21.
JEUDI 28 OCTOBRE
David ouvrit les yeux sans tout de suite réaliser où il se trouvait. Pestant parce qu’il n’arrivait pas à trouver l’interrupteur de la lampe de chevet, il finit par allumer la lumière et contempla avec ahurissement ce décor qui ne lui était pas familier. Puis le pénible souvenir de la soirée de la veille resurgit d’un coup, en même temps qu’il reconnaissait la chambre d’amis.
Il vérifia l’heure à sa montre posée sur la table de nuit : cinq heures et quart, lut-il avant de se renverser sur son oreiller, saisi d’un frisson soudain et d’une vague de nausée à laquelle succédèrent des crampes et un début de diarrhée.
La tête lui tournait quand il se leva pour s’aventurer dans la salle de bains à la recherche d’un médicament susceptible d’arrêter la diarrhée. Il avala une dose généreuse d’un sirop qui lui paraissait indiqué puis sortit le thermomètre de son étui et se le planta dans la bouche. Alors qu’il fouillait dans l’armoire à pharmacie en quête d’aspirine, il se rendit soudain compte qu’il salivait abondamment et devait sans arrêt déglutir.
Suspendant son geste, il se regarda longuement dans le miroir, le ventre noué par la peur. Qu’allait-il se passer s’il avait été contaminé par la mystérieuse maladie qui avait emporté ses patients ? Les doigts tremblants, il sortit le thermomètre de sa bouche et le porta devant ses yeux : le mercure était grimpé jusqu’à trente-neuf. Il tira la langue afin de l’examiner dans la glace. Elle était aussi blanche que son visage était blême.
« Calme-toi ! » s’enjoignit-il rudement à voix haute. Il remplit un verre d’eau et avala deux cachets d’aspirine. Presque instantanément, une nouvelle crampe le plia en deux de douleur. Lorsqu’elle eut disparu, il s’obligea à passer posément ses symptômes en revue. Au fond, se dit-il, ils ressemblaient aux signes avant-coureurs de la grippe qu’il avait observés chez les infirmières venues le consulter. Il n’y avait aucune raison de s’affoler et de poser d’emblée le pire diagnostic.
Après s’être ainsi raisonné, David décida de suivre lui-même les conseils qu’il avait donnés aux infirmières et de se remettre au lit. Quand, de loin, il entendit le réveil sonner dans la chambre conjugale, il se sentait déjà nettement mieux.
Angela et lui se croisèrent sur le palier où ils échangèrent un regard méfiant. Une seconde plus tard, ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre comme si leur séparation avait duré une éternité. David fut le premier à prendre la parole : « Tu es d’accord pour accepter une trêve ? »
Angela hocha la tête en signe d’assentiment. « Nous sommes tous les deux à bout de nerfs, dit-elle.
– Et pour arranger les choses, je crois que je couve un truc, reprit David. Ça doit être la grippe, au vu des symptômes. Le seul qui m’embête vraiment est cette salivation excessive.
– Comment ça ? s’étonna Angela.
– Je n’arrête pas d’avaler. Un peu comme quand on a envie de vomir, tu sais, mais en moins pénible. Enfin, je suis en moins piteux état que tout à l’heure. J’espère que ça va s’arranger.
– Tu as vu Nikki ?
– Pas encore. Laissons-la dormir un peu. »
Ils se lavèrent et s’habillèrent avant d’entrer dans la chambre de Nikki où Rusty les accueillit en remuant la queue et en aboyant joyeusement. Nikki se montra moins démonstrative. Son souffle était toujours aussi rauque en dépit des antibiotiques et des adjuvants à la kinésithérapie respiratoire.
Le temps qu’Angela prépare le petit déjeuner, David appela le Dr Pilsner pour l’informer de l’état de Nikki.
« Il faudrait que je la voie, dit Pilsner. Vous pourriez être aux urgences d’ici une demi-heure ?
– Nous y serons », affirma David. Il allait raccrocher quand, se reprenant, il demanda des nouvelles de Caroline.
« Tout est fini, répondit Pilsner. Elle est morte vers trois heures du matin. Le cœur était trop faible. Ma seule consolation, si j’ose employer ce terme, est de savoir qu’elle n’a pas souffert. »
Ces nouvelles, qui n’avaient rien pour le surprendre, peinèrent David au-delà de ce qu’il avait imaginé. Quand il les communiqua à Angela, il crut d’abord qu’elle allait fondre en larmes. Au lieu de cela, luttant contre son émotion la jeune femme s’en prit directement à lui. « Quand je pense que tu as autorisé Nikki à lui rendre visite ! » se mit-elle à crier.
Abasourdi par cette réaction, David contre-attaqua : « C’est toi qui t’es préoccupée de lui amener ses antibiotiques hier, peut-être ? » Mais à peine avait-il lâché ces mots qu’il se sentit écrasé de culpabilité à l’idée d’avoir permis à Nikki d’aller voir son amie.
Les deux époux s’affrontèrent un instant du regard, partagés entre la peur et la colère. Angela déposa les armes la première. « Excuse-moi, murmura-t-elle. J’ai oublié notre trêve. Je suis simplement terrorisée.
– Pilsner voudrait que nous lui amenions Nikki aux urgences. Allons-y, si tu veux bien. »
Ils enveloppèrent Nikki dans des couvertures et montèrent dans la voiture en veillant tous deux soigneusement à ne rien dire qui puisse provoquer l’autre. Ils ne connaissaient que trop bien leurs points faibles respectifs. Nikki resta elle aussi muette pendant tout le trajet ; seule sa toux brisait par intermittence le silence.
Le Dr Pilsner entreprit immédiatement de l’examiner sous le regard attentif d’Angela et de David. Lorsqu’il eut fini, il les entraîna à l’écart. « Il faut l’hospitaliser au plus vite, leur annonça-t-il.
– C’est une pneumonie, vous croyez ? demanda David.
– Ce n’est pas exclu, bien que j’aie quelques doutes. Je ne veux de toute façon rien laisser au hasard, après… » Sa voix se brisa, l’empêchant de terminer sa phrase.
« Je reste ici, déclara Angela en se tournant vers son mari. Repasse à la fin de tes tournées.
