12.

 

 

 

MARDI 19 OCTOBRE

 

La pluie qui tombait toujours le lendemain matin n’aida guère David et Angela à retrouver leur sérénité. Le temps maussade resta en revanche sans effets sur Nikki. Très en forme, la fillette avait même repris des couleurs. Le mal de gorge qui laissait craindre une aggravation de son état avait disparu, vaincu par les antibiotiques, ce qui indiquait sans doute possible que l’infection naissante était d’origine bactérienne et non virale. De plus, la fièvre était complètement retombée.

« Je veux rentrer à la maison, insista à nouveau la petite fille.

– Tu sais que nous devons d’abord en parler au Dr Pilsner, lui rappela son père. Nous trouverons le temps de le faire ce matin, sois patiente. »

En sortant de la chambre de leur fille, Angela partit pour son laboratoire pendant que David passait prendre le dossier de Marjorie au bureau des infirmières. Il envisageait déjà de signer la décharge qui permettrait à l’institutrice de sortir de l’hôpital quand il dut déchanter en arrivant à son chevet.

« Marjorie ? Mais que se passe-t-il ? » s’enquit-il, brusquement affolé. La malade était plongée dans un état léthargique. Sa peau était brûlante, ainsi qu’il le constata en touchant son front et son bras. Elle devait avoir beaucoup de fièvre.

Seul un marmonnement à peine intelligible vint répondre aux questions insistantes de David. Marjorie ne semblait pas souffrir mais elle avait l’air abrutie, comme droguée.

Remarquant qu’elle avait quelque difficulté à respirer, David l’ausculta attentivement. Il reconnut au stéthoscope des bruits qui lui firent craindre un début de congestion puis, examinant sa jambe malade, il s’aperçut avec consternation que la phlébite était loin d’être résorbée. Le reste de l’examen ne lui ayant pas permis de détecter la cause possible de cette rechute brutale, il se précipita au bureau des infirmières pour donner l’ordre d’entreprendre sur-le-champ toute une kyrielle d’examens de laboratoire.

Le premier résultat qui lui parvint fut la numération sanguine qui, loin d’éclaircir le problème, déconcerta au plus haut point David. Après avoir normalement commencé à baisser en même temps que l’inflammation de la veine atteinte s’atténuait, le taux de globules blancs de Marjorie avait continué à décroître dangereusement au lieu de se stabiliser ; il se situait maintenant à la limite inférieure de la normale.

David se gratta la tête. Cette quantité insuffisante de globules blancs ne cadrait pas avec la pneumonie naissante qu’il avait cru déceler à l’examen. Quittant le bureau, il retourna dans la chambre de Marjorie et l’ausculta une nouvelle fois. Cela ne servit qu’à confirmer son premier diagnostic.

Les autres résultats que lui transmit le laboratoire ne lui furent pas d’un grand secours. Tous étaient normaux, y compris la radio des poumons effectuée à l’aide d’un appareil portable. David songea un instant à demander leur avis à des spécialistes, mais le souvenir de sa réunion de la veille avec Kelley l’en dissuada. Aucun de ceux auxquels il aurait pu s’adresser n’était en effet salarié par l’OMV.

Il se mit à consulter fébrilement le guide des médicaments. L’hypothèse la plus inquiétante étant qu’une bactérie Gram-négatif ait déclenché une infection massive, David chercha dans la liste un antibiotique spécifiquement adapté à cette éventualité. L’ayant trouvé, il reprit confiance et, après avoir laissé ses instructions en précisant qu’il fallait le prévenir d’urgence si l’état de la malade empirait, il s’empressa de gagner son service.

*

Ce jour-là, c’était au tour d’Angela de se charger des examens histologiques demandés par la chirurgie, une tâche qu’elle trouvait particulièrement éprouvante. Pendant qu’elle analysait le prélèvement, en effet, le patient attendait sous anesthésie que le verdict tombe, apprenant aux médecins si la tumeur était cancéreuse ou bénigne.

Ces examens se pratiquaient dans un petit laboratoire aménagé à la suite des salles d’opération. En principe, seul le personnel affecté au service chirurgie y pénétrait de temps à autre. Se mettant sans attendre au travail, Angela se plongea dans l’étude de la biopsie placée sous son microscope.

Entièrement à ce qu’elle faisait, elle n’entendit pas la porte s’ouvrir doucement derrière elle.

« Bonjour, mon chou », lança une voix dans son dos.

Saisie, Angela sentit une décharge d’adrénaline la parcourir des pieds à la tête. Le sang lui battant aux tempes, elle se retourna pour se retrouver nez à nez avec Wadley qui la regardait en souriant. La jeune femme détestait s’entendre appeler « mon chou », même par David. Et elle avait horreur qu’on la surprenne ainsi.

« Quelque chose qui ne va pas ? s’enquit Wadley.

– Non, rien, répondit froidement Angela.

– Laissez-moi regarder ça, poursuivit-il comme si de rien n’était en s’approchant du microscope. De quoi s’agit-il ? »

Angela, lui cédant sa place, expliqua brièvement le cas du malade sur qui la biopsie avait été prélevée. Après avoir rapidement observé les tissus, Wadley échangea quelques commentaires d’ordre technique avec la jeune femme. Tous deux s’accordaient à penser que la tumeur était bénigne ; l’opéré serait soulagé lorsqu’on lui apprendrait la nouvelle.

