9.

 

 

 

LUNDI 6 SEPTEMBRE

 

Traynor donna un coup de volant, et la Mercedes quitta la route pour rouler en cahotant sur le terrain bosselé en direction de la rangée de voitures garées près des barrières métalliques. L’été, le champ de foire qui s’étendait au-delà de cette limite servait la plupart du temps à des manifestations commerciales, mais ce jour-là Traynor et sa femme, Jacqueline, venaient assister à la huitième kermesse en plein air de l’hôpital, organisée comme chaque année au début du mois de septembre. Les réjouissances avaient commencé dès neuf heures du matin, avec des courses à pied pour les enfants.

« Quelle corvée ! grommela Traynor à l’adresse de sa femme. On ne pouvait pas trouver mieux pour gâcher des vacances parfaites.

– À d’autres ! persifla Jacqueline. N’espère surtout pas que je vais te plaindre ! »

Petite et grassouillette, Jacqueline portait une tenue bien trop habillée pour l’occasion : un chapeau blanc, des gants blancs et des chaussures à talons aiguilles, alors qu’ils étaient censés déjeuner en plein air.

« Que veux-tu insinuer ? lui demanda Traynor en se rangeant sur un emplacement libre.

– Tu adores tout ce qui tourne autour de l’hôpital, alors ne prends pas tes airs de martyr. Monsieur aime jouer les vedettes et se tenir sous les feux de la rampe, dans son rôle de président du conseil d’administration. »

Traynor se tourna avec indignation vers sa femme. Leur mariage donnait lieu à des querelles incessantes, mais bien qu’il n’ait pas l’habitude de se laisser clouer le bec, pour une fois il retint la riposte qui lui montait aux lèvres. Jacqueline avait raison, ces festivités lui tenaient à cœur. Dépité de se voir si facilement percé à jour, il s’enferma dans un silence renfrogné.

« Qu’est-ce qu’on attend ? s’enquit Jacqueline d’un ton mordant. Il faut y aller, non ? »

Traynor grommela des paroles indistinctes et sortit de la Mercedes.

Ils longeaient tous deux la file de voitures à l’arrêt quand il aperçut Helen Beaton qui leur adressait un grand signe du bras et s’avançait à leur rencontre. Wayne Robertson marchait à ses côtés, et l’humeur de Traynor s’assombrit encore. La présence du chef de la police laissait présager de nouveaux ennuis.

« Tiens, observa Jacqueline d’un ton sarcastique. Voilà une de tes ferventes admiratrices, si je ne me trompe.

– Arrête, Jacqueline ! » siffla Traynor entre ses dents.

Helen Beaton ne perdit pas son temps en préambules.’« J’ai de mauvaises nouvelles, annonça-t-elle d’emblée.

– Tu devrais aller boire quelque chose de frais sous la tente, Jacqueline, lança Traynor à sa femme en la poussant par le coude. Je te rejoins.

– Elle n’a pas l’air ravie de se retrouver là », commenta Helen Beaton en la regardant s’éloigner.

Traynor eut un haussement d’épaules fataliste. « Quelles sont donc ces mauvaises nouvelles ? reprit-il.

– Eh bien, une infirmière s’est à nouveau fait agresser cette nuit… ce matin, plutôt. Et cette fois il y a eu viol.

– Nom de nom ! pesta Traynor. Le même type ?

– Ça en a tout l’air, répondit Wayne Robertson. La description concorde. Il portait un passe-montagne. Seule différence : il avait remplacé son couteau par une arme à feu, mais il n’avait pas oublié les menottes. Il l’a traînée de force sous les arbres, comme les autres.

– Je pensais que l’éclairage le dissuaderait, soupira Traynor.

– En un sens, vous ne vous trompiez pas, dit Helen Beaton d’un ton hésitant.

– Comment ça ?

– Le viol a eu lieu dans le parking du haut, celui où l’éclairage n’a pas été installé pour des raisons d’économie.

– Qui est au courant, à l’heure qu’il est ? demanda Traynor.

– Très peu de gens, répondit la jeune femme. J’ai pris sur moi de téléphoner directement à George Donald, le journaliste du Bartlet Sun qui a accepté de ne rien publier là-dessus. Cela nous laisse un peu de répit. La victime n’est d’ailleurs pas du genre à se répandre partout.

– Je préférerais que l’OMV n’en sache rien, murmura Traynor.

