originalité du déguisement lorsqu’elle s’interrompit d’elle-même, surprise de constater que ce visiteur n’était pas accompagné d’enfants.
Avant qu’elle ait pu réagir, l’homme mit un pied sur le seuil, lui passa le bras gauche autour du cou et bloqua la prise. Sa main droite gantée s’abattit sur la bouche de la jeune femme, étouffant le cri qu’elle s’apprêtait à pousser. Angela lâcha le saladier qui se fracassa en mille morceaux sur les dalles de marbre de l’entrée.
Elle essaya de lutter pour se dégager, mais l’inconnu était vigoureux et il la maintenait comme dans un étau. À moitié étouffée, la jeune femme ne pouvait que pousser des grognements inaudibles.
« Tu la fermes ou je te descends », chuchota l’homme dans un halètement rauque en lui renversant la tête en arrière d’une secousse qui la glaça de terreur et de douleur mêlées.
Angela cessa de se débattre. L’homme jeta un regard autour de lui, se pencha pour regarder en direction de la cuisine. « Où est ton mari ? » demanda-t-il.
Incapable de répondre, Angela se sentait prise de vertige, comme si elle allait s’évanouir.
« Je vais te lâcher. Mais si tu gueules, je te tire dessus. Compris ? » gronda-t-il.
Quand il la libéra, la jeune femme vacilla et faillit tomber. Les battements de son cœur lui résonnaient aux oreilles. Nikki était toujours en haut, dans la salle de bains. Quant à Rusty, il ne pouvait lui être d’aucun secours ; il avait fallu l’enfermer dans la grange tant les visites incessantes des enfants l’excitaient.
Angela dévisagea son agresseur. Son masque de reptile était hideux, avec ses écailles plus vraies que nature et sa langue rouge et fourchue pendant largement entre les lèvres retroussées sur des dents pointues. Étourdie, la jeune femme s’efforça de rassembler ses pensées. Que faire ? Que devait-elle et surtout que pouvait-elle faire ? Il la menaçait avec un pistolet.
« Mon mari n’est pas là, expliqua-t-elle en arrachant difficilement les mots de sa gorge meurtrie.
– Et ta gosse malade, elle est où ? lui demanda-t-il.
– Dehors, elle fête Halloween.
– Il rentre quand, ton mari ? »
Angela hésita un instant, trop longtemps au goût de l’homme qui lui tordit le poignet en lui enfonçant l’ongle de son pouce dans la chair. « Tu vas répondre, oui ? grogna-t-il.
– Il rentre bientôt, lâcha Angela dans un souffle.
– Tant mieux ! On va l’attendre un peu, le temps de fouiller la maison pour vérifier que tu ne me racontes pas de bobards. »
Et sur ce, il la poussa rudement dans la bibliothèque.
Nikki n’était plus dans la salle de bains. En entendant le coup de sonnette à la porte, elle s’était dépêchée de rajuster son déguisement et de remettre son masque dans l’espoir d’arriver en bas avant le départ des enfants. Elle brûlait d’envie de voir leurs costumes et de leur montrer le sien. Elle arrivait déjà sur le palier quand le fracas du saladier qui se brisait arrêta net son élan. S’approchant de la cage d’escalier sur la pointe des pieds, elle assista, horrifiée, à la courte lutte entre sa mère et l’homme au masque de serpent.
Passé le premier instant de stupeur, elle se précipita le plus légèrement possible dans la chambre de ses parents et décrocha le téléphone. Mais il n’y avait pas de tonalité. La ligne était coupée. Revenue en courant vers le haut des marches, Nikki arriva juste à temps pour voir l’homme disparaître dans la bibliothèque à la suite d’Angela. Se penchant un peu plus, la petite fille vérifia que le fusil était toujours appuyé contre la rampe, juste en dessous d’elle.
Elle se recula brusquement au moment où l’homme-serpent ressortait de la bibliothèque en tenant sa mère par le bras. Elle entendit le bruit des morceaux de verre qui s’écrasaient sous leurs pas, puis plus rien, juste un bruit de voix assourdies.
