3.
JEUDI 20 MAI
« Il faut que j’aille chercher ma fille à l’étude, annonça Angela à Mark Danforth, qui partageait son laboratoire.
– Tu n’as pas fini d’observer tes lames. Comment vas-tu faire ? lui demanda Mark.
– Comment veux-tu que je fasse ? répliqua Angela avec irritation. Il faut que j’aille chercher ma fille, point.
– C’est bon, c’est bon, ne t’énerve pas. Je me disais simplement que je pouvais peut-être t’aider.
– Excuse-moi, répondit Angela. Je suis à bout. Si ça ne t’ennuie pas de jeter un œil à ces lames, tu me rendrais un sacré service.
– Pas de problème », dit Mark en ajoutant les préparations d’Angela à la petite pile qu’il lui restait à examiner.
Angela couvrit son microscope de sa housse, rassembla ses affaires et sortit au pas de course après avoir salué son confrère. Mais à peine avait-elle quitté le parking de l’hôpital qu’elle se retrouva coincée dans les embouteillages qui paralysaient Boston aux heures de pointe.
L’école était fermée, quand elle arriva enfin, et Nikki l’attendait sur les marches avec une mine de chien battu. Certes, l’endroit n’avait rien de particulièrement plaisant. Le groupe scolaire aux murs couverts de graffitis était noyé dans une mer de béton. Hormis un groupe de gamins de sixième ou de cinquième qui disputaient une partie de basket derrière de hauts grillages, aucun enfant ne jouait dans les rues. Une bande de jeunes affublés de sweat-shirts et de chemises ridiculement trop grands pour eux traînaient, désœuvrés. Sur le trottoir d’en face, un tas de cartons servait d’abri à un clochard.
« Je suis désolée de t’avoir fait attendre, dit Angela à Nikki pendant que la petite fille s’engouffrait dans la voiture. Tout va bien ?
– Ça va, sauf que j’avais un peu peur. En plus, aujourd’hui ça a chauffé, à l’école. La police est venue, et tout.
– La police ? Que s’est-il passé ?
– Un garçon de sixième a sorti un revolver dans la cour, raconta posément Nikki. Il a tiré et on l’a arrêté.
– Il y a eu des blessés ?
– Non, répondit Nikki en secouant la tête.
– Mais pourquoi est-ce qu’il avait un revolver, grands dieux ?
– C’est parce qu’il vendait de la drogue.
– Ah, lâcha Angela en essayant de calquer son comportement sur celui de sa fille, étonnamment calme. Comment sais-tu tout cela ? La maîtresse vous en a parlé ?
– Non, c’était pendant la récré, j’ai tout vu », dit Nikki en retenant un bâillement.
Les mains d’Angela se crispèrent sur le volant. L’idée d’inscrire Nikki dans une école publique venait de David, et ils avaient tous deux passé un temps considérable à choisir celle-ci. Jusqu’à présent, Angela n’avait pas eu trop de raisons de s’en plaindre, mais elle était atterrée de découvrir que Nikki avait l’air de trouver banal cet épisode terrifiant, comme si la violence faisait partie de son univers.
« Aujourd’hui on avait une remplaçante, poursuivit Nikki en changeant de sujet. Elle ne m’a pas laissé faire mes exercices de kiné après le déjeuner.
– Pauvre chou, dit Angela. Tu ne te sens pas trop oppressée ?
– Un peu. J’avais la respiration qui sifflait quand on est sortis, tout à l’heure, mais maintenant ça va mieux.
– Je t’aiderai à faire tes exercices à la maison. Et je rappellerai le bureau de l’école. Je ne vois pas pourquoi ça leur paraît si compliqué. »
Elle ne voyait que trop bien, pourtant : avec leurs classes surchargées, les instituteurs étaient débordés et de surcroît ils changeaient constamment. Angela devait régulièrement rappeler à la directrice qu’il était indispensable que Nikki consacre tous les jours un moment à sa kinésithérapie respiratoire.
Elle se gara en double file devant l’épicerie de leur quartier pour y prendre en coup de vent de quoi préparer le dîner. Quand elle ressortit, un PV tout neuf décorait le pare-brise de sa voiture.
« J’ai promis à la dame que tu revenais tout de suite, expliqua Nikki, mais elle a dit : "Pas de bol", et elle te l’a quand même mis. »
Angela pesta entre ses dents. Ensuite, il lui fallut passer une demi-heure à sillonner les rues voisines de leur immeuble pour trouver une place. Elle faillit d’ailleurs renoncer et abandonner sa voiture sur un passage clouté.