« Passez dans mon bureau tout à l’heure. Je veux vous voir », reprit Wadley en lui adressant un clin d’œil.

Angela se contenta de hocher la tête, puis lui tourna le dos pour se remettre au travail. Alors qu’elle allait s’asseoir, Wadley lui passa rapidement la main sur les fesses.

« Ne vous épuisez pas à la tâche, mon chou », lança-t-il du seuil avant de s’éclipser.

Tout se passa si vite qu’Angela n’eut pas le temps de réagir. Mais au moins était-elle fixée sur les intentions de son chef de service, à présent ; ce n’était pas par inadvertance qu’il lui avait posé la main sur la cuisse, la veille.

Quelques minutes durant, elle resta immobile sur son siège, tremblant de tous ses membres, en proie à un début de panique. Qu’est-ce qui pouvait bien motiver la soudaine hardiesse de Wadley alors qu’elle-même, elle en était sûre, n’avait pas changé de comportement à son égard ? Comment le dissuader de continuer ? Si elle se taisait, il prendrait son silence pour un encouragement tacite. Il fallait qu’elle l’arrête, mais comment ?

En fait, décida-t-elle au bout d’un moment, elle avait le choix entre deux solutions : dire à Wadley ce qu’elle pensait de lui ou en parler soit au directeur des services hospitaliers, Michael Caldwell, soit au Dr Cantor, le chef du personnel médical.

La jeune femme poussa un soupir découragé. Ni Caldwell ni Cantor ne lui paraissaient avoir le profil idéal pour régler une histoire de harcèlement sexuel. Tous deux étaient plutôt du genre macho, comme le prouvaient les remarques qu’ils lui avaient adressées à l’occasion de leur première rencontre. Caldwell avait l’air sidéré qu’une femme ait pu choisir de se spécialiser en anatomopathologie et Cantor avait proféré une bêtise insultante sur les « cageots » qu’il avait comme étudiantes.

Elle envisageait à nouveau de s’expliquer directement avec Wadley, bien que cette solution ne l’enchantât pas plus que les deux autres, lorsque la sonnerie de l’interphone qui reliait le laboratoire aux salles d’opération se mit à bourdonner, l’arrachant à ses réflexions. Tout de suite après, la voix de la surveillante résonna dans l’appareil.

« Docteur Wilson, lui dit-elle. Nous attendons les résultats de la biopsie en salle 3. »

*

David, lui, eut encore plus de mal que la veille à se concentrer sur les problèmes de ses patients. Aux difficultés que lui laissait présager la mise au point de Kelley s’ajoutait maintenant l’état pour le moins alarmant de Marjorie Kleber.

Ce matin-là, il reçut entre autres un de ses tout premiers patients, John Tarlow, qui vint sans avoir pris rendez-vous. David ne pouvait se résoudre à renvoyer ce malade leucémique. Hier encore il l’aurait adressé aux urgences, mais après les remontrances de Kelley il se sentait obligé de le recevoir lui-même.

John paraissait très abattu. Les fruits de mer qu’il avait mangés la veille au dîner avaient déclenché des troubles gastro-intestinaux qui se traduisaient par des vomissements et une diarrhée tenace. Déshydraté, il souffrait en outre de violentes douleurs abdominales.

Étant donné ses antécédents leucémiques, David le fit hospitaliser sur-le-champ et prescrivit toute une série d’examens de laboratoire destinés à déterminer la cause des symptômes. Il décida également de le réhydrater en le mettant sous perfusion, mais s’abstint dans l’immédiat de lui prescrire des antibiotiques. Mieux valait attendre d’avoir plus précisément défini l’étiologie du mal. Si l’éventualité d’une infection bactérienne n’était pas à exclure, la diarrhée et les vomissements pouvaient aussi bien constituer une réaction salutaire chargée de débarrasser l’organisme des toxines ingérées.

*

Il n’était pas tout à fait onze heures quand Collette, la secrétaire de Traynor, transmit à son patron une bien mauvaise nouvelle. Elle venait de recevoir un coup de fil l’informant que Jeb Wiggins avait une nouvelle fois influencé le conseil municipal ; en conséquence, le projet de parking que Traynor s’était débrouillé pour remettre à l’ordre du jour venait d’essuyer un deuxième refus. À moins d’un miracle, il faudrait maintenant attendre le printemps pour le soumettre à nouveau au vote.

« Nom de Dieu ! jura Traynor en martelant son bureau de ses deux poings crispés. Si jamais cet enfoiré de Wiggins me tombe sous la main, il va passer un mauvais quart d’heure ! »

Repoussant son siège, il se leva et se mit à arpenter la pièce de long en large, ulcéré. Le désintérêt de la municipalité pour l’hôpital lui paraissait inconcevable. Comment expliquer que les élus locaux se soucient aussi peu des intérêts de la ville ? L’hôpital n’était-il pas le plus gros employeur de Bartlet ? Il était ridicule de s’obstiner à lui refuser ce parking qui, loin d’être un luxe, était devenu une nécessité.