Se risquant à nouveau à jeter un regard en bas, elle les aperçut qui sortaient rapidement du salon avant de s’engager dans le couloir central en direction de la cuisine. Elle les perdit de vue, se contorsionna pour contempler un instant le fusil puis, avec mille précautions, entreprit de descendre les marches une par une en sursautant chaque fois qu’une latte de bois craquait sous son pied.
Alors qu’elle avait déjà parcouru la moitié du chemin, son oreille aux aguets la prévint que l’homme-serpent et Angela revenaient dans le couloir. Un moment interdite, Nikki remonta vivement au premier en se disant qu’elle redescendrait quand le danger serait écarté. Mais ils empruntèrent eux aussi l’escalier.
Éperdue, le cœur battant la chamade, la petite fille fonça vers la chambre de ses parents. Là, elle s’engouffra dans un grand placard ménagé dans le mur et fermé dans le fond par une deuxième porte ouvrant sur un petit vestibule qui menait au grenier de la grange. À l’autre bout, un étroit escalier en colimaçon conduisait à l’entrée de service.
Filant comme une flèche, Nikki eut tôt fait de gagner la cuisine, puis le couloir, et enfin le bas de l’escalier principal. Elle s’empara du fusil, vérifia qu’il était bien chargé et enleva le cran de sûreté comme Angela le lui avait montré.
Mais toute sa détermination se changea vite en confusion. Maintenant qu’elle tenait l’arme entre les mains, la petite fille ne savait plus comment agir. Sa mère lui avait expliqué qu’il n’était pas nécessaire de savoir très bien viser parce que les plombs crachés par le canon se répartissaient sur une surface assez large et atteignaient donc facilement la cible. Tout le problème, pensa Nikki désemparée, c’est qu’avec ce système elle risquait de blesser Angela.
Elle n’eut toutefois guère le temps de s’appesantir sur ce dilemme. Moins d’une minute plus tard, les pas pesants de l’intrus et ceux, traînants, d’Angela résonnèrent au-dessus de sa tête. Sans lâcher le fusil, Nikki recula vers la cuisine, ne sachant trop s’il valait mieux se cacher ou s’enfuir pour prévenir les voisins.
Avant qu’elle ait pu se décider, sa mère apparut au rez-de-chaussée en trébuchant sur la dernière marche. L’homme-serpent se tenait juste derrière elle. Sous les yeux de Nikki tétanisée, il poussa rudement la jeune femme dans le dos, d’une bourrade qui la propulsa à travers la porte du salon. Il tenait un pistolet dans sa main droite.
Il se trouvait alors à sept ou huit mètres de Nikki qui tenait le fusil pointé à hauteur de la taille, la main gauche soutenant le canon et la droite autour de la crosse, l’index posé sur la gâchette.
Se rendant compte de la présence de l’enfant, l’homme fit volte-face et leva son arme dans sa direction. Fermant les yeux, Nikki pressa la détente.
Le bruit de la détonation éclata dans un vacarme épouvantable qui ébranla la vieille maison. Basculant en arrière sous l’effet du recul, Nikki se raccrocha tant bien que mal au canon et réussit à s’asseoir. Elle eut assez de présence d’esprit pour réarmer immédiatement le fusil. Assourdie par la déflagration, elle n’entendit pas le cliquetis produit par la cartouche qui basculait en position ni le second coup de feu qui partait.
Angela, qui s’était précipitée dans la cuisine en passant par la porte au fond du salon, surgit soudain du brouillard de la fumée et arracha le fusil des mains de sa fille, trop contente d’en être débarrassée.
De l’endroit où elles se tenaient, elles entendirent le bruit d’une porte qui claquait, suivi d’un profond silence.
« Ça va ? murmura Angela à Nikki.
– Je crois, oui. »
Angela l’aida à se relever puis lui fit signe de la suivre. À pas de loup, elles s’avancèrent dans l’entrée. Un regard en direction du salon leur permit d’apprécier les dégâts provoqués par les deux tirs de Nikki. Le montant de la porte était criblé de petits plombs et le reste de la charge avait emporté quatre autres des vitres de la porte-fenêtre déjà endommagée par la brique.
Elles contournèrent ensuite le bas de l’escalier en essayant d’éviter de marcher sur les débris de verre et approchèrent de la porte de la bibliothèque d’où venait un courant d’air froid. Tenant le fusil d’une main, Angela, Nikki collée derrière elle, vit qu’une des portes-fenêtres donnant sur la terrasse était grande ouverte.
