19.

 

 

 

MARDI 26 OCTOBRE

 

Ni David ni Angela ne dormirent suffisamment, même si leur extrême épuisement eut sur eux des effets radicalement inverses. Alors qu’Angela eut toutes les peines du monde à trouver le sommeil, David s’assoupit tout de suite et se réveilla avant le jour. Lorsqu’il ouvrit les yeux, le réveil indiquait quatre heures du matin. Sentant qu’il n’arriverait pas à se rendormir, David se leva et se glissa hors de la chambre sur la pointe des pieds.

Il s’apprêtait à descendre au rez-de-chaussée quand un bruit en provenance de la chambre de Nikki l’arrêta en haut de l’escalier. Il se tourna et vit Nikki sur le seuil, la main sur la poignée.

« Que fais-tu debout à cette heure-ci ? chuchota-t-il.

– Je me suis réveillée en pensant à Caroline. »

David lui conseilla d’aller se recoucher et l’accompagna pour parler un peu avec elle, assis sur son lit. Il lui dit que Caroline devait déjà aller beaucoup mieux et qu’il passerait la voir dès qu’il arriverait à l’hôpital.

« Je t’appellerai pour te donner de ses nouvelles », promit-il à sa fille.

Là-dessus, Nikki s’étant mise à tousser d’une vilaine toux grasse, David lui suggéra une petite séance de kinésithérapie respiratoire à laquelle elle se plia sans protester. Il leur fallut une demi-heure pour venir à bout de toutes les postures, après quoi la petite fille affirma qu’elle se sentait mieux et n’avait plus du tout sommeil.

Gagnant la cuisine comme des voleurs, le père et la fille se préparèrent un petit déjeuner impromptu. David fit frire du bacon et des œufs pendant que Nikki mettait la table et sortait des biscuits. Grâce au feu allumé dans la cheminée, ce repas prit un petit air de fête qui apaisa leurs esprits troublés.

David monta sur son vélo à cinq heures et demie et arriva à l’hôpital avant six heures. En chemin, il se dit qu’il faudrait qu’il trouve un moment dans la journée pour demander à un artisan de venir réparer la porte-fenêtre du salon.

La plupart de ses patients dormaient encore, à cette heure matinale, et il se contenta de jeter un coup d’œil à leurs dossiers. Il repasserait les voir plus tard. Donald, en revanche, s’agitait dans son lit, en proie à une insomnie.

« Je suis épuisé, lui annonça-t-il. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

– – Que se passe-t-il ? » s’enquit David en sentant son pouls s’accélérer.

À son grand désarroi, Donald lui énuméra des symptômes qui lui étaient devenus par trop familiers. Il souffrait de crampes abdominales compliquées de nausées et de diarrhée. Et, comme Jonathan, il se plaignait de trop saliver.

David essaya de ne pas paniquer. Il resta longuement à discuter avec Donald qu’il soumit à un interrogatoire en règle de façon à préciser l’ordre d’apparition des symptômes.

Si ce qu’il entendit lui rappela douloureusement ce qu’il avait lui-même observé chez ses malades décédés, en revanche l’histoire médicale de Donald présentait un élément radicalement différent : il n’avait jamais subi de chimiothérapie.

Son médecin traitant avait craint un moment qu’il ne soit atteint d’un cancer du pancréas, mais la biopsie opératoire effectuée après intervention chirurgicale avait permis d’infirmer ce diagnostic. Donald avait donc été amputé pour rien du pancréas, d’une portion importante de l’estomac et des intestins ainsi que d’une partie non négligeable du tissu lymphatique.

Cette opération très lourde pratiquée sur le système digestif avait certes eu des répercussions sur la santé de Donald. Dans la mesure toutefois où les défenses naturelles n’avaient pas été diminuées par une chimiothérapie, David gardait bon espoir que les symptômes restent purement fonctionnels et ne dégénèrent pas vers l’évolution fatale qui avait emporté ses autres malades.

Sa tournée finie, David appela les admissions afin d’obtenir le numéro de la chambre de Caroline. Pour s’y rendre, il devait passer devant l’unité de soins intensifs. Se préparant mentalement à affronter le pire, il entra dans ce service pour s’informer de l’état de santé de Jonathan Eakins.

« M. Eakins est décédé ce matin à trois heures, lui apprit la surveillante. Il est parti de façon foudroyante, nous n’avons absolument pas pu intervenir. C’est affreux de mourir si jeune. Ah, il est bien vrai que nous ne connaissons ni le jour ni l’heure… »

La gorge serrée, David se contenta d’une brève inclinaison de tête, tourna les talons et sortit. Il avait beau l’avoir plus ou moins pressentie, la mort de Jonathan le laissait désemparé, incrédule. En moins d’une semaine il avait perdu quatre malades.

Aussi éprouva-t-il plus que du soulagement en constatant que Caroline se rétablissait à vue d’œil grâce à sa perfusion d’antibiotiques et à une assistance respiratoire intensive. Sa fièvre était tombée, elle avait les joues roses et ses yeux bleus brillaient. Elle accueillit David avec un grand sourire.

« Nikki aimerait bien venir te voir.

– Oh, chic ! dit Caroline. Quand va-t-elle passer ?

– Dans l’après-midi, probablement, répondit David.

– Ça ne vous ennuierait pas de lui demander de m’apporter mon livre de lecture ? » lui demanda Caroline.

David lui assura qu’il n’y manquerait pas.

En arrivant dans son service, il appela avant toute chose chez lui et tomba sur Nikki. Après lui avoir annoncé que son amie allait beaucoup mieux et qu’elle pourrait lui rendre visite dans l’après-midi, David lui transmit la requête de Caroline à propos du livre de lecture. Puis il demanda à sa fille de lui passer Angela.

« Elle prend sa douche, dit Nikki. Tu veux qu’elle te rappelle ?