Incapable de se remettre au travail, Traynor attrapa son manteau, son chapeau et son parapluie, et sortit en coup de vent de son cabinet pour s’engouffrer dans sa voiture, direction l’hôpital. Puisque les circonstances l’obligeaient à ajourner la construction du nouveau parking, il tenait à s’assurer personnellement de la qualité de l’éclairage récemment installé. Ces agressions et ces viols à répétition n’avaient que trop duré.

Il trouva Werner Van Slyke dans le cube en béton aveugle qui servait de quartier général aux équipes du service mécanique et entretien. Traynor ne s’était jamais senti à son aise avec Van Slyke. Ce dernier était trop flegmatique à son goût, trop secret, trop négligé d’allure. En outre, même s’il n’en convenait pas facilement, Traynor le trouvait physiquement intimidant ; à en juger d’après sa musculature, Van Slyke devait s’entraîner quotidiennement à soulever des haltères.

Traynor l’informa de son désir de vérifier personnellement les aménagements effectués.

« Maintenant ? » demanda laconiquement Van Slyke, sans même marquer l’intonation propre au mode interrogatif. Il s’exprimait toujours de la même façon, sur un ton égal et indifférent qui avait le don d’agacer ses interlocuteurs.

« Je dispose de très peu de temps, lui dit Traynor. Je veux m’assurer que l’installation est conforme à ce que j’ai demandé. »

Sans un mot, Van Slyke enfila un ciré jaune et sortit de son bureau. Quand ils furent arrivés au parking du bas, il montra un par un à Traynor les réverbères récemment installés en s’abstenant de tout commentaire.

Traynor le suivait, abrité sous son parapluie. Tout en lui emboîtant le pas pour traverser la haie d’arbres touffus qui séparait les deux parkings, il se demanda avec perplexité à quoi Van Slyke pouvait bien employer son temps en dehors de ses heures de travail. On ne le rencontrait jamais dans les rues de la ville ou en train de faire ses courses dans les magasins. Et pour rien au monde il n’aurait assisté aux réceptions organisées de temps à autre par l’hôpital.

Gêné par le silence qu’il commençait à trouver pesant, Traynor s’éclaircit la gorge pour risquer une question. « Tout va bien, chez toi ? lui demanda-t-il.

– Oui.

– Et la maison ? Pas de problèmes de ce côté-là ?

– Non. »

Ces réponses monosyllabiques sonnaient comme un défi aux oreilles de Traynor qui eut soudain envie d’arracher une phrase entière à ce guide peu loquace. « Tu ne regrettes pas la marine, maintenant que tu es dans le civil ? » reprit-il.

Van Slyke haussa les épaules d’un geste fataliste puis, comme ils arrivaient au parking du haut, il répéta le même manège que précédemment en désignant les réverbères l’un après l’autre. Il semblait effectivement y en avoir assez. Traynor songea qu’il passerait un soir s’assurer qu’ils étaient suffisamment puissants, mais pour l’heure il était satisfait et il en fit part à Van Slyke.

« Tu n’as pas de problèmes d’argent, Van Slyke ? poursuivit-il alors qu’ils rebroussaient chemin vers l’hôpital.

– Non, répondit Van Slyke.

– Je trouve que tu fais du bon boulot, ici. Je suis content de toi. »

Van Slyke resta muet. Traynor contempla un instant sa silhouette dégoulinante de pluie et l’ombre massive attachée à ses pas. L’homme avait un côté taciturne vraiment peu banal, se dit-il, mais il est vrai qu’il en avait toujours été ainsi. Petit garçon, déjà, Werner Van Slyke déroutait son entourage. Traynor s’étonnait tout de même de le connaître si peu alors qu’il l’avait quasiment vu naître. Van Slyke était en effet son unique neveu, le fils de sa défunte sœur.

Ils allaient s’engager dans le sentier qui traversait la haie quand Traynor s’arrêta soudain en regardant autour de lui. « Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de réverbères, ici ? demanda-t-il.

– Personne ne m’a dit qu’il fallait en mettre », rétorqua Van Slyke.

C’était la première fois qu’il prononçait une phrase complète, et Traynor en éprouva presque un sentiment de victoire.

« Ce serait aussi bien d’en installer quelques-uns, dit-il. Je compte sur toi. »

Pour toute réponse, Van Slyke hocha la tête.

« Merci pour la promenade », lança encore Traynor en prenant congé de lui.

Le soulagement qu’il éprouvait à le quitter n’était pas dénué de culpabilité. La personnalité de Werner lui échappait complètement et il s’en voulait de si mal jouer son rôle d’oncle. Sa sœur, Sunny, n’avait pas été une très bonne mère, elle non plus, ni un modèle d’équilibre. D’un calme presque apathique, elle vivait renfermée sur elle-même et traversait périodiquement des accès dépressifs graves.

Traynor n’avait jamais compris ce qui avait bien pu pousser Sunny à épouser le Dr Van Slyke, cet alcoolique invétéré. En revanche, il ne voyait que trop bien pourquoi elle avait fini par se suicider, même s’il n’avait pas admis, à l’époque, le geste désespéré de sa sœur.

