16.
SAMEDI 23 OCTOBRE
L’inquiétude qu’il ressentait au sujet de Mary Ann tira David du sommeil avant l’aube, il se glissa dehors sur la pointe des pieds pour ne pas éveiller Angela et Nikki et enfourcha sa bicyclette. Au moment où il franchissait le pont sur la Roaring, le soleil émergea à l’horizon. Comme le matin précédent, le froid pinçait et la gelée blanche qui recouvrait les champs enrobait les branches dépouillées des arbres d’un glaçage translucide comme le verre.
Surprises de voir David arriver à une heure aussi matinale, les infirmières de l’unité de soins intensifs s’empressèrent de lui annoncer que l’état de Mary Ann Schiller était resté à peu près stationnaire, à l’exception d’une diarrhée qui s’était déclarée pendant la nuit.
Repassant une nouvelle fois le cas de sa patiente en revue, David ne put que s’avouer son impuissance. En désespoir de cause, il se résolut à appeler un de ses anciens professeurs à la faculté de médecine de Boston, qu’il connaissait assez bien pour savoir qu’il se levait tôt. Ce dernier lui proposa spontanément de venir le retrouver à Bartlet, ce que David accepta avec reconnaissance.
En l’attendant, David se rendit au chevet des différents malades qu’il avait fait hospitaliser. Ils étaient tous en voie de guérison, y compris Jonathan Eakins que David fut presque tenté de renvoyer chez lui. Se ravisant, il décida toutefois de le garder un jour de plus en observation afin de s’assurer que ses troubles cardiaques étaient bien stabilisés.
Quelques heures plus tard, quand son ancien professeur arriva, David le conduisit tout de suite auprès de Mary Ann qu’il prit le temps d’examiner longuement. Perplexe, il se plongea ensuite dans l’étude du dossier, mais pour finir il dut lui aussi déclarer forfait. Force fut donc à David de le raccompagner jusqu’à sa voiture, non sans l’avoir chaleureusement remercié de s’être dérangé.
Comme rien ne le retenait plus à l’hôpital, David rentra directement chez lui en se dispensant pour une fois de sa partie de basket hebdomadaire. L’idée de retrouver Kevin Yansen ne le tentait guère, après les remarques désagréables que lui avait adressées son confrère à l’issue de leur match de tennis.
Il trouva Angela et Nikki en train de prendre leur petit déjeuner et ne manqua pas de les taquiner en leur déclarant qu’elles venaient de manquer les plus belles heures de la journée. Puis, laissant à sa femme le soin de s’occuper de la kinésithérapie respiratoire de Nikki, il descendit au sous-sol où il commença par retirer les rubans jaunes laissés par les policiers. Puis, une à une, il remonta les doubles fenêtres en empruntant cette fois l’escalier menant à la cour.
Ses exercices finis, Nikki vint le rejoindre. « On y va maintenant au… », lança-t-elle.
David posa un doigt sur ses lèvres en pointant le menton vers la fenêtre de la cuisine derrière laquelle on apercevait la silhouette d’Angela. « Donne-moi plutôt un coup de main, dit-il avec un clin d’œil. Nous allons d’abord faire un peu de ménage. »
La petite fille aida son père à descendre au sous-sol les stores qu’il avait décrochés. Il aurait sans doute été plus vite tout seul, mais pour rien au monde il n’aurait gâché le plaisir qu’elle prenait à leur complicité. Ensemble, ils suspendirent ensuite les stores sous l’escalier de façon à masquer aux regards l’endroit précédemment encombré par la pile de doubles fenêtres.
Quand ils eurent fini, ils annoncèrent à Angela qu’ils avaient des achats à faire en ville et s’éloignèrent derechef sur leurs vélos. La jeune femme les regarda partir en souriant, amusée par leurs airs de conspirateurs.
Cependant, très vite elle se sentit un peu nerveuse à l’idée de se retrouver seule dans la maison. Après avoir vainement essayé de s’intéresser au livre qu’elle lisait, elle se leva et entreprit de verrouiller les portes, allant même jusqu’à vérifier les fenêtres. Elle allait pénétrer dans la cuisine quand elle s’arrêta sur le seuil en étouffant un gémissement d’horreur : sous ses yeux hallucinés, les murs se couvraient de taches de sang.
« Je ne peux plus vivre comme ça, énonça-t-elle à voix haute. Je vais devenir folle, si ça continue. »
Prenant son courage à deux mains, elle s’approcha de la table dont elle avait frotté les pieds avec le désinfectant le plus puissant qu’elle ait pu trouver dans la boutique du quincaillier. Ses doigts effleurèrent la surface de bois brut. L’idée que le meurtrier de Hodges était libre d’aller et venir lui était insupportable, et pourtant elle prenait au sérieux la mise en garde de David. Mais, songea-t-elle soudain, il y avait peut-être un moyen de s’y prendre autrement.
