PROLOGUE
La journée du 17 février devait être fatale à Sam Flemming.
Sam estimait pourtant qu’il avait beaucoup de chance dans la vie. Courtier d’une des plus grosses sociétés de Wall Street, il avait fait fortune à l’âge de quarante-six ans. Là-dessus, en joueur avisé qui sait s’arrêter à temps, il avait ramassé sa mise et quitté les canyons de verre et de béton de New York pour l’idyllique bourgade de Bartlet, dans le Vermont. Et là, il avait décidé de suivre sa vraie vocation et de se mettre à la peinture.
Sa robuste santé avait toujours été pour lui un atout important, jusqu’à ce 17 février où, à quatre heures et demie du matin, un phénomène étrange se produisit dans son organisme. Un grand nombre des molécules d’eau contenues dans ses cellules se scindèrent spontanément en deux, produisant d’un côté un atome d’hydrogène relativement inoffensif et, de l’autre, un radical libre que son haut degré de réactivité dotait d’une inquiétante capacité destructive.
Ce processus intervenu au niveau moléculaire déclencha la riposte des cellules. En vain toutefois, car ce jour-là leurs mécanismes de défense contre les radicaux libres devaient rapidement s’épuiser. Les antioxydants des vitamines E et C et le bêta-carotène que Sam avalait chaque jour par acquit de conscience se montrèrent tout aussi impuissants à endiguer le processus brutal qui, tel un flot déchaîné, rompait toutes les digues.
Les radicaux libres hydroxyles se mirent alors à infiltrer tous les organes vitaux. En très peu de temps, les membranes des cellules atteintes libérèrent le liquide et les électrolytes dont elles empêchaient jusque-là le passage. Parallèlement, plusieurs des enzymes protéiques abritées dans les cellules se clivèrent sans raison apparente, devenant de ce fait inactives. Les molécules d’ADN ne furent pas non plus épargnées et la furie de l’assaut endommagea certains gènes.
Dans le lit où il reposait à l’hôpital de Bartlet, Sam n’avait pas conscience des enjeux de la guerre moléculaire qui se livrait à l’intérieur de ses cellules. Il n’en percevait que les contrecoups lointains : une poussée de fièvre, les protestations sonores de son estomac, un début de congestion pulmonaire.
Quand le chirurgien de Sam, le Dr Portland, passa le voir dans l’après-midi, la brusque élévation de température le laissa à la fois désappointé et inquiet. Après avoir ausculté le malade, il essaya de le prévenir qu’il fallait probablement s’attendre à une complication. Une pneumonie naissante risquait, lui confia-t-il, de contrarier la consolidation par ailleurs encourageante de la fracture de la hanche pour laquelle il avait fallu l’opérer. Mais Sam, engourdi et indifférent, avait déjà l’esprit ailleurs. Il ne comprit pas ce que lui disait le Dr Portland sur son état. Et les paroles rassurantes dont ce dernier accompagna sa prescription d’antibiotiques lui échappèrent totalement.
Pis encore, le pronostic du médecin devait se révéler faux. Les antibiotiques qu’il avait conseillés ne parvinrent pas à enrayer le début d’infection. Mais Sam ne devait jamais se rétablir suffisamment pour apprécier l’ironie d’un destin qui lui avait permis de réchapper à deux agressions dans les rues de New York, à un accident d’avion sur un trajet qu’il faisait fréquemment dans le comté de Westchester, à un autre accident, de voiture cette fois, sur l’autoroute du New Jersey, et tout cela pour mourir bêtement des complications surgies à la suite d’une chute sur une plaque de verglas devant la quincaillerie de la grand-rue de Bartlet, une petite bourgade du Vermont.
Jeudi 18 mars
Prenant le temps de savourer l’instant, Harold Traynor attendit quelques minutes avant de s’adresser aux sommités de l’hôpital de Bartlet réunies à sa demande. La petite assemblée composée de l’ensemble des chefs de service gardait docilement le silence. Tous les regards étaient rivés sur lui. Traynor mettait un point d’honneur à se consacrer corps et âme à sa charge de président du conseil d’administration de l’hôpital. Et il goûtait les moments tels que celui-ci, où la crainte respectueuse qu’il inspirait devenait presque palpable.
« Je vous remercie tous d’être venus ce soir malgré le froid et la neige. Si je vous ai convoqués, c’est pour que chacun d’entre vous comprenne bien à quel point le conseil d’administration prend au sérieux la regrettable agression dont l’infirmière Prudence Huntington a été victime la semaine dernière dans le parking du bas. Le fait que la tentative de viol ait été déjouée par l’arrivée inopinée d’un membre du personnel de sécurité ne diminue en rien la gravité de cette affaire. »
Tout en reprenant son souffle, Traynor fixa avec insistance Patrick Swegler, le responsable du service de sécurité de l’hôpital, qui détourna la tête. L’agression de Mlle Huntington constituait le troisième épisode du même genre en moins d’une année, aussi n’était-il pas étonnant que Swegler se sente mis en cause.
« Ces agressions doivent prendre fin ! » martela Traynor à l’intention de Nancy Widner, la responsable en chef du personnel infirmier ; les trois victimes travaillaient sous ses ordres.