– Non, ce n’est pas la peine. Mais j’ai un message pour elle, et il te concerne aussi. Maman a acheté un fusil hier. Tu l’as peut-être vu, il est appuyé contre la rampe de l’escalier, en bas. Je voudrais que tu lui rappelles, un, de te le montrer ; deux, de t’interdire absolument d’y toucher. On est d’accord ?

– D’accord, papa », répondit Nikki.

David sourit en l’imaginant, les yeux ronds de surprise.

« Ce n’est pas une plaisanterie, ajouta-t-il. N’oublie surtout pas. »

Là-dessus, il décida de consacrer le temps dont il disposait avant son premier rendez-vous à remplir au moins une partie de la masse impressionnante de papiers qui s’empilait sur son bureau. Mais le téléphone sonna alors qu’il se penchait sur le premier formulaire. Au bout du fil, il reconnut la voix de Sandra Hescher, une jeune femme qu’il soignait et qui avait elle aussi une histoire médicale compliquée puisqu’elle était atteinte d’un mélanome dont l’extension gagnait presque les ganglions lymphatiques.

« Je ne pensais pas tomber sur vous, docteur Wilson, lui dit Sandra.

– Exceptionnellement, j’ai une petite avance sur Susan, ce matin », plaisanta David.

Sandra lui expliqua qu’elle souffrait d’un abcès dentaire. Le dentiste avait arraché la dent malade, mais au lieu de se résorber l’abcès avait empiré. « Je suis désolée de vous déranger pour cela, s’excusa Sandra, mais j’ai pris ma température : j’ai trente-neuf. Et je n’ai pas osé aller aux urgences. La dernière fois que j’y ai emmené mon fils, l’OMV a refusé de me rembourser.

– Je sais, ils sont intraitables, dit David. Le mieux serait de venir me voir. Je peux vous prendre tout de suite.

– Merci beaucoup, docteur. J’accours ! » répondit Sandra.

Son abcès, impressionnant, lui déformait tout un côté du visage, et les ganglions situés sous le maxillaire étaient presque aussi gros que des œufs de pigeon. David vérifia sa température : la jeune femme avait trente-neuf deux.

« En sortant d’ici vous allez droit aux admissions, déclara David. Je ne peux pas vous laisser rentrer chez-vous comme cela.

– Mais c’est impossible, gémit Sandra. J’ai du travail par-dessus la tête et j’ai laissé mon gamin de dix ans au lit avec la varicelle.

– Il faut trouver une solution, madame Hescher, car il n’est pas question de vous lâcher dans la nature aussi mal en point. Ce n’est pas un abcès que vous avez, c’est une bombe à retardement. »

Il s’employa à lui décrire minutieusement l’anatomie de la région touchée en insistant sur sa proximité avec le cerveau. « Si l’infection atteignait le système nerveux central, ce serait une catastrophe, lui dit-il. Je vais vous prescrire des antibiotiques, et à haute dose. On ne plaisante pas avec des choses pareilles.

– Très bien docteur, s’inclina Sandra. Vous m’avez convaincue. »

David appela une fois de plus le service des admissions et prévint l’infirmière de garde qu’il lui envoyait une de ses patientes. En disant au revoir à Sandra, il lui glissa dans la main l’ordonnance qu’il avait préparée.

*

Angela bâilla à se décrocher la mâchoire. Elle se sentait épuisée malgré les quantités de café qu’elle avait ingérées. Il devait être trois heures du matin lorsqu’elle avait enfin fermé l’œil et son sommeil, loin d’être réparateur, avait été troublé par de nouveaux cauchemars. Elle en conservait des images confuses où le cadavre de Hodges s’associait de façon absurde au passe-montagne du violeur et à la brique lancée dans la nuit à travers la fenêtre du salon.

En s’éveillant, elle avait été désappointée de constater que David était déjà parti au travail. Et maintenant, alors qu’elle s’habillait, elle regrettait de lui avoir promis d’essayer de ne plus penser au meurtre de Hodges. Elle ne voyait pas du tout comment « laisser tomber », ainsi qu’il le lui avait conseillé.

D’autant qu’elle avait engagé Phil Calhoun… En repensant à lui, Angela s’étonna qu’il ne l’ait toujours pas contactée. Sans doute était-il encore en train de vérifier des faits, mais même s’il n’avait rien découvert d’important il aurait pu se donner la peine de l’informer de ses recherches.

Passablement contrariée, la jeune femme se résolut à prendre les devants et à appeler elle-même le détective privé, mais c’est le répondeur-enregistreur de ce dernier qui se déclencha à la première sonnerie. Angela raccrocha sans laisser de message.

En bas, elle trouva Nikki déjà plongée dans un de ses livres de classe. « Allez, ma grande, lança-t-elle sur un ton qu’elle s’efforça de rendre jovial. C’est l’heure de tes exercices de kiné.

– Je les ai déjà faits avec papa, protesta Nikki.

– Ah, bon ? s’étonna Angela. Alors, viens prendre ton petit déjeuner.

– Ça aussi c’est fait. Nous avons déjeuné ensemble, papa et moi.

– Mais à quelle heure vous êtes-vous levés, tous les deux ?

– À quatre heures », répondit fièrement Nikki.

Angela fut rien moins que ravie d’apprendre que David s’était levé si tôt. Les troubles du sommeil accompagnaient souvent les états dépressifs. Et elle n’appréciait pas non plus que Nikki soit tombée du lit au petit jour.

« Comment as-tu trouvé papa, ce matin ? demanda-t-elle incidemment à sa fille.

– Ça allait. Il a appelé pendant que tu étais sous la douche. Il a vu Caroline, elle va mieux et je pourrai aller la voir cet après-midi.

– Voilà au moins une bonne nouvelle.

– Il m’a aussi parlé d’un fusil en prenant une drôle de voix, tu sais. Comme si je n’avais jamais vu un fusil de ma vie.

– Il se fait du souci et il a raison de ne pas plaisanter avec ces choses-là, lui expliqua Angela. Chaque année, trop d’enfants sont tués à cause des armes à feu. Mais neuf fois sur dix, ces accidents arrivent avec des revolvers ou des pistolets. »

Sur ces mots, Angela s’esquiva pour aller chercher le fusil dans le couloir. Elle sortit la cartouche et montra à Nikki comment vérifier s’il était chargé ou non.