Éteignant les lumières, elles se dirigèrent dans cette direction avec une prudence de Sioux et restèrent un moment à contempler la ligne sombre des arbres qui bordaient leur terrain, figées dans une immobilité totale, l’oreille aux aguets. Seul leur parvint l’aboiement lointain d’un chien, bientôt suivi du jappement lancé en réponse par Rusty, toujours enfermé dans la grange.
Angela referma la porte à clef puis, se penchant sans se dessaisir du fusil, elle serra de toutes ses forces sa fille contre elle.
« Tu as été héroïque, ma chérie, murmura-t-elle. Papa n’en reviendra pas, tu sais.
– J’ai paniqué, bredouilla Nikki. Je ne voulais pas casser les carreaux.
– On s’en fiche, des carreaux ! Tu t’es débrouillée comme un chef », affirma Angela en se dirigeant vers le téléphone. L’absence de tonalité lui arracha une moue.
« Celui de ta chambre ne marche pas non plus », dit Nikki.
Angela ne put réprimer un frisson. L’inconnu au masque de reptile avait décidément pris toutes les précautions, jusqu’à se donner la peine de les couper du monde. Sans l’intervention de Nikki, elle n’osait imaginer comment les choses se seraient terminées.
« Il faut s’assurer que cet homme est vraiment parti, reprit la jeune femme. Viens, nous allons fouiller la maison. »
Ensemble, elles traversèrent le salon, inspectèrent la cuisine, l’entrée de service et les deux réserves attenantes. Puis elles reprirent le couloir en sens inverse et arrivèrent en bas des marches.
Alors qu’Angela débattait de la nécessité de vérifier également les étages, un coup de sonnette strident les fit toutes deux violemment sursauter.
Jetant un œil à l’extérieur, elles aperçurent un groupe d’enfants costumés en sorcières et en fantômes qui se tenaient sous le porche.
*
David s’engagea dans l’allée, un peu surpris de constater que toutes les fenêtres de la maison étaient éclairées. Puis il aperçut un groupe d’adolescents dévaler les marches du perron, traverser la pelouse en courant et se fondre dans l’obscurité en disparaissant du côté de la limite des arbres.
Il arrêta le moteur sans éteindre ses phares et regarda plus attentivement. La porte d’entrée était barbouillée d’œufs crus et de farine et il ne restait plus grand-chose de la lanterne ricanante qu’il avait confectionnée avec Nikki. « Satanés gamins ! » pesta David à voix haute. Un instant, il hésita à se lancer sur leurs traces, mais il abandonna vite cette idée en se disant qu’il n’avait que bien peu de chances de les retrouver dans le noir. C’est alors qu’il se rendit compte que la porte-fenêtre du salon avait subi de nouveaux dommages.
« Quelle bande de voyous ! » s’écria-t-il. Sortant de la voiture, il monta les marches du perron, pataugeant dans un mélange gluant d’œufs brisés et de tomates écrasées.
Toutefois, c’est lorsqu’il découvrit les débris du saladier éparpillés dans l’entrée que David commença à s’inquiéter sérieusement. Saisi par une bouffée d’angoisse, il appela à grands cris sa femme et sa fille qui déjà se précipitaient en haut de l’escalier. Nikki, qui pleurait à chaudes larmes, se jeta dans les bras de son père.
« Il avait un pistolet, papa, réussit-elle à articuler entre deux sanglots.
– Qui avait un pistolet ? Que s’est-il passé ? demanda David, maintenant fou d’inquiétude, en levant les yeux vers Angela assise sur une marche, le fusil entre les genoux.
– Nous avons eu de la visite, répondit Angela.
– Mais qui était-ce ? Qui est venu ?
– Je ne sais pas. Il portait un masque affreux et Nikki a raison, il était armé.
– Mon Dieu ! murmura David anéanti. Je n’aurais jamais dû vous laisser toutes les deux seules ici.
– Tu ne pouvais pas le prévoir, le consola Angela. Mais pourquoi rentres-tu si tard ?