Quoi qu’il en soit, la lourde hérédité de Werner Van Slyke devait compter pour beaucoup dans son caractère étrange. Heureusement, la formation de mécanicien qu’il avait reçue dans la marine lui donnait toutes les qualités requises pour le poste qu’il occupait et Traynor se félicitait d’avoir su convaincre l’hôpital de l’engager.

Interrompant là sa rêverie, il se souvint qu’il devait passer chez Helen Beaton pour l’informer de la décision du conseil municipal.

« Voilà qui n’arrange pas nos affaires, soupira la jeune femme, visiblement désappointée.

– Je ne te le fais pas dire, enchaîna Traynor. À mon avis, l’éclairage des parkings devrait cependant être dissuasif. Je viens à l’instant d’aller m’assurer que tout avait été fait dans les règles. Il y a des réverbères partout, sauf dans le bout de chemin qui passe à travers les arbres. J’ai demandé à Van Slyke d’en rajouter à cet endroit.

– Ce fut une erreur de ma part de ne pas penser à en mettre en haut dès le début, s’excusa Helen.

– Comment se présentent nos finances, ce mois-ci ? s’enquit Traynor.

– J’appréhendais cette question. Hier, Arnsworth m’a communiqué les chiffres de la première quinzaine et ils sont désastreux. Si le mois d’octobre s’achève comme il a commencé, les résultats seront bien plus mauvais qu’en septembre. Le programme d’intéressement n’est pas absolument sans effets, mais le taux d’hospitalisation des gens sous contrat avec l’OMV reste trop élevé. Et il s’avère en outre que nous accueillons des cas plus graves que par le passé, ce qui se répercute forcément sur les coûts.

– Cela signifie que nous allons devoir surveiller de plus près la gestion des ressources, déclara Traynor. Il faut jouer la carte de la GRR ; avec le programme d’intéressement, c’est notre seule chance de sauver la situation. Je crois, hélas, qu’il ne faut pas s’attendre à bénéficier d’une prime d’assurance-vie dans l’avenir immédiat.

– Il y a également deux ou trois petits problèmes dont je dois t’entretenir. Le médecin numéro 91 vient de rechuter. Robertson l’a verbalisé pour conduite en état d’ivresse. Il roulait sur le trottoir.

– Il faut lui retirer tous ses privilèges, s’emporta Traynor à qui cet incident ne rappelait que trop le souvenir de son beau-frère. Je ne veux plus entendre parler de ces assassins de toubibs alcooliques.

– Par ailleurs, Sophie Stephangelos, la surveillante du service chirurgie, vient de s’apercevoir qu’un nombre relativement important d’instruments chirurgicaux avaient disparu depuis le début de l’année. Elle pense qu’un des chirurgiens doit les subtiliser. »

Traynor leva les yeux au ciel, l’air accablé.

« Sophie Stephangelos a imaginé un moyen pour prendre le coupable sur le fait, poursuivit Helen Beaton. Elle a simplement besoin qu’on lui donne le feu vert.

– Elle l’a, affirma Traynor. Et si elle coince ce type, il s’en repentira ! »

*

David qui se dirigeait machinalement vers la deuxième salle d’examen pour prendre le dossier du patient suivant fut très surpris de constater que le présentoir placé sur la porte était vide.

« Je n’ai plus de rendez-vous ? s’étonna-t-il auprès de Susan.

– Vous avez mis les bouchées doubles et vous êtes en avance, docteur, lui expliqua sa secrétaire. Prenez le temps de souffler. »

David mit ce répit à profit pour se précipiter à l’hôpital. Sa première visite fut pour Nikki, qu’il trouva en compagnie de ses deux meilleurs amis, Caroline et Arnie. Les enfants auraient en principe dû être accompagnés par un adulte, mais apparemment personne ne s’était aperçu de leur présence.

« Vous n’allez pas nous dénoncer, docteur Wilson ? » s’inquiéta Caroline.

Très menue et fragile, Caroline Helmsford avait l’air d’avoir sept ou huit ans et non pas neuf, son âge officiel. La mucoviscidose dont elle souffrait elle aussi avait plus ralenti sa croissance que celle de Nikki.

« Non, je ne vous dénoncerai pas, la rassura David. Mais comment se fait-il que vous ayez pu quitter l’école aussi tôt ?

– Ce n’était pas bien difficile, dit Arnie en se rengorgeant. Le remplaçant de Mme Kleber ne s’est rendu compte de rien. Il est nul. »

David se tourna vers Nikki. « J’ai vu le Dr Pilsner, lui annonça-t-il. Il est d’accord pour te laisser sortir dès cet après-midi.

– Génial ! s’exclama Nikki radieuse. Je pourrai aller en classe demain ?

– Ça, nous verrons, répondit David. Nous en parlerons avec maman ce soir. »

Laissant sa fille à ses amis, David passa ensuite voir John Tarlow. Les infirmières l’avaient mis sous perfusion et on n’attendait plus que les résultats des examens de laboratoire. John, lui, se sentait toujours aussi abattu. David lui conseilla la patience et lui promit qu’il irait mieux dès que son organisme aurait commencé à se réhydrater.

Il le quitta pour se rendre dans la chambre de Marjorie en formulant intérieurement des vœux pour que l’antibiotique qu’il lui avait prescrit se soit avéré efficace. Mais à sa grande consternation, il découvrit qu’il n’en était rien. Il eut même un choc en constatant à quel point l’état de la malade s’était détérioré ; elle était pratiquement dans le coma.

