11.
LUNDI 18 OCTOBRE
Nikki et ses parents devaient passer une nuit épouvantable. À trois heures du matin, la petite fille se mit à suffoquer, congestionnée. Folle d’angoisse, Angela tenta de drainer ses poumons en prolongeant plus que de coutume les exercices respiratoires et en lui percutant longuement le thorax à petits coups. Son stéthoscope sur les oreilles, elle n’entendait que trop bien les râles et les sifflements signalant sans doute possible la présence excessive de mucus dans les voies respiratoires de l’enfant.
Il n’était pas huit heures du matin quand les deux époux appelèrent leurs services respectifs pour prévenir qu’ils seraient en retard. Après avoir soigneusement emmitouflé Nikki, ils se rendirent directement chez le Dr Pilsner, décidés à obtenir un rendez-vous coûte que coûte.
La secrétaire tenta de les décourager en leur expliquant que le pédiatre était débordé et qu’il leur faudrait revenir le lendemain, mais Angela ne lâcha pas prise. Elle expliqua qu’elle travaillait à l’hôpital et voulait s’entretenir de toute urgence avec le médecin. Ébranlée, la secrétaire les pria d’attendre une minute, et un instant plus tard le Dr Pilsner leur ouvrait la porte de son cabinet en se confondant en excuses.
« Ma secrétaire croyait bien faire. Elle vous a pris pour de banals assurés de l’OMV, leur expliqua-t-il. Que puis-je pour vous ? »
Angela le mit au courant en quelques mots. Le mal de gorge apparu la veille avait en quelques heures entraîné une congestion pulmonaire qui résistait à toutes les tentatives de drainage. Tout en l’écoutant attentivement, le Dr Pilsner entreprit d’examiner Nikki sans attendre.
« C’est vraiment bien bouché, ma grande ! dit-il en enlevant son stéthoscope. Tu arrives à respirer ? ajouta-t-il en lui pinçant gentiment la joue.
– J’ai du mal, répondit Nikki, visiblement oppressée.
– Elle allait pourtant si bien depuis que nous sommes ici, lâcha Angela d’une voix sourde.
– Nous allons vite la remettre sur pied, la rassura le Dr Pilsner en tripotant sa barbe blanche. Mais je serais d’avis de la faire hospitaliser. Il faudrait administrer sans attendre des antibiotiques par voie intraveineuse et démarrer un traitement intensif pour soulager les bronches.
– Nikki saura se montrer courageuse », dit David avec une petite tape gauche sur les cheveux de sa fille.
Il se sentait responsable de sa rechute et s’en voulait terriblement. S’il n’avait pas tant insisté pour qu’ils aillent dans le New Hampshire, Nikki n’en serait sans doute pas là.
À l’hôpital, Janice Sperling, l’infirmière de garde aux admissions, reconnut tout de suite David et Angela qu’elle essaya de réconforter tant bien que mal. « Je vais te donner une des plus belles chambres, dit-elle à Nikki. De ton lit, tu verras les montagnes. »
La petite fille répondit par un pâle sourire et tendit vaillamment son bras à l’infirmière qui y glissa un bracelet d’identification en plastique portant le numéro 204. David hocha la tête. La chambre 204 jouissait en effet d’une vue très agréable.
Grâce à Janice, les formalités de l’admission furent réduites au strict minimum et, quelques instants plus tard, ils s’engouffraient tous dans l’ascenseur. Janice les guida jusqu’à la chambre destinée à Nikki et ouvrit la porte.
« Oh, excusez-moi ! » balbutia-t-elle aussitôt, confuse. La chambre 204 était occupée. Il y avait quelqu’un étendu dans le lit.
« Madame Kleber ! s’exclama Nikki.
– Marjorie ? lui fit écho David. Que vous est-il arrivé ?
– J’ai joué de malchance, docteur ! Il a fallu que j’aie un petit ennui le seul week-end où vous étiez absent. Mais le Dr Markham s’est très bien occupé de moi.
– Je suis vraiment désolée de vous avoir dérangée, dit Janice à Marjorie. L’ordinateur indiquait que la 204 était libre, c’est à n’y rien comprendre.
– Ce n’est pas grave, répondit Marjorie en souriant. J’aime bien recevoir des visites. »
Après lui avoir promis de repasser la voir sans tarder, David rejoignit sa femme et sa fille au bureau des infirmières d’où Janice téléphonait déjà aux admissions.