« La sécurité du personnel est pour nous une priorité absolue », poursuivit Traynor, cette fois à l’adresse de Geraldine Polcari, chef du service de diététique, puis de Gloria Suarez, qui avait la haute main sur les équipes chargées du ménage. « C’est pourquoi le conseil d’administration se propose d’édifier un parking à plusieurs niveaux à la place de l’actuel parking du bas. La nouvelle construction sera directement reliée au bâtiment principal de l’hôpital, éclairée comme il se doit et équipée de caméras de surveillance. »
Traynor hocha la tête en direction d’Helen Beaton, présidente-directrice générale de l’établissement hospitalier. Comme si elle n’attendait que ce signal, cette dernière se pencha sur la table de conférence et souleva le linge qui protégeait une maquette de l’hôpital augmenté du projet retenu : une massive structure sur trois niveaux qui formait saillie à l’arrière de l’aile principale.
Pendant que les approbations fusaient, Traynor vint se placer à côté de la maquette en contournant la table de conférence. En temps ordinaire, ce meuble servait à entreposer le matériel médical que l’hôpital se proposait d’acquérir et Traynor dut pousser un présentoir de tubes à essai cylindriques pour que la maquette soit bien visible. Puis il scruta tour à tour chacun des assistants qui, debout, observaient attentivement le projet. Tous s’étaient levés, tous sauf Werner Van Slyke.
L’emplacement réservé aux voitures du personnel avait toujours été un des points noirs de l’hôpital de Bartlet, surtout en hiver et par mauvais temps. Traynor savait donc que le projet devait rallier tous les suffrages, même sans tenir compte de la récente série d’agressions commises dans le parking du bas. Il constatait avec plaisir que son dévoilement rencontrait le succès escompté. Seul le maussade Van Slyke, le chef du service mécanique et entretien, restait impassible.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda Traynor. Ce projet ne vous convient pas ? »
Le visage toujours aussi vide d’expression, Van Slyke croisa le regard de son interlocuteur.
« Eh bien ? » reprit Traynor en se raidissant. Van Slyke avait le chic pour l’irriter, avec son caractère laconique que rien ne semblait émouvoir.
« C’est pas mal », lâcha Van Slyke d’un ton neutre.
Avant que Traynor ait pu ajouter quoi que ce soit, la porte de la salle de réunion s’ouvrit sous une brusque poussée et vint durement heurter le butoir fixé au sol. Tout le monde sursauta, Traynor plus que les autres.
Sur le seuil se tenait Dennis Hodges, un vigoureux vieillard de soixante-dix ans à la silhouette trapue, aux traits taillés à la serpe et à la peau burinée. Son nez en chou-fleur virait au vermillon, ses petits yeux en vrille larmoyaient. Il portait un manteau de laine vert foncé élimé par-dessus un pantalon de velours côtelé au pli non marqué. De la neige saupoudrait la casquette de chasse rouge écossais qui lui couvrait le crâne. Il brandissait une liasse de papiers dans sa main gauche.
Hodges était visiblement hors de lui. Et il puait l’alcool. Il fusilla l’assistance d’un regard noir qu’il braqua ensuite sur Traynor.
« Je veux vous dire deux mots au sujet de certains de mes anciens patients, Traynor. Et à vous aussi Beaton, lança-t-il en dévisageant rapidement la PDG de l’hôpital d’un air dégoûté. Je ne sais pas quel type d’hosto vous vous imaginez diriger, mais je peux vous assurer que ça ne me plaît pas !
– Oh, non ! » murmura Traynor à part lui, en essayant de surmonter le choc que lui causait l’arrivée inattendue de Hodges. Sa surprise céda vite la place au mécontentement. Un rapide regard autour de la salle lui confirma que les autres ne semblaient pas plus enchantés que lui de voir le vieux médecin.
« Docteur Hodges, parvint-il à articuler avec une courtoisie forcée, vous aurez sans doute remarqué que nous sommes en réunion. Si vous voulez bien nous excuser…
– Je me fiche pas mal de ce que vous fabriquez, éructa Hodges. De toute façon c’est sans importance, comparé à ce que vous manigancez, vous et le conseil d’administration, à propos de mes patients. »
Il fit un pas vers Traynor. D’instinct, celui-ci recula, assailli par l’odeur de whisky.
« Docteur Hodges, dit Traynor sans dissimuler sa colère, le moment est mal choisi pour nous interrompre. Je ne demande pas mieux que de vous recevoir demain pour que vous m’exposiez vos griefs. Maintenant, si vous voulez bien avoir l’amabilité de nous laisser poursuivre…
– C’est tout de suite que je veux vous parler ! tonna Hodges. Je n’aime pas du tout le petit jeu que vous jouez, vous et le conseil.
– Ça suffit, à la fin ! s’emporta Traynor. Calmez-vous. Je n’ai pas la plus petite idée de ce qui vous met dans cet état, mais je vais vous expliquer à quel petit jeu nous jouons, le CA et moi : nous nous décarcassons comme des beaux diables pour que cet hôpital ne ferme pas, et laissez-moi vous dire que ce n’est pas facile, à l’époque où nous vivons. Aussi n’ai-je aucune envie d’écouter ceux qui prétendent le contraire. Faites preuve de bon sens, maintenant, et laissez-nous travailler.
– Pas question d’attendre, insista Hodges. Il faut que je vous voie immédiatement, vous et Mme Beaton. Le blabla sur les soins, le régime alimentaire et le ménage, c’est secondaire. Mon affaire à moi est importante.
– Ah, s’exclama Nancy Widner. C’est vraiment bien de vous, docteur Hodges, de faire irruption ici et d’insinuer que les problèmes des infirmières sont secondaires. Il faut quand même que vous sachiez…
– Une minute ! intervint Traynor, les mains tendues dans un geste de conciliation. Ne nous mettons pas à nous quereller. Pour ne rien vous cacher, docteur Hodges, nous sommes ici pour discuter de la tentative de viol de la semaine dernière. Je suis persuadé que vous n’êtes pas homme à penser qu’un viol et deux tentatives de viol perpétrées par un homme qui se dissimule derrière un passe-montagne ne sont qu’une bagatelle.
