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SAMEDI 24 AVRIL

 

« Nous allons arriver à un fleuve, lança David Wilson à sa fille Nikki, assise sur le siège passager à côté de lui. Tu sais comment il s’appelle ? »

Nikki tourna ses yeux couleur d’ambre vers son père tout en repoussant une mèche qui lui tombait sur le front. La claire lumière du soleil qui inondait le pare-brise éclairait ses prunelles de paillettes dorées assorties aux reflets de miel de ses cheveux.

« Comme fleuves, je ne connais que le Mississippi, le Nil et l’Amazone, répondit Nikki. Mais ça ne peut pas être un de ces trois-là puisque aucun d’entre eux ne coule en Nouvelle-Angleterre. Donc, je ne sais pas. »

David et sa femme Angela ne purent s’empêcher de pouffer.

« Qu’est-ce que ça a de si drôle ? » s’enquit Nikki, l’air indigné.

David et Angela échangèrent un regard de connivence dans le rétroviseur. Les réflexions de Nikki témoignaient souvent d’une maturité étonnante pour une petite fille de huit ans. Cette marque d’intelligence leur rendait l’enfant d’autant plus attachante, bien sûr, mais comment auraient-ils oublié que sa précocité était en partie liée à ses problèmes de santé ?

« Qu’est-ce qui vous fait rire ? insista Nikki.

– Demande à maman de t’expliquer, dit David.

– Non, non, protesta Angela. Papa le fera aussi bien que moi.

– Vous exagérez, protesta Nikki. Ce n’est pas juste. Mais vous pouvez rire, ça m’est bien égal. Je trouverai le nom de cette rivière toute seule. »

Se penchant en avant, elle s’empara de la carte rangée dans la boîte à gants.

« On est sur l’autoroute 89, lui dit son père.

– Je sais ! Ce n’est pas la peine que tu m’aides.

– Excuse-moi, répliqua David avec un sourire.

– Ça y est ! s’exclama-t-elle un instant plus tard en tournant la carte de côté pour déchiffrer le nom. Nous allons passer sur la Connecticut. C’est la rivière de l’État du Connecticut.

– Gagné ! répondit David. Et la Connecticut sépare deux autres États. Lesquels ? ».

Nikki examina la carte un moment. « Le Vermont et le New Hampshire, ajouta-t-elle sur un ton triomphant.

– Encore gagné. Regarde, la voilà ta rivière. »

Ils se turent, le temps de franchir le pont dans leur

Volvo vieille de plus de dix ans. En contrebas, la rivière charriait vers le sud ses eaux tumultueuses.

« Il doit encore y avoir de la neige qui fond, sur les sommets, remarqua David.

– On va voir des montagnes ? demanda Nikki.

– Bien sûr, répondit David. Nous approchons des Green Mountains. »

De l’autre côté du pont, l’autoroute s’incurvait vers le nord.

« Nous venons d’entrer dans le Vermont, n’est-ce pas ? s’enquit Angela.

– Mais oui, maman, la rabroua Nikki.

– Bartlet est encore loin ? poursuivit Angela sans se troubler.

– Non, pas très, dit David. Nous devrions arriver d’ici une heure environ. »

Une heure et quart s’était écoulée quand la Volvo des Wilson passa devant le panneau qui annonçait « Bienvenue à Bartlet. »

David ralentit l’allure. Ils roulaient le long d’une large artère sobrement baptisée grand-rue, bordée de part et d’autre de chênes magnifiques. En retrait des arbres, s’étageaient des maisons de bois peintes en blanc, de style mi-victorien, mi-colonial.

« On dirait des illustrations de livres pour enfants, remarqua Angela.

– Ces petites villes de Nouvelle-Angleterre ont souvent l’air de sortir tout droit de Disneyland », renchérit David sur un ton admiratif.

La réflexion amusa Angela : « À t’entendre, j’ai parfois l’impression que tu préfères la copie à l’original ! »

Les maisons individuelles laissèrent bientôt place à des boutiques et des immeubles administratifs en brique, pour la plupart, ornés en façade d’un décor typique de l’époque victorienne. À l’approche du centre-ville, l’architecture devenait plus homogène, avec des bâtisses de quatre à cinq étages toutes en brique, elles aussi. Sur chacune, une plaque en pierre précisait l’année de construction, généralement la fin du XIXe ou le début du XXe siècle.

« Regardez ! Un cinéma », s’exclama Nikki en montrant du doigt le panneau abrité sous une marquise de toile élimée où s’affichait en gros caractères le titre d’un film. Juste à côté, le bureau de poste arborait un drapeau américain ; un peu défraîchie, la bannière étoilée claquait fièrement dans le vent.

« Quel temps merveilleux ! » soupira Angela.

Quelques petits nuages floconneux s’attardaient dans le ciel d’un bleu limpide et la température, douce pour la saison, devait frôler les quinze degrés. Nikki, pleine d’une joyeuse excitation, gardait lé front presque collé au pare-brise et tirait sur sa ceinture de sécurité pour mieux observer ce spectacle nouveau pour elle.

Le centre-ville se composait pour l’essentiel de bâtiments en granit gris beaucoup plus majestueux que tous ceux qu’ils avaient vus jusque-là. Ils furent surtout frappés par l’aspect imposant de la Banque nationale de Green Mountain, avec son clocher carré dont le sommet crénelé s’appuyait sur de solides corbeaux de pierre.