« J’espère que vous me pardonnerez ce micmac, dit-elle en raccrochant. Tout est arrangé. Nous allons installer Nikki dans la 212. »
À peine venaient-ils de gagner cette chambre qu’une équipe d’infirmiers et d’aides-soignants fit son apparition pour s’occuper de Nikki. Ils la mirent tout de suite sous antibiotiques et s’occupèrent de prévenir un spécialiste de kinésithérapie respiratoire.
Quand tout fut réglé, David se pencha sur le lit de sa fille. Il passerait la voir dans la journée, dès qu’il aurait un moment de libre, lui promit-il ; en attendant, il fallait qu’elle obéisse aux infirmières et qu’elle suive scrupuleusement leurs conseils. Il partit à regret, après avoir déposé un baiser sur le front de Nikki et un autre sur la joue d’Angela.
Au lieu de gagner directement son service, il passa d’abord voir Marjorie Kleber avec qui il avait fini par se lier d’une véritable amitié, au fil des mois. Elle lui parut toute petite dans le grand lit orthopédique qu’aurait dû occuper Nikki.
« Alors ? s’enquit-il en fronçant les sourcils. Racontez-moi un peu ce que vous avez fait pour vous retrouver ici.
– Tout a commencé vendredi après-midi par une douleur à la jambe, lui expliqua Marjorie. J’avais mal, mais je n’y ai pas attaché trop d’importance ; le moment était mal choisi pour vous déranger, juste avant le week-end. En revanche, samedi matin je ne pouvais plus me tenir debout. J’ai appelé votre cabinet, et la secrétaire m’a renvoyée chez le Dr Markham qui m’a prise en urgence. Il a diagnostiqué une phlébite et m’a expédiée à l’hôpital avec une prescription d’antibiotiques. »
David se pencha pour examiner sa patiente.
« Vous pensez qu’il était nécessaire de me faire hospitaliser ? demanda Marjorie.
– Sans aucun doute, affirma David. Il ne faut pas plaisanter avec une phlébite. Cette inflammation des veines s’accompagne trop souvent de la formation de caillots sanguins. Je n’aurais pas agi autrement que mon confrère et je suis d’ailleurs sûr que vous vous sentez déjà mieux, n’est-ce pas ?
– Mille fois mieux. Si vous m’aviez vue samedi, je n’étais plus la même ! »
David s’attarda une dizaine de minutes à bavarder avec Marjorie. En la quittant, il se rendit au bureau des infirmières pour vérifier son dossier. Tout était en ordre. Là-dessus, il prit encore le temps d’appeler Dudley Markham pour le remercier de l’avoir remplacé pendant le week-end et lui donner des nouvelles de sa malade.
« C’est une femme charmante, lui dit son confrère. Nous avons échangé de vieux souvenirs. Elle a eu mon fils aîné dans sa classe, autrefois. »
Avant de sortir du bureau, David s’enquit auprès de la surveillante, Janet Colbum, de la raison qui l’avait poussée à attribuer un lit orthopédique à Marjorie.
« Il se trouve simplement que cette chambre était libre, répondit Janet. Mme Kleber est beaucoup mieux dans ce lit, croyez-moi. Les mouvements de bascule de la tête et des pieds sont commandés électroniquement et le mécanisme ne se coince jamais, ce qui n’est pas exactement le cas avec les lits ordinaires. »
Tout en l’écoutant d’une oreille, David ajouta au dossier de Marjorie une courte note précisant qu’à dater de ce jour il était officiellement chargé du suivi de la malade. Puis il passa voir Nikki en coup de vent. La petite fille allait déjà beaucoup mieux, bien que le spécialiste de kinésithérapie respiratoire ne soit pas encore passé. L’amélioration de son état était probablement due à l’hydratation assurée par le goutte-à-goutte.
Il était maintenant grand temps que David regagne son service et commence ses consultations. Il avait près d’une heure de retard sur l’horaire habituel.