Allant chercher l’annuaire du téléphone, elle l’ouvrit à la rubrique « Détectives privés ». La majorité de ces professionnels semblaient spécialisés dans la sécurité des entreprises mais elle en trouva un, Phil Calhoun, dont l’annonce précisait simplement « Filatures et enquêtes en tout genre ». M. Calhoun habitait Rutland, une ville assez proche de Bartlet.
Sans plus réfléchir, elle composa son numéro. L’homme qui décrocha s’exprimait d’une voix lente et rauque.
Angela qui n’avait pas eu le temps de préparer d’entrée en matière lui annonça tout de go qu’elle avait l’intention de confier à un professionnel une enquête pour meurtre.
« Voilà qui paraît intéressant », déclara son interlocuteur.
L’homme avait une façon de parler qui inspirait confiance, décida la jeune femme. Elle se l’imagina puissamment bâti, avec des épaules larges, des cheveux noirs de jais, peut-être même une moustache accentuant son côté viril.
« J’aimerais autant vous rencontrer pour vous expliquer ce dont il s’agit, lui dit-elle.
– Bien sûr. Voulez-vous que je passe chez-vous ou préférez-vous venir à mon bureau ? »
Angela hésita un instant. En fait, elle n’avait pas envie de mettre David au courant – pas tout de suite, du moins.
« Je vais venir, répondit-elle.
– Très bien, je vous attends », dit Calhoun après lui avoir indiqué comment se rendre chez lui.
Angela monta se changer en vitesse puis laissa à David et à Nikki un petit mot laconique leur expliquant qu’elle sortait faire une course.
Elle n’eut aucun mal à trouver la maison de M. Calhoun. Alors qu’elle s’engageait dans l’allée, elle remarqua la carabine posée derrière le siège de la fourgonnette à plateau non bâché.
Phil Calhoun l’invita à entrer dans le salon et à s’asseoir sur le canapé au tissu élimé. Lui-même était loin de correspondre à l’image romantique que s’était forgée Angela. Plus corpulent qu’athlétique, il paraissait en outre sensiblement plus vieux qu’elle ne l’avait imaginé. En fait, estima-t-elle, il devait bien avoir soixante ans. Les traits de son visage commençaient à s’empâter mais son regard gris était resté vif.
« Ça ne vous dérange pas que je fume ? lui demanda-t-il en attrapant une boîte de cigares.
– Je vous en prie, vous êtes chez-vous, répondit la jeune femme.
– Eh bien, reprit-il en se renversant contre le dossier de son fauteuil. Si vous me parliez un peu plus longuement de cette histoire de meurtre ? »
Angela lui résuma l’affaire dans ses grandes lignes.
« Je suis partant, affirma-t-il lorsqu’elle eut fini. Mes conditions sont simples : je calcule mes honoraires sur une base horaire. Quant à moi, j’ai mené toute ma carrière dans la police et je suis veuf, voilà. Mais vous avez peut-être certaines questions à me poser ? »
Angela avait étudié Calhoun pendant qu’il lui donnait ces explications. Laconique comme la plupart des gens de la région, il s’exprimait toutefois sans détour, ce qu’elle jugea positif. Le fait qu’il ait été policier lui parut également de bon augure.
« Pourquoi avez-vous quitté la police ? lui demanda-t-elle.
– L’heure de la retraite avait sonné.
– Et il vous est déjà arrivé d’enquêter sur un meurtre ?
– Oui, mais pas depuis que je suis dans le civil.
– Quels sont les cas qu’on vous confie, habituellement ?
– Adultères, vols à l’étalage, détournements de fonds, ce genre de choses.
– Vous pensez néanmoins pouvoir vous occuper de cette affaire ?
– Absolument, affirma Calhoun. J’ai passé mon enfance dans une petite ville du Vermont qui ressemble à la vôtre comme deux gouttes d’eau et j’ai même quelques relations à Bartlet ; je connais par cœur ces brouilles qui couvent pendant des années jusqu’à ce que tout explose quand les esprits sont suffisamment échauffés. Je saurai me renseigner sans éveiller les soupçons, vous pouvez être tranquille. »
Ces arguments convainquirent Angela, mais sur le chemin du retour elle ne put s’empêcher de se demander si elle avait pris la bonne décision en recrutant Phil Calhoun. Et une autre pensée la taraudait : quand et comment en informer David ?
Elle trouva Nikki toute seule à la maison. David s’était une nouvelle fois rendu à l’hôpital, lui expliqua la petite fille. En apprenant qu’il n’avait pas pensé à prévenir Alice Doherty de son absence, la jeune femme se dit que son mari était inconscient. Et, du coup, les doutes qu’elle commençait à nourrir quant au bien-fondé de sa démarche s’envolèrent, balayés par la certitude d’avoir raisonnablement agi en s’adressant à un détective privé.