« Là, c’est tout à fait comme à Disneyland, observa Nikki.

– Tel père, telle fille », soupira Angela.

Les pelouses du jardin public se paraient déjà d’un vert somptueux qui évoquait le plein été. Crocus, jacinthes et jonquilles poussaient çà et là en bouquets éclatants, plus touffus autour de la gloriette à la silhouette tarabiscotée qui trônait au centre. David se gara au bord de la route et coupa le moteur.

« C’est vraiment le paradis, à côté du quartier de l’hôpital de Boston », dit-il.

À l’autre bout du parc, vers le nord, se dressait une grande église blanche qui aurait eu l’air assez quelconque, n’eût été l’immense flèche néo-gothique aux nervures finement ouvragées qui s’élevait au-dessus du clocher ceint d’une colonnade surmontée d’arcs en plein cintre.

« Nous avons quelques heures devant nous, reprit David. Que suggérez-vous pour passer le temps ?

– Pourquoi ne pas nous promener encore un peu et chercher un endroit où manger ? suggéra Angela.

– Ça me paraît une bonne idée », répondit David en passant la première.

Après avoir contourné le parc par l’ouest, ils longèrent la bibliothèque, en granit gris, comme la banque, mais d’une architecture plus inspirée par les villas à l’italienne que parles châteaux forts. L’école primaire se trouvait juste à côté. David s’arrêta un instant pour que Nikki puisse observer à loisir le bâtiment en brique érigé au tournant du siècle et augmenté après coup d’une aile au style indéterminé.

« Alors, qu’en dis-tu ? s’enquit David.

– C’est là que j’irai à l’école si nous venons habiter ici ? demanda Nikki.

– Probablement, répondit son père. Je ne pense pas qu’il y ait une autre école, vu la taille de la ville.

– Elle est jolie », commenta Nikki, visiblement sur la réserve.

Continuant leur route, ils traversèrent rapidement les quartiers commerçants et se retrouvèrent assez vite au milieu du campus universitaire de Bartlet. Le granit gris omniprésent dans le centre-ville avait servi à édifier les bâtiments de la faculté, pour la plupart couverts de lierre. L’ensemble avait l’allure soignée et bien tenue des quartiers à population blanche.

« Rien à voir avec l’université Brown, remarqua Angela, mais c’est charmant.

– Je me suis souvent demandé comment je vivrais si j’étais allé dans une petite fac comme celle-ci, dit David.

– Tu n’aurais pas rencontré maman, déclara Nikki. Et je ne serais pas là.

– C’est juste ! s’esclaffa David. Je suis bien content d’être passé par Brown. »

Après avoir un peu flâné dans le campus, ils reprirent la direction du centre et franchirent une petite rivière, la Roaring. Deux vieux moulins se dressaient toujours sur ses berges. David expliqua à Nikki comment ils avaient autrefois servi à exploiter l’énergie hydraulique. L’un de ces moulins abritait maintenant une société d’informatique, mais sa roue tournait toujours ; la pancarte apposée sur le second leur apprit qu’il servait de siège à la SPNA : la Société du portemanteau de Nouvelle-Angleterre.

David revint se garer devant le jardin public. Cette fois, ils sortirent tous trois de voiture et descendirent la grand-rue à pied.

« C’est drôle, non, de ne pas voir de détritus, de graffitis et de sans-abri ? dit Angela. On dirait qu’on n’est plus dans le même pays.

– Que penses-tu des gens du coin ? lui demanda David en pensant aux quelques piétons qu’ils venaient de croiser.

– Ils m’ont l’air un peu réservés, mais pas antipathiques », répondit Angela.

David s’arrêta devant la quincaillerie. « Je vais voir s’ils connaissent un endroit où manger, lança-t-il. Je reviens tout de suite. »

Angela approuva de la tête et rejoignit Nikki, absorbée dans la contemplation de la vitrine du marchand de chaussures. Moins d’une minute plus tard, David était de retour.

« Il y a un self où nous serons servis rapidement, et l’auberge du Fer à Cheval, dont la table est plus réputée. Moi je vote pour le self. Et vous ?

– Moi aussi, dit Nikki.

– Bon, la majorité l’emporte… », acquiesça Angela.

Ils commandèrent tous trois des hamburgers préparés à l’ancienne mode : avec des petits pains grillés, de l’oignon cru et quantité de ketchup. Ce repas frugal fut vite avalé. Ils regagnaient leur voiture quand Nikki tomba en extase devant un jeune chiot, un retriever, qu’une dame promenait en laisse.

« Oh, qu’il est beau ! » s’exclama-t-elle.

La dame s’arrêta gentiment pour la laisser caresser le chiot.

« Quel âge a-t-il ? s’enquit Angela.

– Trois mois, répondit la dame.

– Pourriez-vous nous indiquer le chemin de l’hôpital ? lui demanda à son tour David.

– Mais bien sûr. C’est après le jardin public. Prenez la première rue sur la droite, Front Street, et continuez tout droit. Vous arriverez juste devant l’hôpital. »

Ils la remercièrent et poursuivirent leur route. Nikki marchait presque à reculons pour ne pas perdre le chiot de vue. « Qu’est-ce qu’il est mignon ! reprit-elle. Je pourrai avoir un chien, si on habite ici ? »

David et Angela échangèrent un coup d’œil, aussi émus l’un que l’autre par la simplicité des désirs de cette enfant à la santé fragile.