Il trouva Susan dans tous ses états, et la salle d’attente noire de monde. Sa secrétaire avait tant bien que mal jonglé avec les rendez-vous prévus mais sans bien sûr pouvoir tous les annuler. Après l’avoir apaisée de quelques mots, David passa sans attendre dans son cabinet où il enfila sa blouse blanche pendant que Susan, sans le lâcher d’une semelle, lui énumérait les innombrables coups de fil et demandes de rendez-vous auxquels elle avait dû répondre.
Elle s’interrompit soudain au milieu d’une phrase en voyant David se figer sur place, blanc comme un linge.
« Docteur Wilson ! Que se passe-t-il ? » demanda la jeune femme affolée.
David garda le silence. Comme pétrifié, il fixait le mur derrière son bureau. Ses yeux las d’une nuit d’insomnie le lui montraient couvert de sang.
« Docteur Wilson ! » répéta Susan.
Il sursauta, s’ébroua, et l’horrible image disparut. S’avançant d’un pas vers le mur, il en caressa la surface lisse et sèche du plat de la main pour se convaincre qu’il avait été victime d’une hallucination. Il n’en revenait pas de se découvrir aussi impressionnable. Puis, avec un profond soupir, il se détourna enfin du mur et s’excusa auprès de Susan. « J’ai dû voir trop de films d’épouvante quand j’étais gosse, lui dit-il. Mon imagination me joue des tours.
– Si vous vous sentez d’attaque, je crois qu’il serait sage de recevoir vos patients, lui suggéra la jeune femme déconcertée.
– Vous parlez d’or, Susan. Je suis prêt. »
Heureux de la diversion que lui apportait son travail, David se mit de pied ferme à la tâche pour rattraper le temps perdu. Ce fut chose faite vers le milieu de la matinée. Il s’accorda alors un petit répit pour passer quelques coups de fil urgents et commença par Charles Kelley, qui lui avait laissé un message quelques heures plus tôt.
« Je me demandais quand vous vous décideriez à rappeler, déclara Kelley sur un ton impersonnel d’homme d’affaires qui étonna David. Je me trouve en ce moment avec le directeur du bureau chargé d’évaluer le rendement de nos médecins. Neal Harper vient tout spécialement de Burlington, le siège de l’OMV. Il faut que nous ayons un entretien, tous les trois.
– Maintenant ? Pendant mes consultations ?
– Maintenant, docteur Wilson. Nous n’en avons d’ailleurs pas pour longtemps. Je vous attends. »
David reposa lentement le combiné sur son socle en proie à une inexplicable angoisse ; il se sentait comme un lycéen convoqué chez le proviseur.
Après avoir indiqué à Susan où elle pourrait le joindre, il quitta son service pour gagner l’administration de l’OMV. La secrétaire l’introduisit sur-le-champ chez Kelley.
Ce dernier, qui l’attendait debout derrière son bureau, lui parut plus grand que d’habitude ; son affabilité coutumière disparaissait derrière un masque grave et fermé. Quant à Neal Harper, un homme mince et strict à la peau trop blanche çà et là enlaidie de quelques boutons d’acné, il avait tout du technocrate tatillon qui passe sa vie à éplucher des dossiers.
Kelley se chargea des présentations et entra tout de suite dans le vif du sujet. « Nous avons reçu les statistiques vous concernant pour le premier trimestre, déclara-t-il. Elles nous déçoivent. »
David interrogea alternativement les deux hommes du regard, de plus en plus inquiet.
« Votre rendement est tout à fait insatisfaisant, reprit Kelley. De tous les médecins de l’OMV, vous êtes celui qui reçoit le plus petit nombre de malades à l’heure. Vous consacrez beaucoup trop de temps à chacun, c’est flagrant. Et pour aggraver votre cas, c’est aussi vous qui prescrivez le plus grand nombre d’examens complémentaires, surchargeant ainsi inutilement le laboratoire de l’OMV. Enfin, s’agissant des consultations accordées à la population non prise en charge par l’OMV, vous battez tous les records.
– J’ignorais que vous établissiez ce genre de statistiques, balbutia David.
– Ce n’est pas tout, le coupa Kelley. Le nombre de patients que vous adressez aux urgences de l’hôpital de secteur de Bartlet au lieu de les soigner vous-même est beaucoup trop important.
– Comment faire autrement ? se défendit David. Mon carnet de rendez-vous est plein quinze jours à l’avance. Lorsqu’on m’appelle pour un cas grave nécessitant des soins immédiats, je l’adresse aux urgences, cela va de soi.