Angela annonça à Nikki qu’il était désormais important de fermer les portes à clef et, ensemble, la mère et la fille passèrent un moment à les vérifier une par une. La seule qui fût restée ouverte était celle de l’entrée de service.
Quand David rentra, peu de temps après, Angela le prit à part pour lui dire qu’elle le trouvait très imprudent d’avoir laissé Nikki sans surveillance. Un peu penaud, David finit par admettre qu’elle avait raison.
Là-dessus, Nikki et lui reprirent leurs cachotteries sans qu’Angela leur prête davantage d’attention.
N’ayant guère de temps pour cuisiner pendant la semaine, elle consacrait avec plaisir ses samedis après-midi à se plonger dans des livres de recettes afin de mitonner pour le soir un repas digne de ce nom.
Elle passa un long moment à élaborer le menu puis s’apprêta à aller chercher les ingrédients nécessaires dans le congélateur. Alors qu’elle ouvrait la porte donnant sur l’escalier de la cave, elle réalisa qu’elle n’était pas descendue au sous-sol depuis le passage des techniciens de la brigade criminelle. Un quart de seconde durant, elle envisagea de demander à David de l’accompagner, mais très vite l’idée lui parut ridicule. En plus, ses craintes risquaient de raviver celles de Nikki.
Arrivée au bas des marches, elle se dirigea vers le congélateur qui se trouvait à l’autre bout de la cave et risqua un coup d’œil vers l’endroit où le meurtrier avait dissimulé le corps de Hodges. La vue des stores qui masquaient le trou la rasséréna et elle se dit qu’elle féliciterait David de cette initiative.
Elle allait ouvrir le congélateur quand elle se figea sur place en entendant comme un grincement dans son dos. Elle aurait juré que le bruit provenait de sous l’escalier. Lâchant la poignée du congélateur, la jeune femme se retourna lentement pour scruter du regard l’espace faiblement éclairé.
Il lui sembla voir un des stores bouger ; malgré l’épouvante qui la gagnait, elle s’obligea à garder les yeux fixés dans cette direction en essayant de se convaincre que son imagination lui jouait des tours. Quand soudain, d’un seul coup, les stores s’écroulèrent dans un vacarme assourdissant.
Angela voulut crier, mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Pétrifiée d’horreur, elle fit un effort surhumain pour s’obliger à avancer pas à pas vers l’escalier. Elle en était à mi-chemin quand jaillit de l’ombre la tête de Hodges avec l’horrible rictus des mâchoires décharnées. Le corps suivit, vacillant au début puis de plus en plus assuré sur ses jambes au fur et à mesure qu’il se rapprochait d’elle.
Cette fois, la terreur d’Angela eut raison de son engourdissement et elle se précipita vers les marches dans une course affolée. Trop tard, cependant : Hodges s’était jeté sur elle et il refermait les doigts autour de son poignet.
Ce contact lui arracha un hurlement, bientôt décuplé par la vue d’un deuxième fantôme sorti de la tombe, plus petit celui-là mais avec le même visage hideux. Puis le cri d’Angela se bloqua dans sa gorge quand elle s’aperçut que Hodges était secoué par le rire.
Muette de stupeur, elle vit David et Nikki retirer leurs masques de caoutchouc en s’esclaffant, ravis du succès de leur supercherie.
D’abord un peu mortifiée de s’être ainsi laissé prendre, Angela se sentit bientôt ulcérée par cette plaisanterie cruelle. Repoussant David qui essayait de l’enlacer, elle monta l’escalier en courant.
Le père et la fille échangèrent un regard embarrassé. Ils ne se sentaient pas très fiers d’eux, maintenant qu’ils réalisaient à quel point ils avaient effrayé Angela.
« Tu crois qu’elle est vraiment furieuse ? chuchota Nikki.
– J’en ai peur, répondit David. Il vaudrait mieux remonter et essayer de lui parler. »
La jeune femme, qui s’était réfugiée dans la cuisine, refusa de leur adresser la parole.
« Angela, c’était idiot, excuse-nous, répéta David pour la troisième fois.
– On ne le fera jamais plus, maman, c’est promis », affirma Nikki.
À cette remarque, David pouffa, et Angela elle-même commença à se dérider.
« Je n’aurais jamais cru que tu marcherais à ce point, reprit David. Nikki et moi, nous étions sûrs que tu allais tout de suite piger. C’était tellement énorme.
– Tu sais, maman, on croyait que tu devinerais parce que c’est Halloween, dimanche prochain. On a choisi ce costume-là pour se déguiser. On t’en a même acheté un.