Pris de panique, il ajusta son stéthoscope et se pencha sur le lit pour l’ausculter. La congestion pulmonaire était plus nettement perceptible que lors du premier examen, mais elle ne suffisait pas à expliquer cette aggravation spectaculaire. Se précipitant dans le bureau des infirmières, David, fou de rage, pressa la surveillante de lui dire pourquoi il n’avait pas été prévenu.

« Prévenu de quoi ? lui demanda Janet Colburn.

– De l’état de Marjorie Kleber ! » hurla presque David tout en rédigeant à la hâte une ordonnance pour exiger qu’on procède à de nouvelles analyses du sang et à une deuxième radio des poumons.

Dans l’intervalle, Janet interrogea plusieurs des infirmières du service. Aucune d’entre elles n’avait remarqué quoi que ce soit. Une élève infirmière avait même vu Marjorie moins d’une demi-heure avant le passage de David et elle n’avait rien signalé d’anormal.

« C’est impossible ! » décréta sèchement David quand Janet lui eut communiqué ces informations. Puis, décrochant le téléphone, il lança sans attendre quelques appels urgents. Si tout à l’heure il avait hésité à demander l’avis des spécialistes, maintenant il estimait vital de les consulter au plus vite. Son choix s’arrêta sur le Dr Clark Mieslich, le cancérologue qui suivait Marjorie, et sur le Dr Martin Hasselbaum, un praticien spécialisé dans les maladies infectieuses ; ni l’un ni l’autre ne travaillaient pour l’OMV. Pour plus de précautions, David décida de requérir également un neurologue salarié par l’OMV, le Dr Alan Prichard.

Il put s’entretenir avec ses trois confrères au bout du fil. Au ton désespéré de sa voix et à la description qu’il leur donnait de l’état de sa patiente, ils acceptèrent sans hésiter de se déranger. Là-dessus, David passa un dernier appel à Susan pour lui dire qu’il risquait d’être en retard.

Le cancérologue arriva le premier, précédant de peu les deux autres spécialistes. Après avoir consulté le dossier et échangé quelques mots avec David, ils se rendirent tous au chevet de Marjorie et l’examinèrent attentivement. Mais, alors qu’ils s’apprêtaient à regagner le bureau des infirmières pour s’entretenir ensemble, les choses s’accélérèrent brusquement.

« Elle ne respire plus ! » cria une infirmière en les rattrapant dans le couloir.

D’un même mouvement, les quatre médecins se ruèrent auprès de la malade pendant que Janet Colburn appelait l’équipe de réanimation qui fut là quelques minutes plus tard.

Grâce à la diligence et à l’efficacité du personnel soignant, Marjorie fut promptement mise sous intubation et recommença à respirer. Les soins lui avaient été si rapidement dispensés que le cœur avait continué de battre à un rythme normal, un signe encourageant car il signifiait que la malade n’avait pas longtemps été privée d’oxygène. Le seul problème était que personne ne comprenait pourquoi elle avait soudain cessé de respirer.

Ils commençaient à débattre des raisons possibles, quand soudain les battements du cœur s’espacèrent graduellement avant de s’interrompre tout à fait. Le tracé enregistré sur l’écran du moniteur restait désespérément plat.

L’équipe de réanimation tenta par tous les moyens de stimuler le muscle cardiaque. En vain. Peu à peu, le découragement l’emporta sur l’espoir, et au bout d’une demi-heure d’efforts acharnés les médecins durent se résoudre à constater le décès de Marjorie Kleber.

Pendant que les techniciens rangeaient leur matériel et que les infirmières remettaient de l’ordre dans la chambre, ils allèrent tous les quatre se réfugier dans le bureau des infirmières. Très éprouvé, David avait l’impression de vivre un cauchemar. Marjorie était entrée à l’hôpital pour un problème relativement mineur, et sans même avoir pu le consulter puisqu’il lui avait pris la fantaisie de partir en week-end. Elle était morte sans qu’il ait rien pu faire pour elle, sans qu’il ait même compris qu’elle était en danger.

« C’est vraiment moche, dit le Dr Mieslich. C’était quelqu’un d’exceptionnel.

– Au vu des éléments consignés dans son dossier elle a toutefois bénéficié d’une rémission assez extraordinaire, observa le Dr Prichard. Sa maladie a fini par avoir le dessus.

– Une minute ! intervint David. Vous pensez vraiment qu’elle est moi te de son cancer ?

– C’est l’évidence même, répondit Mieslich. Elle avait déjà des métastases la première fois qu’elle est venue me consulter. Même si elle a survécu plus longtemps que je n’osais l’espérer, elle était néanmoins très atteinte.

– Pourtant la tumeur n’occasionnait pas de symptômes décelables à l’examen clinique, observa David. Cette brusque détérioration et son issue fatale évoquent plutôt un dysfonctionnement du système immunitaire. Je ne m’explique pas le lien avec le cancer.

– Le système immunitaire ne contrôle ni la respiration ni le rythme cardiaque, lui rappela le Dr Prichard.

– Oui, mais le taux de globules blancs avait chuté de façon vertigineuse.