Puis elle passa un long moment à l’initier au fonctionnement de l’arme, la laissant manipuler le cran de sûreté, appuyer sur la détente et même charger puis décharger le fusil. Passant ensuite de la théorie à la pratique, Angela entraîna sa fille derrière la grange et elles tirèrent à tour de rôle une cartouche chacune. Le recul arracha un cri de surprise à Nikki. Se frottant l’épaule, elle déclara à sa mère qu’elle détestait se servir d’un fusil parce que ça faisait mal. C’est donc bien volontiers qu’elle lui promit de ne jamais y toucher. « Ne t’inquiète pas, lui dit-elle. Je n’ai pas du tout envie de me servir de ce sale truc. »

Le temps ensoleillé et presque chaud ne s’opposait pas à ce qu’elle aille à l’école à vélo. Angela la regarda s’éloigner en pédalant de toutes ses forces, courbée sur le guidon. Au moins, pensa-t-elle pour se réconforter, la vie à Bartlet avait des effets positifs sur la santé de Nikki.

Dès que sa fille eut tourné au coin de l’allée, Angela monta dans la voiture pour se rendre à l’hôpital. Cette fois, elle trouva sans problème une place sur l’aire de stationnement réservée aux médecins, mais après s’être garée elle ne put résister à la tentation de retourner sur les lieux où son agresseur l’avait attaquée. À nouveau, elle emprunta le sentier séparant les deux parkings et repéra sans difficulté la trace de ses pas dans la terre ameublie par les pluies. Elle retrouva même l’endroit où elle avait glissé puis, tout de suite après, la marque profonde laissée par le gourdin.

Introduisant ses doigts dans l’entaille, Angela estima qu’elle devait mesurer près de dix centimètres. Elle frissonna, revivant en pensée le moment où le gourdin s’était abattu sur elle avec un sifflement terrifiant. Un souvenir jusque-là oblitéré lui revint, confondant d’évidence : la vision fugitive d’une lueur métallique rapide comme l’éclair.

Les pensées de la jeune femme s’affolèrent. Elle réalisa soudain que l’homme cherchait non pas à la violer, mais à la blesser, à la tuer peut-être. Et en même temps elle revit aussi nettement que si elle les avait sous les yeux les blessures découvertes à l’autopsie sur le crâne de Hodges. Hodges avait été frappé à mort avec une barre de fer. Et elle aurait pu connaître le même sort si son instinct ne l’avait pas poussée à rouler sur le côté.

Contre sa raison qui lui conseillait la prudence, Angela s’empressa d’appeler Robertson dès qu’elle eut gagné son laboratoire.

« Je sais ce que vous avez en tête, lui déclara le chef de la police sur un ton irrité, mais vous feriez aussi bien d’y renoncer. Je n’enverrai pas cette brique au labo pour demander qu’on relève les empreintes. Jamais de la vie. Je les vois d’ici, en train de se payer ma tête.

– Ce n’est pas de la brique que je voulais vous entretenir », insista Angela avant de lui exposer les conclusions auxquelles elle venait d’arriver.

L’agression dont elle avait été victime était en réalité une tentative de meurtre, lui expliqua-t-elle, pas une tentative de viol. Quand elle se tut, le silence à l’autre bout du fil était tel qu’elle crut que Robertson avait raccroché.

« Allô ? dit-elle, persuadée qu’elle parlait dans le vide.

– Je suis là, répondit Robertson. Je réfléchis. »

Et à nouveau le silence s’éternisa, jusqu’à ce que le chef de la police se décide enfin à le briser : « Non, ma petite dame. Je ne marche pas. Ce type-là est un violeur, pas un assassin. Je ne vois pas ce qui l’aurait empêché de tuer, s’il l’avait voulu. Il n’a jamais tué, jusqu’ici. Il n’a même pas brutalisé la fille qu’il a violée. »

Angela pensa par-devers elle que la femme violée estimait sûrement avoir été brutalisée, mais elle jugea préférable de ne pas s’engager dans ce genre de débat avec Robertson. Après l’avoir sèchement remercié de lui avoir accordé son temps, elle reposa le combiné.

« Le fumier ! » lâcha-t-elle entre ses dents. Quelle naïveté, songea-t-elle, d’imaginer qu’il allait se ranger à ses vues ! Pourtant, plus elle y pensait, plus elle avait la certitude que ce n’était pas pour la violer que l’homme masqué l’avait attaquée. Et si, comme elle le croyait, il avait bien cherché à la tuer, cette tentative – de meurtre était forcément liée aux démarches qu’elle

avait entreprises autour de l’affaire Hodges. Or qui, sinon l’assassin lui-même, aurait eu intérêt à l’éliminer ?

Cette pensée était terrifiante. Elle impliquait que l’homme la suivait, qu’il était sur ses traces. Quelque décision qu’elle prenne à l’avenir, il fallait absolument donner le change au criminel et feindre au moins de « laisser tomber ».

Le fil de ses réflexions l’ayant ainsi ramenée à David, Angela se demanda s’il était judicieux de lui faire part de ses déductions. Jusqu’ici ils n’avaient jamais eu de secrets l’un pour l’autre. Pourtant son mari risquait d’y voir une raison supplémentaire d’exiger qu’elle se désintéresse de l’affaire Hodges. Dans l’immédiat, décida la jeune femme, elle s’en tiendrait à mettre Phil Calhoun au courant… À condition qu’il la contacte, évidemment.

*

« Je prendrai un peu plus de café », dit Traynor à la serveuse en lui désignant sa tasse vide à l’aide de son marteau de commissaire-priseur. Traynor, Sherwood, Caldwell et Helen Beaton s’étaient retrouvés pour prendre ensemble le petit déjeuner au Fer à Cheval afin de préparer la réunion mensuelle du conseil d’administration prévue pour le lundi suivant.