– Eh bien, vous pouvez le jeter », répliqua Angela.
Le visage de Nikki se décomposa. Elle paraissait au bord des larmes.
Angela la regarda et sentit fondre sa colère. « Ne pleure pas, dit-elle en la prenant dans ses bras. Je sais bien que ce n’était qu’une blague mais j’ai vraiment eu très peur. Ce n’est jamais très amusant d’avoir peur. »
*
Impatient de démarrer cette enquête de loin plus passionnante que toutes celles qu’il avait eu à mener depuis qu’il avait ouvert son agence, Phil Calhoun se rendit à Bartlet le jour même. Il gara sa fourgonnette à l’ombre, devant la bibliothèque, et traversa la pelouse pour aller se présenter au poste de police.
« Wayne est dans les parages ? » demanda-t-il à l’agent de faction à l’entrée.
Plongé dans la lecture du Bartlet Sun, ce dernier se contenta de pointer le pouce en direction du couloir.
La porte du bureau de Wayne Robertson était ouverte. Calhoun frappa légèrement et poussa le battant sans attendre la réponse. Assis derrière son bureau, le chef de la police leva les yeux, sourcils froncés, puis son visage s’illumina quand il reconnut son visiteur. Il l’invita à s’asseoir et accepta un des cigares que lui tendait Calhoun.
« Tu travailles même le samedi, maintenant ? lui demanda ce dernier. Ça doit chauffer, à Bartlet.
– Toujours cette fichue paperasserie, grommela Robertson. Plus ça va, plus il y en a. »
Calhoun hocha la tête d’un air compatissant. « J’ai lu dans le journal que ce bon vieux Hodges avait refait surface, poursuivit-il.
– Ouais, acquiesça Robertson. Ça a fait un peu jaser, mais sans plus. En tout cas, bon débarras.
– Tu es un peu dur, non ? »
Son teint rouge brique virant au cramoisi, le chef de la police lui dévida d’une traite la litanie de ses griefs à l’encontre de Hodges.
« Si je comprends bien, reprit Calhoun, il n’y a pas eu beaucoup de gens pour pleurer la mort du vieux. »
Pour toute réponse, Robertson lâcha un petit rire narquois.
« Ce qui est râlant, c’est que cette affaire doit vous mettre sur les dents, remarqua négligemment le détective privé en soufflant la fumée de son cigare au plafond.
– Penses-tu ! On s’est un peu décarcassés quand il a disparu, mais rien de bien sérieux. De toute façon tout le monde s’en fichait, même sa femme. On pourrait presque dire son ex-femme, d’ailleurs. Ils vivaient séparés. Au moment de sa disparition elle avait déjà déménagé à Boston.
– Je croyais que les choses étaient plus corsées que ça. D’après le Boston Globe, la brigade criminelle serait sur le coup.
– Ouais, mais juste pour la forme, dit Robertson. Le médecin légiste a appelé le procureur, le procureur a appelé la brigade criminelle qui a envoyé des techniciens sur place pour chercher des indices. Et puis ça s’est tassé. Un lieutenant de la Criminelle m’a passé un coup de fil et je lui ai dit que ça ne valait pas la peine qu’il perde son temps sur cette affaire, qu’on arriverait bien à s’en sortir tout seuls. Tu es bien placé pour savoir que ces gars-là préfèrent se reposer sur les pauvres types comme nous, sauf quand un gros bonnet fait pression. Ils ont des trucs plus importants à régler. Nous aussi, d’ailleurs. En plus, les premières recherches datent de huit mois. La piste s’est sacrement refroidie depuis.
– Qu’est-ce que tu as comme gros trucs, en ce moment ?
– Une série de viols et d’agressions sur un des parkings de l’hôpital.
– Et toujours pas l’ombre d’un suspect, j’imagine ?
– Non, toujours pas », soupira Robertson.
Les pas de Calhoun le menèrent ensuite dans la rue principale de Bartlet, où il entra dans la librairie dont la propriétaire, Jane Weincoop, avait été très liée avec sa femme. Cette dernière avait toujours adoré lire, surtout la dernière année qu’elle avait passée clouée au lit par la maladie.
Jane le conduisit dans son bureau, guère plus qu’un réduit minuscule au fond de la réserve où elle entreposait les livres. Après avoir bavardé un moment à bâtons rompus, Phil Calhoun aiguilla la conversation sur Dennis Hodges.
« Çà, la découverte du cadavre a fait sensation à Bartlet, reconnut Jane.
– J’ai cru deviner que Hodges n’était pas particulièrement apprécié par tes concitoyens. Tu lui connaissais des ennemis, toi ?
– Hé ! l’arrêta Jane. Tu me rends visite à titre amical ou professionnel ?