– C’est effectivement important, admit Hodges, mais pas autant que ce dont je veux vous entretenir. De plus, il s’agit de toute évidence d’un problème interne à l’établissement.
– Pas si vite ! Seriez-vous en train d’insinuer que vous connaissez l’identité du violeur ? s’enquit Traynor.
– Mettons que j’ai des soupçons. Mais je n’ai aucune envie de vous les exposer pour le moment. La seule chose qui m’intéresse, ce sont ces patients », répliqua Hodges en abattant sa liasse de papiers sur la table comme pour donner plus de poids à ses propos.
Ce geste fit ciller Helen Beaton : « Comment osez-vous entrer ici sous le premier prétexte venu pour nous dire ce qui est important ou pas, comme si vous aviez la charge de cet établissement ? Ce rôle n’est pas celui d’un administrateur honoraire, que je sache.
– Personne ne vous a demandé votre avis, mais merci quand même, rétorqua Hodges.
– Allons, allons », soupira Traynor, frustré de voir le succès de sa réunion compromis par cet échange acerbe. Puis, rassemblant les papiers de Hodges, il les lui fourra dans les mains et le raccompagna jusqu’à la porte. Après une brève résistance, le vieux médecin se laissa pousser dehors.
« Il faut que nous ayons cette conversation, Harold, reprit-il lorsqu’ils se retrouvèrent tous deux dans le couloir. Ce n’est pas une plaisanterie.
– J’en suis sûr », dit Traynor en s’efforçant de paraître sincère. Il ne pouvait pas, et il le savait, traiter tout à fait à la légère les récriminations de Hodges. Celui-ci gérait déjà l’hôpital quand lui-même usait encore ses fonds de culotte à l’école primaire, et personne ne se bousculait au portillon, à l’époque. Hodges avait tenu le gouvernail pendant trente ans, transformant peu à peu le petit dispensaire de campagne en centre hospitalier digne de ce nom, l’hôpital de secteur de Bartlet. Trois ans plus tôt, il avait démissionné de son poste et transmis le relais à Traynor, qui s’était retrouvé à la tête d’un établissement tentaculaire.
« Quel que soit le sujet qui vous préoccupe, cela peut sûrement attendre demain, dit Traynor. Déjeunons ensemble. Je vais d’ailleurs demander à Barton Sherwood et au Dr Delbert Cantor de s’associer à nous. Si, comme je le présume, c’est de la politique de l’établissement que vous voulez m’entretenir, il serait aussi bien d’en discuter en présence du vice-président et du responsable des équipes médicales. Ce n’est pas votre avis ?
– Si, sans doute, concéda Hodges à contrecœur.
– Voilà un point réglé. Je préviens les autres dès ce soir », déclara Traynor sur un ton apaisant. Il lui tardait de retourner à sa réunion et d’en sauver ce qui pouvait encore l’être, à présent que Hodges se montrait d’humeur plus conciliante.
« Je ne serai peut-être plus très longtemps administrateur, ajouta encore ce dernier, mais je continue à me sentir responsable de ce qui se passe ici. Après tout, sans moi vous n’auriez pas été nommé au conseil, et encore moins élu président.
– Cela va sans dire. Et cependant, plaisanta Traynor, je ne sais si je dois vous remercier ou vous maudire pour cette encombrante distinction.
– J’ai peur que le pouvoir ne vous monte à la tête.
– Allons ! protesta Traynor. Qu’est-ce que ce pouvoir dont vous me parlez ? Ce poste ne me procure que soucis et migraines à la chaîne.
– Il n’empêche que vous gérez une institution qui pèse cent millions de dollars. Et que l’hôpital est le plus gros employeur de cette partie du Vermont. Cela fait de vous un homme puissant. »
Traynor partit d’un rire nerveux : « C’est quand même plus une source d’ennuis qu’autre chose. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que nos deux principaux concurrents ont disparu : le Valley Hospital a fermé ; quant au Mary Sackler, c’est aujourd’hui une maison de retraite.
– Nous avons peut-être mieux résisté que d’autres, mais je crains que vos financiers n’aient perdu de vue la mission propre à l’hôpital.
– Des conneries, tout ça ! lâcha Traynor à qui la remarque avait fait perdre son sang-froid. Réveillez-vous et regardez les choses en face, bon sang. Avec les coupes sombres opérées dans les budgets, l’obligation de rentabilité et le gouvernement qui met son nez partout, ce n’est pas une mince affaire de diriger un hôpital. Les temps ont changé : pour survivre, il faut s’adapter et inventer de nouvelles stratégies. Avec l’aval de Washington.
– Washington ne donne sûrement pas son aval à ce que vous mijotez, vous et votre clique, remarqua Hodges avec un rire narquois.
– Et comment qu’il le donne ! C’est ça la concurrence, Dennis. Aujourd’hui, pour survivre il faut s’adapter et serrer la vis. Finis, les budgets équilibrés grâce à des tours de passe-passe comme ça se faisait dans le temps. »
Traynor s’emballait. S’en rendant compte, il s’interrompit pour essuyer la sueur qui perlait sur son front et prit une profonde inspiration : « Écoutez Dennis, il faut que je retourne à la salle de conférences. Rentrez chez-vous. Calmez-vous, détendez-vous. On se voit demain et on parle à fond de ce qui vous tracasse, d’accord ?