– D’accord, acquiesça David. À la moindre alerte, préviens-moi par signal d’appel. »
Sentant ses malaises le reprendre, il se hâta d’embrasser sa fille et lui promit de passer à intervalles réguliers dans la journée. L’enfant hocha gravement la tête ; tout cela n’avait rien de bien nouveau pour elle.
David monta au premier étage après avoir prié une infirmière des urgences de lui donner un verre d’eau et plusieurs cachets d’aspirine.
« Comment va Mme Hescher ? s’enquit-il auprès de Janet Colburn en prenant les dossiers de ses patients.
– L’équipe de nuit n’a rien signalé de particulier et, autant que je sache, personne n’a encore eu le temps de passer dans sa chambre. C’est la révolution, aujourd’hui. Nous avons je ne sais combien de patients à préparer avant de les envoyer en salle d’opération. »
David ouvrit le dossier de Sandra d’une main hésitante. Il regarda d’abord la courbe de température, qui n’enregistrait plus de brusque montée en flèche : le dernier chiffre noté était à peine supérieur à trente-huit. Les observations des infirmières lui apprirent ensuite que Sandra avait apparemment passé une nuit calme.
David poussa un soupir de soulagement. Jusqu’ici, tout allait bien. Lorsqu’il eut fini de consulter l’ensemble des dossiers, il commença sa tournée. Dans l’ensemble, ses malades allaient pour le mieux… excepté Sandra.
Elle dormait toujours quand il poussa la porte de sa chambre. En s’approchant du lit, il vit que l’enflure de la mâchoire n’avait pas diminué. Posant alors sa main sur l’épaule de la jeune femme, il la secoua doucement en prononçant son nom à voix basse. Devant son absence totale de réaction, il réitéra plus fermement son geste et son appel.
Elle finit enfin par bouger mais, comme incommodée par le jour, ferma tout de suite les yeux en les cachant derrière ses doigts. David la secoua plus fort, et cette fois Sandra souleva davantage les paupières tout en bredouillant quelques paroles inintelligibles. Elle paraissait totalement désorientée.
S’efforçant de garder la tête froide, David s’obligea à procéder méthodiquement. Il pratiqua une prise de sang qu’il envoya sur-le-champ au laboratoire en demandant un certain nombre d’analyses. Puis il se livra à un examen approfondi au cours duquel il accorda une attention particulière à l’appareil respiratoire et au système nerveux.
Au bureau des infirmières où il retourna un peu plus tard, la surveillante lui tendit les résultats des examens de laboratoire. Tous étaient satisfaisants, y compris la numération sanguine qui attestait que le taux de leucocytes avait diminué sous l’effet des antibiotiques, preuve que l’abcès dentaire était en voie de résorption. Du même coup, cette analyse éliminait a priori la possibilité d’une infection. Néanmoins, les râles bronchiques décelés à l’auscultation laissèrent soupçonner à David une éventuelle défaillance du système immunitaire.
Il se retrouvait une fois de plus devant la même trilogie de symptômes affectant simultanément le système nerveux central, le tube digestif et les défenses immunitaires. Et il demeurait tout aussi impuissant à déterminer le facteur infectieux responsable.
David se prit la tête entre les mains pour réfléchir de toutes ses forces à la conduite à tenir. La vie d’une femme de trente-quatre ans reposait entre ses mains. Requérir l’avis des spécialistes lui répugnait, en partie à cause des mises en garde répétées de Kelley, en partie aussi parce qu’ils ne lui avaient été d’aucun secours dans le cas de Marjorie, de John, de Mary Ann ou de Jonathan ; s’agissant de ce dernier, leur intervention avait même eu des conséquences néfastes puisque son malade avait été confié à un autre médecin.
Le cri d’alerte lancé dans le couloir par une infirmière arracha David à son indécision.
« Vite ! hurlait-elle. Une épilepsie dans la 216 ! »
David bondit sur ses pieds et s’empressa d’accourir ; la 216 était la chambre de Sandra.
La malade se débattait aux prises avec une spectaculaire attaque de grand mal. Cambrée de tout son corps, avec la tête et les pieds pour seuls points d’appui, elle était secouée de convulsions qui agitaient si violemment ses membres que le lit se déplaçait par à-coups. David hurla qu’on lui apporte un tranquillisant qu’il injecta aussitôt dans le flacon du goutte-à-goutte. Quelques minutes plus tard, les convulsions cessèrent ; Sandra s’affaissa au milieu des draps en désordre, le corps disloqué, inerte.
David observa son visage à présent paisible. Le sort s’acharnait à souligner son impuissance. Pendant qu’assis à son bureau il essayait d’envisager rationnellement la suite des opérations, une crise d’épilepsie d’une force extraordinaire amenait sa malade à la dernière extrémité.
Comme pour se racheter, David se lança dans une activité fébrile. Au fur et à mesure qu’il lançait ses ordres, décidé à tenter le tout pour le tout, la rage prit le pas sur son découragement. Sans plus hésiter, il demanda qu’on prévienne les spécialistes et qu’on procède à de nouveaux examens de laboratoire, il exigea des radios et même un IRM. À présent, il voulait coûte que coûte identifier la menace qui pesait sur Sandra Hescher.
Craignant de voir sa patiente décliner trop rapidement, il prit par ailleurs des dispositions pour assurer son transfert à l’unité de soins intensifs où, précisa-t-il, il conviendrait de surveiller en permanence les fonctions vitales.
Ses consignes furent exécutées en moins d’une demi-heure. Ayant accompagné Sandra jusqu’à l’unité de soins intensifs en aidant lui-même à pousser le chariot dans le couloir, il s’installa au bureau pour rédiger ses prescriptions. C’est alors que, levant les yeux, il reconnut sa fille dans le lit placé juste en face de lui.
Abasourdi, il resta un moment pétrifié, sans comprendre. Que faisait Nikki dans cette salle traditionnellement réservée aux cas désespérés ?
Le contact d’une main sur son épaule le fit se retourner. Il n’avait pas entendu le Dr Pilsner approcher : « Ne soyez pas trop bouleversé par la présence de Nikki dans l’unité de soins intensifs, lui dit son confrère. J’ai simplement voulu mettre toutes les chances de notre côté. Le personnel infirmier qui travaille ici est d’une compétence rare et il a de surcroît une grande habitude des problèmes respiratoires.