« Je reprends espoir, déclara Helen. Les premiers chiffres concernant la deuxième quinzaine d’octobre sont meilleurs que ceux de la première. Nous ne sommes pas encore tirés d’affaire, mais dans l’ensemble les résultats sont plus encourageants qu’au mois de septembre.

– Hélas ! soupira Traynor. Dès qu’une crise commence à se résorber, un autre problème surgit. Quelqu’un a-t-il des précisions sur l’agression commise contre une femme médecin cette nuit ?

– Cela s’est passé peu après minuit, dit Caldwell. La victime s’appelle Angela Wilson. Elle travaille depuis quelques mois dans le service de Wadley et elle est sortie tard du labo, hier soir.

– À quel endroit s’est-elle fait attaquer, précisément ? s’enquit Traynor tout en jouant avec son marteau comme chaque fois qu’il était préoccupé.

– Dans le sentier entre les deux parkings, répondit Caldwell.

– On y a mis l’éclairage ? » reprit Traynor :

Caldwell lança un regard à Helen Beaton.

« Je ne sais pas, reconnut cette dernière. Nous irons vérifier en arrivant là-haut. Vos ordres ont bien été transmis, mais j’ignore s’ils ont été ou non exécutés.

– Il vaudrait mieux qu’ils l’aient été, répliqua Traynor en frappant dans sa paume avec le petit outil. J’ai beau me décarcasser, je n’arrive pas à mobiliser le conseil municipal autour du projet de parking. Dans le meilleur des cas, la décision sera de toute façon repoussée au printemps.

– L’équipe du Bartlet Sun est d’accord pour garder le silence sur la tentative de viol, annonça Helen Beaton.

– Au moins ils nous soutiennent, eux, remarqua Traynor.

– Je crois que les encarts publicitaires que nous passons dans le journal y sont pour beaucoup, glissa la jeune femme.

– Y a-t-il d’autres sujets dont il faudrait débattre au cours de la réunion ? demanda Sherwood.

– Le feu couve à nouveau du côté des neurologues et des radiologues, dit Helen Beaton. À mon avis, ils vont d’ici peu se livrer à une guerre ouverte dont l’issue décidera qui, de ces deux groupes de spécialistes, se verra habilité à interpréter les IRM crâniens.

– Vous plaisantez, j’espère ? intervint Traynor inquiet.

– Pas le moins du monde, répondit Helen. La lutte promet d’être sanglante. Outre les intérêts financiers en jeu, ils en font une question d’honneur. C’est tout dire.

– Fichus toubibs ! lâcha Traynor écœuré. Ils sont individualistes jusqu’à la moelle et n’obéissent qu’à une seule règle : celle du chacun pour soi.

– Tiens ! s’exclama Helen Beaton. Votre remarque me fait penser au médecin numéro 91. Il a l’intention de nous attaquer en justice pour lui avoir retiré l’autorisation d’exercer.

– – Qu’il nous attaque ! s’emporta Traynor.

D’ailleurs, j’en ai ma claque de cette fausse pudeur du corps médical qui nous oblige à désigner par des numéros les soi-disant "médecins compromis". Compromis ! Mouillés jusqu’au cou, oui.

– Je ne vois pas d’autres points à inscrire à l’ordre du jour », dit Helen Beaton.

Traynor interrogea les deux autres du regard. « Rien d’autre à signaler ? demanda-t-il.

– Une chose peut-être, avança Sherwood. Hier, j’ai reçu la visite d’un détective privé, un certain Phil Calhoun. Il m’a posé tout un tas de questions à propos de Hodges.

– Il est également venu me voir, et sur le même sujet, dit Traynor.

– C’est la première fois que j’entends ce nom-là, remarqua Helen Beaton.

– Ce qui est embarrassant, reprit Sherwood, c’est qu’il semble déjà en savoir long. Je n’ai pas voulu lui donner trop d’informations, mais j’ai quand même fait semblant de me prêter au jeu pour qu’il ne croie pas que je refusais de coopérer.

– Je n’ai pas agi autrement, admit Traynor.

– Pour qui travaille-t-il, à votre avis ? demanda Sherwood.

– J’ai cherché à le savoir et il m’a répondu assez évasivement en parlant de la famille. J’ai supposé qu’il devait s’agir de Clara, mais non. Quand je l’ai appelée pour m’en assurer, elle m’a affirmé qu’elle ne connaissait ce personnage ni d’Ève ni d’Adam. J’ai donc passé un coup de fil à Wayne Robertson, qui lui aussi avait eu droit à la visite de Calhoun. D’après Wayne, il travaille très probablement pour Angela Wilson, la nouvelle recrue du service d’anatomopathologie.

– Curieuse coïncidence, remarqua Helen Beaton. Cette pauvre Mme Wilson a décidément bien des ennuis : on découvre un cadavre dans sa maison, et, comme si cela ne suffisait pas, elle se fait agresser.

– Son intérêt pour l’affaire Hodges va peut-être faiblir après cette agression, lança Traynor. Sait-on jamais, le bien peut quelquefois sortir du mal.

– Phil Calhoun n’en risque pas moins de découvrir qui a tué Hodges, remarqua Caldwell. Que se passera-t-il, dans ce cas-là ?

– Cela n’arrangerait pas nos affaires, reconnut Traynor. Cependant, les chances qu’il y parvienne me paraissent bien minces. Il y a tout de même huit mois que Hodges est mort. À l’heure qu’il est, il ne doit pas rester beaucoup d’indices. »

La réunion terminée, Caldwell et Sherwood partirent chacun de leur côté pendant que Traynor raccompagnait Helen à sa voiture. Il lui demanda si sa décision de suspendre leurs relations était vraiment irrévocable.

« Pas si les choses changeaient, répondit la jeune femme. Tu y as réfléchi ?

– Je ne peux pas divorcer de Jacqueline maintenant, répondit piteusement Traynor. Mon fils est encore au lycée. Mais dès qu’il aura fini…

– Nous en reparlerons à ce moment-là », trancha Helen en démarrant.