– Je suis un peu crevé, reconnut Hodges.
– Ça se voit.
– Demain pour le déjeuner, promis ? Pas de dérobade de dernière minute ?
– Promis, affirma Traynor en lui donnant une bourrade dans le dos. À midi au resto. »
Non sans soulagement, il observa son vieux mentor s’éloigner dans le couloir de l’hôpital de sa démarche lourde et malaisée, en oscillant sur ses hanches raides. Lui tournant le dos pour regagner la salle de conférences, il s’émerveilla de son étonnante propension à jouer les trublions. Malheureusement, l’attitude du vieillard était plus que nuisible. C’était un danger public en puissance.
« Un peu de calme, s’il vous plaît, s’époumona Traynor pour couvrir le tohu-bohu qui régnait dans la pièce. Je m’excuse pour cette interruption. Le Dr Hodges a hélas le chic pour surgir au moment le plus mal choisi.
– C’est un euphémisme, déclara Helen Beaton. Il n’arrête pas de faire irruption dans mon bureau pour se plaindre que tel ou tel de ses anciens patients n’est pas traité en personnage de marque. Il se conduit comme s’il dirigeait toujours l’hôpital.
– Les repas ne sont jamais à son goût, renchérit Geraldine Polcari.
– Sans parler de l’hygiène, ajouta Gloria Suarez.
– Il passe me voir au moins une fois par semaine, dit à son tour Nancy Widner. Et c’est toujours la même rengaine : les infirmières mettent trop peu d’empressement à satisfaire les exigences de ses anciens patients.
– Ils en ont fait leur porte-parole attitré, dit Beaton.
– D’ailleurs, reprit Nancy, à part eux personne ne peut le supporter. Tous les autres le prennent pour un vieux grincheux.
– Vous pensez qu’il sait vraiment qui est le violeur ? s’enquit Patrick Swegler.
– Doux Jésus, non, répondit Nancy. Il la ramène, comme d’habitude.
– À votre avis, monsieur Traynor ? » insista Swegler.
L’interpellé haussa les épaules. : « Je serais très étonné qu’il sache quoi que ce soit, mais je ne manquerai pas de l’interroger demain, quand je le verrai.
– Je penserai à vous à l’heure du déjeuner. Je n’aimerais pas être à votre place, déclara Helen Beaton.
– Cette perspective ne m’enchante pas non plus, reconnut Traynor. Hodges commence à me chauffer les oreilles, même si j’ai toujours pensé qu’il avait droit à certains égards. Mais passons, il est temps de revenir à nos affaires. »
Traynor eut tôt fait de remettre la réunion sur ses rails, mais sa belle humeur s’était envolée.
*
Hodges avançait en claudiquant au beau milieu de la rue principale. Il ne risquait rien ; la circulation serait totalement interrompue jusqu’au passage des chasse-neige et les flocons qui continuaient à tomber s’amoncelaient sur la couche de neige fraîche déjà épaisse de cinq centimètres. Il jura à mi-voix pour se libérer un peu de la colère qui le tenaillait. Il s’en voulait de s’être laissé mettre dehors par Traynor.
Comme il arrivait à la hauteur du jardin public dont les pelouses désertes disparaissaient sous un manteau immaculé, il s’arrêta pour regarder derrière lui, vers le nord, en direction du temple méthodiste. Plus loin, juste au-dessus de Front Street, il apercevait le bâtiment principal de l’hôpital. Hodges contempla l’édifice à regret. Puis il frissonna, en proie à un mauvais pressentiment. Il avait consacré sa vie à cet établissement, fait tout son possible pour qu’il serve au mieux les habitants de la ville. Mais il craignait maintenant que l’hôpital ne remplisse plus sa mission.
Se détournant il reprit sa difficile progression le long de la rue principale. Les doigts gourds de froid, il fouira dans sa poche les photocopies qu’il tenait à la main. À un pâté de maisons de là, il s’arrêta à nouveau, cette fois pour poser les yeux sur les fenêtres serties de plomb de l’auberge à l’enseigne du Fer à Cheval. Les vitraux laissaient filtrer une lumière attirante, incandescente, qui éclaboussait le carré d’herbe dissimulé sous la neige froide.
Il ne fallut à Hodges qu’un bref instant de réflexion pour décider qu’un verre de plus ne lui ferait pas de mal. De toute façon, ce n’était pas comme si Clara l’attendait, puisque sa femme passait désormais plus de temps à Boston, dans sa famille, qu’avec lui à Bartlet. Cet éloignement, qui les rendait pratiquement étrangers l’un à l’autre, présentait toutefois certains avantages. Hodges n’était pas fâché de pouvoir reprendre des forces avant d’affronter la bonne demi-heure de marche qui le séparait encore de chez lui.
Non sans avoir pris soin de taper de la semelle contre le seuil pour débarrasser ses gros bottillons de la neige, il poussa la porte du hall d’entrée, suspendit son manteau à une patère en bois et glissa son chapeau dans un des petits casiers prévus à cet effet. Puis, longeant le comptoir du vestiaire qui ne servait que les jours de fête, il s’engagea dans le petit corridor conduisant au bar.
La salle était entièrement lambrissée de planches en pin patinées par deux siècles d’âge. Une énorme cheminée de pierre où ronflait un bon feu occupait presque tout un pan de mur.