Nikki l’aida à ranger dans le réfrigérateur les produits qu’elle venait d’acheter puis, ceci fait, elles entamèrent sans plus attendre la séance de kinésithérapie respiratoire. Nikki devait en principe s’y soumettre tous les matins et répéter de temps en temps ses exercices dans la journée, surtout quand l’indice de pollution était particulièrement élevé, ce qui était le cas ce jour-là.
C’était devenu une routine, pour la mère et la fille. Angela commençait par ausculter Nikki avec son stéthoscope pour vérifier si elle n’avait pas besoin d’un broncho-dilatateur. Puis l’enfant s’installait dans le fauteuil poire rempli de billes de polystyrène que ses parents avaient acheté à son intention ; en épousant les mouvements de la petite fille, ce siège lui permettait de prendre sans trop de difficulté les neuf positions grâce auxquelles elle dégageait tour à tour les différentes parties de ses poumons. Elle devait tenir chacune de ces postures deux ou trois minutes pendant qu’Angela lui tapotait la poitrine et le haut du dos. Au total, la séance durait une petite demi-heure. Quand elles eurent terminé, Nikki se mit tout de suite à ses devoirs, laissant sa mère s’occuper du dîner dans la minuscule cuisine. David ne tarda pas à rentrer, épuisé par une nuit blanche à l’hôpital.
« Je suis vanné ! » annonça-t-il en s’approchant de sa fille pour lui poser un baiser sur la joue. Absorbée par sa lecture, Nikki écarta la tête d’un geste impatient. Sa chambre étant trop petite pour contenir un bureau, elle devait travailler sur la table de la salle à manger.
David ne fut guère plus chaleureusement accueilli par Angela, prise par les préparatifs du dîner. Sans trop se formaliser, il ouvrit la porte du frigo en se contorsionnant pour ne pas gêner sa femme, tant l’espace était réduit, et en sortit une canette de bière.
« Cette nuit, deux malades atteints du sida sont arrivés aux urgences avec toutes les maladies possibles et imaginables, lui dit-il d’une voix lasse. Et il y a eu deux arrêts cardiaques, par-dessus le marché. Je n’ai pas pu prendre le temps de m’allonger une minute.
– Si tu as envie de te faire consoler, ce n’est pas à moi qu’il faut t’adresser, pas ce soir, répliqua Angela en versant des pâtes dans une casserole d’eau bouillante. Va t’installer à côté, au lieu de me traîner dans les pattes.
– Tu as l’air d’une humeur de rêve », remarqua laconiquement David.
Prenant sa bière, il alla se jucher sur un des tabourets placés devant le comptoir qui séparait la petite cuisine du séjour-salle à manger.
« Moi aussi j’ai passé une journée pénible, rétorqua Angela. J’ai dû laisser mon travail en plan pour aller chercher Nikki à l’école. Et je trouve anormal que ce soit toujours moi qui m’en charge.
– C’est ça qui te met dans tous tes états ? Le fait d’aller chercher Nikki ? Après toutes les discussions que nous avons eues, il me semblait pourtant que nous étions d’accord sur ce point. C’est toi qui l’as proposé en disant que ton emploi du temps te laissait plus de disponibilité.
– Arrêtez de vous énerver ! protesta Nikki. J’essaie d’apprendre ma leçon.
– Je ne me mets pas dans tous mes états, riposta Angela un ton en dessous. Je suis simplement éreintée. Et quand tu sauras ce qui s’est passé à l’école aujourd’hui, tu comprendras peut-être mieux pourquoi je suis à cran.
– Que s’est-il passé, à l’école ? demanda David.
– Nikki te l’expliquera elle-même. »
Se laissant glisser en bas du tabouret, David alla s’asseoir à la table avec un regard interrogateur à l’adresse de Nikki. Pendant qu’Angela poussait livres et cahiers pour mettre le couvert, la petite fille raconta à son père la scène à laquelle elle avait assisté dans la cour de récréation.
« Alors, tu es toujours aussi partisan de l’enseignement public maintenant que tu sais que des gosses de sixième vendent de la drogue et se promènent avec des armes ? lança Angela à son mari.
– Il faut soutenir l’enseignement public, rétorqua David. J’y ai fait toute ma scolarité et je m’en porte très bien.
– Les temps ont changé.
– Si des gens comme nous retirent leurs enfants, l’école publique est condamnée.
– C’est très joli, l’idéalisme, rétorqua Angela, mais je trouve que l’équilibre de notre enfant passe avant. »
Tous trois avalèrent en silence les spaghettis à la marinara et la salade préparés par Angela. Nikki restait plongée dans son livre, ignorant ses parents. Angela, au bord des larmes, se passait nerveusement la main dans les cheveux et David pestait intérieurement. Après les trente-six heures éprouvantes qu’il venait de passer, cette atmosphère tendue n’avait rien pour le réconforter.