« Bien sûr que tu pourras avoir un chien, répondit Angela la première.

– Et tu pourras même le choisir, lui promit David.

– Bon, alors j’ai bien envie de venir vivre ici, décréta Nikki avec conviction. On va déménager, hein ? »

Angela espérait que David allait répondre, mais d’un signe il lui fit comprendre qu’il préférait qu’elle s’en charge. La jeune femme pesa soigneusement sa réponse : « Ce n’est pas une décision que nous pouvons prendre à la légère, ma chérie. Il faut d’abord être sûrs d’un certain nombre de choses.

– Quel genre de choses ? demanda Nikki.

– Savoir s’ils veulent bien de papa et de moi, par exemple », expliqua Angela en ouvrant la portière, soulagée d’avoir trouvé cette formule simple pour résumer la situation.

La taille de l’hôpital de secteur de Bartlet surprit David et Angela. Ils savaient que cet établissement était l’un des plus importants du Vermont mais ne s’attendaient pas à le trouver si imposant. Faisant fi du panneau qui indiquait aux visiteurs d’aller se garer à l’arrière, David s’engagea dans l’allée menant à l’entrée principale. Il s’arrêta devant en laissant tourner le moteur. « C’est vraiment magnifique, dit-il. Jamais je n’aurais cru pouvoir un jour dire ça d’un hôpital.

– La vue est superbe », approuva Angela.

L’hôpital se dressait sur un coteau au nord de Bartlet et sa façade plein sud était baignée de soleil. Plus bas, la ville s’étendait à leurs pieds, dominée par la haute flèche du temple méthodiste. Et, dans le lointain, la chaîne des Green Mountains se détachait en long feston sur l’horizon.

Angela tapota le bras de David. « Il vaudrait mieux y aller, dit-elle, j’ai rendez-vous dans dix minutes. »

David redémarra pour se diriger vers l’arrière du bâtiment où ils découvrirent deux parkings qui s’étageaient le long de la pente, séparés par une rangée d’arbres. Celui des visiteurs se trouvait en contrebas, tout près de l’autre entrée de l’hôpital.

Se fiant à la signalétique, ils trouvèrent facilement les locaux de l’administration où une secrétaire leur indiqua le bureau de Michael Caldwell, le directeur de l’ensemble des services hospitaliers.

La porte était entrebâillée. Répondant immédiatement aux coups légers frappés par Angela, Michael Caldwell se leva pour les accueillir. Avec son teint olivâtre et son allure nette, athlétique, il avait quelque chose de David, se dit la jeune femme. Il devait avoir une trentaine d’années, comme son mari, mesurait lui aussi dans les un mètre quatre-vingts et, autre point de ressemblance, ses cheveux retombaient naturellement de part et d’autre d’une raie médiane. Mais les similitudes entre les deux hommes s’arrêtaient là. Caldwell avait un visage plus dur que David, avec un nez en bec d’aigle à l’arête saillante. « Entrez, lança-t-il d’un ton engageant. Entrez tous les trois, installez-vous », ajouta-t-il en avançant des sièges.

David interrogea Angela du regard. La jeune femme haussa les épaules. Si Caldwell avait envie de s’entretenir avec elle en présence de son mari et de sa fille, elle n’y voyait pas d’inconvénients.

Les présentations faites, Caldwell retourna s’asseoir derrière son bureau, le dossier d’Angela ouvert devant lui. « J’ai soigneusement examiné votre candidature, reprit-il en s’adressant à elle, et je dois avouer que je suis impressionné.

– Merci, répondit-elle sobrement.

– J’ai d’abord été surpris qu’une femme choisisse l’anatomopathologie, mais depuis j’ai appris que vous étiez de plus en plus nombreuses à opter pour cette spécialité.

– Les horaires sont en principe plus réguliers. Cela permet de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale », expliqua Angela tout en étudiant son interlocuteur. Cette entrée en matière la mettait légèrement mal à l’aise mais elle ne voulait pas céder à sa première impression.

« Les lettres de recommandation que vous m’avez envoyées semblent indiquer que le service d’anatomopathologie de l’hôpital de Boston vous tient pour un élément particulièrement brillant.

– J’ai fait de mon mieux, répondit Angela avec un sourire.

– Quant au dossier que m’a communiqué la faculté de médecine de Columbia, il n’est pas moins élogieux, poursuivit Caldwell. Aussi je ne vais pas tourner autour du pot : nous serions ravis que vous veniez travailler chez-nous. C’est aussi simple que cela. Mais peut-être avez-vous des questions à me poser ?

– David postule également pour un poste à Bartlet, dit Angela. Dans un des plus gros organismes d’assurances maladie de la région, l’Observatoire médical du Vermont.

– Oui, opina Caldwell, l’OMV comme on dit ici.

C’est d’ailleurs le seul organisme de santé publique du Vermont.

– Dans la lettre que je vous ai adressée, je précisais que ma mutation serait fonction de celle de mon mari. Et vice versa.