– Eh bien, vous avez tort ! s’emporta Kelley. Aussi longtemps que les malades ne sont pas en danger vous devez les examiner vous-même.
– Mais c’est constamment que je reçois des appels urgents, protesta David. M’en occuper personnellement m’obligerait à annuler la plupart des rendez-vous déjà fixés.
– Annulez s’il le faut. Ou repoussez ces soi-disant urgences à la fin de vos consultations. À cet égard vous avez toute liberté. Sauf celle de renvoyer sur l’hôpital.
– À quoi sert le service des urgences, alors ? demanda David.
– N’essayez pas de jouer au plus fin, docteur Wilson, le mit en garde Kelley. Vous savez aussi bien que moi que le service des urgences est prévu pour recevoir les cas de dernière extrémité. Dans le même ordre d’idées, d’ailleurs, vous ne devez pas non plus suggérer à vos malades de prendre une ambulance pour un oui ou pour un non. L’OMV ne rembourse que les trajets ayant fait l’objet d’un accord préalable, lequel n’est délivré que pour les personnes dont l’état de santé exclut un autre moyen de transport.
– Plusieurs des personnes qui composent ma clientèle vivent seules, dit David. Si elles tombent malades…
– Ne compliquez pas abusivement les choses, docteur Wilson. Et ne confondez pas l’OMV avec un service d’autocars. En fait la situation est très simple, elle tient en trois points. Vous devez : un, améliorer sérieusement votre productivité ; deux, réduire d’autant votre consommation d’examens de laboratoire ; trois, diminuer ou mieux refuser les rendez-vous que vous accordez à des personnes n’ayant pas passé de contrat avec l’OMV et vous abstenir par ailleurs d’adresser vos patients aux urgences. C’est clair ? »
David était comme assommé lorsqu’il sortit du bureau de Kelley. Jamais il n’aurait pensé qu’on lui reprocherait un jour d’être de ces médecins complaisants qui délivrent trop libéralement leurs prescriptions. Il se félicitait au contraire de savoir évaluer an plus juste les besoins de ses patients. Aussi l’algarade qu’il venait d’essuyer le laissait-elle abasourdi.
Alors qu’il regagnait son service dans un état second, il entraperçut Kevin qui fermait la porte de son cabinet derrière un patient et se souvint tout à coup du retour de bâton évoqué par son confrère à propos de l’évaluation du rendement personnalisé. Kevin avait vu juste en lui prédisant qu’il avait mangé son pain blanc. D’ailleurs, songea soudain David, Kelley n’avait pas fait la moindre allusion au contrôle de la qualité des soins qui, il y a peu, lui avait valu tous les éloges.
« Ne vous endormez pas sur vos lauriers, docteur, lui lança Susan quand il entra dans son bureau. Vous avez à nouveau pris du retard. »
*
En milieu de matinée, Angela réussit à s’échapper de son labo et passa voir Nikki. Elle fut soulagée de constater que sa fille avait déjà l’air beaucoup mieux. L’absence de fièvre constituait en soi un signe encourageant et, après la longue visite du spécialiste de kinésithérapie respiratoire, l’encombrement bronchique s’était considérablement atténué. Angela emprunta le stéthoscope d’une infirmière pour ausculter sa fille. Les bruits du souffle attestaient toujours un excès de mucus, mais ils étaient beaucoup moins prononcés.
« Quand est-ce que je pourrai sortir ? lui demanda Nikki.
– Tu viens à peine d’arriver ! répondit Angela en lui ébouriffant les cheveux. Mais je suis sûre que le Dr Pilsner ne va pas te garder longtemps si tu te rétablis à ce rythme. »
Retournant au laboratoire, Angela se rendit directement en microbiologie afin de voir où en était l’analyse du mucus expectoré par Nikki. Il était capital d’identifier au plus vite les bactéries présentes dans l’appareil respiratoire de l’enfant. La laborantine lui affirma que les lames étaient prêtes, et seraient examinées sans tarder.
Quelque peu rassurée, Angela gagna son bureau où l’attendait toute une série de préparations hématologiques à interpréter. Elle allait s’installer dans son fauteuil quand elle remarqua que la porte de communication donnant sur la pièce occupée par Wadley était entrebâillée.