Hodges parcourut l’endroit du regard. Il déchanta vite en identifiant quelques-uns des personnages pour le moins antipathiques venus s’y réfugier. Barton Sherwood, président de la Banque nationale de Green Mountain et, grâce à Traynor, maintenant vice-président du conseil d’administration de l’hôpital, était assis dans un box face à Ned Banks, le détestable patron de la Société du portemanteau de Nouvelle-Angleterre.
Un peu plus loin, le Dr Delbert Cantor tenait compagnie au Dr Paul Darnell. Leur table disparaissait sous les canettes de bière, les sachets de chips et les assiettes de fromage. Ils ressemblaient à des cochons devant leur bauge, se dit Hodges.
Un instant, il fut tenté de tirer les papiers de sa poche et de les leur mettre sous le nez pour les obliger à en parler avec lui. Mais il renonça aussitôt à cette idée. Il ne se sentait pas l’énergie d’affronter Darnell et Cantor qui le haïssaient cordialement. Le premier était spécialiste d’anatomopathologie, le second exerçait comme radiologue. Il était de toute façon peu probable qu’ils soient disposés à écouter ses plaintes car, cinq ans plus tôt, ils avaient tous deux pâti de sa décision d’intégrer à l’hôpital les services de leurs spécialités respectives.
Au bar se tenait John MacKenzie, le garagiste, autre autochtone qu’il avait aussi intérêt à éviter. Un vieux différend l’opposait en effet au propriétaire de la station-service Mobil. Ce dernier s’était occupé de l’entretien de sa voiture pendant des années, jusqu’au jour où il n’avait pas réussi à trouver l’origine d’une panne et où Hodges avait dû faire tout le trajet jusqu’à Rutland pour confier la réparation au concessionnaire. En bonne logique, il n’avait jamais payé John.
Hodges maugréa intérieurement en reconnaissant Pete Bergan, accoudé au bar un peu plus loin que John Mackenzie. Pete avait eu la maladie du sang bleu quand il était petit, et n’avait pas pu suivre une scolarité normale. Il avait quitté l’école à dix-huit ans pour commencer à gagner sa vie en faisant des petits boulots. Hodges s’était débrouillé pour qu’il soit engagé comme jardinier à l’hôpital, mais le gamin était trop instable et il n’avait pu s’opposer à son licenciement. Pete lui en gardait rancœur.
Derrière Pete s’alignait une rangée de tabourets inoccupés. Un air de musique s’échappait du vieux juke-box des années cinquante placé contre le mur du fond. Et au-delà du bar, en contrebas, se trouvaient deux billards autour desquels se pressait une poignée d’étudiants de l’institut d’études supérieures de Bartlet, petite faculté de sciences humaines qui bénéficiait depuis peu d’un financement privé.
Hodges resta un moment à hésiter sur le seuil, se demandant s’il valait vraiment la peine de croiser à nouveau le chemin de ces gens pour simplement boire un verre. Le souvenir du froid qui régnait dehors et le plaisir anticipé de la saveur du whisky le décidèrent à pénétrer dans la salle.
Choisissant d’ignorer tout le monde, il se dirigea vers l’autre extrémité du bar et se hissa sur un tabouret libre. La bonne chaleur du feu se répandit dans son dos. Instantanément, un verre apparut devant lui et Carleton Harris, le serveur, y versa une rasade de Dewar. Carleton et Hodges étaient de vieilles connaissances.
« Si j’étais vous, je changerais de place, lui conseilla Carleton.
– Tiens, et pourquoi ? » s’étonna Hodges. Personne ne semblait encore l’avoir remarqué, ce qui n’était pas pour lui déplaire.
« M’est avis que M. Wayne Robertson avait une petite soif. Notre brave chef de la police vient de s’éclipser aux toilettes, mais il ne va pas tarder à revenir.
– Et merde ! pesta Hodges.
– Je vous aurai prévenu ! lança Carleton en se dirigeant vers quelques étudiants qui s’approchaient du bar.
– Bon sang, où que j’aille c’est du pareil au même », murmura Hodges.
S’il allait s’installer à l’autre bout du bar, il se retrouverait fatalement à côté de John MacKenzie. En désespoir de cause, il résolut de ne pas bouger et porta le verre à ses lèvres.
Mais avant qu’il ait commencé à boire, quelqu’un lui assena une grande tape dans le dos. Il manqua s’étrangler et il s’en fallut de peu que le verre cogne contre ses dents.
« Ma parole, mais c’est ce bon vieux toubib ! »
Pivotant sur son siège, Hodges se retrouva face à Wayne Robertson, sérieusement éméché. À quarante-deux ans, le chef de la police commençait à s’empâter. Il avait gardé sa stature imposante, mais la graisse le disputait désormais aux muscles. De profil, on remarquait surtout sa panse qui retombait en larges bourrelets par-dessus son ceinturon. Robertson ne se montrait jamais qu’en grande tenue, avec son arme de service et tout le tintouin.
« Vous êtes saoul, Wayne, lui dit Hodges. Vous feriez mieux de rentrer et d’aller vous coucher. »
Sur ces bonnes paroles, il se retourna vers le bar où son verre l’attendait. « Y a rien ni personne chez moi, alors à quoi bon ? »
Hodges fit à nouveau pivoter son tabouret pour dévisager Robertson. Il fut frappé par ses yeux, presque aussi rouges que ses grosses joues. Ses cheveux blonds étaient coupés en brosse, à la mode virile des années cinquante.
« Wayne, nous n’allons pas reprendre cette discussion. Ce n’est pas moi qui ai soigné votre pauvre femme, je ne suis pour rien dans sa mort. Vous avez assez bu. Rentrez chez-vous.