– Bien sûr, bien sûr, dit Caldwell. J’ai d’ailleurs pris la liberté de contacter l’OMV pour parler du cas de David avec l’administrateur de secteur, Charles Kelley. L’antenne régionale de l’OMV a ses locaux ici même, dans l’hôpital. Je ne peux pas m’exprimer en son nom, mais j’ai cru comprendre que tout devrait bien se passer.

– Je dois me rendre chez M. Kelley en sortant de chez-vous, avança David.

– Eh bien, c’est parfait. Pour en revenir à vous, docteur Wilson, poursuivit-il à l’adresse d’Angela, nous serions prêts à vous engager à plein temps sur un poste de médecin associé. Si vous acceptez, vous formerez équipe avec deux de vos confrères anatomopathologistes. Pour la première année, votre salaire s’élèverait à quatre-vingt-deux mille dollars. »

Pendant que Caldwell baissait les yeux pour feuilleter son dossier, Angela lança un regard à son mari. Quatre-vingt-deux mille dollars, cela représentait presque une fortune pour les deux jeunes gens qui, depuis quelques années déjà, devaient rembourser des prêts étudiants très lourds pour leurs maigres revenus. David lui fit un petit clin d’œil complice.

« J’ai aussi quelques renseignements à vous donner en réponse aux questions d’ordre plus privé que vous me posiez, ajouta Caldwell sur un ton hésitant. Peut-être préféreriez-vous que nous en parlions en tête à tête ?

– Oh, ce n’est pas nécessaire, dit Angela. Il s’agit de la mucoviscidose de Nikki, n’est-ce pas ? Ma fille est au courant de son état, nous n’avons pas de secrets pour elle.

– Très bien, répliqua Caldwell avec un sourire à l’adresse de Nikki. Il se trouve que nous avons parmi nos patients une jeune personne atteinte de la même maladie, Caroline Helmsford. Elle a neuf ans. J’ai prévenu son médecin, le Dr Bertrand Pilsner, que vous désireriez sans doute le rencontrer. C’est un des pédiatres de l’OMV.

– Merci de vous être donné toute cette peine, dit Angela.

– C’est la moindre des choses. De fait, nous tenons beaucoup à ce que vous veniez vous installer dans notre délicieuse petite ville. Mais je dois vous avouer que je ne connais pas très bien la maladie dont souffre Nikki. Si j’en savais plus long, je pourrais sans doute vous aider plus efficacement. »

Angela adressa un petit signe d’encouragement à Nikki : « Tu ne veux pas expliquer toi-même à M. Caldwell ce qu’est la mucoviscidose ?

– C’est une maladie héréditaire, déclara la petite fille avec un sérieux qui montrait qu’elle parlait en connaissance de cause. Quand les parents sont tous les deux porteurs du gène, il y a une chance sur quatre pour que la maladie se déclare chez l’enfant. Un bébé sur deux mille environ est touché. »

Caldwell opina de la tête, mais son sourire s’était fait plus contraint. Il trouvait un peu agaçant qu’une gamine de huit ans lui donne un cours de médecine.

« C’est au niveau respiratoire que se posent les problèmes les plus importants, continua Nikki. Notre mucus est moins fluide que celui des gens normaux. Il obstrue les poumons qui ont du mal à s’en débarrasser et cela entraîne des infections, surtout des bronchites chroniques et des pneumonies. L’état général varie beaucoup d’une personne à l’autre : il y a des malades très gravement atteints et d’autres, comme moi, qui doivent seulement faire attention à ne pas s’enrhumer, bien suivre leur traitement et pratiquer des exercices de kinésithérapie respiratoire.

– Très intéressant, lâcha Caldwell. Tes explications sont vraiment scientifiques. Tu n’as pas envie d’être docteur, quand tu seras grande ?

– Si, répondit Nikki. Je veux me spécialiser en pneumologie. »

Caldwell se leva avec un geste en direction de la porte : « Il est temps, je crois, que les médecins et le futur médecin aillent rencontrer le Dr Pilsner. Je vous montre le chemin. »

Il ne leur fallut que peu de temps pour se rendre de l’administration, abritée dans les vieux bâtiments de l’hôpital, aux services médicaux proprement dits qui occupaient l’aile la plus récente. Au-delà de la porte coupe-feu qui séparait ces deux sections, le décor changeait complètement ; le simple dallage en lino des couloirs cédait la place à une moquette luxueuse qui étouffait le bruit des pas.

Bien que l’après-midi fût déjà bien entamé, le Dr Pilsner, visiblement en plein travail, prit aimablement le temps de les recevoir. Son épaisse barbe blanche lui donnait un air débonnaire et Nikki, qui n’aimait guère qu’on la traite comme une enfant, l’adopta d’emblée après qu’il lui eut serré la main.

« Nous travaillons avec un extraordinaire spécialiste de kinésithérapie respiratoire, déclara-t-il aux Wilson. Et l’hôpital est très bien équipé pour les soins que requiert ce genre de maladie. Qui plus est, j’ai moi-même suivi un enseignement en pneumologie infantile au CHU de Boston. Aussi je crois pouvoir vous assurer que nous serons en mesure de bien nous occuper de votre fille.

– Vous me réconfortez, dit Angela avec un soulagement évident. Depuis que la maladie de Nikki a été diagnostiquée, nous ne prenons plus de décisions sans tenir compte de ses besoins.