– Sur ce point vous avez raison, reconnut Prichard. Il est vrai que la tumeur est restée cliniquement discrète. Cela étant, si l’on autopsiait Marjorie Kleber je suis sûr qu’on découvrirait que son cancer s’était étendu à tous les organes vitaux, cerveau compris. N’oubliez pas les très nombreuses métastases identifiées dès le premier diagnostic. »

David hocha douloureusement la tête.

« Nous ne pouvons pas toujours gagner », ajouta Prichard en le tapotant amicalement sur l’épaule pour le réconforter.

Après le départ des trois spécialistes, David resta un moment dans le bureau des infirmières, écrasé par la tristesse et la culpabilité. Il ne se pardonnait pas de n’avoir pu sauver Marjorie, et il s’en voulait de réagir avec autant d'émotivité. Il n’avait jamais appris à se défendre des sentiments d’amitié que lui inspiraient parfois ses patients. Songer à quel point Nikki s’était attachée à son institutrice accroissait encore sa détresse. Quels mots trouver pour expliquer à la petite fille ce qui s’était passé ?

« Excusez-moi, docteur Wilson, lui dit doucement Janet Colburn. Lloyd Kleber, le mari de Marjorie, est ici. Il voudrait vous parler. »

David se leva et suivit la surveillante dans le parloir.

Debout devant une fenêtre, Lloyd Kleber regardait sans le voir le paysage noyé de pluie. Au jugé, David estima qu’il ne devait pas avoir tout à fait cinquante ans. Sa sympathie alla tout de suite à cet homme durement éprouvé, que la disparition de sa femme laissait seul responsable de l’éducation de leurs deux enfants.

« Je suis vraiment désolé, murmura-t-il en lui tendant la main.

– Merci, docteur, répondit M. Kleber d’une voix brisée. Et merci surtout de vous être si bien occupé de Marjorie. Elle avait toute confiance en vous. »

David s’attacha à prodiguer au malheureux les paroles de réconfort que celui-ci avait besoin d’entendre. Il s’exprimait avec difficulté, comme toujours en de pareilles circonstances, mais avec autant de sincérité que possible.

Surpris par son audace, il osa pour finir prier Lloyd Kleber de lui accorder l’autorisation d’autopsier Marjorie. C’était beaucoup demander, il le savait, mais il voulait absolument éclaircir les raisons du fulgurant déclin de sa patiente.

« Si vous pensez que cela peut contribuer, même dans une faible mesure, à aider d’autres malades, vous avez mon accord, acquiesça Lloyd Kleber. Je suis sûr que Marjorie ne s’y serait pas opposée. »

David resta à parler avec lui jusqu’à ce que d’autres membres de la famille viennent le rejoindre. Les laissant à leur douleur, il se rendit alors en anatomopathologie où il trouva Angela dans son bureau. Tout heureuse de le voir, la jeune femme ne remarqua pas d’emblée son expression défaite. Puis, brusquement alarmée, elle se leva d’un bond.

« David ! s’écria-t-elle. Qu’est-il arrivé ? »

Il la mit au courant en quelques phrases hachées.

« Mon pauvre chéri ! dit-elle en le prenant dans ses bras, consternée.

– Je fais un bien piètre médecin, soupira-t-il au creux de son épaule en luttant pour retenir ses larmes. Avec le temps, j’aurais tout de même dû apprendre à me cuirasser contre la fatalité.

– Ta sensibilité fait partie de ton charme, tu sais. Et c’est aussi grâce à elle que tu es un bon médecin.

– M. Kleber est d’accord pour qu’on procède à une autopsie. Au moins, cela me permettra d’y voir plus clair. Ce décès subit est un vrai mystère pour moi. Marjorie a d’abord arrêté de respirer, puis son cœur a cessé de battre. Les spécialistes estiment tous qu’elle a succombé à son cancer et ils ont probablement raison, mais j’aimerais en avoir confirmation. Ça ne t’ennuie pas de veiller à ce que ce soit fait rapidement ?

– Pas du tout, affirma Angela. Mais promets-moi de ne pas trop te laisser démoraliser par tout cela. Tu n’y es pour rien.

– Sans cette autopsie, je n’en aurai jamais la certitude, reprit David. Et que vais-je dire à Nikki ?

– Ce sera très dur pour elle », reconnut tristement Angela.

David retourna dans son service où, bien que cela ne soit pas dans ses habitudes, il dut écourter autant que possible le temps consacré à chaque malade pour arriver à les recevoir tous. Il en avait déjà vu quatre quand Susan l’intercepta entre les deux salles d’examen.

« Excusez-moi de vous déranger, lui dit-elle, mais Charles Kelley vous attend dans votre cabinet. Il m’a demandé d’aller vous chercher. »

Plein d’appréhension à l’idée que la visite de Kelley pût avoir un lien quelconque avec le décès de Marjorie, David poussa la porte de son bureau. À l’intérieur, Kelley faisait les cent pas, l’air impatient et excédé.

« Je trouve votre comportement proprement stupéfiant, lui lança-t-il sans même le saluer.

– Qu’est-ce qu’il y a, encore ? rétorqua âprement David.