Alors qu’elle roulait vers l’hôpital, Helen eut un hochement de tête désabusé. « Ah, les hommes ! » soupira-t-elle à voix haute.

*

Quand son dernier malade fut sorti de la salle d’examen, David gagna son cabinet où Nikki l’attendait assise à son bureau, une revue de médecine ouverte devant elle. Cette passion précoce plaisait à son père. Il espérait de tout cœur que sa fille ferait un jour ses études de médecine.

« Tu as fini ? lui demanda Nikki.

– Je suis prêt. On y va. »

Ensemble, le père et la fille se dirigèrent vers l’hôpital et montèrent la volée de marches conduisant au premier pour aller rendre visite à Caroline. Lorsqu’ils entrèrent dans sa chambre, le visage de la petite fille s’illumina et c’est avec un sourire radieux qu’elle prit le livre de lecture des mains de son amie. Comme Nikki, Caroline était très bonne élève.

« Regarde ce que j’arrive à faire », dit-elle fièrement. Caroline avait eu droit à un grand lit orthopédique dont elle se servait comme d’un portique de gymnastique. Levant les deux bras en l’air, elle empoigna la barre horizontale placée au-dessus du chevet et se hissa à la force des bras en décollant les jambes à angle droit. David applaudit des deux mains. Jamais il n’aurait cru cette enfant presque chétive capable d’une telle prouesse.

« Je vous laisse, dit-il aux deux fillettes. Je n’en ai pas pour très longtemps. Défense de tyranniser les infirmières, hein ? C’est promis ?

– Promis », affirma Nikki, tout à sa joie de passer un instant seule avec Caroline.

L’esprit tranquille, David se rendit d’abord dans la chambre de Donald Anderson. Il avait appelé à plusieurs reprises au cours de la journée pour prendre de ses nouvelles et on lui avait assuré que tout se passait pour le mieux : le taux de glycémie avait diminué et les problèmes gastro-intestinaux étaient en passe d’être réglés.

« Comment allez-vous, Donald ? » s’enquit David en approchant du lit.

Donald était adossé contre ses oreillers, assis plutôt que couché dans son lit dont la tête avait été relevée à quarante-cinq degrés. En entendant la voix de David, il tourna lentement la tête dans sa direction, sans répondre à la question.

« Comment allez-vous, Donald ? » répéta David un ton plus haut.

Le malade marmonna des paroles indistinctes. Après deux ou trois autres tentatives infructueuses, David comprit que son patient souffrait de désorientation.

Il entreprit de l’examiner attentivement, sans découvrir quoi que ce soit d’anormal. À l’auscultation, le bruit du souffle était clair et dégagé. David se rendit alors dans le bureau des infirmières où il ordonna de vérifier une nouvelle fois la glycémie.

En attendant les résultats de la prise de sang, il passa voir ses autres malades qui tous lui parurent en bonne voie de guérison, y compris Sandra. Bien qu’elle ne soit sous antibiotiques que depuis douze heures à peine, la jeune femme trouvait sa douleur à la mâchoire nettement plus supportable. David eut l’impression que l’abcès n’était guère résorbé, mais, considérant que la diminution de la souffrance constituait en soi un signe encourageant, il ne changea rien au traitement.

Il notait ses observations dans le dossier du malade qu’il venait d’examiner quand la secrétaire du service de médecine générale lui glissa sous le nez le bilan glycémique de Donald Anderson. Les résultats étaient bons, ce qui déconcerta David qui avait espéré y trouver une explication à la dégradation de l’état psychique de Donald.

Très perplexe, il retourna au chevet de son patient en se demandant s’il était possible que le taux de glucose se soit corrigé de lui-même après avoir varié de façon spectaculaire dans un sens ou dans l’autre. Ce n’était pas simplement une hypothèse d’école, mais dans ces cas-là le retour à l’équilibre de la composition sanguine s’accompagnait généralement d’un retour à la normale de l’ensemble des fonctions sensori-motrices.

Absorbé dans ses pensées, David poussa la porte de la chambre et faillit pousser un cri devant le spectacle qui s’offrait à ses yeux. La tête renversée en arrière, Donald gisait sur le lit au milieu des draps et des couvertures en désordre. Du sang coulait de sa bouche. Il avait le visage violacé.

Passé le premier instant de stupeur, David se ressaisit rapidement et s’empressa d’alerter les infirmières tout en commençant lui-même un massage cardiaque. Prévenue sur-le-champ, l’équipe de réanimation arriva bientôt pour le relayer. En un rien de temps, la chambre fut noire de monde. Même le chirurgien de Donald, le Dr Albert Hillson, était accouru en apprenant ce qui venait d’arriver.

Mais les efforts pour sauver le malade restèrent vains. Assez vite en effet, il s’avéra que l’arrêt cardiaque et respiratoire à l’origine de la syncope avait dû durer entre quinze et vingt minutes, intervalle de temps très long au cours duquel le cerveau de Donald avait été privé d’oxygène. Il n’y avait plus d’espoir. À cinq heures et quart, David se résolut à constater officiellement le décès.

Bien qu’anéanti par cette nouvelle tragédie, il prit sur lui pour se donner une contenance. Désolé mais volubile, le Dr Hillson lui affirma que Donald n’aurait jamais survécu aussi longtemps sans les soins et l’attention qu’il lui avait prodigués. Shirley Anderson, qui vint accompagnée de ses deux fils, lui tint le même langage. « Je ne sais comment vous remercier de vous être si bien occupé de lui, dit-elle à David en se tamponnant les yeux avec son mouchoir. Il ne jurait que par vous, vous savez. »

Quand tout fut fini, David, qui n’avait plus de raison de s’attarder, alla chercher Nikki. Il se sentait encore sous le choc. Tout s’était passé si vite !

*

« Cette fois, tu sais au moins de quoi il est mort », observa Angela après avoir écouté David lui parler longuement de Donald Anderson.