– Tu connais ma curiosité légendaire, répondit Calhoun en riant. Mais tu me rendrais service si tu restais discrète sur notre conversation. »
Une bonne demi-heure plus tard, il ressortait de la librairie avec en poche une liste d’une vingtaine de personnes qui toutes avaient eu de bonnes raisons d’en vouloir à Hodges. Le directeur de la banque était du nombre, ainsi qu’une douzaine de commerçants, plusieurs médecins, le propriétaire du garage Mobil, près de l’autoroute, le chef de la police, personnage bien connu de Calhoun, et un arriéré mental que les gens du coin employaient par charité.
Cette liste impressionnante n’était pas pour déplaire à Calhoun. Après tout, plus elle était longue, plus il consacrerait d’heures à son enquête et plus ses honoraires seraient conséquents.
Son deuxième arrêt fut pour la pharmacie qui se trouvait quelques mètres plus loin. Harley Strombell, le pharmacien, était le frère de Wendell Strombell, un ancien motard avec qui le détective avait autrefois travaillé.
Harley ne se laissa pas plus leurrer que Jane sur la vraie nature des questions que lui posait Calhoun, mais il lui jura de n’en parler à personne. Il conseilla même au détective d’ajouter à la liste, outre son propre nom, ceux de Ned Banks, le propriétaire de la Compagnie du portemanteau de la Nouvelle-Angleterre, d’Harold Traynor et de Helen Beaton.
« Qu’est-ce que tu avais contre le vieux ? lui demanda Calhoun, étonné par sa franchise.
– Ce type avait des procédés d’une grossièreté incroyable, il n’y mettait même pas les formes », répondit Harley avant de lui expliquer les raisons de son animosité. Il avait longtemps dirigé une petite antenne pharmaceutique à l’hôpital, autrefois, jusqu’au jour où Hodges l’avait flanqué dehors sans ménagement. « Bien sûr, il était normal que l’hôpital développe un jour sa propre pharmacie, mais Hodges s’y est si bien pris qu’elle a été gérée en dépit du bon sens », conclut Harley.
Calhoun sortit de la pharmacie assez impressionné par les proportions maintenant atteintes par sa liste. Elle comprenait déjà vingt-cinq noms et les quelques personnes qu’il comptait encore voir à Bartlet ne manqueraient sans doute pas de l’allonger davantage.
Le soir approchant, les commerçants commençaient à fermer boutique et Calhoun décida qu’il était grand temps de changer de trottoir pour entrer au Fer à Cheval, un établissement qui ne lui rappelait que de bons souvenirs. C’est là que sa femme choisissait toujours de venir dîner pour fêter leurs anniversaires de mariage ou de naissance.
Carleton Harris, le serveur, le reconnut tout de suite et, sans attendre la commande, remplit généreusement un verre de Wild Turkey, le whisky préféré de Calhoun. Puis il se versa une demi-pinte de bière pour trinquer avec lui.
« Tu es sur une affaire intéressante, en ce moment ? s’enquit Carleton en posant sa chope vide sur le zinc.
– Ça se pourrait », répondit Calhoun en se penchant, les deux coudes sur le bar.
Instinctivement, le serveur l’imita.
*
Angela avait à peine adressé la parole à David et soigneusement évité son regard de toute la soirée. Supposant qu’elle lui en voulait toujours de la plaisanterie qu’il avait concoctée avec Nikki, David, qui détestait les humeurs chagrines, tenta de détendre l’atmosphère.
« Nous ne pensions pas que tu aurais si peur, tu sais. Cesse d’être fâchée, faisons la paix, lui proposa-t-il alors qu’ils s’apprêtaient à se mettre au lit.
– Qui t’a dit que j’étais fâchée ? demanda innocemment Angela.
– Oh, je te connais bien. Tu n’as pas ouvert la bouche depuis que Nikki est montée se coucher.
– C’est vrai. Je ne comprends pas comment cette idée a pu te passer par la tête alors que tu sais que je suis encore sous le choc de la découverte du corps.
– Je t’ai fait mes excuses, dit David. Pas une minute je n’avais imaginé ta réaction. Je croyais que tu en rirais, au contraire. Et puis je n’ai pas agi sur un coup de tête. C’est en pensant à Nikki que j’ai monté cette plaisanterie.
– En pensant à Nikki ? Qu’est-ce que tu vas encore inventer ?
– Il m’est venu à l’idée que ses cauchemars disparaîtraient peut-être si nous traitions la chose avec humour, et j’ai imaginé toute l’histoire pour la décider à redescendre à la cave. D’ailleurs, ça a marché. Notre petite mise en scène l’a tellement passionnée qu’elle en a oublié tout le reste.
– Tu aurais au moins pu me prévenir.