– Nous avons eu toutes les peines du monde à imprimer ces fichiers et cela nous a pris beaucoup plus de temps que prévu. J’ai essayé de vous appeler sur le chemin du retour mais la ligne était toujours occupée. Les renseignements ont fini par m’expliquer qu’elle était en dérangement.
– En fait, il semble que les fils aient été délibérément coupés. Probablement par notre visiteur.
– Tu as prévenu la police ?
– Sans téléphone, c’était facile, en effet !
– Excuse-moi, reprit David. Je ne sais plus ce que je dis.
– Nous sommes terrées là-haut, Nikki et moi, depuis que ce type a déguerpi, poursuivit Angela. Nous étions mortes de peur à l’idée qu’il revienne.
– Où est Rusty ? demanda David.
– Dans la grange. Nous avons dû l’enfermer tout à l’heure parce qu’il n’arrêtait pas d’aboyer après les gosses qui venaient sonner à la porte.
– Je vais chercher le téléphone portable dans ma voiture et j’en profiterai pour le faire sortir », déclara David en pressant l’épaule de Nikki.
Quand il poussa la porte, le même groupe d’adolescents s’égailla à son approche.
« Vous feriez mieux de rentrer chez-vous, ou il va vous en cuire ! » lança-t-il d’une voix irritée.
Rusty sur ses talons, David pénétra quelques instants plus tard dans la cuisine où l’attendaient Angela et Nikki.
« Il y a dehors une bande d’ados qui ont fait un beau saccage sur le perron, leur annonça-t-il.
– C’est sans doute parce que nous ne leur avons pas ouvert, expliqua Angela. Ils se vengent. Mais si déplaisant que ce soit, ce n’est rien à côté de ce que nous avons vécu, crois-moi.
– Ils ont quand même continué de déglinguer un peu plus la porte du salon, à ce que j’ai vu.
– Ah, non, dit Angela en attirant Nikki contre elle. La porte du salon, c’est l’œuvre de ta fille. Et tu peux être fier d’elle : elle a été extraordinairement courageuse. »
La jeune femme raconta à son mari ce qui s’était passé. Il l’écouta attentivement, de plus en plus pâle au fur et à mesure qu’il réalisait le danger qu’elles avaient couru. Une image horrible le traversa, celle de ce qui aurait pu se passer si Nikki n’avait pas eu le cran d’intervenir, et il sentit une vague de colère et d’épouvante se lever en lui.
Un nouveau jet d’œufs sur le perron le fit bondir sur ses pieds. Fou de rage, il se précipita dans l’entrée et ouvrit grand la porte dans l’intention de rosser comme il se devait ces gamins mal élevés. Angela l’en empêcha en se pendant à son bras pendant que Nikki retenait Rusty.
« Arrête, David, ça n’a aucune importance », l’implora Angela au bord des larmes.
Comprenant que sa femme était à bout de nerfs, David referma la porte et s’empressa de la réconforter de son mieux. Il savait qu’elle avait raison ; s’en prendre à ces chenapans ne servirait qu’à soulager l’énervement mêlé de culpabilité qui l’avait envahi au récit détaillé d’Angela.
Un bras passé autour des épaules d’Angela et l’autre sur celles de Nikki, il les entraîna toutes les deux sur le canapé de la bibliothèque et les berça tendrement contre lui. Puis il utilisa son téléphone portable pour appeler la police. Il raccrocha en se maudissant à voix haute d’avoir si longtemps laissé Angela et Nikki seules.
« Je suis tout aussi coupable que toi, sinon plus, de n’avoir pas prévu que nous étions en danger », dit Angela avant de lui expliquer que la tentative de viol dont elle avait été victime était plus probablement une tentative de meurtre. « J’en ai parlé avec Calhoun, conclut-elle, et ça lui paraît plausible.
– Pourquoi ne pas m’en avoir informé ? s’étonna David.
– J’aurais dû, mais je n’ai pas voulu t’inquiéter. Excuse-moi.
– En tout cas cette histoire nous aura au moins appris qu’il vaut mieux ne pas avoir de secrets l’un pour l’autre, remarqua David. Et Calhoun ? Tu as eu de ses nouvelles ?
– Non, répondit Angela. Pourtant je lui ai laissé un message, comme tu me l’avais suggéré. Qu’allons-nous faire ?