Se ravisant, elle passa la tête par l’ouverture. Assis à sa table, Wadley avait l’air fasciné par ce que lui révélait son microscope binoculaire. Il lui fit signe d’approcher.
« Venez, je veux vous montrer quelque chose », lui dit-il.
Angela prit place sur le siège qu’il lui indiquait à côté de lui, si près que leurs cuisses se frôlaient, et se pencha sur l’instrument. Elle reconnut tout de suite les tissus caractéristiques du sein dans la biopsie qu’il observait.
« Ce cas est particulièrement épineux, lui dit Wadley. L’échantillon a été prélevé sur une jeune femme qui a tout juste vingt-deux ans. Nous devons poser un diagnostic, et bien le poser. Aussi, prenez le temps de réfléchir, lui conseilla-t-il en posant négligemment la main sur le genou d’Angela, comme pour mieux l’engager à suivre ses conseils. Surtout, ne vous fiez pas à votre première impression. Observez attentivement tous les canaux. »
Angela se mit à scruter méthodiquement la lame d’un œil exercé, mais sans toutefois arriver à se concentrer. Wadley gardait la main sur sa cuisse, tout en continuant à discourir sur les divers éléments à prendre en compte pour établir le diagnostic. Angela ne l’écoutait que d’une oreille. Le poids de sa main la mettait mal à l’aise.
Ce n’était pourtant pas leur premier contact physique. Il leur arrivait de temps à autre de se prendre par le bras, de se taper dans le dos ou de se donner une accolade amicale, autant de démonstrations d’affection jusqu’alors restées dans des limites acceptables. Cette privauté était la première que s’autorisait Wadley, mais Angela ne supportait plus ces doigts sur sa peau, ce pouce posé à l’intérieur de sa cuisse.
Pourtant, elle ne tenta ni de s’écarter ni de lui dire d’arrêter, persuadée qu’il allait de lui-même retirer sa main en voyant l’embarras qu’elle éprouvait. Or, visiblement, il n’en avait cure. Il maintenait cette pression insistante en lui expliquant longuement pourquoi la biopsie qu’ils avaient sous les yeux devait les amener à conclure à l’existence d’un cancer.
Incapable de réprimer le tremblement nerveux qui l’agitait, Angela finit par se lever brusquement. Ravalant la remarque cinglante qui lui brûlait les lèvres, elle regagna son bureau sans un mot.
« Dès que vous en aurez terminé avec les préparations hématologiques, prévenez-moi, je regarderai les résultats », lança Wadley dans son dos.
Angela ferma la porte de communication et se laissa tomber dans son fauteuil. Au bord des larmes, elle enfouit son visage entre ses mains, envahie par un flot de pensées, revivant en esprit ce qui s’était passé au cours des mois précédents. Elle se souvint alors des multiples fois où Wadley lui avait proposé de s’attarder au labo sous prétexte d’examiner des lames. Il surgissait sans crier gare dès qu’elle avait un moment de libre, il venait systématiquement s’asseoir à côté d’elle à la cafétéria. Et quant aux contacts physiques, maintenant qu’elle y repensait, il ne laissait jamais passer une occasion de les provoquer.
Tout à coup, Angela voyait sous un jour bien différent le dévouement pédagogique de Wadley et les marques d’affection qu’il lui avait dispensées. La perspective de l’accompagner comme convenu au colloque organisé le mois prochain à Miami lui apparaissait maintenant comme une corvée déplaisante.
Levant la tête, la jeune femme fixa un point droit devant elle. Et si sa réaction était excessive ? se demanda-t-elle. Si elle faisait une montagne d’une broutille sans gravité ? David n’arrêtait pas de lui dire qu’elle exagérait, que son pessimisme la poussait à monter en épingle le moindre incident. Après tout, le geste de Wadley était peut-être innocent. Peut-être qu’il ne s’était pas aperçu de sa gêne, tant il était pris par son rôle de mentor.
Angela secoua la tête avec fureur. Au fond d’elle-même, elle savait qu’elle n’exagérait rien. Elle éprouvait encore une certaine reconnaissance pour le temps et les efforts que lui avait consacrés Wadley, mais le contact de la main de cet homme sur sa cuisse lui laissait un souvenir mortifiant. Il était impossible qu’il n’ait pas su ce qu’il faisait ; il avait agi délibérément et elle ne devait surtout plus encourager ces familiarités déplacées. Or tout le problème était là, se dit la jeune femme. Hiérarchiquement, Wadley était son supérieur.