– En tout cas ce nouvel incident doit de toute urgence nous inciter à engager les travaux du nouveau parking, insista la jeune femme.

– Peut-être, mais le projet ne semble pas près d’aboutir. La réunion du conseil municipal s’est assez mal passée, expliqua Traynor. Ce fléau de Jeb Wiggins a changé d’avis. Et pour faire bonne mesure, hier soir il a réussi à convaincre les autres que le bâtiment allait défigurer le site et qu’il fallait refuser le permis de construire.

– C’est définitif ? s’alarma Beaton.

– Ça ne va pas accélérer les choses, en tout cas. Je pourrais toujours exiger que le projet soit à nouveau soumis au vote, mais maintenant qu’il a été repoussé il sera plus difficile d’emporter l’adhésion. Si regrettable qu’il soit, ce viol fera peut-être fonction de catalyseur, on ne sait jamais. La police ne pourrait pas nous aider un peu plus ? ajouta-t-il en se tournant vers Robertson.

– À part mettre un homme en faction toutes les nuits, je ne vois pas bien ce qu’on peut faire, répondit Robertson. Chaque fois que mes hommes passent dans le coin, ils poussent déjà jusque là-bas, histoire de vérifier.

– Vous avez vu Swegler, le responsable de la sécurité de l’hôpital ? reprit Traynor.

– Le voilà, justement. Je cours le chercher. »

Joignant le geste à la parole, Wayne Robertson s’éloigna à petites foulées vers l’étang.

« On se voit comme prévu, ce soir ? reprit Traynor à l’adresse d’Helen Beaton, après s’être assuré que le policier était hors de portée de voix.

– À la réunion ? Oui, bien sûr.

– À la réunion et… après, chuchota Traynor avec un clin d’œil polisson.

– Après… je ne sais pas. Il faudrait qu’on en parle.

– Qu’on parle ? Et de quoi ? s’étonna Traynor.

– Le moment est mal choisi », dit la jeune femme en lui montrant discrètement Patrick Swegler et Wayne Robertson qui approchaient.

Traynor s’appuya contre la barrière pour reprendre ses esprits. Il tenait énormément à sa relation avec Helen Beaton, et la réponse évasive de la jeune femme le décontenançait. Peut-être qu’elle le trompait, après tout, qu’elle sortait avec un autre, Charles Kelley, par exemple. Il soupira. Décidément, la vie s’obstinait à le contrarier.

Prenant sur lui, il s’obligea à regarder Patrick Swegler droit dans les yeux. Le chef de la sécurité était plutôt du genre coriace, il le savait.

« On n’a pas pu intervenir, déclara Swegler, peu disposé à se laisser intimider. L’infirmière agressée avait fait une double journée et elle n’a pas prévenu la sécurité en sortant, enfreignant ainsi les consignes que nous avions laissées au personnel féminin. En plus, elle n’avait rien trouvé de mieux que d’aller se garer sur le parking du haut, là où nous n’avons pas installé l’éclairage, justement.

– Épargnez-moi vos commentaires ! pesta Traynor entre ses dents. Vous croyez que je peux me soucier de ce genre de détails alors que je suis censé superviser une opération de plusieurs millions de dollars ? Pourquoi cette fille n’a-t-elle pas prévenu la sécurité ?

– Elle ne me l’a pas dit, monsieur.

– Si nous construisions le nouveau parking, il n’y aurait plus de problèmes de ce genre, glissa Helen Beaton.

– Où est Van Slyke, le chef du service mécanique et entretien ? aboya Traynor. Allez le chercher. Immédiatement.

– Vous savez mieux que quiconque que M. Van Slyke ne met pas les pieds aux réceptions organisées par l’hôpital, lui rappela la jeune femme.

– Qu’il aille au diable ! maugréa Traynor. Quand vous le verrez, en tout cas, dites-lui de ma part que je lui donne l’ordre d’installer l’éclairage dans le parking du haut. Je veux qu’à n’importe quelle heure on y voie là-dedans comme en plein jour, c’est clair ? Et vous, comment se fait-il que vous n’ayez toujours pas pincé ce voyou ? lança-t-il à l’adresse de Robertson. Vu la taille de la ville et le nombre de forfaits commis par cet individu, vous devriez au moins avoir un suspect, non ?

– L’enquête suit son cours, monsieur, répliqua Robertson.