– Je ne sais pas, dit David en se levant. En attendant, allons voir cette fenêtre de plus près. »
Les policiers semblaient visiblement peu pressés de venir chez eux. Ils mirent près de trois quarts d’heure à arriver, et au grand désappointement de David et Angela c’est Robertson qui, en grand uniforme, se présenta à leur porte. La jeune femme se retint de lui demander s’il s’était déguisé pour Halloween. Il était accompagné de l’agent Cari Hobson.
Avant d’entrer, il regarda ostensiblement les déchets d’œufs et de tomates qui maculaient le porche et les dégâts infligés à la porte-fenêtre.
« Alors, messieurs-dames, lança-t-il cavalièrement en tapotant son carnet. On a un petit problème ?
– Un gros problème, si vous permettez », intervint Angela avant de lui exposer ce par quoi Nikki et elle venaient de passer.
Robertson ne lui prêta qu’une attention distraite, ponctuant le récit de la jeune femme de coups d’œil goguenards en direction de son adjoint.
« Vous êtes bien sûre qu’il vous a menacée avec un vrai pistolet ? demanda-t-il quand elle eut terminé.
– Évidemment que j’en suis sûre ! s’exclama Angela choquée.
– Ç’aurait aussi bien pu être un jouet qui allait avec son costume, reprit Robertson. Peut-être que votre soi-disant agresseur voulait simplement fêter Halloween.
– Non mais, ça ne va pas ! intervint David, exaspéré par l’attitude du policier. Ce qui a eu lieu chez moi est grave, et je prendrais les choses un peu plus au sérieux, à votre place. L’homme était armé, c’est l’évidence même. Les traces de lutte que vous pouvez constater sont indiscutables, y compris la porte-fenêtre brisée.
– Vous, vous feriez mieux de me parler sur un autre ton, aboya Robertson. Votre épouse vient de nous préciser que ce n’est pas le visiteur mais cette chère enfant qui a tiré dans les vitres. Et ce qui me paraît des plus sérieux, c’est qu’en agissant ainsi elle a contrevenu à l’ordonnance municipale interdisant l’usage des armes à feu dans les limites de la commune.
– Sortez de chez moi, sortez tout de suite, lui ordonna David d’une voix blanche.
– Avec plaisir, rétorqua Robertson en s’effaçant pour laisser passer son adjoint. Vous savez, reprit-il en s’arrêtant sur le seuil, on commence à en avoir assez de vous, ici, et les choses risquent de se gâter si vous avez blessé un gosse innocent le jour de la fête d’Halloween. Je n’ose pas penser à ce qui pourrait vous arriver, mais vous avez intérêt à vous tenir à carreau. »
David se précipita pour claquer la porte derrière l’odieux personnage : « Salopard ! jura-t-il. Cette fois, c’est bien fini, j’ai perdu toutes mes illusions sur la police de cette ville. Ces gens-là nous laisseront crever sans lever le petit doigt. »
Les bras croisés sur la poitrine, Angela frissonna, luttant pour réprimer une nouvelle crise de désespoir. « Quel gâchis, murmura-t-elle en secouant la tête. Tu crois qu’il est prudent de passer la nuit ici ?
– Il est bien tard pour aller dormir ailleurs, répondit David. Nous allons rester, mais en prenant toutes les précautions contre les visiteurs indésirables.
– Je suppose que tu as raison, bien sûr. Je suis tellement bouleversée que mes pensées se brouillent, reconnut Angela.
– Vous n’avez pas faim, toutes les deux ? s’enquit David.
– Moi, pas vraiment, répondit Angela en haussant les épaules. Mais il ne me faudra qu’une minute pour préparer le dîner. Je m’y étais mise avant que tout cela ne commence.
– Je n’ai rien mangé à midi et j’ai l’estomac dans les talons, avoua David.
– Voilà au moins un problème facile à régler, dit Angela en s’obligeant à sourire. Viens Nikki, tu vas m’aider. »
Les laissant se diriger toutes les deux vers la cuisine, David utilisa son téléphone cellulaire pour appeler la compagnie du téléphone et signaler que sa ligne était en dérangement. L’employé à qui il précisa qu’il était médecin lui assura qu’un réparateur allait venu incessamment. David se rendit ensuite dans la grange et actionna tous les interrupteurs commandant les différentes lampes placées dehors, dans l’espoir que cet éclairage puissant décourage les velléités d’intrusion.