– Vous croyez vraiment que cela s’imposait ? lui demanda nerveusement David. Je crains que le contact de ces très grands malades bouleverse beaucoup Nikki.
– C’est une simple mesure de précaution. Pour l’heure, je suis plus rassuré de la savoir ici. Je l’en sortirai le plus tôt possible, ayez confiance. »
David opina de la tête, à moitié convaincu.
Abandonnant momentanément l’ordonnance de Sandra, il se leva pour aller parler avec Nikki. La petite fille semblait beaucoup moins impressionnée que lui par l’endroit, et ce constat rasséréna un peu David.
Il regagnait le bureau quand la surveillante de l’unité de soins intensifs l’arrêta par le bras. « M. Kelley vous demande. Il attend dans le salon des malades. »
Une boule se forma dans la gorge de David. Les motifs de la venue de Kelley n’étaient que trop clairs, mais cette fois le jeune médecin n’était pas disposé à se laisser intimider. Il finit de rédiger l’ordonnance de Sandra, la remit à la surveillante, et ensuite seulement sortit dans le couloir pour aller retrouver le responsable administratif de l’OMV.
« Vous me consternez, déclara Kelley en le voyant entrer. J’apprends à l’instant que…
– Peu importe ! le coupa David rageusement. Une autre de mes patientes est entre la vie et la mort et je n’ai pas de temps à perdre avec vous. Si vous avez des choses à me dire, vous me les direz plus tard. Compris ? »
Sur ces mots, il lui tourna le dos et quitta la pièce.
« Une minute, docteur Wilson ! le rappela Kelley. Ne soyez pas si pressé. »
Cette remarque décupla la fureur de David. Comme fou, il fonça sur Kelley, l’empoigna par sa cravate et le devant de sa chemise et le poussa rudement en arrière. Kelley s’effondra sur un des fauteuils clubs du salon. Avant qu’il ait pu se ressaisir, David le frappa au menton d’un direct du droit. « Vous allez vous décider à me ficher la paix, oui ? Si vous continuez comme ça, je ne réponds plus des conséquences. À bon entendeur, salut ! »
Kelley ravala sa salive sans mot dire. David pivota sur ses talons et se dirigea vers la porte. « J’informerai mes supérieurs de votre conduite, lança Kelley alors qu’il posait la main sur la poignée.
– Surtout, ne vous gênez pas ! » rétorqua David sans se retourner.
De retour à l’unité de soins intensifs, il s’assit au bureau le cœur battant, se demandant jusqu’où les choses seraient allées si Kelley avait cherché à riposter.
« Docteur Wilson ! l’appela l’intendante. Le Dr Mieslich demande à vous parler au téléphone. Il a eu votre message. »
*
« Mon mari est enseignant au lycée. Il donne des cours de théâtre et de littérature », expliqua Madeline Gannon à Phil Calhoun.
Ce dernier promenait un regard rêveur sur les étagères garnies de livres de la bibliothèque des Gannon.
« J’aimerais bien le rencontrer, dit-il. Depuis que je suis à la retraite, j’ai enfin le temps de lire des pièces de théâtre et je me passionne pour Shakespeare.
– Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? » demanda Madeline en orientant avec tact la conversation sur un autre sujet. À en juger d’après l’allure du détective, elle doutait que son mari eût très envie de lui accorder son temps.
« Je suis chargé d’enquêter sur le meurtre du Dr Hodges, répondit Calhoun. Comme vous le savez sans doute, on a récemment retrouvé son corps.
– En effet, acquiesça Madeline. Ce fut une terrible nouvelle.
– Je crois savoir que vous avez travaillé avec lui assez longtemps ?
– Presque trente ans.
– Ce travail vous plaisait ?
– Oui, mais avec des hauts et des bas, reconnut Madeline. Le Dr Hodges avait son caractère. Quelquefois, il se butait et n’en faisait qu’à sa tête ; l’instant d’après, il se montrait plein de compréhension et de générosité. Dans l’ensemble je l’appréciais, mais il m’est arrivé de le détester. Quoi qu’il en soit, j’ai été effondrée d’apprendre sa mort. J’espérais en moi-même qu’il était simplement parti en Floride… Depuis quelques années, il maugréait contre nos longs hivers et parlait souvent d’aller s’installer au soleil.
– Vous savez qui l’a tué ? demanda Calhoun tout en cherchant en vain un cendrier des yeux.
– Je n’en ai pas la moindre idée. Mais ce ne sont pas les candidats qui manquent.
– Par exemple ?
– Voyons, laissez-moi réfléchir… Le Dr Hodges se mettait régulièrement à dos bien des gens, mais en toute honnêteté je ne vois pas qui, parmi eux, aurait pu se venger de la sorte. De son côté d’ailleurs, le Dr Hodges n’a jamais mis à exécution les menaces qu’il lui arrivait si souvent de proférer.
– Qui menaçait-il, en particulier ? »
Madeline se mit à rire.
« À peu près tous ceux qui participaient de près ou de loin à l’administration de l’hôpital depuis que lui-même ne s’en occupait plus. Sans oublier le chef de la police de Bartlet, le président de la banque, le propriétaire du garage Mobil… La liste est longue !
– Pour quelle raison Hodges supportait-il si mal les administrateurs de l’hôpital ? reprit Calhoun.
– Essentiellement parce qu’il s’inquiétait pour ses malades. Ses anciens malades, plutôt. Sa clientèle était déjà très réduite quand il a pris la direction de l’hôpital et elle a encore diminué avec l’arrivée de l’OMV Cela ne le contrariait pas outre mesure ; il savait que les compagnies d’assurances maladie étaient appelées à jouer un rôle clef dans la vie économique de l’hôpital et il aurait volontiers accepté de ralentir son activité de médecin. Les choses se sont gâtées lorsque plusieurs de ses anciens patients sont revenus le voir en se plaignant des conditions imposées par l’Observatoire médical du Vermont. Ils auraient voulu que le docteur puisse à nouveau les suivre, mais le contrat draconien passé avec l’OMV les en empêchait.