– C’est vous qui dirigiez cet hosto de malheur, dans le temps, rétorqua Wayne.
– Oui, mais sans pour autant être personnellement responsable de tous les malades. En plus cette affaire est vieille de dix ans.
– Espèce d’ordure ! » s’étrangla Robertson en saisissant Hodges par le col de sa chemise dans une tentative pour lui faire perdre l’équilibre.
Avec une vivacité que sa corpulence ne laissait pas présager, Carleton Harris contourna le bar pour s’interposer entre les deux hommes. Il obligea Robertson à desserrer sa poigne.
« Ça suffit, vous deux, lança-t-il. Chacun dans son coin. Si vous voulez vous bagarrer, il faudra trouver un autre endroit. »
Hodges rajusta sa chemise avec indignation, s’empara de son verre et se dirigea à l’autre bout du zinc.
« Fauché, va ! » lâcha John MacKenzie à mi-voix alors qu’il passait derrière lui.
Hodges ne céda pas à la provocation.
« Vous n’auriez pas dû vous en mêler, Carleton, déclara le Dr Cantor au barman. Si Robertson nous avait débarrassés de ce vieux fou, la moitié de la ville l’aurait porté en triomphe. »
Il partit d’un rire sonore auquel s’associa son voisin de table, le Dr Darnell. S’encourageant mutuellement, les deux hommes se tapaient sur les cuisses et trinquaient avec leurs chopes de bière. Carleton choisit de les ignorer. Il repassa derrière le bar pour servir une nouvelle tournée à Barton Sherwood qui s’approchait avec des verres vides.
« Le Dr Cantor a raison, dit ce dernier assez fort pour que tout le monde l’entende. La prochaine fois que Hodges et Robertson en viennent aux mains, laissez faire.
– Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi, protesta le barman en préparant les cocktails de Sherwood avec une dextérité toute professionnelle.
– Vous voulez que je vous dise qui est le Dr Hodges ? reprit Sherwood, toujours un ton trop haut. Sûrement pas un bon voisin, pour commencer. Il se trouve qu’il possède un petit bout de terrain qui sépare ma propriété en deux. Eh bien, il n’a rien trouvé de mieux que d’y planter une clôture haute comme ça.
– Évidemment que j’ai clos le terrain, répliqua Hodges, incapable de se retenir plus longtemps. C’était le seul moyen d’empêcher vos fichus canassons de semer leurs crottes partout.
– Pourquoi ne pas vendre cette parcelle ? lui demanda Sherwood. Pour ce que vous en faites…
– Je ne peux pas la vendre, elle est au nom de ma femme.
– À d’autres ! s’esclaffa Sherwood. Si la maison et le terrain sont au nom de votre femme, c’est uniquement pour vous permettre d’y rester au cas où vous seriez condamné pour homicide involontaire dans l’exercice de votre profession. C’est vous-même qui me l’avez dit.
– Alors, autant ne rien vous cacher, rétorqua Hodges. Jusque-là j’essayais de me montrer diplomate. Si je ne veux pas vous vendre ce bout de terrain, c’est parce que je vous méprise. Ça peut rentrer dans votre petite cervelle, ça ? »
Se tournant vers la salle, Sherwood prit l’assemblée à témoin : « Vous avez tous entendu. Le Dr Hodges reconnaît qu’il agit par pure malveillance. Ce n’est pas une surprise, bien sûr, mais j’aimerais bien savoir où il met la charité chrétienne là-dedans.
– Oh, la ferme ! s’emporta Hodges. Quand on est président d’une banque et qu’on a toutes ces faillites sur la conscience, il faut être salement hypocrite pour remettre en question la morale des autres. Vous avez jeté des familles entières à la rue.
– Rien à voir. Moi je fais mon métier. Je dois penser à mes actionnaires.
– Tiens donc ! » persifla Hodges avec un geste dédaigneux.
Son attention fut alors attirée par un mouvement du côté de la porte. Il se retourna à temps pour voir Traynor pénétrer dans le bai, suivi à la queue leu leu par les autres participants à la réunion qu’il avait interrompue tout à l’heure. Traynor n’eut visiblement pas l’air ravi de le voir. Hodges haussa les épaules et se pencha à nouveau sur son whisky. Mais il eut tôt fait de réaliser que, par un heureux hasard, Traynor, Sherwood et Cantor, les trois principaux responsables de l’hôpital, se trouvaient rassemblés là.
Saisissant son verre, il glissa au bas de son tabouret et suivit Traynor qui se dirigeait vers la table de Sherwood et de Bank. Il l’arrêta d’une petite tape sur l’épaule. « Et si on en profitait pour discuter ? lui suggéra-t-il. Nous voilà tous réunis.
– Hodges, bon sang ! fulmina Traynor. Combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? Je ne veux pas discuter avec vous ce soir. Attendez demain.
– De quoi veut-il qu’on parle ? demanda Sherwood.
– Probablement de certains de ses anciens patients, répondit Traynor. Je lui ai dit que nous nous retrouverions tous demain pour déjeuner.
– Que se passe-t-il ? s’enquit le Dr Cantor qui s’approchait de la table avec l’envie d’en découdre.
– Le Dr Hodges n’est pas satisfait de la façon dont nous administrons l’hôpital, dit Traynor. Il nous expliquera ça demain.
– Toujours la même rengaine, sans doute, lança Sherwood. On ne traite pas ses vieux malades avec assez d’égards.