Le réparateur envoyé par la compagnie de téléphone arriva alors qu’ils étaient en train de dîner et il eut tôt fait de déterminer l’origine de la panne : les fils alimentant la ligne avaient été sectionnés à l’extérieur de la maison.
« Je déteste Halloween, déclara-t-il lorsqu’il eut terminé la réparation. Les gosses d’aujourd’hui se conduisent comme des vandales. »
David le remercia de s’être dérangé si tard un dimanche soir et le raccompagna jusqu’à sa voiture. Puis il condamna solidement la porte-fenêtre du salon et vérifia que toutes les ouvertures étaient dûment fermées.
Pour exaspérante qu’elle ait été, la visite des policiers avait au moins eu le mérite de les débarrasser des petits vauriens qui s’acharnaient à les tourmenter. Toute la bande avait détalé à la vue de la voiture de patrouille.
Il était neuf heures passées quand Nikki, terrassée par les émotions, s’endormit après avoir exécuté sa séance de kinésithérapie respiratoire. David et Angela redescendirent au rez-de-chaussée, accompagnés de Rusty que David préférait savoir avec eux. Il prit également le fusil et le rangea à portée de main, près de la table où Angela et lui s’étaient remis à éplucher les renseignements fournis par Robert et Nicole.
« À mon avis, dit Angela alors que David ouvrait l’enveloppe qu’il avait ramenée de Boston, l’homme qui est venu chez-nous ce soir est aussi l’assassin de Hodges et le fou responsable des euthanasies sauvages à l’hôpital. J’en ai la conviction.
– Tu as sûrement raison, acquiesça David. Et il semble que le suspect numéro un pourrait bien être Clyde Devonshire. Regarde. »
Angela s’empara de la feuille que lui tendait David et la parcourut rapidement des yeux. « Oh, il a le sida.
– Oui, et c’est parce que cette maladie le condamne que je suis enclin à le soupçonner. D’autant qu’il y a par ailleurs un certain nombre d’éléments louches, comme son arrestation à proximité du domicile de Kevorkian. De toute évidence, l’euthanasie l’intéresse. Or il est infirmier, il a un certain nombre de connaissances médicales, il travaille à l’hôpital et par-dessus le marché il a fait de la prison pour viol. Si je ne me trompe, c’est ce qu’on appelle un faisceau de présomptions. »
Angela hocha la tête, à moitié convaincue. « Je ne crois pas que cela suffise, dit-elle. Tu as déjà vu Clyde Devonshire ?
– Non, jamais.
– Je me demande si je serais capable de l’identifier à partir de sa taille ou du son de sa voix. Je n’en suis franchement pas sûre.
– Je m’emballe peut-être, admit David. Werner Van Slyke est lui aussi un candidat assez sérieux. Voilà son dossier, tu vas pouvoir en juger par toi-même.
– Mon Dieu ! s’exclama la jeune femme en arrivant au bout de sa lecture.
– Alors ? Ton impression ? s’enquit David.
– Ses antécédents psychiatriques sont impressionnants, déclara Angela, mais personnellement je l’éliminerais de la liste des suspects. Ce n’est pas parce qu’il est schizophrène, obsessionnel et paranoïaque qu’il se comporte nécessairement en psychotique dangereux.
– Il n’est pas indispensable d’être psychotique pour se forger des idées fausses sur l’euthanasie, observa David.
– C’est vrai. Mais on a un peu trop tendance à prendre les déséquilibrés mentaux pour des criminels endurcis. Par ailleurs, il est peut-être très calé sur le fonctionnement des sous-marins atomiques, mais son savoir médical ne va probablement pas chercher loin. Comment pourrait-il éliminer autant de malades en recourant à un procédé qui t’échappe complètement, même à toi, alors qu’il n’y connaît rien ?
– C’est juste. Mais regarde ce que Robert a déniché la nuit dernière, ajouta David en lui tendant les informations relatives aux divers comptes en banque ouverts par Van Slyke à Albany et à Boston.