– J’étais convaincu que tu pigerais tout de suite, ma chérie. Et pour que mon plan réussisse, il fallait que ma conspiration avec Nikki soit bien réelle. »
Angela dévisagea son mari. Il était de toute évidence bourrelé de remords et elle ne pouvait douter de sa sincérité. Instantanément, son irritation retomba, balayée par l’embarras qu’elle éprouvait en repensant à sa réaction de panique. Reposant sa brosse à dents sur le lavabo, elle se tourna vers David et le prit dans ses bras.
« Excuse-moi de m’être emportée ainsi, murmura-t-elle. C’est simplement que je suis à bout de nerfs. Je t’aime.
– Moi aussi je t’aime, répéta David après elle. J’aurais dû te mettre au courant, tu aurais simplement joué le jeu. Je ne réfléchis pas assez, ces temps-ci. Je suis à bout, comme toi. Mary Ann Schiller est au plus mal, tu sais. Elle va mourir, j’en ai la certitude.
– David, voyons, comment peux-tu parler comme ça ? Personne n’en sait rien.
– J’aimerais pouvoir te croire, répondit David. En attendant, je n’ai qu’une envie : aller au lit. »
Pendant qu’ils finissaient leur toilette, il raconta à Angela qu’un de ses anciens professeurs de Boston avait eu la gentillesse de se déplacer le matin même jusqu’à Bartlet.
« Hélas, il est venu pour rien, conclut-il. Il est aussi dérouté que moi.
– Tu n’as toujours pas le moral, hein ? s’enquit anxieusement Angela.
– Pas vraiment, non. Je me suis réveillé à quatre heures et demie, ce matin, et je n’ai pas pu me rendormir. Ces décès successifs m’obsèdent. Il me manque sûrement un élément essentiel pour soigner ces malades, mais lequel ? Ils ont peut-être contracté un virus inconnu ? Le pire, toutefois, c’est de me sentir à ce point ligoté par les exigences de Kelley et de l’OMV. Chaque fois que je dérange un spécialiste, je m’attends à ce que le ciel me tombe sur la tête. Et pour compenser, je me sens tenu d’expédier mes rendez-vous à toute allure.
– Afin de voir le plus grand nombre de patients possible, c’est cela ? demanda Angela alors qu’ils sortaient de la salle de bains pour gagner leur chambre.
– Kelley n’a pas mâché ses mots sur cette histoire de rendement, soupira David. Et bien que je déteste cette façon de travailler, j’écourte le plus possible mes conversations avec les malades. Ce n’est pas que ce soit bien difficile, mais ça ne me plaît franchement pas. Je me demande s’ils se rendent compte que ce système fonctionne à leur détriment. Quand on prend le temps de discuter avec eux, les remarques qu’ils livrent incidemment sont souvent d’une aide précieuse pour poser le diagnostic.
– J’ai un aveu à te faire, déclara Angela tout à trac.
– Un aveu ?
– J’ai pris une décision dont j’aurais sans doute mieux fait de t’informer avant.
– De quoi s’agit-il ? »
Tout en se glissant sous les couvertures, Angela lui narra son escapade à Rutland, sa rencontre avec Phil Calhoun et l’accord qu’ils avaient conclu ensemble.
David la regarda puis détourna la tête sans mot dire. Il était furieux, Angela le savait.
« Tu ne peux pas m’en vouloir de t’avoir écouté. Je ne m’exposerai plus imprudemment, maintenant que j’ai engagé un professionnel, reprit la jeune femme mal à l’aise.
– Quelle assurance as-tu de son professionnalisme ? demanda abruptement David.
– C’est un ancien policier à la retraite.
– J’espérais que tu allais enfin te montrer raisonnable, et voilà au contraire que tu t’obstines en recrutant un détective privé, soupira David. C’est vraiment gaspiller de l’argent pour le plaisir.
– Cet argent n’est pas gaspillé puisque l’affaire me tient à cœur, rétorqua Angela. Tu ne devrais pas considérer les choses sous cet angle si tu veux que je puisse continuer à vivre dans cette maison. »
Le visage fermé, David tendit le bras pour éteindre sa lampe de chevet et se roula en boule à bonne distance de sa femme.
Avec un soupir, elle tendit à son tour le bras vers l’interrupteur. Mais si elle s’en voulait d’avoir à ce point contrarié David, elle n’arrivait toutefois pas à regretter sa décision.
La chambre n’était pas plongée dans le noir depuis une minute que des coups sourds se firent entendre en bas, bientôt suivis par les aboiements de Rusty.
Angela ralluma immédiatement et bondit hors du lit en même temps que David. Enfilant à la hâte un peignoir, ils sortirent précipitamment dans le couloir. Posté à l’arrêt en haut de l’escalier, Rusty poussait des grognements féroces en direction du rez-de-chaussée.