*
Quand le dernier patient de la journée fut sorti de son cabinet, David gagna directement le bâtiment de l’hôpital pour passer voir Marjorie Kleber et deux ou trois autres de ses malades. Puis, ayant constaté que tous allaient aussi bien qu’il pouvait l’espérer, il se rendit dans la chambre de Nikki.
Sa fille se sentait beaucoup mieux grâce à une judicieuse association d’antibiotiques, d’agents mucolytiques et de broncho-dilatateurs, à quoi s’ajoutaient l’hydratation assurée par le goutte-à-goutte et l’assistance du kinésithérapeute. Appuyée contre une pile d’oreillers, la télécommande du téléviseur à portée de la main, elle regardait une émission de variétés, distraction à laquelle elle n’avait en principe pas droit à la maison.
« Tiens, tiens, observa David. Tu n’as rien trouvé de plus intéressant ?
– Oh, allez, papa, dit Nikki. Je n’ai pas beaucoup regardé la télé, tu sais. Mme Kleber est venue et elle m’a même fait travailler.
– Ma pauvre chérie ! s’exclama David en feignant de la plaindre. Comment respires-tu, à présent ? »
Ses nombreux séjours à l’hôpital avaient appris à Nikki à évaluer assez justement son état. Les pédiatres tenaient toujours compte de ses commentaires.
« Bien, répondit-elle à son père. Je suis encore un peu gênée, mais ce n’est rien à côté de ce matin. »
Angela apparut sur le seuil de la chambre : « Vous voulez bien de moi pour compléter cette petite réunion de famille ? » lança-t-elle en s’approchant pour les embrasser tous les deux.
Elle prit place d’un côté du lit, David de l’autre, et tous trois passèrent ensemble une bonne demi-heure à bavarder.
« Je veux rentrer à la maison ! dit Nikki d’une petite voix plaintive quand ses parents se levèrent pour partir.
– Nous aussi, nous avons envie que tu rentres, mon petit chat, lui répondit Angela. Mais tu sais qu’il faut obéir au Dr Pilsner. Nous irons le voir dès demain matin. »
Quand ses parents eurent disparu dans le couloir, Nikki écrasa une larme au coin de ses yeux et tâtonna sur le lit à la recherche de la télécommande. Elle ne se sentait pas dépaysée, à l’hôpital, mais elle aurait mille fois préféré être chez elle. Telle qu’elle l’analysait, cette situation ne présentait qu’un avantage : celui de pouvoir regarder le programme de son choix à la télévision sans que personne vienne lui dire qu’elle perdait son temps ou que ce n’était pas de son âge. Chez elle, il n’en allait évidemment pas de même !
Absorbés par leurs pensées respectives, David et Angela se rendirent jusqu’au parking en n’échangeant qu’une remarque de circonstance sur la pluie qui tombait à verse. Ils effectuèrent le trajet du retour en silence. Dans la voiture, on n’entendait que le ronronnement du moteur et le bruit monotone des essuie-glaces sur le pare-brise.
Angela prit la parole la première, au moment où ils tournaient au coin de la route pour s’engager dans l’allée. Un premier examen rapide du mucus expectoré par Nikki laissait soupçonner la présence de la bactérie Pseudomonas aeruginosa, dit-elle à son mari.
« Or ce n’est pas bon signe, poursuivit-elle. Quand ce type de bactérie s’installe dans l’organisme d’un sujet atteint par la mucoviscidose, généralement il y reste.
– Je sais », soupira David.
L’absence de Nikki pesa sur le dîner, qu’ils mangèrent dans la cuisine pendant que la pluie dégoulinait sur les vitres. Tout en débarrassant la table, Angela trouva en elle la force et les mots qu’elle cherchait depuis longtemps pour raconter à David ce qui s’était passé avec le Dr Wadley.
David l’écouta avec une stupeur grandissante.
« Le salaud ! s’écria-t-il lorsqu’elle eut fini, en frappant du poing contre la table. Il m’est arrivé à deux ou trois reprises, le jour de la kermesse de l’hôpital par exemple, de penser qu’il s’était amouraché de toi, mais je me suis dit qu’il était ridicule d’être jaloux d’un type assez vieux pour être ton père. J’aurais mieux fait de me fier à mon intuition.