– Pas plus tard qu’hier, je vous ai précisé ce que nous attendions de vous, martela Kelley. Je croyais avoir été clair. Et j’apprends qu’aujourd’hui vous avez convoqué deux spécialistes n’appartenant pas aux structures de l’OMV au chevet d’une malade dans un état désespéré. Cette initiative totalement irresponsable prouve que vous n’avez toujours pas compris la menace vitale qui pèse sur les soins de santé, à cause de la prodigalité de certains médecins. »

Contenant sa fureur à grand-peine, David ne voulut pas en entendre davantage.

« Une minute ! dit-il en coupant la parole à Kelley. J’aimerais bien savoir ce qui vous permet d’affirmer qu’il est irresponsable de ma part de consulter des spécialistes.

– Mais c’est évident, mon pauvre ami ! lâcha Kelley avec un geste dédaigneux. Cette consultation n’a rien changé à l’état de votre malade, n’est-ce pas ? Elle était mourante, et comme on pouvait s’y attendre elle est motte. Tout le monde en passe par là, tôt ou tard. Et il est parfaitement inutile de dépenser de l’argent ou de perdre son temps à des tentatives désespérées, par définition vouées à l’échec. »

Médusé, David ne pouvait détacher son regard des yeux bleus de Kelley. La stupeur le laissait sans voix.

*

Pour ne pas être obligée de s’adresser à Wadley, Angela se mit en quête de Paul Darnell qu’elle trouva dans l’espace dépourvu de fenêtres qui lui avait été attribué à l’autre bout du laboratoire. Sur son bureau s’entassaient toute une série de boîtes de Pétri contenant des cultures bactériennes. La microbiologie était le domaine de prédilection de son confrère.

« Je peux vous voir un moment ? » lui demanda-t-elle en s’arrêtant sur le seuil.

D’un geste de la main, il l’invita à entrer tout en faisant pivoter son fauteuil tournant.

« Quelle est la marche à suivre en matière d’autopsie, à l’hôpital ? reprit la jeune femme. Depuis que je suis ici, je n’ai encore vu passer aucune demande.

– Désolé, mais il s’agit là d’une question de règlement intérieur et je ne suis pas compétent pour vous répondre. Il faut en parler avec Wadley. »

À contrecœur, Angela se résigna à frapper à la porte de son chef de service.

« Que puis-je pour vous, mon chou ? » lui demanda ce dernier en arborant ce sourire qu’Angela avait longtemps voulu croire paternel et qui maintenant lui paraissait tout simplement égrillard.

Tiquant de s’entendre appeler une nouvelle fois « mon chou », elle ravala sa fierté et s’enquit de la procédure relative aux autopsies à Bartlet.

« Nous n’en pratiquons tout simplement pas, lui répondit Wadley. Lorsqu’une vérification médicale s’impose, le corps est envoyé à Burlington. Les autopsies coûtent beaucoup trop cher et elles ne sont pas couvertes par le contrat passé avec l’OMV.

– Même quand la famille dépose une demande ? insista la jeune femme.

– Si les proches du défunt tiennent absolument à dépenser huit cent quatre-vingt-dix dollars, il n’y a pas de raison de refuser, se moqua Wadley. Mais généralement ce prix leur donne à réfléchir.

– Je vois », dit Angela en prenant congé.

Au lieu de retourner à son travail, elle se dirigea vers l’aile occupée par les services de l’OMV. En pénétrant dans celui de David, elle fut impressionnée par le nombre de patients qui encombraient les lieux. Tous les sièges de la salle d’attente étaient occupés et une petite file s’était même formée dans le couloir. David avait l’air éreinté quand elle réussit enfin à l’intercepter entre deux rendez-vous.

« Impossible de procéder à l’autopsie de Marjorie Kleber », lui chuchota-t-elle à l’oreille.

Puis, pour répondre au regard interrogateur de son mari, elle lui rapporta les propos de Wadley. David poussa un soupir exaspéré. « Franchement, siffla-t-il entre ses dents, la haute opinion que j’avais de cet endroit décline à la vitesse grand V. »

À son tour, il répéta à Angela les remarques que venait de lui adresser Kelley.

« C’est ridicule ! laissa échapper Angela avec irritation. Il estime que tu as eu tort de t’adresser à des spécialistes parce que vous n’avez pas pu sauver Marjorie, c’est ça ? Ce type est fou à lier !

– Que veux-tu que je te dise ? » soupira David.

De l’avis d’Angela, la conduite de Kelley témoignait

d’une dangereuse ignorance des problèmes médicaux, mais l’heure était mal choisie pour avoir cette discussion avec son mari. Il était débordé. « Tes patients t’attendent jusque dans le couloir, ajouta-t-elle avec un petit signe de tête par-dessus son épaule. Quand penses-tu avoir fini ?

– Dieu seul le sait !

– Dans ce cas, il vaut peut-être mieux que je ramène Nikki à la maison. Téléphone dès que tu es prêt, je passerai te prendre. D’accord ?

– D’accord, acquiesça David.

– Tiens bon, mon chéri, lui murmura Angela. Nous parlerons de tout cela plus tard. »

Angela regagna son labo, finit le travail qu’elle avait commencé puis alla chercher Nikki. La petite fille était aux anges de quitter l’hôpital et sa joie fut à son comble lorsqu’elle retrouva Rusty, qui lui fit fête comme il se devait.