– Vous avez raison, bien sûr. À cet égard, le choix de Bartlet est d’ailleurs assez judicieux. L’indice de pollution y est bas, l’air pur et vivifiant. À moins que Nikki ne soit allergique aux arbres ou à l’herbe, cet environnement devrait lui faire le plus grand bien. »

Le Dr Caldwell escorta ensuite ses visiteurs jusqu’à l’antenne régionale de l’OMV. Il ne les quitta pas sans leur avoir fait promettre de repasser le voir lorsque David en aurait terminé.

Les Wilson pénétrèrent dans la salle d’attente que leur indiquait la secrétaire. Ils en étaient encore à consulter la pile de revues posée sur la table basse quand Charles Kelley ouvrit la porte de son bureau pour les recevoir.

De stature imposante, Kelley devait mesurer dix bons centimètres de plus que David. Il avait un teint hâlé et des cheveux blonds, parsemés par endroits de mèches plus claires. Son costume de la meilleure coupe et ses manières directes, ouvertes, lui donnaient un peu l’allure d’un commercial de haut niveau.

Comme Caldwell, il les invita tous trois à assister à l’entretien. Et il se montra aussi dithyrambique que l’administrateur de l’hôpital. « Je n’ai pas pour habitude de tergiverser, David, commença-t-il en tapant du poing sur la table. Nous avons besoin de vous dans notre équipe. Vous avez fait votre internat, c’est un bon point pour vous, d’autant que le CHU de Boston est réputé pour son haut niveau d’exigence. À l’heure où tant de citadins vont s’installer à la campagne, il nous faut des gens comme vous. Votre expérience nous sera utile. Vous apporterez énormément à l’équipe des soignants et au personnel responsable des admissions.

– C’est un plaisir pour moi de vous voir si enthousiaste, intervint David un peu gêné.

– L’Observatoire médical du Vermont joue un rôle de plus en plus important dans le secteur, et dans la commune de Bartlet en particulier. Nous sommes sous contrat avec la SPNA, l’Institut d’études supérieures de Bartlet et l’entreprise d’informatique locale, ainsi qu’avec les autorités administratives régionales et municipales.

– Un vrai monopole, observa David sur le ton de la plaisanterie.

– Nous aimons croire que ce succès est dû à l’attachement que nous portons à la qualité des soins et à nos efforts pour diminuer autant que possible les coûts.

– Bien sûr.

– Pour la première année, nous vous proposons un salaire de quarante et un mille dollars. »

David hocha la tête. Angela ne manquerait pas de le taquiner à ce sujet, il le savait, même s’il était depuis longtemps évident qu’elle gagnerait toujours mieux sa vie que lui. En revanche, ni lui ni elle n’avaient imaginé qu’elle serait un jour deux fois plus payée que lui.

« Venez, je vais vous montrer le service auquel nous avons pensé pour vous, s’empressa d’ajouter Kelley. Cela vous donnera une idée de ce que nous attendons de nos collaborateurs et des conditions de travail que nous leur proposons. »

David regarda Angela. Kelley semblait décidément prêt à tout pour emporter le marché.

Mais l’endroit qu’il lui réservait ressemblait à un coin de paradis. Les fenêtres ouvraient plein sud, offrant un panorama enchanteur sur les Green Mountains.

Dans la salle d’attente, quatre malades feuilletaient des magazines. David lança un coup d’œil interrogateur à leur guide.

« Vous partagerez cette aile avec le Dr Randall Portland, lui expliqua Kelley. Il est chirurgien orthopédiste. Et très sympathique, de surcroît. Comme vous allez le voir, nous trouvons financièrement plus efficace d’avoir un secrétariat et une équipe médicale dans chaque service. Je vais voir si Randall peut se libérer une minute. »

Il tapota contre ce que David avait jusque-là pris pour un simple miroir et qui se révéla être une glace sans tain. Le panneau de verre coulissa, et une secrétaire apparut derrière. Kelley échangea quelques mots avec elle, puis le miroir se remit en place. « Randall ne va pas tarder », lança Kelley à la cantonade. Pour faire patienter les Wilson, il leur montra les différentes salles d’examen, vides et flambant neuves, puis les conduisit dans ce qui devait devenir le bureau de David, une pièce jouissant de la même vue fabuleuse que la salle d’attente.

« Bonjour tout le monde ! » lança une voix derrière leur dos.

S’arrachant à la contemplation du paysage, ils se retournèrent pour se retrouver face à un homme encore jeune mais à la mine épuisée. Kelley se chargea des présentations pendant que Randall Portland leur serrait cordialement la main à tous, y compris à Nikki qui se prêta avec plaisir à cette petite cérémonie.

« Appelez-moi Randy », recommanda le nouveau venu à David.

Ce dernier sentit que son confrère le jaugeait.

« Vous jouez au basket ? s’enquit le Dr Portland.

– À l’occasion, répondit David. Ces derniers temps, je n’en ai guère eu le loisir.

– Il faut vous installer à Bartlet. Notre équipe a besoin de joueurs. En tout cas, de quelqu’un pour me remplacer. »

David sourit.

« J’ai été ravi de vous rencontrer, reprit le Dr Portland. Hélas, le devoir m’appelle.