– Bref, remarqua Calhoun, il avait de sérieux griefs à l’encontre de l’OMV. »
Avant que Madeline ait pu ouvrir la bouche, le détective lui demanda s’il pouvait fumer. Elle répondit par la négative mais lui proposa à la place un café, qu’il accepta. Il la suivit dans la cuisine.
« Où en étais-je ? reprit Madeline en allumant le gaz sous une casserole d’eau.
– Aux rapports de Hodges avec l’OMV. Il était sûrement furieux de ce qui se passait.
– Ah oui, j’y suis. Effectivement il en voulait à l’OMV, mais ni plus ni moins qu’aux administrateurs de l’hôpital, trop enclins à son avis à céder aux exigences de l’OMV. Il trouvait que leur soumission portait préjudice à l’hôpital.
– Y avait-il des points précis qui l’irritaient particulièrement ?
– Tellement de choses, en fait ! soupira Madeline. Les soins, ou l’absence de soins, délivrés aux urgences, par exemple. Tous les malades qui se présentent spontanément aux urgences doivent s’acquitter eux-mêmes des frais, à présent. Ils ne peuvent plus demander à se faire hospitaliser quand ils estiment en avoir besoin. Le jour de sa disparition, le Dr Hodges a été bouleversé d’apprendre le décès brutal d’un de ses anciens malades. En très peu de temps il avait d’ailleurs perdu plusieurs des personnes qu’il soignait. Je revois encore ce pauvre docteur en train de hurler et de tempêter en traitant les médecins de l’OMV de dangereux charlatans. Sa colère n’épargnait pas non plus les administrateurs qu’il accusait de se rendre complices d’un crime organisé.
– Vous ne vous rappelez pas le nom de ce malade qui est mort le jour où le docteur a disparu ?
– Là, vous m’en demandez beaucoup », dit Madeline en versant le café.
Prenant la tasse qu’elle lui tendait, Calhoun y ajouta trois sucres et une généreuse cuillerée de crème.
« Mais si ! s’exclama soudain son hôtesse. Je m’en souviens, bien sûr. Il s’agissait de Clark Davenport. »
Calhoun extirpa de sa serviette le jeu de photocopies que lui avait laissé Angela. « Voilà, dit-il après avoir rapidement feuilleté la mince liasse. Clark Davenport, fracture de la hanche.
– C’est bien lui, acquiesça Madeline. Le malheureux était tombé d’une échelle en essayant d’attraper un chaton qui n’arrivait pas à redescendre d’un arbre.
– Et ces autres noms ? s’enquit Calhoun en lui présentant les papiers. Est-ce que l’un ou l’autre d’entre eux vous évoque quelque chose ? »
Madeline parcourut rapidement les pages avant de les lui rendre en hochant la tête. « Mes souvenirs sont un peu confus, avoua-t-elle, mais dans l’ensemble il s’agit bien de ces cas qui mettaient le Dr Hodges dans une fureur noire. Tous ces gens-là sont morts à l’hôpital.
– Hmm, lâcha pensivement Calhoun. Je me disais bien qu’il devait y avoir un lien entre eux.
– Le Dr Hodges avait un autre motif de mécontentement à l’égard de l’hôpital, reprit Madeline. Les agressions dans le parking.
– Que reprochait-il à l’hôpital, en l’occurrence ?
– De ne pas tout mettre en œuvre pour arrêter le violeur. Les administrateurs ne cherchaient qu’à étouffer l’affaire, selon lui, et il était persuadé que le coupable était un familier des lieux.
– Il pensait à quelqu’un de précis ?
– Il le laissait entendre. Mais il ne m’a pas donné de nom.
– Vous croyez que sa femme pourrait être au courant ?
– Ce n’est pas impossible, admit Madeline.
– Est-ce qu’à votre connaissance il aurait été jusqu’à avertir le présumé coupable de ses soupçons ?
– Franchement, je l’ignore. Je sais en revanche qu’il avait l’intention d’en parler avec Wayne Robertson, même si Wayne et lui ne s’appréciaient guère. Il comptait d’ailleurs passer le voir le jour où il a disparu.
– Il n’y est pas allé ?
– Non. C’est également ce jour-là qu’il a appris le décès de Clark Davenport et il a aussitôt annulé son rendez-vous avec Wayne pour déjeuner avec le Dr Barry Holster, un radiothérapeute. Si je n’ai pas oublié Clark Davenport, c’est parce que j’ai dû m’occuper de décommander la rencontre prévue avec Wayne et d’organiser ce déjeuner.
– Une dernière question, dit Calhoun, et je cesse de vous importuner : pourquoi le Dr Hodges était-il si pressé de discuter avec le Dr Holster ?
– Clark Davenport avait dû subir une radiothérapie et le Dr Holster s’était occupé de lui. Ce traitement avait précédé de peu l’accident de M. Davenport. »
Calhoun reposa sa tasse de café sur la table et se leva. « Cet entretien fut un plaisir, déclara-t-il. J’ai beaucoup apprécié votre coopération et votre hospitalité. Et je vous félicite pour votre café. Il est excellent, comme votre mémoire. »
Madeline Gannon rougit jusqu’aux oreilles sous cette avalanche de compliments.
*
Angela, qui avait fini son travail, feuilletait une revue d’anatomopathologie avant de s’absenter pour sa pause déjeuner quand une des secrétaires lui passa le Dr Dunsmore au téléphone.
« Ah, je suis content que vous soyez encore là, déclara Walt d’emblée.
– Vous avez du nouveau ?
– Quelque chose d’absolument stupéfiant. Et dont vous êtes responsable, en plus.
– Vous excitez ma curiosité, dit Angela intriguée.
– Tout cela tient à votre visite éclair d’hier, reprit Walt. Vous pourriez sauter dans votre voiture et venir tout de suite à Burlington ?
– Vous ne voulez pas me donner au moins une idée de ce qui se passe ? insista la jeune femme.
– Je préfère que vous jugiez sur pièces, tellement c’est extraordinaire. Il va falloir que j’écrive un article là-dessus, ou au moins que j’en parle au dîner annuel des experts en médecine légale. Venez, vous devriez déjà être là.