– Allons, Traynor, ne vous laissez pas emporter, intervint Helen Beaton. Vous devriez vous diriger vers la tente, je pense qu’on vous y attend.

– Vous avez raison, admit Traynor. Il faut que je me calme, en effet. »

Il s’apprêtait à aborder à nouveau avec Helen le sujet de leur rendez-vous de la soirée lorsqu’ils furent rejoints par Caldwell et Cantor qui les avaient repérés au milieu de la foule.

« Bonjour, lança Caldwell qui paraissait d’excellente humeur. Notre programme d’intéressement est un franc succès, vous avez vu ? Les chiffres du mois d’août sont des plus encourageants.

– Je n’étais pas au courant, dit Traynor en interrogeant Helen du regard.

– C’est vrai, reconnut cette dernière. Nous n’avons pas eu le temps d’en parler mais je vous présenterai les statistiques à la réunion de ce soir. Le bilan est enfin à l’équilibre. En août, le taux d’hospitalisation des assurés de l’OMV a chuté de quatre pour cent. Ce n’est pas énorme, mais c’est tout de même un pas dans la bonne direction.

– Voilà au moins des nouvelles réconfortantes ! s’exclama Traynor. Toutefois, il ne faut pas relâcher notre effort. J’ai vu Arnsworth, vendredi, et il m’a mis en garde : nous risquons d’être à nouveau dans le rouge à la fin de la saison touristique. En juillet et en août, un bon pourcentage des admissions concernent des malades payants, pas des assurés pris en charge par l’OMV. Aussi, ne nous endormons pas sur nos lauriers. En septembre, les touristes rentrent chez eux…

– À mon avis, dit Helen Beaton, le mieux serait de relancer le contrôle des résultats d’exploitation. C’est notre seule chance de tenir jusqu’au terme de l’actuel contrat de capitation.

– Absolument, approuva Traynor. De toute façon, nous n’avons pas le choix. Pour votre gouverne à tous, je vous informe d’ailleurs que le projet que nous avions lancé dans ce sens a changé de nom. Nous passons de la "gestion équilibrée des ressources" à la "gestion rigoureuse des ressources" : GRR, c’est plus agressif. »

Tout le monde pouffa.

« Excellent, déclara Cantor qui en riait encore. Même si je suis un peu déçu, en tant que promoteur de la GER.

– J’ai une question professionnelle à poser à propos de cette nouvelle politique, intervint Caldwell quand les rires se furent calmés. Quel sera le statut d’une maladie comme la mucoviscidose, avec la GRR ?

– Ce n’est pas moi qui vais vous répondre, dit Traynor. N’étant pas médecin, je ne connais guère la mucoviscidose que de nom. Qu’est-ce qu’on met sous ce terme, au juste ?

– Il s’agit d’une maladie congénitale chronique, expliqua Cantor. Avec à la clef d’innombrables problèmes d’ordre respiratoire et gastro-intestinal.

– Oui, mais encore ? reprit Traynor. On en meurt ?

– Le plus souvent, oui. Mais à condition d’être bien assistés au niveau respiratoire, certains malades continuent à mener une vie active à cinquante ans.

– Et le coût actuariel, sur une année ?

– Une fois les problèmes respiratoires déclarés, ça va chercher dans les vingt mille dollars, au bas mot, répondit Cantor.

– Eh bien dites-moi ! Si c’est aussi cher que ça, il faut absolument l’inclure dans le plan de contrôle. C’est courant, comme maladie ?

– Un cas sur deux mille, environ.

– Oh, alors ça ne vaut pas la peine de s’exciter là-dessus. La population concernée est insignifiante ! » lâcha Traynor en haussant les épaules.

Sur ce, Caldwell et Cantor s’éloignèrent chacun de leur côté après avoir promis d’arriver à l’heure à la réunion prévue dans la soirée, pendant que Traynor et la jeune femme se dirigeaient vers la tente avec l’intention de se restaurer. Leur progression fut quelque peu entravée par les nombreux invités venus saluer Traynor. Sa femme n’avait pas tort : il appréciait ces manifestations publiques qui le confortaient dans le sentiment de son importance. Pour l’occasion, il avait choisi une tenue élégante, quoique décontractée : un pantalon sport coupé sur mesure, des mocassins au talon surélevé qu’il portait sans chaussettes et un polo à manches courtes. Jamais il ne se serait permis de venir ici en bermuda, comme Cantor !