Soudain, repoussant brusquement sa chaise, Angela s’empara de son assiette qu’elle laissa tomber dans l’évier. Le bruit de vaisselle cassée fit sursauter David et Nikki.
« Angela ! s’écria David en luttant pour maîtriser sa voix. Tu prends tout cela beaucoup trop à cœur. Essayons plutôt d’en discuter. Il doit bien y avoir une autre solution pour aller chercher Nikki à l’école. »
Angela essuya les larmes qui perlaient au coin de ses yeux. Elle dut se mordre les lèvres pour se retenir de dire à son mari qu’elle en avait par-dessus la tête de son ton apaisant et de ses arguments pseudo raisonnables puis, avec un soupir, elle se retourna pour le dévisager.
« Tu sais, énonça-t-elle lentement, les choses seraient moins difficiles si nous nous décidions enfin à envisager ce que nous allons faire à partir du 1er juillet.
– Franchement, je ne suis pas sûr que le moment soit bien choisi pour discuter d’un sujet aussi important que notre avenir à tous trois, dit David. Nous sommes épuisés.
– N’importe quoi ! riposta Angela en reprenant sa place à table. Tu trouves toujours une bonne raison pour repousser les choses à plus tard. Mais le temps passe, et nous ne pouvons pas prendre cette décision sur un coup de tête. Nous serons en juillet dans moins d’un mois et demi, au cas où tu l’aurais oublié.
– Bon, bon, dit David avec résignation. Je vais chercher tous les papiers.
– Nous n’avons pas besoin des papiers, l’arrêta Angela. Depuis que New York nous a répondu, au début de la semaine, nous avons le choix entre trois solutions : partir à New York où nous aurons tous deux une bourse d’étude, moi en anatomopathologie et toi en médecine respiratoire ; rester ici, à Boston, où je finirai ma thèse et toi la tienne à l’Institut de santé publique de Harvard ; ou, troisième possibilité, aller nous installer à Bartlet et commencer à travailler pour de bon. »
David hésita, cherchant ses mots. Moulu de fatigue comme il l’était, il aurait préféré se remettre les idées en place en consultant ses dossiers, mais Angela le retenait par le bras.
« Ça me paraît un peu fou de penser que nous pourrions quitter l’université comme ça, lâcha-t-il enfin.
– Là-dessus, je suis d’accord. Il y a si longtemps que nous sommes étudiants que nous avons du mal à imaginer que nous pourrions vivre autrement.
– Pourtant, tu as raison, nous menons une vie de dingues, depuis quatre ans.
– Je trouve qu’il faudrait raisonner en termes de qualité de vie, justement. En fait, si nous ne quittons pas Boston, nous serons probablement obligés de rester dans cet appartement. Nous sommes bien trop endettés pour espérer en trouver un plus grand.
– À cet égard, la situation serait à peu près identique à New York, observa David.
– Sauf si nous acceptons que mes parents nous aident.
– Jusqu’à présent, nous avons réussi à nous débrouiller sans eux. Ils sont gentils, mais je ne tiens pas à leur être trop redevable.
– Moi non plus, renchérit Angela. L’autre facteur à prendre en considération est la santé de Nikki.
– Je veux un chien, intervint Nikki.
– Nikki s’en sortira. Elle va bien, dit David.
– Oui, mais l’air est particulièrement pollué à Boston et à New York, lui rappela Angela. Cela peut avoir des répercussions à plus ou moins long terme. Et je commence à en avoir franchement assez de l’insécurité qui règne dans cette ville.
– En fait, tu es en train de me dire que tu voudrais que nous allions nous installer à Bartlet, c’est ça ? demanda David.
– Non, dit Angela. J’essaie simplement de peser tous les arguments. Et, pour être honnête, l’histoire de ce gamin de sixième qui joue les dealers et arrive en classe avec un revolver fait plutôt pencher la balance en faveur de Bartlet.
– Je me demande si notre mémoire ne nous joue pas des tours et si cette ville est vraiment aussi idyllique que nous l’imaginons. Après tout, nous manquons de points de comparaison. Peut-être que nous l’idéalisons trop ?
– Il y a un moyen de s’en assurer, répondit Angela.
– Retournons voir ! s’écria Nikki.
– Très bien, acquiesça David. Nous sommes jeudi aujourd’hui. Samedi, ça vous irait ?
– Pour moi, c’est parfait, déclara Angela.
– Chouette ! » commenta Nikki avec un sourire ravi.