– Je ne demanderais pas mieux, mais je ne suis pas sûre que le Dr Wadley soit d’accord. Nous ne sommes pas dans les meilleurs termes, en ce moment.
– Ne vous inquiétez pas pour Wadley, je m’en charge. Ce que je veux vous montrer est vraiment important.
– Comment vous résister ? répondit la jeune femme en riant. J’arrive.
– Bravo. Voilà ce que je voulais vous entendre dire », conclut Walt.
En s’engageant dans le couloir, Angela regarda furtivement dans le bureau de Wadley. Son chef de service n’était pas là. Les secrétaires à qui elle demanda où elle pouvait le trouver lui apprirent qu’il déjeunait au Fer à Cheval et ne serait pas de retour avant deux heures de l’après-midi.
Angela prit néanmoins la précaution d’informer Paul Darnell de son absence en lui précisant que le médecin légiste de Burlington requérait sa présence. Son confrère accepta volontiers de se charger des éventuelles urgences.
Avant de partir, la jeune femme passa en coup de vent à l’unité de soins intensifs où elle eut l’heureuse surprise de trouver Nikki beaucoup mieux physiquement et très sereine.
Puis, s’engouffrant dans sa voiture, elle effectua en un temps record le trajet jusqu’à Burlington.
« Eh bien dites-moi ! s’exclama Walt après un coup d’œil à sa montre quand elle se présenta dans son bureau, vous conduisez un bolide, ma parole.
– Il me tardait d’arriver pour en savoir plus long, reconnut Angela. D’autant que je ne pourrai pas m’attarder bien longtemps.
– Nous en aurons vite fini, la rassura Walt en l’entraînant vers le microscope posé sur la paillasse. Je voudrais d’abord que vous regardiez ça. »
Obtempérant, Angela régla l’oculaire à sa vue. Elle reconnut un lambeau de peau humaine dans l’échantillon que le médecin légiste lui demandait d’observer et distingua nettement plusieurs mouchetures noires incrustées dans le derme.
« Vous devinez de quoi il s’agit ? lui demanda Walt.
– Un des fragments de peau trouvés sous les ongles de Hodges, j’imagine, répondit la jeune femme.
– Bien répondu. Vous voyez les particules de carbone ?
– Oui, très clairement.
– Parfait, regardez ce document maintenant. »
Angela prit le cliché que lui tendait Walt.
« C’est une microphotographie réalisée par scanner au microscope électronique, lui expliqua Walt.
Comme vous le constatez, les incrustations noires n’ont plus du tout la structure propre au carbone.
– En effet, remarqua Angela tout en étudiant attentivement la photographie.
– Pour élucider ce mystère, reprit Walt, j’ai travaillé avec un spectrophotomètre nucléaire sur quelques granules préalablement plongées dans une solution d’acide. Voici les résultats crachés par l’ordinateur. Ce n’est pas du carbone, contrairement à ce que nous croyions.
– Qu’est-ce que cela peut bien être, alors ? s’étonna Angela en se penchant sur le feuillet d’imprimante.
– Un mélange de chrome, de cobalt, de cadmium et de mercure, s’exclama Walt d’un ton triomphant.
– Vous m’en direz tant… Mais à quoi cela peut-il bien correspondre ?
– J’étais aussi dérouté que vous et je me suis longuement creusé la tête. Je commençais même à me dire que le spectrophotomètre avait dû dérailler quand soudain j’ai eu une illumination. Ces éléments proviennent d’un tatouage, tout simplement !
– Vous en êtes sûr ?
– Certain, affirma-t-il. Les tatoueurs utilisent ce genre de mixture. »
Angela n’était pas moins excitée que lui. Grâce aux moyens de détection modernes dont disposait désormais la médecine légale, l’enquête venait de franchir un pas sans doute décisif : l’assassin était tatoué. La jeune femme brûlait d’annoncer la nouvelle au détective et à son mari.
Mais en arrivant à son laboratoire, elle tomba sur Paul Darnell qui l’aborda, la mine grave. « Attendez-vous à des ennuis, Angela. Wadley sait que vous avez pris votre voiture et il a l’air furieux. Il est venu me voir moins d’un quart d’heure après votre départ.
– Je croyais qu’il déjeunait en ville, dit Angela assez ennuyée.
– C’est ce qu’il avait laissé croire, mais à mon avis il est resté pour vous espionner. Il m’a tout de suite demandé si vous aviez quitté Bartlet.
– Vous lui avez expliqué que j’étais à la morgue de Burlington ?
– Oui, bien sûr.
– Alors, cela devrait s’arranger. En tout cas, merci de m’avoir avertie, Paul. »
À peine Angela avait-elle enlevé son manteau qu’une secrétaire vint la prévenir que Wadley la demandait dans son bureau. Cette convocation dans les règles n’augurait rien de bon. Jusqu’à présent, jamais Wadley ne s’était montré aussi formel.
Quand elle entra, il la dévisagea froidement sans se donner la peine de se lever.
« Vous vouliez me voir ? s’enquit la jeune femme.
– Effectivement, acquiesça-t-il. Je voulais vous informer de votre licenciement. Je vous saurais gré de rassembler immédiatement vos affaires et de quitter ce laboratoire dès aujourd’hui. Votre présence a un effet désastreux sur l’ambiance de ce service.
– Ce n’est tout de même pas un motif de licenciement, protesta Angela.
– Je le trouve amplement suffisant, rétorqua Wadley.
– Si c’est le fait que je me sois absentée à l’heure du déjeuner qui vous contrarie, vous n’êtes pas sans ignorer que le Dr Dunsmore m’a convoquée à Burlington. Il tenait à ce que je vienne au plus vite.
– Le Dr Walter Dunsmore n’est pas chargé de diriger ce service. Ce rôle m’appartient.
– Il ne vous a pas appelé ? insista la jeune femme qui commençait à perdre pied. Il m’avait promis de le faire. Il était impatient de me parler d’une découverte importante relative au meurtre du Dr Hodges. »
Elle expliqua rapidement de quoi il retournait, mais son chef de service ne parut pas ébranlé. « Vos excuses m’indiffèrent et ma décision est irrévocable, lui déclara-t-il. Pas plus tard qu’hier, je vous ai signifié mon mécontentement mais vous avez choisi d’ignorer cet avertissement, prouvant ainsi que vous étiez indigne de ma confiance, indisciplinée et ingrate de surcroît.