Ils avaient fini de dîner depuis longtemps et étaient restés à bavarder dans la salle à manger pendant que Nikki montait dans sa chambre étudier ses leçons.

« Mais non, je ne le sais pas, gémit David. Je n’ai rien vu arriver, je n’ai pas eu le temps de réagir.

– Reprends-toi, David, dit Angela. Que le décès de tes quatre autres malades t’ait troublé, je le comprends. Mais celui-là n’a rien de mystérieux. Si j’ai bien compris, Donald Anderson survivait depuis un certain temps déjà avec la moitié seulement de ses organes abdominaux et il passait le plus clair de son temps entre des visites à ton cabinet et des séjours à l’hôpital. Tu ne peux pas te sentir responsable de sa disparition, cela n’a pas de sens.

– J’ai de la bouillie plein la tête, avoua David. C’est vrai qu’il était menacé en permanence, qu’il multipliait les infections et que son diabète ne lui laissait guère de chances. Mais je ne m’explique pas cette syncope.

– Tu dis toi-même que son taux de glycémie faisait constamment le grand écart. Qu’est-ce qui l’empêchait d’avoir une attaque ? Ça ou autre chose, d’ailleurs. Ce ne sont pas les possibilités qui manquent. »

La sonnerie du téléphone interrompit cet échange. D’instinct, David bondit de son siège en s’attendant au pire, persuadé que l’appel émanait de l’hôpital. Il fut immensément soulagé quand, à l’autre bout du fil, une voix masculine demanda à parler à Angela.

La jeune femme reconnut tout de suite Phil Calhoun, qui s’excusa d’abord de ne pas l’avoir contactée plus tôt.

« J’ai été un peu débordé, mais les choses commencent à s’éclaircir et j’aurais bien aimé vous en parler.

– Quand ? demanda Angela.

– Je suis à Bartlet, au Fer à Cheval pour être précis. C’est à deux pas de chez-vous. Je peux passer tout de suite, si vous voulez.

– Une minute, dit Angela en couvrant le combiné de sa main. C’est Phil Calhoun, le détective privé, lança-t-elle à son mari, il propose de passer ce soir.

– Je croyais que tu devais laisser tomber l’affaire Hodges, remarqua David d’un ton las.

– J’ai tenu ma promesse. Je n’en ai parlé à personne, aujourd’hui.

– Alors pourquoi ce détective téléphone-t-il ?

– Je n’en ai pas non plus parlé avec lui. En fait, je ne l’ai pas revu depuis samedi. Mais je lui ai versé une avance. Puisqu’il est là, autant le recevoir, non ?

– Tu n’en fais qu’à ta tête », soupira David avec résignation.

Quand, une demi-heure plus tard, Phil Calhoun sonna à leur porte, David se demanda sur quels critères s’était fondée Angela pour lui reconnaître des compétences professionnelles. Lui le trouvait tout simplement négligé, avec sa casquette de base-ball enfilée à l’envers, visière sur la nuque, et sa chemise en flanelle ouverte sur son torse. Il poussait la désinvolture jusqu’à porter ses chaussures sans lacets.

« Enchanté », déclara-t-il en serrant la main de David.

Ils prirent tous trois place dans le salon, tant bien que mal meublé avec ce qu’ils avaient rapporté de Boston. Ce pauvre mobilier épars donnait à l’immense pièce des airs de salle de bal de campagne. Les feuilles de plastique scotchées sur la fenêtre accentuaient encore ce côté désolé.

« Vous avez une bien belle maison, observa Calhoun en lançant un regard autour de lui.

– Oui, mais nous n’avons guère le temps de l’arranger, dit Angela. Je peux vous offrir à boire ? »

Calhoun ayant répondu qu’il accepterait volontiers une bière, Angela s’éclipsa un instant dans la cuisine pendant que David, silencieux, dévisageait leur hôte. Il était plus âgé qu’il ne l’aurait cru. Ses cheveux grisonnaient sous la casquette rouge qu’il ne s’était pas donné la peine d’enlever.

« La fumée ne vous importune pas ? demanda le détective en sortant sa boîte de cigares de sa poche.

– Si, malheureusement, répondit Angela qui revenait de la cuisine. Notre petite fille a de graves problèmes respiratoires.

– Ça ne me fera pas de mal de m’en passer, concéda aimablement Calhoun. Bon, venons-en à nos affaires. Mes recherches progressent, même s’il faut que je me décarcasse pour obtenir des informations. Le premier point, c’est que Dennis Hodges n’était apparemment pas l’homme le plus populaire de Bartlet. La moitié de la ville le détestait pour une raison ou pour une autre.

– Nous le savions déjà, intervint David qui ouvrait la bouche pour la première fois. J’espère que vous avez découvert des détails un peu plus substantiels pour justifier vos honoraires.

– David ! s’exclama Angela, surprise de cette marque de grossièreté peu habituelle chez son mari.

– Pour moi, poursuivit Calhoun sans relever, soit le Dr Hodges se fichait comme de l’an quarante de ce que les gens pensaient de lui, soit il était carrément asocial. Vous me direz, l’un n’empêche pas l’autre. » Riant tout seul, le détective s’interrompit pour avaler une gorgée de bière. « J’ai établi la liste des suspects potentiels. Bien sûr je n’ai pas encore eu le temps de tous les interroger, mais les choses commencent à prendre une tournure intéressante. Il se passe des choses bizarres par chez-vous, j’en mettrais ma main au feu.

– Qui avez-vous interrogé ? le coupa David.

– Deux, trois personnes », répondit négligemment Calhoun.

Un rot sonore lui échappa, sans qu’il pense à s’en excuser ou à se couvrir la bouche. David lança un regard irrité à Angela qui feignit de n’avoir rien remarqué.

« J’ai vu quelques-uns des grands pontes de l’hôpital, reprit Calhoun. Le président du conseil d’administration, Harold Traynor, et le vice-président, Barton Sherwood. Ils avaient tous les deux une sacrée dent contre Hodges.