David appela à sept heures et quart. Abandonnant un instant Nikki confortablement installée devant la télévision, Angela reprit la voiture pour aller le récupérer à l’hôpital. Elle dut presque rouler au pas, tant il pleuvait. La visibilité était des plus réduite, malgré le ballet frénétique des essuie-glaces sur le pare-brise.

« Quelle soirée ! lâcha David en montant à ses côtés.

– Et quelle journée ! lui fit écho Angela. Surtout pour toi, je dois dire. Tu tiens le coup ?

– J’essaie, répondit David. Ce n’est pas plus mal que j’aie été un peu surmené, aujourd’hui. Au moins cela m’a évité de penser au reste. Mais maintenant la réalité reprend ses droits. Que vais-je raconter à Nikki ?

– La vérité, tout simplement, lui conseilla Angela.

– C’est plus facile à dire qu’à faire. Imagine qu’elle me demande de quoi Marjorie est morte ? Je n’ai pas la moindre idée des causes, physiques ou métaphysiques, à l’origine de ce décès.

– J’ai repensé à ce que t’a dit Kelley, reprit Angela en changeant de sujet. C’est ahurissant. À croire qu’il ignore tout de l’importance de la relation médecin-malade et de la responsabilité médicale !

– Il ne veut surtout pas savoir, répliqua David, sarcastique. Et ce qui est terrible, c’est qu’il a tous les pouvoirs. Les bureaucrates de son acabit sont en train de bouleverser notre profession au nom de la nécessaire réforme de la santé publique. De toute façon, comme ils se gardent bien d’informer la population, ils ont le champ libre.

– Décidément, nous sommes mal partis tous les deux, observa sombrement la jeune femme. Wadley a recommencé son manège, aujourd’hui.

– Le salaud ! Toujours la même tactique ?

– Il m’appelle "mon chou", maintenant. Et il m’a passé la main sur les fesses.

– Non mais, il se croit où ? s’emporta David.

– Je ne peux plus le laisser continuer. Il va falloir que je passe par la voie hiérarchique.

– Je suis d’accord. À mon avis, tu devrais en parler à Cantor. Lui, au moins, il est médecin. Ce n’est pas un gestionnaire comme les autres.

– La remarque qu’il a eue sur les "cageots" qui suivent ses cours ne m’inspire toutefois pas confiance. »

Ils étaient arrivés. La jeune femme gara la voiture le plus près possible de l’entrée de service et, d’un même élan, tous deux se ruèrent à l’abri.

Pendant qu’Angela faisait réchauffer le repas de David, ce dernier s’occupa de préparer une flambée. En descendant chercher du bois à la cave, il remarqua que les murs de granit jointoyés au mortier se couvraient de larges plaques de salpêtre. L’humidité du sous-sol était encore accentuée par la forte odeur de pourriture et de moisi qui l’avait frappé lors de leur première visite de la maison. La pluie qui n’avait pas cessé depuis trois jours n’avait rien dû arranger, se dit David en se rassurant à la pensée du sol en terre battue ; il devrait suffire à absorber les eaux qui s’infiltraient dans les fondations.

Après avoir rapidement avalé son dîner, il alla rejoindre Nikki devant la télévision. La petite fille entendait bien profiter de l’indulgence que ses parents lui manifestaient chaque fois qu’elle était malade. Regardant d’un œil le programme en feignant de le trouver passionnant, David rassembla son courage pour informer sa fille de la disparition de Marjorie. L’interruption de l’émission par un spot publicitaire lui fournit l’occasion qu’il cherchait.

« Il faut que je te parle, ma grande, dit-il en passant un bras autour des épaules de Nikki.

– Ah bon ? lâcha simplement Nikki en continuant de caresser Rusty qui s’était roulé en boule sur le canapé, la tête sur ses genoux.

– C’est à propos de Marjorie Kleber, ton institutrice, reprit doucement David. Elle est morte aujourd’hui. »

Nikki ne réagit pas tout de suite. L’air absorbé, elle se pencha sur l’oreille de Rusty comme pour démêler les longs poils dorés de son chien.

« Je suis très triste, tu sais, poursuivit son père. Je la soignais et je m’étais attachée à elle. Tu dois avoir beaucoup de peine, toi aussi.

– Non, ça ne me fait rien, dit Nikki en secouant la tête et en repoussant une mèche qui lui tombait sur l’œil avant de reporter toute son attention sur l’écran de télévision.

– On a le droit d’avoir du chagrin, Nikki. Moi je t’assure que j’en ai beaucoup. »

David s’apprêtait à l’entretenir du sentiment de perte que provoque la mort d’un être cher quand, d’un mouvement de tout le corps, Nikki se blottit contre lui et éclata en sanglots.

Bouleversé, David lui caressa gauchement la tête tout en lui murmurant les paroles de réconfort qui lui venaient aux lèvres.

Angela, qui venait d’entrer dans le salon, s’approcha du canapé sur la pointe des pieds. Après s’être fait une petite place entre Nikki et Rusty, elle enlaça à son tour son mari et sa fille et se mit à les bercer doucement, au rythme incessant de la pluie qui martelait les vitres.