– Ingrate ! explosa Angela. Pourquoi vous devrais-je de la gratitude ? Pour vos avances dégoûtantes ? Parce que l’idée de partir en week-end à Miami avec vous me répugne ? Vous pouvez me licencier, docteur Wadley, mais à mon tour de vous mettre en garde : je n’hésiterai pas à vous assigner en justice, vous et l’hôpital, pour harcèlement sexuel.
– À votre guise, ma petite, rétorqua Wadley d’un ton mordant. Cela ne servira qu’à vous couvrir de ridicule. »
Hors d’elle, Angela se précipita dans son bureau où elle rassembla ses quelques objets personnels à la hâte. Elle partit quelques minutes plus tard, sans dire adieu à quiconque de peur d’éclater en sanglots et ne voulant surtout pas accorder cette satisfaction à Wadley.
Elle avait d’abord pensé aller voir directement David mais très vite elle y renonça. Après leur querelle de la veille, il risquait de très mal réagir en apprenant qu’elle avait perdu son travail et la jeune femme jugeait préférable d’éviter une confrontation dans l’enceinte de l’hôpital. À la place, elle monta dans sa voiture et descendit vers la ville sans idée précise.
Alors qu’elle passait devant la bibliothèque, elle freina brusquement en reconnaissant la fourgonnette de Phil Calhoun garée le long du trottoir. Peut-être était-il à l’intérieur, se dit-elle en se souvenant qu’il avait mentionné la bibliothécaire au nombre de ses relations.
Elle le trouva effectivement dans la salle de lecture, installé dans un coin tranquille près d’une fenêtre donnant sur les jardins.
« Monsieur Calhoun », chuchota la jeune femme en s’approchant de lui.
Calhoun leva les yeux. « Vous ici ! s’étonna-t-il avec un sourire. Vous ne pouviez pas mieux tomber. J’ai pu glaner quelques informations que je voulais vous communiquer.
– J’ai moi aussi du nouveau. Cela ne vous ennuierait pas que nous nous retrouvions chez moi pour en parler ?
– Je vous suis », acquiesça Calhoun.
Chez elle, Angela s’empressa de mettre de l’eau à chauffer. Elle préparait les tasses et les soucoupes lorsque la fourgonnette de Calhoun s’engagea dans l’allée, et elle répondit à son coup de sonnette en lui criant que la porte n’était pas fermée.
« Café ou thé ? lui proposa-t-elle alors qu’il entrait dans la cuisine.
– Ça m’est égal, dit-il. Ce qui vous est le plus facile. »
Angela opta pour du thé, ébouillanta la théière et attrapa un pot de miel dans le placard.
« Vous êtes sortie têt, aujourd’hui », observa Calhoun.
Cette remarque innocente eut un effet dévastateur sur la jeune femme. S’effondrant sur une chaise, elle se mit à sangloter, le visage entre les mains. Stupéfait par ce qu’il venait de déclencher et ne sachant quelle conduite adopter, Calhoun la contemplait d’un regard navré. « Je suis désolé, s’excusa-t-il lorsque cet accès de désespoir commença à se calmer. J’ai sûrement été maladroit sans le vouloir, je suis désolé. »
Pour toute réponse, Angela s’avança vers lui et posa la tête sur son épaule. Il la serra dans ses bras pour la consoler puis, quand les pleurs de la jeune femme se furent enfin taris, l’engagea à lui raconter ce qui la précipitait dans un état pareil.
« Je crois qu’un verre de vin me remettra mieux d’aplomb que du thé, dit Angela en s’essuyant les yeux.
– Dans ce cas, je prendrai volontiers une bière », déclara Calhoun.
Là-dessus, ils s’installèrent tous deux à la table de la cuisine et Angela lui expliqua la décision qu’avait prise Wadley et les conséquences dramatiques qui en découlaient pour sa famille.
Calhoun savait écouter et il était de surcroît assez psychologue pour trouver intuitivement les paroles propres à apaiser Angela. Soulagée de s’être confiée à lui, la jeune femme le mit également au courant des craintes que lui inspirait la santé de Nikki.
Ensuite seulement, Calhoun aborda avec précaution le sujet de l’affaire Hodges. « J’ai un peu progressé, lui dit-il, mais je comprendrais que tout cela soit bien loin de vos préoccupations, à présent.
– Pas du tout, affirma Angela. Cela m’intéresse, au contraire. Dites-moi ce que vous avez découvert.
– Eh bien, j’ai mis le doigt sur le lien qui rattache les huit noms mentionnés sur les papiers trouvés avec le corps. Ce sont tous d’anciens patients de Hodges qu’il a cessé de suivre lorsqu’ils ont souscrit un contrat auprès de l’OMV et qui sont décédés dans les mois ayant précédé le meurtre de Hodges. Lui-même ne s’attendait pas du tout à ce qu’ils meurent, cela le rendait fou de rage.
– Il rejetait la responsabilité de ces décès sur l’hôpital ou sur l’OMV ?
– Bonne question. Sur les deux, d’après sa secrétaire que j’ai vue aujourd’hui, mais sa colère semble surtout avoir été dirigée contre les administrateurs de l’hôpital. Cela se comprend : il considérait un peu l’hôpital comme l’enfant qu’il n’a jamais eu et devait se montrer particulièrement exigeant à son égard.
– Vous pensez que cela peut vous mettre sur la piste de l’assassin ?
– À vrai dire non, reconnut Calhoun. Ce n’est qu’un élément du puzzle. Depuis peu j’en ai aussi un autre en ma possession : Hodges affirmait connaître l’identité de l’agresseur qui sévit toujours sur le parking. Mieux, il pensait que ce sale type n’était pas étranger à l’hôpital.
– Je vois où vous voulez en venir, dit Angela. Craignant que Hodges le dénonce, le violeur n’a peut-être pas hésité à le tuer.
– Joli raisonnement, inspecteur Wilson, approuva Calhoun en souriant. Il est effectivement possible que le violeur et l’assassin ne fassent qu’un. Et l’on peut à bon droit soupçonner que c’est à lui que vous avez eu affaire, l’autre soir.