– Çà alors ! murmura Angela. D’où diable peut-il bien sortir cet argent ? Tu penses qu’il y a un lien entre cet enrichissement bizarre et notre affaire ?
– Bonne question, commenta David en haussant les épaules. Robert estime qu’il s’agit plutôt d’une histoire de drogue, et ce n’est pas impossible puisque nous savons tous deux combien il est facile de se procurer de la marijuana en ville. En revanche, si Robert fait fausse route Van Slyke risque de se retrouver dans une position encore plus délicate.
– Pourquoi ?
– Imaginons que ce soit bien lui qui tue et assassine à tour de bras mais que, loin d’être psychotique, il agisse sur ordre et qu’il soit payé pour.
– Cette perspective est à frémir, reconnut Angela. Et pourtant, si elle est juste elle nous ramène à la case départ. Nous ignorons toujours qui est derrière tout cela, qui rémunère Van Slyke et dans quel but.
– Je continue à penser que l’assassin croit agir par compassion, pour abréger des souffrances qu’il imagine intolérables. N’oublions pas que toutes les victimes étaient atteintes d’une maladie qui les condamnait à terme.
– J’ai peur que nous ne coupions un peu trop les cheveux en quatre, l’arrêta Angela. Au fond, nous croulons sous les informations et nous essayons à toute force de les intégrer à notre théorie. En fait, rien ne prouve que tous ces éléments soient liés.
– Sur ce point, je suis d’accord, admit David. Mais il me vient une idée. Pourquoi ne pas nous appuyer sur les faiblesses de Van Slyke afin de déterminer s’il est coupable ou innocent ?
– Je ne comprends pas, dit Angela.
– Van Slyke a fait un épisode psychiatrique probablement dû à un excès de tension nerveuse alors qu’il participait à une mission sur un sous-marin nucléaire. Cela n’a rien pour m’étonner ; j’aurais très bien pu réagir de la même manière. À cette différence près que la crise de Van Slyke s’est accompagnée d’un comportement paranoïaque qui l’a poussé à s’en prendre à ses supérieurs. Or son histoire montre que ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait. Nous pourrions peut-être le placer dans une situation similaire et susciter sa paranoïa vis-à-vis de celui qui le paie, quel qu’il soit. Il suffirait par exemple de glisser que cette "figure d’autorité", disons, a l’intention de s’abriter derrière Van Slyke au cas où les choses se gâteraient. Le seul fait que nous lui en parlions devrait suffire à le convaincre qu’elles se gâtent, effectivement. »
Angela qui avait patiemment écouté David lui jeta un regard incrédule.
« Franchement, tu me sidères, lui dit-elle. Oh, ton raisonnement est impeccable, mais l’idée à la base est la plus absurde et la plus folle que j’aie jamais entendue ! Il est écrit noir sur blanc dans ce dossier que Van Slyke est un maniaque obsessionnel susceptible de comportements agressifs et belliqueux, et tu ne trouves rien de plus intelligent que d’imaginer que tu vas gentiment aller taquiner sa paranoïa. Tu as perdu la tête ! C’est le meilleur moyen de déchaîner une violence qui n’épargnera personne, toi le premier.
– Je te soumettais juste une idée, se défendit David, vexé.
– Eh bien, si tu veux mon avis autant y renoncer. Elle est complètement tirée par les cheveux, ton idée.
– Bon, bon, n’en parlons plus. Notre troisième suspect est Peter Ullhof. Il a une bonne formation médicale et les quelques ennuis qu’il s’est attirés en manifestant contre l’avortement laissent penser qu’il a des opinions bien arrêtées sur ce que devrait être l’éthique médicale. Mais nous n’avons pas grand-chose d’autre.
– Et Joe Forbs ? demanda Angela.
– Il n’y a à peu près rien à lui reprocher, hormis son incapacité à gérer ses comptes.
– Claudette Maurice ? poursuivit Angela.
– Blanche comme neige. Elle n’est sur la liste qu’à cause de son tatouage.
– Ouf ! Je suis épuisée, soupira Angela en posant les papiers qu’elle tenait à la main sur la table basse. Peut-être qu’une bonne nuit de sommeil nous portera conseil. »