– Il est débordé, leur expliqua Kelley quand le jeune médecin se fut éclipsé. À l’heure actuelle, nous n’avons que deux chirurgiens orthopédistes. Il nous en faudrait trois. »

David se retourna vers les fenêtres et la vue admirable.

« Eh bien, qu’en pensez-vous ? l’interrogea Kelley.

– Franchement, je suis assez tenté, répondit David avec un regard en direction d’Angela.

– Nous avons tous les deux besoin d’un petit temps de réflexion », enchaîna la jeune femme.

Les Wilson firent leurs adieux à Charles Kelley et repassèrent par le bureau du Dr Caldwell qui tint à leur montrer rapidement l’hôpital. Dispensée de cette visite, Nikki resta à la garderie où œuvraient des bénévoles en tenue rose.

Leur premier arrêt fut pour le laboratoire. Angela constata sans surprise qu’il disposait d’un matériel technologique de pointe. Après un petit tour rapide dans la section d’anatomopathologie où la jeune femme effectuerait l’essentiel de son travail s’ils choisissaient de s’installer à Bartlet, Caldwell leur présenta le chef de ce service, le Dr Benjamin Wadley.

Âgé d’une cinquantaine d’années, ce dernier ressemblait étonnamment au père d’Angela, avec son allure distinguée et ses tempes argentées. Spontanément, il leur déclara qu’il savait qu’ils avaient une petite fille et se mit à leur vanter les mérites du système scolaire de Bartlet.

« Mes enfants en ont tiré le plus grand profit, leur confia-t-il. Tous deux poursuivent actuellement de brillantes études à l’université. »

Quand ils eurent quitté le Dr Wadley, Angela tira discrètement David par la manche. « C’est vraiment le portrait de mon père, tu ne trouves pas ? lui souffla-t-elle dans le dos de Caldwell.

– Maintenant que tu le dis, oui, répondit David. Il a la même prestance, et la même confiance en lui.

– Un moment, j’ai cru avoir une hallucination.

– Allons, allons, pas de transfert hystérique ! » la taquina David.

L’étape suivante les conduisit aux urgences puis au Centre d’imagerie médicale. L’appareil à résonance magnétique nucléaire dont l’hôpital s’était récemment doté laissa David pantois.

« Votre équipement est encore plus perfectionné que celui de l’hôpital de Boston, observa-t-il. Vous êtes donc si riches que cela ?

– Le CIM, le Centre d’imagerie médicale, est une société en participation entre l’hôpital et le Dr Cantor, un des médecins de l’équipe, expliqua Caldwell. Ils actualisent constamment leur matériel. »

Il les emmena ensuite dans le bâtiment neuf réservé à la radiothérapie, où ils purent admirer un accélérateur linéaire dernier cri. Puis, repassant dans l’immeuble principal, ils firent un saut par l’unité de soins néonataux, pourvue, elle aussi, d’installations extrêmement sophistiquées.

« Je ne trouve pas de mots pour vous exprimer mon admiration, reconnut David à la fin de cette visite éclair.

– Nous avions entendu dire que l’hôpital de Bartlet misait sur la technologie de pointe, mais de là à imaginer ce que vous avez réalisé… C’est époustouflant, renchérit Angela.

– Je ne vous cacherai pas que nous en sommes fiers, leur confia Caldwell en les entraînant vers son bureau. Nous avons dû nous moderniser considérablement pour obtenir le contrat avec l’OMV, vous savez. Le Valley Hospital et l’hôpital Mary Sackler étaient également sur les rangs. Heureusement, nous avons gagné.

– Mais tout ce matériel a dû vous coûter une fortune, insista David.

– Le mot est faible ! Gérer un établissement hospitalier est un vrai casse-tête, de nos jours, surtout maintenant que le gouvernement nous oblige à être compétitifs. D’un côté, les rentrées d’argent diminuent, de l’autre, les coûts de fonctionnement grimpent en flèche. Arriver à survivre tient déjà de l’exploit. » Il s’interrompit pour tendre à David une enveloppe en papier kraft : « Prenez ce petit dossier de presse sur l’hôpital et parcourez-le ; cela vous convaincra peut-être de venir travailler chez-nous.

– Et la question du logement ? s’enquit Angela à brûle-pourpoint.

– – Vous faites bien d’en parler, dit Caldwell. J’ai failli oublier de vous recommander de passer à la Banque nationale de Green Mountain pour rencontrer Barton Sherwood, son président, qui est par ailleurs vice-président du conseil d’administration de l’hôpital. Il vous précisera l’ampleur du soutien que la municipalité apporte à notre établissement. »

Après avoir argumenté avec Nikki qu’ils durent presque enlever de force à la garderie, Angela et David reprirent le chemin du jardin public où ils laissèrent leur voiture pour se rendre à pied à la banque. Sans déroger à la courtoisie qui semblait de mise à Bartlet, Barton Sherwood les reçut immédiatement.