– Quelle horreur, dit Angela en frissonnant. Je préfère ne pas y penser. Mais à mon tour, maintenant. Moi aussi j’ai appris quelque chose qui devrait permettre d’identifier plus facilement cette brute : l’homme porte un tatouage.
– Comment l’avez-vous su ? » demanda Calhoun stupéfait.
Angela lui expliqua alors le but de sa visite à Burlington et les déductions du médecin légiste.
« Nom de nom ! s’exclama le détective. Ça, ça me plaît. »
*
David était impatient d’examiner l’infirmière du premier étage qui venait d’appeler parce qu’elle pensait avoir la grippe. Lorsqu’elle arriva, elle ne fut pas peu surprise d’entendre le médecin lui énumérer précisément les symptômes dont elle souffrait. En fait, ils étaient identiques à ceux qu’il avait observés sur lui, à cette différence près qu’ils étaient plus prononcés. Les troubles gastro-intestinaux de la jeune femme restaient rétifs aux médicaments usuels et elle avait trente-neuf de fièvre.
« Vous salivez beaucoup ? lui demanda David.
– Oui, acquiesça-t-elle. Cela ne m’était encore jamais arrivé.
– À moi non plus », déclara David.
Sa patiente n’avait vraiment pas l’air dans son assiette et il bénit le ciel que son propre malaise se soit estompé au cours de la journée. Il conseilla à la jeune femme de rester alitée quelques jours, de boire abondamment et de ne pas hésiter à prendre l’antipyrétique de son choix pour faire baisser sa température.
Quand le dernier malade fut sorti de son cabinet, David se dirigea comme d’habitude vers l’hôpital. Il s’y était déjà rendu à plusieurs reprises pour prendre des nouvelles de Nikki et de Sandra et pensait par conséquent être à l’abri de toute mauvaise surprise.
En le voyant entrer dans l’unité de soins intensifs, Nikki l’accueillit avec un sourire rayonnant. Elle se sentait bien, grâce à la perfusion d’antibiotiques et aux soins prodigués par le spécialiste de kinésithérapie respiratoire. L’effervescence inquiète qui régnait dans la salle ne paraissait pas la troubler le moins du monde, mais David n’en fut pas moins soulagé d’apprendre qu’elle devait en principe quitter l’unité de soins intensifs dès le lendemain matin.
L’état de Sandra, en revanche, ne laissait pas d’être préoccupant. Elle était toujours dans le coma et les spécialistes consultés ne s’étaient avérés d’aucun secours. Le Dr Hasselbaum avait décrété qu’elle ne présentait aucun signe de maladie infectieuse et le cancérologue avait tout simplement haussé les épaules avec fatalisme. Il était selon lui exclu que cette détérioration soit due au mélanome pour lequel il avait eu l’occasion de soigner Sandra ; six ans en effet s’étaient écoulés depuis l’apparition d’une lésion primaire sur la cuisse, retirée sans problèmes par ablation chirurgicale en même temps que quelques ganglions lymphatiques suspects.
David s’installa au bureau qui trônait au milieu de l’unité de soins intensifs pour vérifier les derniers résultats des examens subis par sa patiente. L’IRM crânien n’avait rien décelé d’anormal, pas plus de tumeur que d’abcès cérébral. Quant aux analyses de laboratoire, certaines ne seraient pas prêtes d’ici plusieurs jours, notamment celles de l’ensemble des fluides organiques qu’il avait exigées en dépit de l’opinion émise par le spécialiste des maladies infectieuses. Multipliant les précautions, David avait également prescrit toute une série d’examens virologiques faisant appel aux dernières méthodes des biotechnologies.
Dans l’immédiat, toutefois, il se sentait désarmé. La seule chance de sauver Sandra eût été de l’adresser à un CHU de Boston, mais jamais l’OMV n’accepterait d’assumer les frais inhérents à ce transfert. Quant à transporter la malade dans sa propre voiture, il ne fallait pas y songer.
Abîmé dans ses pensées, David n’entendit pas Charles Kelley approcher et son apparition le prit totalement au dépourvu. D’habitude, en effet, les technocrates se gardaient de pénétrer dans les locaux prévus pour l’accueil des malades dans un état critique. Ils préféraient de loin l’atmosphère feutrée de leurs bureaux où ils pouvaient à loisir transformer les êtres humains en statistiques.
« J’espère que je ne vous dérange pas ? demanda Kelley dont l’expression lisse ne laissait rien transparaître.
– Pas encore, mais cela ne saurait tarder, déclara rudement David. Ces derniers temps, vos interventions m’ont en effet systématiquement dérangé.
– Vous m’en voyez navré, mais j’avais des nouvelles relativement importantes à vous communiquer. Celle-ci notamment : nous avons décidé de nous passer de vos services, et ce dès maintenant.
– Vous envisagez de me retirer le cas de Sandra Hescher, c’est cela ?
– Parfaitement, répondit Kelley avec une évidente satisfaction. Vous n’êtes plus le médecin de Sandra Hescher ni d’aucun autre de vos malades. C’est la porte, mon pauvre ami. L’OMV vous licencie. »
David en resta bouche bée de stupeur. Les yeux écarquillés, il suivit du regard Kelley qui s’éloignait en lui adressant un signe de la main, comme pour lui dire au revoir.
Bondissant sur ses pieds, il se lança à sa poursuite. « Et les patients qui ont pris rendez-vous ? » cria-t-il désespéré.
Kelley était déjà presque à l’autre bout du couloir. « Ne vous inquiétez pas pour eux, l’OMV s’en charge, répliqua-t-il sans se retourner.
– Votre décision ne peut pas être définitive, le héla à nouveau David en courant pour le rattraper. Je dois passer devant une commission.
– Vous n’y songez pas, mon ami. C’est sans appel. » Sur ces mots, Kelley s’engouffra dans l’ascenseur.
Pris de vertige, refusant de croire à la réalité de son licenciement, David poussa la porte du salon des malades et s’effondra dans le premier fauteuil venu.