Sa joie fut brusquement assombrie par l’arrivée de sa femme. « Tu as l’air heureux comme un roi, observa-t-elle d’un ton sarcastique.

– Et alors ? rétorqua-t-il. Pourquoi faudrait-il que je fasse grise mine ?

– Oh, je ne sais pas, répondit Jacqueline. C’est simplement que je n’ai pas l’habitude. Tu es tellement renfrogné à la maison !

– Je pense qu’il vaut mieux que je vous quitte », déclara Helen Beaton en esquissant un pas de côté.

Traynor la retint par le bras. « Non, ne partez pas, protesta-t-il. Nous n’avons pas eu le temps de parler de ces statistiques du mois d’août.

– Dans ce cas, je vous laisse, dit Jacqueline. Je crois d’ailleurs que je vais rentrer à la maison, Harold chéri. J’ai déjà mangé tout mon saoul et j’ai eu le temps de voir les quelques rares personnes qui m’intéressent ici. Je suis sûre que tu trouveras quelqu’un pour te raccompagner. »

Traynor et Helen la regardèrent s’éloigner d’un pas mal assuré sur ses hauts talons.

« Je n’ai plus faim, brusquement, soupira Traynor lorsqu’elle eut disparu. Marchons encore un peu. »

Ils se dirigèrent d’abord vers l’étang, au bord duquel un match de volley battait son plein. Puis leurs pas les conduisirent vers le terrain de base-ball.

Au bout d’un moment, Traynor, prenant son courage à deux mains, s’adressa à la jeune femme : « Sur quoi porterait cette discussion que nous devrions avoir ?

– Sur nous, repartit Helen sans ciller. J’aime mon travail. Il est très prenant et il me passionne. Mais quand tu m’as engagée, il était entendu que nos rapports évolueraient. Tu devais divorcer. Pourtant, le temps passe, tu es toujours marié et tu sembles t’accommoder de la situation. Moi, je ne veux plus passer ma vie à me cacher. Te voir une fois de temps en temps ne me suffit pas. J’ai plus d’ambition que ça, tu le sais. »

Des gouttes de transpiration se mirent à perler sur le front de Traynor. Il se sentait pris de court. Où trouverait-il le temps de s’occuper de cette affaire, avec tout ce qui se passait à l’hôpital ? De plus, il avait beau tenir à Helen, il ne se sentait pas le courage d’affronter Jacqueline.

« Réfléchis, lui conseilla la jeune femme. Mais aussi longtemps que les choses en restent là, je préfère que nous cessions de nous voir de cette façon, à la sauvette. »

Traynor hocha la tête. Au moins, pensa-t-il, Helen ne fermait pas la porte, c’était déjà ça. L’esprit ailleurs, tous deux contemplèrent un moment le terrain de base-ball où deux équipes se préparaient à s’affronter.

« Tiens, le Dr Wadley », dit tout à coup Helen en agitant la main à l’adresse de Wadley qui lui rendit son salut. À côté de lui se tenait une mince jeune femme brune. Son short découvrait ses longues jambes. Elle portait une casquette de base-ball crânement enfoncée sur la tête.

« Qui est la femme qui l’accompagne ? s’enquit Traynor, heureux de cette diversion.

– Angela Wilson, notre nouvelle recrue en anatomopathologie. Tu veux la voir ?

– Je crois que cela s’impose », répondit Traynor.

Ils s’avancèrent vers le couple, et Wadley se chargea des présentations en multipliant les qualificatifs élogieux. À l’en croire, Traynor était le meilleur président de conseil d’administration qui ait jamais été nommé à l’hôpital, et pas un médecin ou un chercheur n’arrivait à la cheville d’Angela.

Le coup de sifflet annonçant le début de la partie interrompit ce flot d’éloges en obligeant Wadley et Angela à gagner leurs places sur le terrain.

Helen Beaton ne put s’empêcher de sourire en observant la façon dont Wadley couvait Angela.

« L’arrivée de Mme Wilson a transformé ce cher vieux Wadley, dit-elle. Il a retrouvé le goût de vivre, maintenant qu’il a quelqu’un sur qui exercer son talent pédagogique. »

Traynor observa Angela qui, en joueuse chevronnée, renvoyait prestement la balle d’un mouvement souple de tout le corps. Il comprenait parfaitement l’intérêt que Wadley lui portait et subodorait qu’il ne s’agissait pas simplement de l’enthousiasme que peut éprouver un maître pour une élève douée.