– Quelle ingratitude ! s’exclama le Dr Cantor avant que Hodges ait pu ouvrir la bouche. Nous donnons de notre temps sans compter pour maintenir l’hôpital à flot, et qu’est-ce que nous obtenons en échange ?. Des critiques, toujours des critiques.
– Sans compter, mon œil ! intervint Hodges sur un ton sarcastique. Vous ne m’aurez pas comme ça. Ce n’est pas par charité que vous donnez votre temps. Toi, Traynor, tu te sers de l’hosto pour étancher ta soif de grandeur. En ce qui concerne Sherwood, son intérêt, moins subtil, est purement financier : n’oublions pas que l’hôpital est le plus gros client de sa banque. Quant à Cantor, ce n’est pas compliqué : la seule chose qui le motive, c’est le Centre d’imagerie médicale pour lequel, dans un moment de folie, j’ai accepté une prise de participation. De toutes les décisions qui m’incombent en tant qu’administrateur de l’établissement, c’est vraiment celle que je regrette le plus.
– Peut-être, dit Cantor, mais quand vous avez signé, vous trouviez que c’était une bonne affaire.
– Parce que je croyais qu’il n’y avait pas d’autre solution pour accélérer l’achat du scanner. Depuis, j’ai réalisé que cet appareil nous était d’une telle utilité que nous pouvions le rembourser en moins de douze mois, et que vous et votre confrère radiologue vous mettiez dans les poches l’argent qui devrait revenir à l’hôpital.
– Franchement, je n’ai aucune envie de rouvrir ce vieux débat, déclara Cantor.
– Moi non plus, renchérit Hodges. Je voulais simplement souligner que la charité est le cadet de vos soucis. Ce qui vous motive ce sont vos bénéfices financiers, pas ce que vous pouvez apporter à vos malades ou à la communauté au sens large.
– Qui êtes-vous donc pour nous faire la leçon ? s’indigna Traynor. Vous avez géré l’hôpital comme s’il s’agissait de votre fief privé ! Avez-vous oublié qui a payé l’entretien de votre propriété, pendant toutes ces années ?
– Que voulez-vous dire… ? balbutia Hodges en interrogeant ses interlocuteurs du regard.
– C’est très simple », rétorqua Traynor, emporté par la colère. Il venait d’égratigner Hodges d’une pique et avait envie de lui porter le coup fatal.
« Je ne vois pas ce que ma propriété a à voir avec tout ça », tenta le vieux médecin.
Traynor se mit sur la pointe des pieds et balaya la salle du regard. « Où est Van Slyke ? demanda-t-il. Je l’ai aperçu tout à l’heure.
– Là, près de la cheminée », s’empressa de répondre Sherwood qui retenait à grand-peine un sourire de satisfaction. L’histoire de la propriété de Hodges le démangeait depuis un bout de temps et, si Traynor ne le lui avait pas interdit, il y a belle lurette qu’il aurait mis la question sur le tapis.
Traynor héla Van Slyke, mais l’intéressé ne broncha pas. Traynor réitéra l’appel, si fort cette fois que toutes les conversations s’interrompirent subitement. Dans le silence, on n’entendait plus que la musique émanant du juke-box.
Van Slyke se leva pour traverser lentement la salle, mal à l’aise de se sentir le point de mire de l’assistance. Bientôt toutefois, les consommateurs cessèrent de s’intéresser à lui et le brouhaha reprit.
« C’est pas brillant, mon vieux, lança Traynor à l’adresse de Van Slyke. On dirait que tu as les jambes en coton. À se demander si tu n’as pas quatre-vingts ans au lieu de trente ! »
Le visage vide d’expression, Van Slyke marmonna une vague excuse.
« Je voulais te poser une question, poursuivit Traynor. Qui se charge de l’entretien de la propriété du Dr Hodges ? »
Le regard de Van Slyke passa de Traynor à Hodges pendant qu’un sourire goguenard lui retroussait les lèvres. Hodges détourna les yeux.
« Eh bien ? reprit Traynor.
– Nous, répondit Van Slyke.
– J’aimerais un peu plus de détails, le bouscula Traynor. Qui est-ce "nous" ?
– L’équipe de jardiniers de l’hôpital, précisa Van Slyke sans cesser de dévisager Hodges et sans se départir de son sourire.
– Cette situation dure depuis longtemps ? demanda encore Traynor.
– C’était déjà comme ça quand je suis arrivé, dit Van Slyke.
– Eh bien, c’est terminé à partir d’aujourd’hui, trancha Traynor. Compris ?
– Oui, acquiesça Van Slyke.
– Parfait, Werner, dit Traynor. Tu peux retourner au bar et boire une bière, pendant que nous finissons de bavarder avec le Dr Hodges. »
Opinant du chef, Van Slyke regagna sa place près du feu.
« Vous connaissez l’expression, enchaîna Traynor : les conseilleurs…
– La ferme ! » aboya Hodges. Il s’apprêtait à ajouter autre chose mais, se ravisant, il tourna les talons avec colère et quitta le bar d’un air hautain. Une fois dans l’entrée, il saisit son chapeau et son manteau et sortit dans la nuit glaciale.
« Tu n’es qu’un imbécile », se morigénait-il tout en se dirigeant vers les quartiers sud. Il était furieux que cette allusion à un soi-disant passe-droit l’ait momentanément distrait de l’indignation dans laquelle le plongeaient les soins administrés aux malades. Force lui était pourtant de convenir que l’hôpital assumait l’entretien de sa propriété. Et depuis des années. Les jardiniers et l’équipe de la maintenance s’étaient présentés un beau jour à sa porte. Il ne leur avait rien demandé, c’est vrai, mais il n’avait pas non plus refusé leurs services.