Quatre mois, quatre mois seulement qu’il était médecin et on le flanquait dehors ! Un chômeur, voilà ce qu’il allait devenir. C’est alors que les conséquences de cette situation sur sa vie familiale lui apparurent dans toute leur horreur. Où trouverait-il le courage d’informer Angela, alors que moins de vingt-quatre heures auparavant il l’adjurait de tout faire pour garder son travail ?
Il avait laissé la porte du salon grande ouverte et aperçut sa femme qui se glissait à l’intérieur de l’unité de soins intensifs. Un instant, il resta immobile puis, écœuré par sa lâcheté, il se leva et la rejoignit au chevet de Nikki. Il s’assit de l’autre côté du lit, en face d’elle.
Angela se contenta de lui adresser un petit signe de tête sans interrompre sa conversation avec Nikki.
« Je pourrai aller voir Caroline quand je sortirai ? » demanda la petite fille.
Angela et David échangèrent un bref regard, hésitant l’un comme l’autre sur la réponse à donner.
« Elle est partie ? demanda Nikki.
– Oui, ma chérie, elle est partie, répondit Angela.
– Elle a eu le droit de sortir et pas moi ! » s’écria Nikki, les yeux pleins de larmes.
Sa déception était immense. Elle avait impatiemment attendu de retrouver son amie dans le service de médecine générale, imaginant déjà les tours qu’elles joueraient ensemble aux infirmières.
« Ne te désole pas, Nikki. Tu seras beaucoup mieux installée quand on t’aura donné une chambre. Et Arnie viendra sûrement te voir », dit David.
Mais cette perspective ne dérida pas Nikki, devenue tout à coup morose et irritable. David et Angela savaient que les conditions de son hospitalisation dans l’unité de soins intensifs y étaient pour beaucoup. Ni l’un ni l’autre n’eurent le courage de lui dire la vérité au sujet de Caroline.
Ils s’en allèrent après l’avoir réconfortée de leur mieux puis s’engagèrent dans une conversation prudente dont tout l’enjeu était de se dissimuler leurs états d’âme respectifs. Se félicitant du prompt rétablissement de leur fille, ils se donnèrent mutuellement l’assurance qu’elle serait beaucoup plus solide nerveusement lorsqu’elle aurait réintégré le service de médecine générale.
Au volant de la Volvo, Angela conduisit lentement afin de ne pas semer David qui la suivait à bicyclette. Ce ne fut que lorsqu’ils se furent assis devant la télévision, soi-disant pour regarder les informations, que David s’éclaircit la gorge et prit la parole.
« J’ai une assez mauvaise nouvelle, commença-t-il. Un moment j’ai cru que je n’arriverais jamais à t’en parler, mais voilà : Kelley m’a mis à la porte. » Sous le choc, Angela ne répondit pas et David évita son regard. « Je suis désolé, reprit-il. Je sais que cela va nous mettre dans une situation difficile et je m’en veux terriblement. Peut-être que je n’avais pas l’étoffe pour être médecin, après tout.
– David, dit Angela en lui posant la main sur le bras. Je suis licenciée, moi aussi.
– Non ! » s’écria-t-il.
Angela hocha tristement la tête.
Il la prit dans ses bras et la serra contre lui. Lorsqu’ils s’écartèrent légèrement pour se dévisager, ils hésitaient entre le rire et les larmes.
« Quel gâchis ! soupira David.
– Quelle coïncidence ! » s’exclama Angela.
Là-dessus, ils se lancèrent l’un après l’autre dans le triste récit de leurs dernières déconvenues et Angela, plus diserte que son mari, lui raconta la toute récente découverte du médecin légiste et sa rencontre impromptue avec Calhoun.
« Ce tatouage devrait nous aider à découvrir l’assassin, conclut la jeune femme.
– Tant mieux, commenta sobrement David, toujours loin de se passionner autant que sa femme pour cette histoire de meurtre, et davantage préoccupé par ce qui venait de leur arriver.
– Calhoun pense par ailleurs que le type qui a tué Hodges est aussi celui qui commet les agressions sur le parking, poursuivit Angela. Et tu te souviens des feuilles d’admission qu’on a trouvées près du cadavre ? Elles concernent toutes des patients décédés dont la mort a dû bouleverser Hodges. En tout cas, il ne s’y attendait pas.
– Il ne s’y attendait pas ? Que veux-tu dire au juste ? intervint David, soudain attentif.
– Ces gens étaient d’anciens malades à lui, expliqua la jeune femme. Il les soignait avant qu’ils ne signent un contrat d’assurance maladie avec l’OMV. D’après Calhoun, Hodges reprochait amèrement leur disparition à l’OMV et à l’hôpital.
– Tu as pu consulter les dossiers de ces malades ?
– Non. Je n’ai que les feuilles d’admission. Pourquoi ?
– Comme ça. Voir mourir des patients de façon inattendue est quelque chose que je connais bien. »
Tous deux se turent un moment, réfléchissant aux événements de la journée.
« Qu’allons-nous devenir ? reprit Angela.
– Je ne sais pas. Il va sûrement falloir déménager mais comment nous dégager de nos emprunts ? Il ne doit pas être si facile de se déclarer en cessation de paiement, mais c’est une question à laquelle un avocat devrait pouvoir répondre. Par ailleurs, je dois aussi décider si j’attaque ou non l’OMV.
– Pour ma part, je n’hésite pas, affirma Angela. Je porte plainte pour harcèlement sexuel, et éventuellement aussi pour licenciement abusif. Il est hors de question que cette ordure de Wadley s’en tire à si bon compte.
– Cela ne nous ressemble pas vraiment d’attaquer en justice, observa David. Peut-être qu’il faut simplement encaisser et se dire que la vie continue. Un procès coûte cher et risque de durer des années, assez longtemps en tout cas pour nous gâcher l’existence.
– Donnons-nous le temps de la réflexion », lui proposa Angela ébranlée.
Un peu plus tard dans la soirée, ils appelèrent l’unité de soins intensifs. L’infirmière qu’ils eurent au bout du fil leur donna des nouvelles réconfortantes de Nikki ; la petite fille allait bien et n’avait toujours pas de fièvre.
« Nous n’avons peut-être plus de travail, dit David après avoir raccroché, mais aussi longtemps que Nikki est en bonne santé nous nous en sortirons. »