« Tu as pensé à vérifier que la porte d’entrée était bien fermée à clef ? chuchota Angela.
– Oui, répondit David en s’avançant dans le couloir pour aller tapoter la tête de Rusty. Que se passe-t-il, mon gros ? Qu’est-ce qui t’inquiète ? »
Son maître sur les talons, le chien descendit jusqu’en bas des marches et s’immobilisa devant la porte d’entrée où il se mit à gronder de plus belle.
« Fais attention, David, lança Angela.
– Tu devrais te déguiser avec un de ces masques d’Halloween et venir me rejoindre. Notre visiteur, quel qu’il soit, aurait la trouille de sa vie.
– Arrête de plaisanter bêtement, ce n’est pas drôle. Fais attention. »
Tirant le battant vers lui, David avança sur le porche en tenant Rusty par son collier. Le ciel nocturne était tout piqueté d’étoiles et la froide clarté du croissant de lune était suffisante pour lui permettre de distinguer l’allée jusqu’à la jonction avec la route. Il ne vit rien d’anormal ou d’inquiétant.
« Allez viens, Rusty, on rentre », dit-il en tournant les talons. Alors seulement il remarqua le bout de papier cloué sur le chambranle. Le dépliant, il déchiffra ces quelques mots tapés à la machine : « Mêlez-vous de ce qui vous regarde. Laissez tomber l’affaire Hodges. »
Il referma la porte derrière lui en prenant soin de la verrouiller, grimpa l’escalier et tendit le billet à Angela.
« J’appelle tout de suite la police, déclara la jeune femme.
– Comme tu veux. Le hic, c’est que ça vient peut-être de la police », répliqua David. Sans un mot de plus, il s’empressa de regagner le lit et éteignit la lumière, bientôt imité par Angela.
« Je n’ai plus du tout sommeil, maintenant, se plaignit David au bout d’un moment.
– Moi non plus. »
La sonnerie stridente du téléphone les fit à nouveau sursauter. David décrocha immédiatement pendant qu’Angela allumait sa lampe de chevet, les yeux tournés vers son mari dont le visage se décomposait.
« Mary Ann Schiller vient de mourir après avoir eu une autre crise d’épilepsie. J’étais sûr que ça se terminerait comme ça », dit-il après avoir raccroché. Angela le pressa tendrement contre elle pendant qu’il enfouissait son visage entre ses mains, agité de sanglots silencieux.
« Ça n’en finira donc jamais ! » murmura-t-il d’une voix presque inaudible. Il se leva, sécha ses yeux et s’habilla pendant qu’Angela passait sa robe de chambre.
La jeune femme accompagna son époux jusqu’à l’entrée de service, ferma la porte derrière lui et resta un instant à regarder par la fenêtre les feux de position de la Volvo qui s’éloignait dans la nuit. En retraversant la cuisine, elle revit en imagination les taches fluorescentes du luminol et frissonna, les bras croisés sur la poitrine. Il lui tardait que David rentre.
*
À l’hôpital, David rencontra pour la première fois Donald Schiller, l’époux de Mary Ann. Il patientait dans le salon des malades aménagé à proximité du service de soins intensifs, échangeant à voix basse des paroles de consolation avec les parents de sa défunte femme et son fils adolescent. À l’instar des proches de Marjorie Kleber et de John Tarlow, les trois adultes tinrent à remercier David de son dévouement, sans lui reprocher quoi que ce soit ni lui adresser de récriminations.
« Elle est restée avec nous plus longtemps que le Dr Mieslich ne le pensait au départ, commenta sobrement Donald, dont les yeux rouges et les cheveux ébouriffés attestaient qu’on l’avait tiré du sommeil. Elle avait même pu recommencer à travailler à la bibliothèque. »
David compatit à leur douleur et leur dit ce qu’ils avaient envie d’entendre : Mary Ann n’avait pas souffert. Toutefois, il reconnut devant eux que les crises d'épilepsie le laissaient perplexe.
« Vous n’aviez pas prévu ces attaques ? demanda Donald.
– Non, répondit David. Pas du tout. Les résultats de l’IRM étaient d’ailleurs normaux. »
Tout le monde hocha la tête d’un air entendu. Sur un coup de tête, passant une fois de plus outre aux ordres de Kelley, David leur demanda l’autorisation d’effectuer une autopsie. Cette procédure, expliqua-t-il, permettrait sans doute de répondre aux nombreuses questions restées sans réponse.
« Vous croyez ? répondit évasivement Donald en consultant du regard ses beaux-parents qui semblaient aussi indécis que lui.
– Réfléchissez-y tranquillement jusqu’à demain matin », leur conseilla David.