– J’imagine que vous prévoyez de vous entretenir avec le Dr Cantor, dit Angela. Lui aussi en voulait beaucoup à Dennis Hodges.

– Cantor est sur la liste, confirma Calhoun. Mais j’ai préféré taper d’abord au sommet avant de descendre en bas de l’échelle. Sherwood ne pouvait pas blairer Hodges à cause d’une histoire de bout de terrain. Traynor, lui, avait des motifs beaucoup plus personnels. »

Calhoun leur raconta alors les rapports complexes qui liaient Traynor, Hodges et le Dr Van Slyke, ainsi que le suicide de Sunny Van Slyke, la sœur de Traynor.

« Quelle terrible histoire…, murmura Angela.

– Un vrai feuilleton pour la télé, renchérit Calhoun. Mais si Traynor avait voulu s’en prendre à Hodges je ne vois pas pourquoi il aurait attendu si longtemps. En plus, l’histoire s’était tassée depuis belle lurette quand Hodges s’est débrouillé pour que Traynor soit nommé à la présidence du conseil d’administration ; il ne lui aurait sans doute pas fait cette faveur s’ils avaient toujours été brouillés. Et le fils de Van Slyke, Werner, travaille à l’hosto, maintenant.

– Werner Van Slyke est apparenté à Traynor ? s’exclama David. Voilà qui sent le népotisme, non ?

– Ça se pourrait, répondit Calhoun. Toutefois, le fils Van Slyke a longtemps eu de bons rapports avec Hodges. C’est lui qui pendant des années s’est occupé de l’entretien de la propriété, et j’ai dans l’idée que c’est plus à Hodges qu’à Traynor qu’il doit son poste à l’hosto : Quoi qu’il en soit, à mon avis ce n’est pas Traynor qui a commis le meurtre.

– Tout cela est passionnant, dit David, mais procéder par élimination n’est peut-être pas la méthode la plus rapide. Vous n’avez aucun suspect sérieux, à l’heure qu’il est ?

– Non, pas encore.

– Combien avons-nous dépensé pour arriver à ce joli résultat ?

– David ! jeta Angela d’un ton cassant. Je te trouve très injuste. M. Calhoun a déjà réuni beaucoup d’éléments en un temps très court. La seule question importante à lui poser, c’est de savoir s’il pense que cette affaire a des chances d’être résolue ou non.

– Très bien, rétorqua David. Alors, monsieur Calhoun, quel est votre sentiment, vous qui êtes un professionnel ?

– J’aurais les idées plus claires si je pouvais fumer. Ça ne vous dérangerait pas que nous allions discuter dehors ? »

Angela ayant acquiescé, ils passèrent tous trois sur la terrasse où Calhoun alluma un cigare avec une évidente satisfaction.

« Je suis sûr qu’on peut régler cette affaire, affirma-t-il, son gros visage éclairé par la lueur brasillante du cigare. Vous savez, toutes ces petites villes de la Nouvelle-Angleterre se ressemblent, malgré quelques différences superficielles. Je connais bien ces gens-là, je comprends comment ils fonctionnent. Ici, personne ne peut bouger le petit doigt sans que tout le monde soit au courant. En d’autres termes, je suis prêt à parier que plus d’un habitant de Bartlet connaît l’identité du meurtrier. Le problème, c’est d’arriver à les faire parler. Pour moi, l’hosto est impliqué d’une façon ou d’une autre et les gens qui y travaillent ont peur que ça lui porte tort. À juste titre, d’ailleurs, puisque l’hôpital est l’œuvre de Hodges.

– Comment avez-vous réussi à dénicher tous ces renseignements ? s’enquit Angela. Les gens ne sont pas très bavards, par ici.

– C’est rien de le dire ! s’esclaffa Calhoun. Mais j’ai en ville quelques amis assez bien placés pour être au courant des rumeurs : la libraire, le pharmacien, le serveur du Fer à Cheval, la bibliothécaire. C’est eux qui m’ont donné des tuyaux. Cela étant, pour continuer j’ai besoin de votre accord. Vous préférez qu’on en reste là ?

– Oui, répondit David.

– Attendez, intervint Angela. Vous pensez pouvoir élucider l’affaire, c’est une chose. Avez-vous une idée du temps que cela vous prendra ?

– Pas bien longtemps, à mon avis.

– Mais encore ? » insista David.

Calhoun souleva sa casquette pour se gratter la tête. « Une semaine, dans ces eaux-là, finit-il par lâcher.

– C’est long et c’est cher, remarqua David.

– Moi, je trouve que cela en vaut la peine, dit Angela.

– Tu m’avais pourtant donné ta parole de ne plus t’occuper du meurtre de Hodges, s’emporta David.

– Justement ! s’exclama la jeune femme. À partir du moment où M. Calhoun s’en charge, je n’entreprends plus rien de mon côté.

– Quelle mauvaise foi ! s’écria David exaspéré.

– David, je t’en prie, l’implora Angela. Si tu veux que nous puissions continuer à vivre heureux dans cette maison, il faut en passer par là. »

David hésita un instant puis s’arrêta à un compromis : « D’accord, dit-il, on continue mais à une condition : M. Calhoun dispose d’une semaine, pas un jour de plus. S’il est obligé de déclarer forfait, tant pis.

– Marché conclu, accepta Angela. Vous voilà obligé de travailler en temps limité, monsieur Calhoun. Comment comptez-vous procéder ?

– Je vais continuer à tirer les vers du nez aux gens qui sont sur ma liste. Mais parallèlement, j’ai deux autres boulots urgents. Primo, reconstituer l’emploi du temps du Dr Hodges le jour de sa mort, en faisant l’hypothèse qu’il a bien été assassiné le jour où il a disparu. Pour ça, je vais aller voir sa secrétaire ; elle a travaillé pour lui pendant vingt-cinq ans. Secundo, il faut que je jette un œil sur les éléments de dossiers médicaux qu’on a retrouvés à côté du corps.

– Ils sont aux mains de la brigade criminelle.

expliqua Angela. Mais peut-être qu’en tant qu’ancien policier il vous sera assez facile de vous les procurer.