Le long trajet de retour contribua à atténuer quelque peu son sentiment de culpabilité. Au fond, tout cela n’avait rien à voir avec les traitements administrés aux malades. Quand il s’engagea dans son allée où la neige s’était accumulée en couche épaisse, Hodges avait pris sa décision : il allait proposer une somme raisonnable en remboursement des services rendus. Il n était pas question que cette affaire diminue la portée de ses protestations sur des sujets autrement plus graves.
Arrivé à mi-parcours de la longue allée menant à sa demeure, il s’arrêta pour regarder la prairie qui s’étendait en contrebas. Les flocons qui tombaient en rafales lui permettaient tout juste de discerner la clôture qu’il avait érigée pour barrer le passage aux chevaux de Sherwood. Jamais il ne vendrait cette parcelle à ce saligaud. D’autant que Sherwood s’était emparé du second lot après avoir acculé à la faillite une famille que Hodges connaissait bien pour en avoir soigné le père. Le dossier de cet homme faisait d’ailleurs partie de ceux qu’il avait dans sa poche.
Quittant l’allée, Hodges prit un raccourci qui contournait l’étang. Il vit tout de suite que des gamins du voisinage avaient dû venir patiner : des buts de hockey improvisés se dressaient sur la surface gelée provisoirement débarrassée de la neige. Au-delà de l’étang, la grande maison vide se profilait dans le pâle éclat de la nuit neigeuse.
Hodges fit le tour de la bâtisse et gagna l’espèce de préau fermé qui la reliait à la grange. Il tapa ses bottes contre le seuil pour en enlever la neige, poussa la porte et entra. Une fois à l’intérieur, il se dévêtit, sortit les papiers de la poche de son manteau et passa à la cuisine où il les posa sur la table, le temps d’aller se servir un verre à la bibliothèque. Le whisky qu’il avait dû abandonner au Fer à Cheval lui manquait cruellement. Il traversait la salle à manger quand des coups insistants frappés à la porte attirèrent son attention.
Saisi, Hodges regarda sa montre. Qui pouvait bien venir le voir, à cette heure et par une nuit pareille ? Faisant demi-tour, il regagna l’entrée de service où, à l’aide d’une de ses manches, il essuya la buée sur un carreau de la porte vitrée. C’est à peine s’il put discerner la silhouette qui se tenait derrière.
« Que se passe-t-il encore ? » grommela-t-il en tirant le verrou. Puis, ouvrant largement le battant, il ajouta, à voix haute cette fois : « Tout bien pesé, c’est tout de même une drôle d’idée de venir me voir. Surtout si tard. »
Son visiteur resta muet. Hodges, qui le dévisageait, s’impatienta en sentant les flocons tourbillonner entre ses jambes : « Eh bien, décidez-vous, entrez. Je ne sais pas ce qui vous amène, reprit-il avec un haussement d’épaules en pivotant sur ses talons pour regagner la cuisine, mais n’attendez pas de moi que je joue les hôtes hospitaliers. Et refermez derrière vous. »
Il atteignait la marche qui séparait l’entrée de la cuisine et s’apprêtait à se retourner pour vérifier que la porte était bien refermée quand, du coin de l’œil, il aperçut un objet brillant précipité dans sa direction. Instinctivement, il baissa la tête pour esquiver le coup.
Ce mouvement lui sauva la vie, même si le long bout de métal plat lui entailla profondément la peau du crâne avant de rebondir sur son épaule et de lui casser la clavicule. À moitié assommé, Hodges se retrouva projeté à l’intérieur de la cuisine où il vint rudement heurter la table.
Tant bien que mal, il parvint à se remettre sur ses pieds en s’agrippant au bord du meuble. Le sang qui pulsait à petits jets de la blessure ouverte rejaillissait sur ses papiers. Dans une tentative pour se retourner, il vit son agresseur se précipiter sur lui en brandissant dans sa main gantée une sorte de levier, une courte barre de fer aplatie à un bout.
Hodges réussit à parer ce deuxième coup en s’accrochant au bras qui se levait pour le frapper. Mais l’arme improvisée entama profondément la base du cou. Le sang jaillit à gros bouillons des artères sectionnées.
Obéissant à l’instinct qui lui soufflait de ne surtout pas lâcher prise, Hodges planta ses ongles dans l’avant-bras de l’assassin. Un troisième coup lui serait fatal, il le savait.
Les deux hommes luttèrent un moment au corps à corps. S’écrasant contre les murs, renversant les chaises, bousculant des assiettes qui se cassaient avec fracas, ils menaient leur danse macabre en tournoyant autour de la cuisine. Le sang coulait, celui de l’agressé comme celui de l’agresseur.
Ce dernier poussa un hurlement de douleur lorsqu’il parvint à s’arracher à la poigne du vieux médecin. Et la barre de fer qu’il n’avait pas lâchée s’éleva vers un zénith terrifiant avant de fondre sur l’avant-bras levé de Hodges. Sous la violence de l’impact, les os se brisèrent comme du bois mort.
À nouveau la barre se leva pour frapper le malheureux. Rien ne pouvait plus dévier sa trajectoire, à présent, et elle vint s’abattre sur la tête nue de Hodges, écrasant au passage un fragment de sa boîte crânienne qui s’enfonça profond à l’intérieur du cerveau.
Hodges s’écroula sur le carrelage. Grâce à Dieu, il ne sentait plus rien.