« Vos deux candidatures ont été chaudement approuvées lors de la dernière réunion du conseil d’administration », leur annonça-t-il d’emblée en se renversant dans son fauteuil, les pouces passés dans les poches de son gilet. De petite taille, M. Sherwood devait avoir une soixantaine d’années ; son crâne commençait à se dégarnir et il arborait une fine moustache taillée à la perfection. « Nous espérons de tout cœur que vous déciderez de vous joindre à nous. Et je suis chargé de vous apprendre qu’en gage de notre bonne volonté, la Banque nationale de Green Mountain se portera garante de vos hypothèques afin de vous permettre d’acheter une maison à Bartlet. »

Muets de stupeur, David et Angela le regardèrent bouche bée. Même dans leurs rêves les plus fous ils n’avaient jamais imaginé pouvoir devenir propriétaires dès la première année d’installation. Tous deux avaient dû contracter un prêt pour financer leurs études et leurs dettes avoisinaient les cent cinquante mille dollars ; autant dire qu’ils n’avaient pratiquement pas d’argent de côté.

Barton Sherwood s’était lancé dans des explications dont les détails échappèrent pour une bonne part au jeune couple. Ce n’est qu’en s’engouffrant dans leur vieille Volvo que David et Angela retrouvèrent l’usage de la parole.

« Je n’arrive pas à y croire, marmonna David.

– Moi non plus, dit Angela. C’est trop beau pour être vrai.

– Alors, on va venir habiter à Bartlet ? intervint Nikki.

– On verra », rétorqua prudemment Angela.

Lui laissant le volant pour le trajet de retour, David en profita pour parcourir la documentation que Caldwell lui avait remise.

« C’est intéressant, lâcha-t-il au bout d’un moment. Il y a là-dedans un article du journal local sur le contrat passé entre l’hôpital de secteur de Bartlet et l’Observatoire médical du Vermont. Il explique que l’accord a pu être conclu lorsque le conseil d’administration de l’hôpital s’est finalement rangé à la proposition de l’OMV et a accepté de calculer les frais de séjour hospitalier sur une base mensuelle qui n’est pas précisée ici. Cette méthode de contrôle des coûts encouragée par le gouvernement a évidemment la faveur des organismes d’assurances maladie.

– Bon exemple des concessions que les établissements de soins et les médecins sont obligés de faire, remarqua Angela.

– Tu as raison. À partir du moment où il acceptait le principe de la capitation, l’hôpital devait forcément adopter les méthodes des sociétés d’assurances. Maintenant, il assume en partie les frais de santé des souscripteurs de l’OMV.

– Qu’est-ce que ça veut dire, capitation ? » l’interrompit Nikki.

David se tourna vers elle : « Ça signifie qu’un organisme, quel qu’il soit, reçoit une certaine somme d’argent par personne, lui dit-il. Dans le secteur de la santé, cette somme est généralement versée tous les mois. »

Cette mise au point accrut encore la perplexité de Nikki.

« Je te donne un exemple, reprit son père. Disons que l’CMV donne chaque mois mille dollars à l’hôpital de Bartlet pour l’ensemble des personnes prévues dans l’accord qu’ils ont signé. Si, au cours du mois, d’autres gens ont besoin de se faire hospitaliser, l’OMV n’aura rien à payer en plus. Mais si personne n’est malade et que l’hôpital reste vide, alors il gagne de l’argent sans rien faire. Évidemment, s’il y a une épidémie et si tout le monde a besoin d’être soigné en même temps, les choses se compliquent. Que se passe-t-il dans ce cas-là, à ton avis ?

– Je ne suis pas sûre que Nikki ait bien saisi tes explications, remarqua Angela.

– Mais si, rétorqua la petite fille. Quand trop de gens tombent malades en même temps, l’hôpital fait faillite. »

Souriant jusqu’aux oreilles, David donna pour rire un petit coup de poing à Angela. « Cette enfant a de qui tenir ! soupira-t-il avec satisfaction. C’est ma fille tout craché. »

Quelques heures plus tard, ils arrivaient à Boston où ils eurent la chance de trouver une place à quelques mètres de leur immeuble. David réveilla doucement Nikki qui avait sombré dans le sommeil et, faute d’ascenseur, tous trois gravirent leurs quatre étages à pied. Angela arriva la première sur le palier.

« Çà alors ! siffla-t-elle entre ses dents.

– Que se passe-t-il ? » demanda David en la rejoignant.

Angela lui montra du doigt la porte dont le cadre était fendu sur toute la hauteur du côté de la poignée. Se penchant par-dessus l’épaule d’Angela, David poussa le battant qui s’ouvrit sans résistance ; les trois verrous avaient sauté.

Il appuya sur l’interrupteur et les dégâts apparurent dans toute leur ampleur. L’appartement était dévasté, les meubles sens dessus dessous et le contenu des tiroirs et des classeurs s’éparpillait sur le sol.

« Oh, non ! s’écria Angela au bord des larmes.

– Calme-toi ! lui enjoignit David. Le mal est fait, piquer une crise de nerfs n’y changera rien.

– Une crise de nerfs ! Mais regarde ! C’est un saccage. On nous a même volé la télé.

– Nous en achèterons une autre », répliqua David sans se départir de son calme.

Nikki, qui avait filé dans sa chambre, revint leur annoncer qu’on n’y avait pas touché.

Pendant qu’Angela disparaissait à son tour dans la chambre conjugale, David jeta un coup d’œil dans la cuisine. En dehors d’un pot de crème glacée à moitié vide dont le contenu finissait de se répandre sur le plan de travail, tout y était à peu près en ordre.

Angela vint le rejoindre alors qu’il décrochait le téléphone et composait le 911 pour prévenir la police. La jeune femme, en larmes, tenait à la main le petit coffret où elle rangeait ses bijoux ; ils avaient tous été volés.