Le sentiment de découragement qu’il ressentait le dissuada de rentrer directement chez lui à la fin de l’entretien. À la place, il choisit de s’attarder un peu à l’hôpital et gagna le bureau des infirmières du premier étage, faiblement éclairé à cette heure tardive. Tout paraissait tranquille. Essayant de trouver un dérivatif à son accablement, David se plongea dans le dossier de Jonathan Eakins. Quelques instants plus tard, une infirmière de l’équipe de nuit lui annonça qu’il pouvait sans doute passer voir M. Eakins ; le malade ne dormait pas et regardait la télévision.
David suivit son conseil et glissa la tête par la porte entrebâillée. « Tout va bien ? s’enquit-il.
– Vous ici, docteur ? s’étonna Jonathan avec un grand sourire. Quel dévouement. Vous passez votre vie à l’hôpital, ma parole !
– Comment va le palpitant ? lui demanda David.
– Comme sur des roulettes, affirma Jonathan. Je devrais bientôt pouvoir rentrer à la maison, non ?
– Aujourd’hui, sans doute. Ah, je vois qu’on vous a donné un nouveau lit.
– Oui, répondit Jonathan. Apparemment, l’autre était irréparable. En tout cas, merci pour le coup de pouce. Moi, j’avais beau râler, c’est comme si je n’avais rien dit.
– Vous devriez dormir, maintenant, dit David. Je repasserai tout à l’heure. »
Quittant enfin l’hôpital, David monta dans sa voiture, mit le contact mais ne démarra pas tout de suite. En une semaine il venait de perdre trois malades, des malades que d’autres médecins avaient jusque-là réussi à garder en vie. Comment ne se serait-il pas interrogé sur ses compétences, sur sa vocation ?
Profondément découragé, il se décida enfin à actionner le levier de vitesses et sortit du parking pour rentrer chez lui. En s’engageant dans l’allée, il fut surpris de voir que la lumière du salon était allumée. Le temps qu’il se gare dans la cour et sorte de la voiture, Angela vint le retrouver à la porte de l’entrée de service, une revue de médecine à la main.
« Ça va ? dit-elle en tirant le verrou derrière lui.
– Ça pourrait aller mieux. Comment se fait-il que tu sois encore debout ? demanda-t-il en ôtant son manteau pendant qu’elle le précédait dans la cuisine.
– Je ne suis pas assez tranquille pour pouvoir dormir quand tu n’es pas là, répondit la jeune femme en s’engageant dans le couloir. Surtout après ce mot qu’on a cloué sur la porte. D’ailleurs je pense qu’il serait sage d’avoir une arme, pour me défendre quand tu n’es pas là. »
L’attrapant par le bras, David l’obligea à s’arrêter. « Il n’est pas question d’introduire une arme ici, affirma-t-il en détachant les mots. Tu connais les statistiques aussi bien que moi. Il y a beaucoup trop d’accidents avec les enfants.
– Ces statistiques ne valent pas pour nous, rétorqua Angela. Nous sommes médecins et nous n’avons qu’une fille, intelligente et raisonnable. De toute façon, je prendrai toutes les précautions nécessaires pour que Nikki comprenne le fonctionnement d’une arme à feu et en réalise le côté dangereux. »
David lâcha sa femme et s’engagea dans l’escalier. « Nous verrons cela plus tard. Pour le moment, je n’ai ni le désir ni la force d’en discuter avec toi. »
Avant de se remettre au lit, David décida de prendre une douche pour se détendre. Quand il regagna la chambre, Angela, aussi éveillée que lui, lisait toujours sa revue.
« Après le dîner, tout à l’heure, tu disais que tu aimerais pouvoir m’aider, tu t’en souviens ? lui demanda-t-il en se glissant sous les couvertures.
– Oui, bien sûr, répondit Angela.
– Eh bien, tu pourrais peut-être me rendre un service, reprit-il. J’ai demandé au mari de Mary Ann l’autorisation de procéder à une autopsie. Il va y réfléchir pendant la nuit et me donnera sa réponse dans la matinée.
– Malheureusement cette décision ne relève pas de la famille, lui rappela Angela. L’hôpital n’autopsie tout simplement pas les souscripteurs de l’OMV.
– Je sais, mais une idée m’est venue : si tu t’en chargeais toute seule ?
– Pourquoi pas ? dit Angela après un instant de réflexion. Nous sommes dimanche, demain, et le laboratoire restera en principe fermé, sauf pour quelques vérifications chimiques qui ne peuvent attendre.
– C’est ce que je m’étais dit.
– Je t’accompagnerai à l’hôpital, tout à l’heure, et nous verrons ensemble la famille de Mme Schiller, déclara la jeune femme d’un ton décidé.
– Cela m’aiderait vraiment beaucoup. Tu ne sais pas à quel point je serais soulagé si tu pouvais trouver un élément susceptible d’expliquer sa mort. »