– Ah, je ne sais pas ! dit Angela. C’est en partie pour cela que j’ai hésité à t’en parler. Je ne voudrais pas que nous en tirions des conclusions trop hâtives. C’est tellement injuste d’être une femme ! Nous sommes constamment exposées à ce genre de problème.
– Cela ne date pas d’aujourd’hui, soupira David. Le harcèlement sexuel est vieux comme le monde, il est simplement plus visible depuis que les femmes travaillent. Ce phénomène a toujours existé dans les milieux médicaux et il était encore plus important autrefois, quand les médecins étaient tous des hommes et qu’il n’y avait que des femmes infirmières.
– Rien n’a changé, même si la médecine s’est féminisée. Tu ne te rappelles pas les propositions dégueulasses que me faisaient certains assistants, à la fac ? »
David hocha la tête. « C’est vraiment moche que Wadley soit comme ça avec toi alors que tu étais si contente de vos rapports, reprit-il. Tu n’as qu’un mot à dire, et je prends la voiture, je fonce chez lui et je lui balance mon poing dans la gueule.
– Cela m’aidera beaucoup, en effet, répliqua Angela avec un sourire.
– Et moi qui croyais que tu te taisais à cause de Nikki, parce que tu m’en voulais, pour ce week-end.
– Le week-end, c’est du passé. Nikki s’en sortira.
– J’ai eu une assez mauvaise journée, moi aussi », lui avoua David.
Il se leva pour aller chercher une bière dans le réfrigérateur et remplit lentement son verre avant de confier à Angela la façon dont s’était déroulé son entretien avec Kelley et le directeur venu de Burlington.
« Mais c’est scandaleux ! s’exclama la jeune femme lorsqu’il eut terminé. Kelley a du culot de te parler sur ce ton ! Il est pourtant bien placé pour savoir combien tes patients t’apprécient.
– Pour lui, c’est un détail, apparemment.
– Tu plaisantes ? Tout le monde sait à quel point il est important que les malades puissent avoir confiance en leur médecin.
– Je ne suis pas sûr que ce soit toujours d’actualité, répondit David. Aujourd’hui, ce sont les types comme Charles Kelley qui décident des priorités. Il fait partie de ce nouveau bataillon de technocrates chargés de nous surveiller avec l’aval du gouvernement. Les critères économiques et politiques jouent à présent un rôle déterminant dans notre profession, et ces gens-là s’intéressent plus aux résultats financiers qu’à la santé de la population. »
Angela hocha tristement la tête. « Que penses-tu faire ? lui demanda-t-elle.
– Je ne sais pas. J’imagine que je n’ai pas d’autre solution que de trouver une espèce de compromis. Je verrai bien comment les choses se passent, au jour le jour. Et toi ? Comment vas-tu t’y prendre, avec Wadley ?
– J’hésite, moi aussi. Pour le moment je préfère croire que je me suis trompée et qu’il n’y a pas lieu de s’indigner.
– Après tout, c’est possible, dit pensivement David. Il me semble que jusqu’à présent Wadley t’a plutôt chouchoutée. Et comme tu n’en as jamais pris ombrage, il ne voit sûrement pas pourquoi les choses ne continueraient pas.
– Que veux-tu insinuer par là ? riposta sèchement Angela.
– Oh, rien, répondit-il vivement. Je réagis à ce que tu as dit, c’est tout.
– Tu crois que c’est moi qui l’ai provoqué, c’est ça ? »
David tendit la main par-dessus la table pour saisir Angela par le bras. « Halte-là ! lui enjoignit-il. Calme-toi. Pas une seconde je n’ai pensé que ta conduite était critiquable. »
La colère d’Angela retomba d’un coup. Elle comprit qu’elle s’était laissée emporter, ce qui raviva encore ses doutes quant au comportement de Wadley. Après tout, il était indéniable qu’elle cherchait depuis le début à lui être agréable et qu’elle se sentait une dette à l’égard de cet homme qui lui consacrait si généreusement son temps.
« Excuse-moi, dit-elle à David. En fait je crois que je suis épuisée.
– Moi aussi, renchérit son mari. Allons-nous coucher. »