Se détournant avec un soupir, David exposa la situation au policier de garde. Puis il fit de nouveau face à Angela qui prenait sur elle pour se ressaisir.

« Surtout, n’essaie pas de me raisonner, le prévint Angela. Ne me dis pas que nous allons pouvoir remplacer mes bijoux.

– D’accord, d’accord », acquiesça David d’une voix apaisante.

Angela essuya ses larmes avec sa manche et inspira profondément. « Franchement, après ce cambriolage, la perspective de déménager à Bartlet me paraît plus que tentante, déclara-t-elle. Je n’ai qu’une envie, à présent : quitter la ville et son insécurité pour un endroit enfin tranquille. »

*

« Je n’ai rien contre lui personnellement », déclara le Dr Randall Portland à sa femme, Arlene, en se levant de table pendant que son épouse indiquait d’un geste aux deux enfants, Mark et Allen, de débarrasser le couvert. « Simplement je ne veux pas partager mon bureau avec un généraliste, c’est tout.

– On peut savoir pourquoi ? lui demanda Arlene en prenant les assiettes que lui tendaient ses fils afin de vider les restes dans la poubelle.

– Parce que mes malades relèvent généralement d’opération et que je ne souhaite pas qu’ils se retrouvent dans la même salle d’attente que des gens contagieux », s’emporta Randall.

Il reboucha soigneusement la bouteille de vin blanc entamée et la rangea dans le réfrigérateur.

« D’accord, d’accord, dit Arlene. C’est un argument, en effet. J’avais peur que ton orgueil de chirurgien ne te soit monté à la tête.

– Je t’en prie !

– Oh, c’est que tu as oublié les plaisanteries d’un goût douteux que tu répandais sur les généralistes, à l’époque de ton internat.

– Cela n’a rien à voir, Arlene. Je ne veux tout simplement pas que mes malades soient contaminés. Appelle ça de la superstition, si tu veux, je m’en contrefiche. Je trouve que j’ai eu plus que ma part de complications depuis que j’occupe ce poste. Ces échecs en série me sapent le moral.

– On peut regarder la télé ? » l’interrompit Mark.

Blotti derrière lui, Allen adressait à ses parents un regard angélique. Les deux enfants avaient respectivement sept et six ans.

« Je croyais vous avoir dit… », commença Arlene, sans aller au bout de sa phrase. Elle savait mal résister à ses deux chérubins. En outre, elle voulait passer un moment seule avec Randy. « Vous avez la permission, ajouta-t-elle. Mais une demi-heure, pas plus.

– Chouette ! » s’écria Mark en se dirigeant sans plus attendre dans le séjour, suivi d’Allen qui ne quittait pas son frère d’une semelle.

Prenant son mari par le bras, Arlene l’entraîna dans le salon où elle l’obligea à s’asseoir sur le canapé avant de s’installer dans le fauteuil placé en vis-à-vis.

« Je m’inquiète un peu quand je t’entends parler de cette façon, dit-elle en guise d’introduction. L’histoire de Sam Flemming te tracasse toujours autant ?

– Bien sûr que l’histoire de Sam Flemming me tracasse ! répliqua Randy avec irritation. Je n’ai pas perdu un seul patient pendant tout mon internat. Et depuis que je suis ici, c’est le troisième qui disparaît.

– Tu ne peux pas tout contrôler, tu le sais bien.

– Il n’y avait aucune raison pour qu’ils meurent. Surtout après m’avoir été confiés. Mon boulot, c’est de tripoter les os et de revisser les articulations, je ne touche à aucune fonction vitale.

– Il me semblait que tu étais moins déprimé depuis quelque temps, que tu avais surmonté ce passage à vide.

– Je ne dors plus très bien, à nouveau, reconnut Randy.

– Et si tu en touchais deux mots à Fletcher ? » lui suggéra sa femme.

La sonnerie du téléphone empêcha Randy de répondre. Arlene, qui avait appris à détester ce bruit, surtout lorsque Randy avait des malades en soins postopératoires, se précipita pour aller décrocher en souhaitant de tout son cœur tomber sur un de leurs amis. Malheureusement, il n’en était rien ; à l’autre bout du fil, une des infirmières de l’hôpital de Bartlet demandait à parler au Dr Portland.

Arlene tendit le combiné à Randy, qui s’en empara à contrecœur. Quelques minutes plus tard, il raccrochait, blanc comme un linge.

« William Shapiro, un type que j’ai vu ce matin pour son genou, expliqua-t-il à Arlene en levant les yeux vers elle. Il ne va pas fort, apparemment. Je n’arrive pas à y croire… les mêmes symptômes que les autres : sa fièvre a brusquement monté et il paraît désorienté. On dirait une pneumonie. »

Arlene s’avança vers lui et l’enlaça étroitement. « Mon pauvre chéri », murmura-t-elle pour essayer de le réconforter.

Il resta un instant pressé contre elle. Puis, sans un mot, il se dégagea de son étreinte et se dirigea vers la porte d’un pas lourd. De la fenêtre de la cuisine, Arlene regarda la voiture de son mari s’éloigner dans l’allée et disparaître au coin de la rue. Elle secoua lentement la tête, préoccupée. Randy filait un mauvais coton et elle se sentait impuissante à l’aider.