– Malheureusement non, répondit Calhoun. Les types de la Criminelle ont pour habitude de refuser systématiquement la consultation des éléments de preuve qu’on leur a confiés. Je le sais parce que j’ai travaillé un moment là-bas, à Burlington. C’est d’autant plus bête que la plupart des affaires finissent en eau de boudin, si vous me permettez l’expression. Les gus de la Criminelle détiennent les éléments de preuve, mais ils sont assez enclins à se la couler douce parce qu’ils prennent exemple sur la police locale. Si les flics du coin n’ont pas trop envie de s’agiter, la Criminelle laisse filer. Sauf que c’est justement parce qu’ils n’ont pas les éléments de preuve que les flics du coin mettent la pédale douce.

– Vous ne croyez pas que c’est aussi pour des raisons personnelles qu’ils négligent les enquêtes ? demanda Angela avant de lui raconter la réaction des policiers de Bartlet aux deux billets anonymes qu’ils avaient reçus.

– Ça ne m’étonne pas, observa Calhoun. Robertson figure sur ma liste. Il ne pouvait pas sentir Hodges.

– Le bruit court qu’il le rendait responsable de la mort de sa femme, dit Angela.

– Je me méfie un peu de cette histoire, reprit Calhoun. Robertson n’est pas stupide à ce point. À mon avis, les circonstances regrettables de la mort de sa femme ne sont qu’un prétexte, il y avait déjà un bout de temps qu’il en voulait à Hodges. Je parierais n’importe quoi que Hodges prenait Robertson pour ce qu’il est, un vantard, et qu’il le traitait de haut. Je doute fort que Robertson l’ait tué pour ça, bien sûr, mais pendant notre conversation j’ai eu l’impression bizarre qu’il me cachait quelque chose.

– Vu la façon dont la police de Bartlet traîne les pieds, il y a des chances pour qu’elle ne soit pas neutre », remarqua Angela.

Calhoun tira longuement sur son cigare. « Ça me rappelle une histoire dont j’ai eu à m’occuper quand j’étais à Burlington, dit-il pensivement. Le même genre d’affaire : un homicide dans une petite bourgade. Nous étions sûrs que dans la ville tout le monde, y compris la police, savait qui avait fait le coup, mais personne ne voulait rien lâcher. On a fini par laisser tomber. L’assassin n’a jamais été arrêté.

– Qu’est-ce qui vous permet de penser que vous aurez plus de chance avec l’affaire Hodges ? lui demanda David. Apparemment, le scénario est identique, non ?

– Sur le fond, pas du tout. Le type qui s’était fait tuer, à l’époque, était un escroc et un meurtrier pardessus le marché. Hodges n’a pas le même profil. Beaucoup de gens le détestaient, d’accord, mais il y a aussi un certain nombre de personnes qui trouvent que c’était un sacré bonhomme. Grâce à lui, Bartlet peut s’enorgueillir d’avoir le plus gros hosto de toute la Nouvelle-Angleterre, ceux des grandes villes exceptés. Ce n’est pas rien. L’hôpital fait vivre une bonne partie de la population et tout le monde n’oublie pas que, sans Hodges, il n’existerait pas. Ceux-là parleront, j’en suis sûr.

– Les papiers que tenait Hodges nous aideraient sans doute. Vous ne connaissez pas quelqu’un qui pourrait vous les procurer ? s’enquit Angela.

– Vous par exemple, répondit Calhoun.

– Moi ?

– L’accord que nous avons conclu ne prévoit rien de semblable, protesta David. Je ne veux pas que ma femme soit mêlée à cette enquête, c’est trop dangereux.

– Mais pourquoi moi ? insista Angela.

– Parce que vous êtes médecin et que vous travaillez pour l’hôpital, expliqua Calhoun. Si vous vous pointez à la Criminelle avec toutes les pièces d’identité nécessaires, il suffira que vous racontiez que ces bouts de dossiers sont indispensables au traitement des malades pour qu’ils vous les photocopient en deux temps trois mouvements. Les magistrats et les médecins peuvent demander tout ce qu’ils veulent, là-bas. Je le sais d’expérience.

– Je ne pense pas qu’il puisse m’arriver quoi que ce soit dans les bureaux de la police de Burlington, observa la jeune femme.

– Effectivement, opina David. Mais je ne veux pas d’ennuis avec vos anciens collègues ou avec Robertson, ajouta-t-il à l’adresse de Calhoun.

– Vous pouvez être tranquille, le rassura le détective. Le pire qui puisse arriver, c’est qu’ils ne lui donnent pas les papiers, mais ça m’étonnerait.

– Quand voulez-vous que j’y aille ? demanda Angela.

– Demain, ça vous irait ?

– Oui, à condition que ce soit à l’heure du déjeuner.

– Je passerai vous prendre à midi », déclara Calhoun en se levant pour prendre congé.

Angela le raccompagna jusqu’à sa fourgonnette pendant que David rentrait dans la maison.

« J’espère que les choses vont s’arranger avec votre mari, dit Calhoun. Tout ça n’a pas l’air de lui plaire beaucoup.

– David a conclu un marché, il tiendra parole. Mais il faut impérativement respecter le délai d’une semaine.

– Je devrais y arriver.

– Il y a autre chose dont je voulais vous parler, reprit la jeune femme avant de lui exposer la théorie qu’elle avait élaborée depuis la pseudo-tentative de viol.

– Hmm, fit Calhoun. Décidément, l’affaire se corse. Si je peux vous donner un conseil, je crois que vous avez doublement intérêt à me laisser mener l’enquête.

– C’est bien mon intention.

– Je me suis bien gardé d’indiquer à qui que ce soit que vous m’aviez engagé, cela va de soi.

– Vous avez bien fait.

– Si ça ne vous ennuie pas, il vaudrait mieux que je vous attende devant la bibliothèque plutôt qu’à l’hôpital, demain. Autant prendre un maximum de précautions. »